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Date : 20220615


Dossier : T‐966‐21

Référence : 2022 CF 906

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 juin 2022

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

DALE KOHLENBERG

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Dale Kohlenberg est avocat au ministère de la Justice. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision d’une sous‐ministre adjointe [la SMA] de rejeter son grief, dans lequel il prétendait avoir été victime de diffamation de la part d’un conseiller principal des relations de travail.

[2] La SMA a rejeté le grief de M. Kohlenberg au motif qu’il n’avait pas été déposé dans le délai prescrit. À titre subsidiaire, elle a fait observer que la défense d’immunité relative et la défense de justification s’appliquaient aux prétendues déclarations diffamatoires. Elle était également d’avis que les dommages‐intérêts réclamés par M. Kohlenberg étaient excessifs.

[3] Il est peu probable que la SMA ait examiné de manière raisonnable le problème lié au délai de présentation du grief. Toutefois, il n’est pas nécessaire que la Cour tire une conclusion définitive à cet égard. La demande de contrôle judiciaire sera rejetée, car l’analyse et les conclusions de la SMA concernant l’allégation de diffamation étaient raisonnables.

II. Le contexte

[4] M. Kohlenberg travaille au ministère de la Justice depuis plus de 26 ans. Il est avocat au Bureau régional des Prairies, situé à Saskatoon. Il est également un employé « exclu », ce qui signifie qu’il n’est pas représenté par une convention collective parce qu’il fournit parfois des conseils en matière de relations de travail.

[5] En 2011, le ministère de la Justice a produit de nouvelles descriptions de travail génériques pour tous les avocats appartenant au groupe des praticiens du droit. Le poste de M. Kohlenberg a été classifié comme un poste de conseiller juridique – régions – LA‐2A (maintenant LP‐02), et une description de travail générique lui a été rattachée.

[6] M. Kohlenberg a déposé un grief pour contester la classification de son poste et sa description de travail. Son grief a été rejeté à tous les paliers. Il a présenté une demande de contrôle judiciaire, qui a été accueillie par le juge Henry Brown, au motif qu’il avait été privé de l’équité procédurale. Le juge Brown a fait observer que, s’il n’avait pas conclu que M. Kohlenberg avait été privé de l’équité procédurale, sa conclusion aurait été que la décision de la SMA était raisonnable (Kohlenberg c Canada (Procureur général), 2017 CF 414 [Kohlenberg 1] aux para 89‐90).

[7] Le dossier certifié du tribunal produit dans le cadre de l’affaire Kohlenberg 1 contenait une note de service confidentielle qui avait été rédigée par un conseiller principal des relations de travail en 2014 [la note de service confidentielle]. Cette note de service était destinée à la SMA. Elle contenait une analyse du grief de M. Kohlenberg ainsi que des recommandations à ce sujet.

[8] M. Kohlenberg affirme que les déclarations suivantes faites dans la note de service confidentielle étaient diffamatoires :

[traduction]
Il est à noter que le plaignant n’a pas répondu aux attentes en 2013‐2014. Par ailleurs, [il] a fait l’objet de mesures disciplinaires pour des comportements décrits dans son ERAE [Examen du rendement et appréciation de l’employé] de 2013‐2014.

[9] M. Kohlenberg a déposé un grief à l’encontre de son ERAE de 2013‐2014 et a eu gain de cause. Il soutient donc que la déclaration selon laquelle il n’a pas répondu aux attentes était fausse. Le décideur au deuxième palier de la procédure de grief a confirmé la déclaration formulée dans l’ERAE, mais il a conclu que M. Kohlenberg n’avait pas eu suffisamment l’occasion de s’améliorer. Sa cote de rendement a été remplacée par la note [traduction] « répond pleinement [aux attentes] » environ un mois avant la rédaction de la note de service confidentielle.

