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Date : 20220610


Dossier : IMM-1392-21

Référence : 2022 CF 868

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 10 juin 2022

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

LUKMAN AKOLAWOLE ATOLAGBE

PHAOZIAT MORENIKEJI ATOLAGBE

HANNAT FOLAJOMI ATOLAGBE

HANEEF FOLARIN ATOLAGBE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie de la présente demande de contrôle judiciaire interjetée contre la décision du 2 février 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle les demandeurs n’ont pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La question déterminante était celle de savoir si les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Port Harcourt ou Abuja au Nigéria.

[2] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur déraisonnable lorsqu’elle a : 1) refusé d’admettre de nouveaux éléments de preuve; 2) établi, suite à une mauvaise application du critère relatif à la PRI, que les demandeurs disposaient de PRI viables compte tenu des récents changements survenus au Nigéria.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

I. Le contexte

[4] Les demandeurs sont une famille de citoyens nigériens. Ils demandent l’asile au motif que leurs filles jumelles (qui sont citoyennes canadiennes), ainsi que leur fille ainée (qui est visée par la demande d’asile) subiront la mutilation génitale féminine si la famille retournait au Nigéria. Ils disent également craindre, de façon générale, d’être persécutés par le chef de leur famille élargie, le chef Atolagbe, parce qu’ils ont refusé de soumettre leurs filles jumelles à l’excision.

[5] Les demandeurs adultes soutiennent qu’en 2013, le chef et d’autres membres de leur famille ont excisé leur fils de force après que ceux-ci aient refusé de se conformer aux rituels traditionnels familiaux voulant que le fils soit excisé avant la cérémonie d’attribution du nom. L’incident a été signalé à la police, qui n’a été d’aucune aide.

[6] En 2017, le demandeur adulte [le demandeur principal] a voyagé au Mexique pour commencer des études de doctorat. Peu de temps après, les demandeurs adultes ont appris qu’ils allaient avoir des jumelles. Ils ont fui aux États-Unis afin d’éviter de subir la pression exercée par leurs proches pour qu’ils soumettent leurs filles à l’excision. Les demandeurs ont décidé de ne pas demander l’asile aux États‑Unis et ont pris des mesures pour venir au Canada. Ils sont arrivés au Canada en décembre 2017, peu de temps avant la naissance des jumelles.

[7] La SPR a rendu une décision rejetant leur demande le 27 novembre 2019. Elle a conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger puisqu’ils disposaient d’une PRI viable à Port Harcourt ou à Abuja, au Nigéria.

[8] En appel devant la SAR, les demandeurs ont soutenu que la SPR avait commis une erreur en concluant qu’ils disposaient de PRI au Nigéria. Ils ont cherché en vain à présenter de nouveaux éléments de preuve, y compris des articles de journaux et la photo d’un général basé à Abuja, qui est membre de la famille du demandeur principal. Ils soutiennent que le général a proféré des menaces à l’endroit de la famille au cours d’une interaction avec la mère du demandeur principal, qui aurait eu lieu, selon les demandeurs, peu de temps après que la SPR eut rendu sa décision. Ils ont aussi cherché à déposer un affidavit dans lequel la mère du demandeur principal décrivait sa rencontre avec le général.

[9] En outre, les demandeurs ont cherché à déposer en preuve une lettre d’un maître de conférences au département de sociologie de l’université d’État de Lagos (monsieur Adedeji Saheed Oyenuga) ainsi qu’une lettre du cabinet d’avocats et de médiateurs agréés J.D.I. Alapo and Co. M. Oyenuga a cherché à présenter une preuve d’expert concernant la discrimination à l’endroit des allochtones ainsi qu’une preuve factuelle relative au chef. La lettre de J.D.I. Alapo and Co portait sur la viabilité des villes proposées comme PRI. Les deux lettres ont été rejetées au motif qu’elles étaient postérieures à la demande, que leur contenu n’était pas nouveau et qu’elles auraient pu être présentées plus tôt.

