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Date : 20220616


Dossier : IMM-6370-20

Référence : 2022 CF 897

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 juin 2022

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

ABDUL JALIL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur, Abdul Jalil, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté l’appel qu’il a interjeté à l’encontre de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de rejeter sa demande d’asile.

[2] La demande de contrôle judiciaire repose sur trois motifs, à savoir :

  1. la SAR a commis une erreur en concluant que son départ du Pakistan à l’aide de son propre passeport permettait de douter de sa crédibilité;
  2. la SAR a commis une erreur en écartant les éléments de preuve corroborants en raison de préoccupations inexpliquées concernant l’authenticité des affidavits et parce que les témoins n’ont pas été appelés à témoigner;
  3. le demandeur a été privé de son de son droit à l’équité procédurale, car la SAR ne l’a pas informé de certaines de ses principales préoccupations, auxquelles il n’a donc pas eu l’occasion de répondre.

[3] Sur le fondement de ces arguments, le demandeur soutient que la conclusion de la SAR selon laquelle il disposait d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable au Pakistan était déraisonnable.

[4] Pour les motifs qui suivent, la demande sera accueillie. Dans son évaluation du départ du Pakistan du demandeur, la SAR s’est livrée à des conjectures et ne s’est pas appuyée sur la preuve; de plus, la manière dont la SAR a traité les éléments de preuve corroborants est déraisonnable. Ces erreurs jouent un rôle suffisamment important dans les questions en litige en l’espèce pour rendre la décision déraisonnable dans son ensemble.

II. Contexte

[5] Le demandeur, citoyen du Pakistan, est né musulman sunnite, mais s’est converti au chiisme en septembre 2018. Il affirme que sa conversion a mis certains membres de sa famille en colère, ce qui a entraîné une confrontation avec un cousin, qui l’a accusé de blasphème. En entendant cela, le demandeur s’est immédiatement caché. Son fils affirme que le lendemain de l’accusation, la police s’est rendue au domicile du demandeur et a déclaré que son cousin avait déposé un procès-verbal introductif contre lui. En décembre 2018, le demandeur a fui au Canada, où il a présenté une demande d’asile.

[6] La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur parce qu’elle doutait de sa crédibilité. La SPR se demandait comment il avait pu quitter le Pakistan en utilisant son propre passeport après avoir été accusé de blasphème et avoir fait l’objet d’un procès-verbal introductif en plus d’un mandat d’arrestation. La SPR a également conclu qu’il disposerait d’une PRI à Hyderabad, au Pakistan, et qu’il pourrait bénéficier de la protection de l’État s’il y retournait.

[7] La SAR a rejeté l’appel du demandeur. Cette dernière a conclu que la SPR avait commis certaines erreurs, mais qu’elles ne suffisaient pas à miner ses conclusions principales concernant la crédibilité du demandeur et le fait qu’il disposait d’une PRI viable.

[8] La SAR a souligné que le passeport du demandeur avait été estampillé par les autorités pakistanaises lors de son départ en décembre 2018; elle a également fait observer que le Pakistan disposait d’un système de contrôle des sorties servant « à empêcher les personnes visées par des poursuites criminelles de se rendre à l’étranger » (décision de la SAR, au para 11). La SAR a examiné les éléments de preuve documentaires selon lesquels l’une des composantes de ce système, la liste de contrôle des sorties, était réservée aux infractions les plus graves, et elle a conclu que, bien que les éléments de preuve ne soient pas concluants et « insuffisants pour justifier une conclusion d’invraisemblance, ils [...] portent à croire qu’il est peu probable que l’appelant ait été recherché par la police au moment de son départ du Pakistan ». Se fondant sur cet élément de preuve, la SAR a convenu avec la SPR que « les allégations de l’appelant sont en partie entachées et qu’elles doivent faire l’objet d’un examen plus approfondi » (décision de la SAR, au para 11).

[9] La SAR a ensuite conclu que le demandeur n’avait pas produit de preuve documentaire normalement accessible, à savoir « le mandat d’arrestation que, selon son témoignage, son fils a vu au Pakistan lorsque la police s’est présentée chez [lui] » et le procès-verbal introductif qui a été déposé par le cousin (décision de la SAR, au para 12). La SAR a conclu que la preuve sur l’accessibilité du procès-verbal introductif était contradictoire, mais a jugé que la preuve documentaire indiquait que le demandeur disposait d’autres moyens pour tenter de l’obtenir. Le demandeur a gardé contact avec sa grande famille élargie au Pakistan, mais il n’a pas déposé d’éléments de preuve montrant qu’il avait fait des efforts pour obtenir de tels documents, et la SAR a conclu que cela minait sa crédibilité.

[10] En ce qui concerne les autres éléments de preuve documentaires présentés par le demandeur, la SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en n’en tenant pas compte. La SAR a écarté l’affidavit du fils du demandeur, non pas en raison d’incohérences ou d’omissions dans son récit, mais plutôt « parce qu’il ne comport[ait] aucune caractéristique de sécurité particulière et que le fils [du demandeur] n’a[vait] jamais été cité à témoigner sur sa véracité » (décision de la SAR, au para 20). La SAR a également écarté d’autres éléments de preuve documentaires pour des motifs similaires, notamment parce que les auteurs n’ont pas été cités comme témoins.