[10] M. Kohlenberg reconnaît avoir fait l’objet de mesures disciplinaires pour un seul comportement inapproprié décrit dans son ERAE de 2013‐2014, mais il nie avoir eu plusieurs [traduction] « comportements » de ce type. Il soutient que le conseiller principal des relations de travail a exagéré l’ampleur de son inconduite dans la déclaration qu’il a faite dans la note de service confidentielle, et que cette déclaration était, en tout état de cause, sans pertinence pour l’examen de son grief sur la classification de son poste et sa description de travail par la SMA.

[11] Le 16 août 2015, M. Kohlenberg a envoyé une lettre à des fonctionnaires du ministère dans laquelle il affirmait que les déclarations formulées dans la note de service confidentielle étaient diffamatoires. Il exigeait une lettre d’excuses, la remise d’une autre note de service à la SMA pour l’informer des fausses déclarations, une rétractation complète de la note de service confidentielle, le paiement d’une indemnité de 100 000 $ et la communication du nom de la personne ou des personnes ayant fourni les renseignements qui ont été reproduits dans les prétendues déclarations diffamatoires. Il soutenait qu’il intenterait une poursuite civile si le ministère ne donnait pas suite à ses exigences.

[12] L’avocat du procureur général du Canada a répondu à M. Kohlenberg le 15 septembre 2015 afin de l’informer qu’il n’avait pas de droit d’action contre la Couronne à titre de fonctionnaire. Il pouvait plutôt avoir recours à la procédure de grief du ministère.

[13] Il s’en est suivi une série d’échanges entre l’avocat du procureur général et M. Kohlenberg quant à savoir s’il était interdit à ce dernier d’intenter une poursuite civile aux termes de l’article 236 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LC 2003, c 22, art 2 (maintenant la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22, art 2). Dans une lettre datée du 19 novembre 2015, l’avocat du procureur général a réitéré que la procédure de grief était le processus approprié pour poursuivre le traitement de la demande de M. Kohlenberg.

[14] M. Kohlenberg a déposé son grief pour diffamation le 31 mars 2015.

[15] Le grief de M. Kohlenberg a été rejeté à tous les paliers. La SMA qui a rejeté le grief au dernier palier a conclu que le grief n’avait pas été présenté en temps opportun, parce qu’il avait été déposé plus de quatre mois après que M. Kohlenberg eut pris connaissance des prétendues déclarations diffamatoires. Elle a également conclu que l’allégation de diffamation n’était pas fondée.

[16] M. Kohlenberg a sollicité le contrôle judiciaire de la décision de rejeter son grief pour diffamation. Le juge Richard Mosley a accueilli sa demande après avoir conclu que la décision de la SMA était inéquitable sur le plan procédural et déraisonnable (Kohlenberg c Canada (Procureur général), 2020 CF 1066 [Kohlenberg 2]).

[17] Le juge Mosley était d’avis que le fait que la SMA n’avait pas informé M. Kohlenberg qu’il y avait un problème lié au délai de présentation de son grief constituait un manquement à l’équité procédurale (Kohlenberg 2, aux para 28‐29) :

Durant le processus qui a mené à la décision, le défendeur n’a soulevé aucune préoccupation au sujet de la présentation en temps opportun du grief. Au contraire, les fonctionnaires du ministère ont amené le demandeur à croire que sa demande avait été présentée à temps. Dans la lettre datée du 15 septembre 2015, soit 30 jours après que le demandeur a envoyé sa lettre de plainte, le ministère l’a informé de son droit de déposer un grief relativement au différend. De plus, la lettre du ministère datée du 19 novembre 2015 réitérait que la procédure de grief était le processus approprié pour poursuivre le traitement de sa demande.

[18] Le juge Mosley a également conclu que la SMA a appliqué un critère juridique erroné lorsqu’elle a examiné le grief pour diffamation et que sa décision était donc déraisonnable (Kohlenberg 2, aux para 31‐35). Le grief pour diffamation a été renvoyé à un autre SMA pour qu’il rende une nouvelle décision.