[10] Dans son analyse de la PRI, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que le chef ou un autre membre de la famille représentait une menace ou aurait la volonté de leur causer un préjudice ou de les retracer dans l’une des villes proposées comme PRI. La SAR a aussi conclu que les demandeurs pourraient utiliser des paramètres de confidentialité raisonnables sur leurs médias sociaux afin d’éviter de révéler l’endroit où ils se trouvent. En ce qui concerne le deuxième volet du critère relatif à la PRI, la SAR a convenu avec la SPR que le statut d’allochtone des demandeurs ainsi que leurs antécédents religieux, linguistiques, académiques et professionnels ne constitueraient pas des obstacles suffisants pour rendre déraisonnables les PRI proposées.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle

[11] La présente demande soulève les questions suivantes :

  • a) La SAR a-t-elle commis une erreur en refusant d’admettre les nouveaux éléments de preuve des demandeurs?

  • b) La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que les demandeurs disposaient de PRI viables à Port Harcourt et Abuja, rendant ainsi la décision déraisonnable?

[12] La norme de contrôle applicable au fond de la décision est celle de la décision raisonnable. Aucune des situations permettant de renverser la présomption selon laquelle les décisions administratives sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable n’est présente en l’espèce : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 9-10, 16-17.

[13] Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, aux para 85-86; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 2, 31. Une décision est raisonnable si, lorsqu’elle est lue dans son ensemble et que le contexte administratif est pris en compte, elle possède les caractéristiques de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité : Vavilov, aux para 85, 91-95, 99-100.

[14] Je souligne que les demandeurs soutiennent que leur argument relatif aux nouveaux éléments de preuve relève de l’équité procédurale. Toutefois, le fond de cet argument porte sur le caractère raisonnable de la décision. Comme aucun argument n’a été soulevé en ce qui concerne la procédure associée à l’évaluation de la preuve, je suis d’avis que la norme de la décision raisonnable est la seule norme de contrôle applicable en l’espèce. J’ai donc examiné la question en litige en conséquence : Rehman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 783 au para 30; Urbieta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 815 au para 14.

III. Analyse

A. La SAR a-t-elle commis une erreur en refusant d’admettre les nouveaux éléments de preuve des demandeurs?

[15] Selon le paragraphe 110(4) de la LIPR, pour qu’une preuve soit admissible dans le cadre d’un appel, celle-ci doit être survenue depuis le rejet de la demande, ne pas avoir été normalement accessible auparavant ou, si elle l’a été, n’aurait pas pu être normalement présentée dans les circonstances au moment du rejet : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 [Singh] au para 34.

[16] Les critères relatifs à la nouveauté, à la pertinence, à la crédibilité et au caractère substantiel doivent aussi être remplis : Raza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 385 [Raza]; Singh, aux paras 38‑49.

[17] Les demandeurs soutiennent que la SAR a mal interprété leur nouvelle preuve lorsqu’elle a décidé de la rejeter, et qu’elle a mal appliqué le critère juridique relatif aux nouveaux éléments de preuve. Ils font valoir que la SAR n’a pas tenu compte des facteurs énoncés dans les arrêts Singh et Raza en ce qui concerne la crédibilité, la pertinence et le caractère substantiel, et qu’elle s’est uniquement demandé si la preuve était nouvelle. Les demandeurs soutiennent qu’on ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce qu’ils présentent cette preuve plus tôt, puisqu’elle se rapporte à des questions soulevées par la SPR au cours du témoignage du demandeur principal.