[11] Compte tenu de cette analyse, la SAR a approuvé la conclusion générale de la SPR selon laquelle la présomption de véracité avait été réfutée et que le demandeur « manqu[ait] de crédibilité relativement à ses allégations voulant qu’il ait été visé par un [procès‑verbal introductif] et soit recherché par la police au Pakistan » (décision de la SAR, au para 21).

[12] Enfin, la SAR a estimé que le demandeur disposait d’une PRI viable au Pakistan, puisque le risque auquel il était exposé provenait d’acteurs qui ne relevaient pas de l’État et que rien ne prouvait que le cousin qui l’accusait de blasphème avait les moyens ou la motivation de le rechercher dans tout le pays. La SAR a fait remarquer qu’aucun des membres de la famille du demandeur restés au Pakistan n’avait été approché par le cousin, et que rien ne prouvait que son accusateur avait des liens avec des organisations ou des autorités qui auraient les moyens de le retrouver. La SAR a conclu qu’il serait raisonnable pour le demandeur de se réinstaller dans la ville proposée comme PRI compte tenu de ses antécédents personnels et professionnels. Par conséquent, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur disposait d’une PRI viable à Hyderabad.

[13] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[14] Les questions déterminantes en l’espèce concernent le caractère raisonnable de l’évaluation de la crédibilité du demandeur par la SAR, y compris le traitement de son départ du Pakistan et l’évaluation de ses éléments de preuve corroborants.

[15] Le demandeur a également soulevé une question à l’égard de l’équité procédurale, mais compte tenu de ma conclusion suivant laquelle l’évaluation de la crédibilité par la SAR est déraisonnable, il n’est pas nécessaire de statuer sur cette question.

[16] La norme de contrôle qui s’applique à l’évaluation de la crédibilité par la SAR est celle du caractère raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Suivant le cadre établi par l’arrêt Vavilov, le rôle d’une cour de révision « consiste à examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et à déterminer si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes » (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] au para 2). Il incombe au demandeur de convaincre la Cour « que la lacune ou la déficience [invoquée] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, au para 100, cité avec approbation dans Société canadienne des postes, au para 33).

IV. Analyse

[17] La décision de la SAR comporte deux lacunes essentielles et, comme elles portent sur des questions fondamentales dans l’affaire du demandeur, elles suffisent à rendre la décision déraisonnable (Vavilov, au para 100).

[18] Premièrement, la SAR a convenu avec la SPR que le fait que le demandeur ait quitté le Pakistan à l’aide de son propre passeport en dépit du système de contrôle des sorties justifiait les doutes à l’égard de sa crédibilité. Comme nous l’avons indiqué, la SAR n’a pas conclu que cela suffisait à étayer la conclusion selon laquelle l’ensemble de la demande du demandeur n’était pas plausible; au contraire, la SAR a déclaré que ces éléments de preuve « port[aient] à croire qu’il [était] peu probable que [le demandeur] ait été recherché par la police au moment de son départ du Pakistan » et a conclu que « les allégations [du demandeur] [étaient] en partie entachées et qu’elles [devaient] faire l’objet d’un examen plus approfondi » (décision de la SAR, au para 11).

[19] La SAR s’est appuyée sur la preuve documentaire au dossier pour étayer cette conclusion, soulignant que la liste de contrôle des sorties a pour but d’empêcher les personnes visées par des accusations criminelles pendantes de voyager à l’étranger. On peut raisonnablement déduire que la SAR a tiré cette conclusion en se fondant sur le témoignage du demandeur, qui a affirmé que son fils avait déclaré que la police avait délivré un mandat d’arrestation contre lui et que le cousin avait déposé un procès-verbal introductif le visant. Cette conclusion pose problème, car le dossier ne comprend ni témoignage ni élément de preuve concernant un mandat d’arrestation; la preuve est plutôt uniquement axée sur la déclaration du fils, qui a affirmé que la police était venue chercher le demandeur et que le cousin avait déposé un procès-verbal introductif contre ce dernier.

[20] Il s’agit d’un point important, car les éléments de preuve n’indiquent pas que la simple existence d’un procès-verbal introductif, même pour une infraction très grave, suffirait à entraîner l’inscription sur la liste de contrôle des sorties. Au contraire, les éléments de preuve cités par la SAR donnent à penser que la liste vise à empêcher les personnes accusées des crimes les plus graves, comme le terrorisme et l’atteinte à la sécurité de l’État, de quitter le Pakistan. En outre, les éléments de preuve montrent qu’un procès-verbal introductif peut être déposé relativement facilement et peut être suivi, ou non, d’accusations criminelles officielles ou d’un mandat d’arrestation.