[19] La décision de la SMA faisant l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire a été rendue le 11 juin 2021. La SMA a elle aussi jugé que le grief de M. Kohlenberg n’avait pas été présenté à temps. À titre subsidiaire, elle a conclu que les déclarations contestées satisfaisaient au critère de la preuve prima facie en matière de diffamation, mais que deux défenses s’appliquaient : la défense de justification et la défense d’immunité relative. Elle était également d’avis que les dommages‐intérêts réclamés par M. Kohlenberg étaient excessifs.

[20] La SMA a néanmoins accepté de présenter des excuses à M. Kohlenberg, et elle a confirmé que les déclarations inexactes formulées dans la note de service confidentielle avaient été corrigées et qu’elles avaient été retirées de son dossier personnel. La lettre d’excuses et la confirmation étaient jointes à la décision de rejeter le grief.

III. Les questions en litige

[21] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. La décision de la SMA était‐elle équitable sur le plan procédural?

  2. La décision de la SMA était‐elle raisonnable?

IV. Analyse

A. La décision de la SMA était‐elle équitable sur le plan procédural?

[22] Les questions d’équité procédurale font l’objet d’un exercice de contrôle qui est particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte, même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 34‐56). La question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre (Siffort c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 351 au para 18).

[23] Le niveau d’équité procédurale auquel a droit un employé dans le cadre d’une procédure interne de règlement des griefs se situe à l’extrémité inférieure du continuum (De Santis c Canada (Procureur général), 2020 CF 723 [De Santis] au para 28, citant Canada (Procureur général) c Allard, 2018 CAF 85 au para 41). L’employé a le droit d’être informé des faits défavorables à sa thèse et d’y répondre (De Santis, au para 30).

[24] M. Kohlenberg affirme avoir été informé par la SMA qu’un problème subsistait relativement au délai de présentation de son grief un jour seulement avant la tenue de l’audience. Dans sa décision, la SMA s’est appuyée sur la Directive sur les conditions d’emploi du gouvernement du Canada [la Directive] et sur le paragraphe 68(1) du Règlement sur les relations de travail dans la fonction publique, DORS/2005‐79 (maintenant le Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, DORS/2005‐79 [le Règlement]).

[25] M. Kohlenberg prétend qu’il n’a pas été expressément avisé de la possibilité que la SMA s’appuie sur le Règlement. Il soutient donc qu’il n’a pas été informé de la preuve à réfuter et qu’il n’a pas eu une possibilité complète et équitable d’y répondre. Il avance également que la SMA n’aurait pas pu lui accorder deux des réparations qu’il sollicitait — à savoir une lettre d’excuses et une rétractation des déclarations contestées — si son grief n’avait pas été présenté à temps.

[26] La veille de la tenue de l’audience sur le grief, la SMA a envoyé un courriel à M. Kohlenberg dans lequel elle mentionnait ce qui suit :

[traduction]
[...] Je souhaitais vous informer avant l’audience qu’un problème subsiste relativement au délai de présentation de votre grief. Vous aurez donc la possibilité de présenter des observations à cet égard. Si vous croyez avoir besoin de plus de temps pour présenter vos observations, je vous accorderai un délai raisonnable.

[27] M. Kohlenberg ne s’est pas opposé à la procédure proposée par la SMA. Il a plutôt répondu qu’il déposerait un addenda à ses observations et qu’il s’exprimerait sur le problème lié au délai de présentation de son grief durant son témoignage. Il a fait ces deux choses.

[28] Le défendeur affirme que le Règlement énonce des règles de droit et qu’il ne constitue pas des faits, des documents ou des arguments qui n’avaient pas été présentés à M. Kohlenberg ou qui échappaient à sa connaissance. Il n’est pas nécessaire d’aviser les parties des règles de droit applicables, puisqu’elles sont présumées connaître le droit (citant Paszkowski c Canada (Procureur général), 2006 CF 198 au para 67).

[29] Avant de rendre sa décision, la SMA a informé M. Kohlenberg qu’un problème subsistait relativement au délai de présentation de son grief. Il lui a répondu par écrit avant la tenue de l’audience et il s’est exprimé à cet égard lors de l’audience. La SMA lui a donné la possibilité de présenter des observations écrites supplémentaires après l’audience, ce qu’il a fait. Cependant, ces observations ne visaient qu’à répondre à d’autres questions.