[18] Les demandeurs se fondent sur les décisions Cox c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1220 [Cox] et Arisekola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 275 [Arisekola] à l’appui de leur argument. Cependant, la décision Cox concernait une requête visant à introduire de nouveaux éléments de preuve devant la SPR après l’audience. Dans le même ordre d’idées, la décision Arisekola concernait une requête visant à introduire une nouvelle preuve devant la SAR après que des changements aient été apportés au dossier d’appel des demandeurs. Ces requêtes sont régies par l’ancien article 37 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228 (actuellement l’article 43 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256), et par l’article 29 des Règles de la SAR, qui énoncent les facteurs précis que la SPR et la SAR doivent prendre en compte pour déterminer s’il convient d’admettre de nouveaux éléments de preuve. Aucun de ces articles ne s’applique en l’espèce puisque les demandeurs ont cherché à présenter leur nouvelle preuve avant d’apporter des changements au dossier et avant l’audience.

[19] Le défendeur soutient que les demandeurs cherchent indûment à renforcer leur preuve à l’aide de nouveaux éléments de preuve : Marin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 243 aux para 16-20. Je conviens avec le défendeur que, pour être admissible, la nouvelle preuve doit satisfaire au critère énoncé au paragraphe 110(4) de la LIPR et respecter les facteurs mentionnés dans les arrêts Singh et Reza.

[20] En ce qui concerne l’affidavit de la mère du demandeur principal, la SAR a admis que la preuve était nouvelle et qu’elle remplissait le critère énoncé au paragraphe 110(4) de la LIPR, mais elle a conclu que celle-ci n’était pas crédible compte tenu de son contenu et du moment fortuit où elle a été présentée, soit près de deux ans après la naissance des jumelles, mais immédiatement après que la SPR eut rendu sa décision. À mon avis, il était raisonnable pour la SAR de mettre en cause la crédibilité des déclarations de la mère au motif que les demandeurs n’avaient pas mentionné le général lorsque la SPR les a interrogés quant à la viabilité de la ville d’Abuja comme PRI. Compte tenu du pouvoir qu’exercerait le général et de son influence à Abuja, il n’est pas clair pourquoi les demandeurs n’ont pas soulevé cette question dans leurs observations écrites ou orales devant la SPR. La SAR a fait remarquer ce qui suit :

Même si le tribunal et le conseil des appelants ont demandé à plusieurs reprises à ces derniers pourquoi ils ne pouvaient pas se réinstaller à Abuja, aucun des appelants adultes n’a soulevé l’existence du général, qui, selon eux, est un membre de la famille des agents de persécution, soit le frère du chef, leur principal agent de persécution, et qui serait basé à Abuja, une des villes proposées comme PRI, ou serait lié à l’armée. J’estime qu’il s’agit d’une omission dans leur témoignage qui mine sérieusement la crédibilité des nouveaux éléments de preuve en question. Les appelants ont clairement été informés du fait que la question d’une PRI à Abuja était déterminante dans le cadre de leur appel, mais même si de nombreuses questions leur ont été posées au sujet des raisons pour lesquelles ils croyaient ne pas pouvoir se réinstaller à Abuja, ils n’ont malgré tout pas mentionné qu’il s’y trouvait un oncle qui était un membre haut gradé de l’armée et le frère de leur principal agent de persécution prétendu.

[21] Dans le même ordre d’idées, il était loisible à la SAR d’écarter les articles de journaux concernant le général pour le même motif, notamment parce qu’ils étaient antérieurs au rejet de la demande par la SPR.

[22] En ce qui concerne la photo, la SAR a souligné qu’il n’y avait « aucune preuve de l’événement où la photographie a été prise, de l’endroit où elle a été prise ni de la façon dont [les demandeurs] l’ont obtenue. De plus, il [était] difficile de savoir qui [était] sur la photographie ». La SAR a, de façon raisonnable, refusé d’admettre la photo en raison de ces incertitudes et du fait qu’elle jugeait contestables la pertinence et la crédibilité de cette preuve.