[21] La décision ne contient aucune analyse de ces éléments de preuve ni aucune explication quant à la raison pour laquelle le dépôt d’un procès-verbal introductif par le cousin contre le demandeur sur la base d’une allégation de blasphème permettrait de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que son nom serait probablement inscrit sur la liste de contrôle des sorties. Par conséquent, le fait que la SAR s’est appuyée sur la capacité du demandeur à quitter le Pakistan en utilisant son passeport pour mettre en doute sa crédibilité ne peut être maintenu, selon l’analyse de la décision. Si la conclusion était expliquée en fonction d’une lecture objective de la preuve au dossier, la conclusion pourrait être raisonnable; toutefois, cet aspect de la décision, telle qu’elle est rédigée, est déraisonnable.

[22] La deuxième lacune majeure dans le raisonnement de la SAR concerne le traitement des éléments de preuve corroborants que le demandeur a présenté à l’appui de sa demande. Comme nous l’avons déjà indiqué, la SAR a écarté ces éléments de preuve parce que les affidavits ne comportaient pas certaines caractéristiques de sécurité non spécifiées et que les déposants n’ont pas été appelés à témoigner. Ces deux conclusions sont déraisonnables.

[23] Premièrement, un examen des affidavits au dossier montre qu’il s’agit de documents officiels portant la signature des déposants, un tampon et une signature indiquant qu’ils ont été certifiés par un notaire public, et d’autres tampons officiels. La SAR ne précise pas quelles sont les « caractéristiques de sécurité » manquantes, et aucune de ces lacunes n’est évidente au vu des documents.

[24] En outre, la SAR a accordé moins de poids aux déclarations sous serment parce que leurs auteurs n’ont pas été appelés à témoigner. Notre Cour a récemment conclu qu’un tel raisonnement était erroné, soulignant que le droit des réfugiés n’exige pas que la preuve soit présentée de vive voix et que la SPR n’est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve (Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, art 170g) et h)); voir Oria-Arebun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1457 aux para 51‑52, suivie récemment dans Jiang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 44 aux para 11‑14). Dans ces deux décisions, la Cour souligne que la Cour d’appel a conclu qu’il n’est pas raisonnable de rejeter un élément de preuve en se fondant uniquement sur l’indisponibilité d’un témoin à des fins de contre-interrogatoire dans ce contexte, car « [i]l n’appartient pas à la Section du statut de réfugié de s’imposer à elle-même ou d’imposer à des demandeurs des restrictions dont le Parlement les a libérés en ce qui a trait à la preuve » (Fajardo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 915 (CA) au para 4).

[25] Je conclus que c’est exactement l’erreur commise par la SAR en l’espèce. Le défaut de faire témoigner les déposants, en particulier lorsque la SPR n’a pas signalé que cela posait problème, n’est pas, en soi, une raison d’accorder moins de poids à l’affidavit. Cette erreur, combinée au fait que la SAR n’a pas précisé quelles caractéristiques de sécurité ne figuraient pas dans les affidavits, suffit à rendre déraisonnable sa conclusion selon laquelle il fallait accorder moins de poids à ces éléments de preuve corroborants.

[26] Cette conclusion mine également la conclusion de la SAR sur la viabilité de la PRI, car elle était fondée sur la conclusion que le demandeur était confronté à un risque provenant d’acteurs qui ne relevaient pas de l’État. La conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur n’était pas recherché par les autorités au vu de la plainte de délit de blasphème rapporté par le cousin est sapée par son traitement du procès-verbal introductif, son hypothèse erronée selon laquelle le demandeur avait affirmé qu’un mandat d’arrestation avait été délivré, et sa décision déraisonnable d’écarter l’affidavit. Sur ce dernier point, il convient de noter que les affidavits corroborent les éléments clés du récit du demandeur, à savoir que la police était à sa recherche et qu’un procès-verbal introductif avait été déposé contre lui par le cousin en raison de sa conversion religieuse.

V. Conclusion

[27] Pour toutes ces raisons, je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable. La SAR n’a pas expliqué pourquoi le départ du demandeur du Pakistan à l’aide de son propre passeport était une raison de mettre en doute sa crédibilité, compte tenu des éléments de preuve précis au dossier. En outre, le fait que la SAR n’ait pas expliqué quelles caractéristiques de sécurité manquaient dans les affidavits et sa décision d’écarter cette preuve parce que les déposants n’ont pas été appelés à témoigner sont également déraisonnables.

[28] Cela dit, je dois souligner que mes conclusions sur ces points particuliers ne signifient pas que je conviens avec le demandeur que la SAR a agi de manière déraisonnable en concluant que sa crédibilité était minée parce qu’il n’a pas démontré qu’il avait fait des efforts raisonnables pour obtenir le procès-verbal introductif ou d’autres preuves raisonnablement disponibles. Je ne fais aucun commentaire sur cet argument, et il appartiendra au prochain décideur d’évaluer la preuve sur ce point et sur les autres points qui pourraient être soulevés par les parties.

[29] La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire sera renvoyée à un tribunal de la SAR différemment constitué pour nouvel examen.

[30] Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-6370-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un tribunal de la SAR différemment constitué pour nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6370-20

INTITULÉ :

ABDUL JALIL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 SEPTEMBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 16 JUIN 2022

COMPARUTIONS :

Rebeka Lauks

 

POUR LE DEMANDEUR

Amy King

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Battisha Smith Migration Law Group

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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