[30] Par conséquent, je conclus que la décision de la SMA était équitable sur le plan procédural.

B. La décision de la SMA était‐elle raisonnable?

[31] La décision de la SMA est susceptible de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 15). La Cour doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‐jacent à celle‐ci, et elle doit s’assurer que la décision est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15).

(1) Le problème lié au délai de présentation du grief

[32] Dans les observations qu’il a présentées à la SMA, M. Kohlenberg soutient que le délai de 25 jours prescrit dans la convention collective ne s’appliquait pas à lui parce qu’il est un employé exclu. De plus, il a fourni un avis écrit de son intention de demander réparation pour diffamation le 16 août 2015, soit trois jours après avoir pris connaissance des prétendues déclarations diffamatoires. L’avocat du procureur général lui a écrit à deux reprises après l’expiration du délai de 25 jours pour l’aviser que la procédure de grief était le véhicule approprié pour poursuivre sa demande. Cependant, il ne lui a pas laissé entendre que le délai prescrit ne serait pas respecté s’il présentait un grief. Comme l’a fait observer le juge Mosley dans la décision Kohlenberg 2, des fonctionnaires du ministère l’ont amené à croire qu’il aurait présenté son grief à temps.

[33] La SMA a déclaré que, en tant qu’avocat exclu occupant un poste de groupe et de niveau LP‐02 (anciennement LA‐2A), M. Kohlenberg demeurait assujetti aux conditions d’emploi énoncées dans la convention collective du groupe LP. Selon la Directive, les employés occupant un poste exclu sont assujettis à la convention collective de l’unité de négociation dans laquelle leur poste serait classifié si celui‐ci était non exclu. La SMA a fait remarquer que les avocats du ministère ont été informés le 20 février 2014 que les conditions d’emploi des employés exclus concorderaient avec celles énoncées dans la convention collective du groupe LP, qui prévoit un délai de 25 jours ouvrables pour le dépôt d’un grief.

[34] Même si tel n’était pas le cas, la SMA a fait observer que le Règlement prévoit qu’un fonctionnaire s’estimant lésé dispose de 35 jours civils après le jour où il a eu connaissance du prétendu fait portant atteinte à ses conditions d’emploi pour présenter un grief.

[35] La SMA était d’avis que la première lettre qu’avait envoyée M. Kohlenberg à des fonctionnaires du ministère au sujet de la prétendue diffamation constituait une [traduction] « lettre de demande » en prévision de la poursuite civile qu’il envisageait d’intenter, et non pas un grief ou un avis de son intention de déposer un grief. Il a pris connaissance de la prétendue diffamation le 13 août 2015, mais il n’a déposé son grief que le 31 décembre 2015, soit bien après l’expiration du délai de 25 jours ouvrables ou de 35 jours civils.

[36] La SMA a exprimé, en toute déférence, son désaccord avec la conclusion qu’a tirée le juge Mosley dans l’affaire Kohlenberg 2 selon laquelle des fonctionnaires du ministère ont amené M. Kohlenberg à croire que sa demande avait été présentée à temps. Elle n’était pas d’avis que les lettres de l’avocat du procureur général datées du 15 septembre et du 19 novembre 2015 avaient servi à proroger le délai prescrit ou qu’elles avaient par ailleurs amené M. Kohlenberg à croire que le ministère de la Justice avait levé ce délai. L’avocat du procureur général le dirigeait seulement vers le processus approprié pour le traitement de sa demande.

[37] La SMA a fait remarquer que la convention collective du groupe LP indique clairement que le délai pour le dépôt d’un grief peut être prorogé, et qu’une prorogation de délai ne sera approuvée que si l’avocat (ou le syndicat, le cas échéant) et l’employeur, c’est‐à‐dire le gestionnaire délégué pour statuer sur le grief, donnent leur autorisation. L’article 61 du Règlement traite également des demandes de prorogation de délai.

[38] La SMA a conclu qu’il incombait à M. Kohlenberg de présenter son grief dans le délai prescrit. Il aurait pu demander des précisions plus tôt ou présenter un grief afin de protéger ses droits. Elle a donc conclu que le grief n’avait pas été présenté dans le délai prescrit de 25 jours ouvrables ou de 35 jours civils et qu’elle pouvait le rejeter pour ce seul motif.

[39] C’est un principe bien établi en droit du travail que, dans la mesure du possible, un grief ne devrait pas être gagné ni perdu pour un vice de forme, mais plutôt en raison de son bien‐fondé (Parry Sound (District), Conseil d’administration des services sociaux c S.E.E.F.P.O., section locale 324, 2003 CSC 42 au para 68). M. Kohlenberg a avisé par écrit des fonctionnaires du ministère qu’il avait l’intention de demander réparation pour diffamation le 16 août 2015, soit trois jours après avoir pris connaissance des prétendues déclarations diffamatoires.

[40] Même si la SMA n’était pas nécessairement tenue de souscrire à la conclusion qu’a tirée le juge Mosley dans l’affaire Kohlenberg 2 selon laquelle des fonctionnaires du ministère ont amené M. Kohlenberg à croire qu’il aurait présenté son grief à temps, elle devait y accorder beaucoup de poids. Il aurait peut‐être été plus raisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances, que la SMA envisage la possibilité d’accorder une prorogation de délai. Elle a plutôt informé M. Kohlenberg qu’un problème subsistait relativement au délai de présentation de son grief un jour seulement avant la tenue de l’audience sur le grief.

[41] Il est peu probable que la SMA ait examiné de manière raisonnable le problème lié au délai de présentation du grief. Toutefois, il n’est pas nécessaire que la Cour tire une conclusion définitive à cet égard. La demande de contrôle judiciaire sera rejetée, car l’analyse et les conclusions de la SMA concernant l’allégation de diffamation étaient raisonnables.

(2) La diffamation

[42] Celui qui intente une action en diffamation doit prouver trois éléments pour avoir gain de cause et obtenir des dommages‐intérêts : (1) que les mots en cause sont diffamatoires au sens où ils tendent à entacher sa réputation aux yeux d’une personne raisonnable, (2) que ces mots visent bel et bien le demandeur et (3) qu’ils ont été diffusés, c’est‐à‐dire qu’ils ont été communiqués à au moins une personne autre que le demandeur (Grant c Torstar Corp, 2009 CSC 61 [Torstar] au para 28).

[43] Le critère est objectif et doit être appliqué selon la norme d’un membre ordinaire et sensé de la société. Un membre ordinaire et sensé de la société est une personne [traduction] « raisonnablement réfléchie et informée, non pas une personne possédant une sensibilité exacerbée » (Kohlenberg 2, au para 33, citant Engel v Edmonton Police Association, 2017 ABQB 495 au para 59).

[44] La SMA a reconnu que la déclaration erronée contenue dans la note de service confidentielle, selon laquelle M. Kohlenberg [traduction] « n’a pas répondu aux attentes en 2013‐2014 », aurait tendance à entacher sa réputation aux yeux d’une personne raisonnable. Elle a également reconnu que les mots visaient M. Kohlenberg et qu’ils ont été diffusés, c’est‐à‐dire qu’ils ont été communiqués à au moins une autre personne – le décideur au troisième palier.

[45] La SMA a reconnu que le délit de diffamation est un délit de responsabilité stricte. La fausseté et le préjudice sont présumés. Une fois que le demandeur a établi les trois éléments du critère énoncé dans l’arrêt Torstar, c’est au défendeur qu’il revient de présenter une défense pour éviter d’être jugé responsable.

[46] La SMA était d’avis que la défense d’immunité relative s’appliquait. Il y a immunité relative si l’auteur d’une communication a un devoir de diffuser l’information à la personne à qui il la diffuse, et si les destinataires de cette communication ont un devoir réciproque de la recevoir ou un intérêt réciproque à la recevoir (citant Bent c Platnick, 2020 CSC 23 [Platnick] au para 121).

[47] L’immunité relative se rattache aux circonstances entourant la communication, et non à la communication elle‐même (Hill c Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 RCS 1130 [Hill] au para 143). Lorsqu’une partie présente une défense fondée sur la diffamation, elle peut invoquer l’immunité relative à l’égard des circonstances entourant la communication même si, comme c’est le cas en l’espèce, la communication elle‐même a été rendue publique.

[48] Il existe une situation d’immunité relative si l’auteur d’une communication a [traduction] « un devoir juridique, social, moral ou personnel de — ou un intérêt à — diffuser l’information en cause à la personne à qui il la diffuse », et si les destinataires de cette communication ont « un devoir de — ou un intérêt réciproque à — la recevoir » (Platnick, au para 121). Le critère est objectif : il s’agit de déterminer si des personnes d’intelligence moyenne ayant des principes moraux, ou si la grande majorité des personnes sensées, auraient jugé qu’il était de leur devoir de communiquer l’information à la personne à laquelle elle a été diffusée (Mann v International Association of Machinists and Aerospace Workers, 2012 BCSC 181 au para 86).

[49] Dans l’arrêt Martin v Lavigne, 2011 BCCA 104, la Cour d’appel de la Colombie‐Britannique a déclaré ce qui suit au sujet du caractère réciproque du devoir ou de l’intérêt en cause (au para 36) :

[traduction]
La nécessité d’une réciprocité du devoir et de l’intérêt entre la personne qui diffuse les propos diffamatoires et les destinataires de ces propos est au cœur de ce moyen de défense. L’identification du devoir ou de l’intérêt de chacun nécessite une analyse contextuelle. Parmi les facteurs à prendre en compte figurent « la nature de la déclaration, les circonstances dans lesquelles elle a été faite, son auteur et ses destinataires » [...]. Lorsque les circonstances dans lesquelles les propos diffamatoires ont été tenus donnent lieu à un lien spécial entre l’auteur de la communication et ses destinataires, la défense d’immunité relative peut être invoquée, car les intérêts de la société justifient la protection de cette communication afin de permettre un échange d’information ouvert et honnête.

[50] En l’espèce, la SMA a constaté qu’un conseiller des relations de travail a communiqué l’information contenue dans la note de service confidentielle à un cadre supérieur afin d’aider ce dernier à trancher un grief au dernier palier. Elle a donc conclu qu’il y avait réciprocité des devoirs, comme l’exige le critère juridique applicable.

[51] La SMA a raisonnablement conclu que les circonstances ayant donné lieu au privilège relatif aux relations de travail constituaient également une « situation » où il était possible d’invoquer une défense d’immunité relative comme moyen de défense fondé sur la diffamation. Cette situation découlait du devoir qu’avait le conseiller des relations de travail de fournir des conseils francs et honnêtes au cadre supérieur, qui, quant à lui, avait le devoir réciproque d’utiliser cette information pour trancher un grief au dernier palier. Pour étayer son analyse, la SMA a fait valoir que les intérêts de la société justifiaient la protection de cette communication afin de permettre un échange d’information ouvert (citant les critères de Wigmore qui ont été approuvés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c National Post, 2010 CSC 16).

[52] L’immunité relative cesse d’exister lorsqu’on a passé outre aux limites du devoir ou de l’intérêt, ou lorsqu’elle est principalement motivée par la malveillance (Hill, aux para 145‐146). L’information communiquée doit être raisonnablement appropriée dans les circonstances qui prévalaient lorsque l’information a été transmise (Hill, au para 147).

[53] Dans l’arrêt Platnick, la Cour suprême du Canada a confirmé que l’immunité relative peut cesser d’exister lorsque l’information communiquée dans une affirmation n’a rien à voir avec l’exécution du devoir ou l’exercice du droit donnant lieu à l’application de l’immunité, ou lorsque l’information n’est pas raisonnablement appropriée pour les fins légitimes de la situation (au para 127).

[54] M. Kohlenberg ne prétend pas que le conseiller principal des relations de travail a agi avec malveillance, même s’il avance l’hypothèse que les personnes qui ont fourni des renseignements inexacts concernant ses évaluations du rendement et les mesures disciplinaires dont il a fait l’objet pourraient avoir eu des motifs illégitimes d’agir comme elles l’ont fait. Il soutient plutôt que les déclarations relatives à ses évaluations du rendement et aux mesures disciplinaires dont il a fait l’objet ne sont absolument pas pertinentes pour trancher le grief qu’il a déposé pour contester la classification de son poste au ministère de la Justice et la description de travail qui y est rattachée.

[55] Dans l’arrêt Wang v British Columbia Medical Association, 2014 BCCA 162, la Cour d’appel de la Colombie‐Britannique (sous la plume de la juge Newbury) a expliqué qu’il n’est pas facile d’écarter l’immunité relative en invoquant un excès (au para 99) :

[traduction]
Lorsqu’il est établi que l’immunité relative s’applique une communication, les tribunaux sont peu disposés à permettre qu’un excès soit invoqué pour écarter cette protection. Comme l’a déclaré le juge Brown [au sujet des déclarations diffamatoires] :

Compte tenu du principe sous‐tendant l’immunité relative, la question de l’excès ne devrait pas être interprétée de façon étroite. Les propos que tient un défendeur dans des circonstances où s’applique la doctrine de l’immunité relative ne devraient pas être soumis à un examen trop rigoureux, et l’excès ne doit pas être considéré comme un obstacle à la protection que confère cette immunité [au para 13.7(5)].

Le même principe a été invoqué par le Conseil privé dans la décision qu’il a rendue dans l’affaire Laughton v Bishop of Sodor and Man (1872) LR 4 PC 495, qui a été citée avec approbation par le lord Dunedin dans Adam c Ward, à la page 330 :

Soumettre des communications bénéficiant de l’immunité relative à un examen rigoureux et considérer tout excès allant au‐delà de l’exigence absolue du contexte comme une preuve de malveillance auraient pour effet de limiter considérablement, voire de supprimer complètement, la protection que la loi accorde aux communications protégées par l’immunité relative [à la p 508].

Dans l’affaire Birchwood Homes Ltd v Robinson [2003] EWHC 293 (QB), la Cour a formulé le même point de vue en utilisant des termes plus colorés lorsqu’elle a fait remarquer qu’« une personne qui s’exprime dans des circonstances où s’applique la doctrine de l’immunité relative ne devrait pas être considérée comme un funambule dépourvu de filet de sécurité qui se donne en spectacle sous le regard d’un magistrat attendant le moment de sa chute en retenant son souffle » (au para 27).

[56] La norme de pertinence qui limite les propos qui peuvent être tenus sans perdre la protection de l’immunité relative est différente de celle sur laquelle repose le droit de la preuve. Les hyperboles, les exagérations et les allégations non fondées sont toutes protégées dans la mesure où elles sont logiquement pertinentes, même si elles ne le sont que très peu. Des affirmations n’outrepasseront les limites de l’immunité relative que s’il est démontré qu’elles sont motivées par un objectif différent de celui de leur communication (Angle v LaPierre, 2006 ABQB 198 au para 234).

[57] D’après la note de service confidentielle, pour appuyer son grief concernant la classification et la description de travail de son poste, M. Kohlenberg a notamment invoqué son expertise, en particulier dans le domaine des biens immobiliers, ainsi que la complexité des dossiers qui lui sont attribués. La note de service confidentielle comprenait l’extrait suivant du grief de M. Kohlenberg :

[traduction]
Certains employés de ministères clients à Ottawa s’adressent même à moi pour obtenir des conseils, car ils préfèrent me consulter en raison de mon expertise reconnue plutôt que de consulter les dossiers des avocats des Services juridiques de leur ministère dans la région des Prairies [...]. De nombreux collègues actuels et anciens du ministère de la Justice dans notre région et ailleurs estiment que je possède une vaste expertise juridique dans un grand nombre de domaines [...]. J’ai présenté des exposés lors de conférences destinées aux praticiens du droit immobilier et aux praticiens du droit commercial qui ont récemment été organisées à l’échelle du ministère de la Justice. Des collègues de l’ensemble du ministère me demandent souvent mon avis sur des questions juridiques (encore plus depuis ces conférences) et il m’arrive parfois, avec l’accord et la connaissance de la direction, de commenter des ébauches de notes de service nationales à caractère juridique [...]. Dans notre région des Prairies, j’ai fait au moins une présentation lors de chaque symposium des litiges de la région qui a eu lieu depuis la création de ces symposiums il y a plusieurs années. Dans la description de travail qui m’a été fournie, il est fait abstraction de la grande quantité de dossiers juridiques très complexes, délicats, difficiles et volumineux que je suis régulièrement appelé à traiter et qui exigent l’expertise et les compétences juridiques d’un avocat principal ou d’un avocat général du ministère de la Justice.

[58] M. Kohlenberg affirme qu’il a décrit la manière dont il exerçait ses fonctions uniquement pour donner une idée de la nature de son poste et qu’il n’avait pas l’intention de contester son rendement personnel. Toutefois, compte tenu de la façon dont il a présenté son grief, on ne peut pas dire que ses évaluations du rendement et les mesures disciplinaires dont il a fait l’objet étaient, en toute logique, sans pertinence. Les informations qui sont pertinentes, ne serait‐ce que vaguement, par rapport à l’objectif de leur communication bénéficieront de l’immunité relative. Rien ne prouve que le conseiller principal des relations de travail était motivé par un objectif différent.

[59] Je conclus donc que l’immunité relative s’appliquait aux déclarations du conseiller principal des relations de travail concernant les évaluations du rendement de M. Kohlenberg et les mesures disciplinaires dont il a fait l’objet. La SMA a raisonnablement rejeté le grief de M. Kohlenberg pour ce motif.

[60] En outre, la SMA a raisonnablement conclu que la déclaration du conseiller principal des relations de travail selon laquelle M. Kohlenberg avait fait l’objet de mesures disciplinaires pour des comportements décrits dans son ERAE de 2013‐2014 était essentiellement véridique. Elle a reconnu que l’utilisation du mot [traduction] « comportements » (au pluriel) pouvait donner à penser que M. Kohlenberg avait fait l’objet de mesures disciplinaires pour des comportements liés à un ou plusieurs incidents. Cependant, elle a aussi fait observer que l’utilisation de ce mot au pluriel pouvait raisonnablement laisser entendre qu’il avait fait l’objet de mesures disciplinaires pour plusieurs comportements engendrés par le même incident.

[61] La SMA a souligné qu’elle éviterait de donner aux mots visés par la plainte leur pire sens et qu’elle devrait se demander si un autre sens pouvait également leur être donné (citant WIC Radio Ltd c Simpson, 2008 CSC 40 au para 56 et Pizza Pizza Ltd v Toronto Star Newspapers Ltd, [1998] 42 OR (3d) 36).

[62] Même si la déclaration concernant les mesures disciplinaires dont M. Kohlenberg a fait l’objet était dénuée de fondement, elle serait néanmoins protégée par l’immunité relative. De plus, la SMA a raisonnablement conclu que l’essentiel de la déclaration selon laquelle M. Kohlenberg a fait l’objet de mesures disciplinaires parce qu’il a eu un comportement inapproprié était véridique.

[63] L’affirmation de M. Kohlenberg selon laquelle la SMA n’aurait pas pu lui présenter des excuses ni accepter de modifier son dossier personnel sans avoir d’abord accueilli son grief n’est pas fondée. Rien n’empêche un gestionnaire d’exprimer des regrets à l’égard d’une erreur et de corriger un dossier, et ce, même si aucun grief officiel n’a été déposé.

V. Conclusion

[64] La demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐966‐21

 

INTITULÉ :

DALE KOHLENBERG c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À SASKATOON (SASKATCHEWAN) ET OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 AVRIL 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Dale Kohlenberg

(pour son propre compte)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Joel Stelpstra

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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