[23] Dans le même ordre d’idées, je conclus que la SAR a examiné de façon équitable les lettres de M. Oyenuga et de J.D.I Alapo and Co. Elle a raisonnablement conclu que le contenu des lettres n’était pas nouveau et ne remplissait pas le critère énoncé au paragraphe 110(4), puisque les renseignements contenus dans les lettres auraient pu être présentés à la SPR avant le rejet de la demande. Le contenu se rapportant aux PRI était également semblable de par sa nature à d’autres éléments de preuve dont la SPR était saisie, et dont il était question dans les observations et renseignements des demandeurs. En outre, la SAR a fait remarquer que « M. Oyenuga, bien qu’il soit un universitaire, ne semble pas être un expert de la question de l’identité autochtone, et qu’il n’explique pas la source de ses avis au sujet du chef et des relations de ce dernier ». M. Oyenuga n’a présenté aucune source relativement à son expertise malgré le fait qu’il ait fourni une longue liste de ses réussites académiques, de ses divers intérêts et des rôles qu’il a occupés.

[24] Je conclus que l’évaluation de la nouvelle preuve par la SAR n’était pas déraisonnable.

B. La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que les demandeurs disposaient de PRI viables à Port Harcourt et Abuja?

[25] Conformément au critère à deux volets relatif à la PRI, la SAR doit être convaincue : 1) selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où elle croit qu’il existe une PRI; 2) que la PRI proposée est telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour les demandeurs d’asile, compte tenu de toutes les circonstances dont celles leur étant particulières, de s’y réfugier : Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706, [1991] ACF no 1256 (CAF) aux para 6, 9-10; Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, [1993] ACF no 1172 (QL) (CAF) [Thirunavukkarasu].

[26] Les demandeurs affirment que la SAR a commis trois erreurs dans son analyse de la PRI. Premièrement, ils soutiennent qu’elle a commis une erreur en faisant abstraction des récents changements survenus dans la preuve sur la situation au Nigéria, exposés dans l’avis aux voyageurs pour le Nigéria du 25 février 2021, ainsi que de la révocation, par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, de la désignation de la décision TB7-19851 en tant que guide jurisprudentiel [la révocation] datée du 6 avril 2020. Les demandeurs soutiennent donc que la SAR s’est fondée sur un Cartable national de documentation [CND] désuet. Deuxièmement, ils font valoir que la SAR a commis une erreur dans le cadre de l’analyse du premier volet du critère relatif à la PRI, lorsqu’elle a exigé qu’ils fassent la preuve que les agents de persécution les retraceraient, leur a imposé un fardeau de preuve trop élevé, s’est attendue à ce qu’ils vivent dans la clandestinité, et a omis d’examiner la question de la protection de l’État. Troisièmement, ils soutiennent que la SAR a commis une erreur dans le cadre de l’analyse du second volet du critère relatif à la PRI en fixant un seuil trop élevé relativement au caractère déraisonnable ainsi qu’en faisant abstraction des documents contenus dans le CND et de la révocation du guide jurisprudentiel.

[27] À mon avis, aucun de ces arguments ne permet de conclure que la décision était déraisonnable.

1) La révocation du guide jurisprudentiel

[28] Les demandeurs soutiennent que la SAR était tenue de prendre en compte la révocation du guide jurisprudentiel, puisque ce facteur concernait l’existence de PRI dans le sud et le centre du Nigéria eu égard aux changements survenus dans le pays après que la SPR eut rendu sa décision. Les demandeurs font valoir que certains documents ont été retirés du CND pour le Nigéria immédiatement après la révocation du guide jurisprudentiel.

[29] Comme l’a souligné le défendeur, la SAR ne fait pas référence au guide jurisprudentiel dans sa décision. L’avis relatif à la révocation de la désignation de la décision TB7-19851 à titre de guide jurisprudentiel fait référence à des faits nouveaux concernant les renseignements sur le pays d’origine, « y compris ceux ayant trait à la capacité des femmes célibataires de déménager dans les diverses villes proposées dans le guide jurisprudentiel sur le Nigéria en tant que PRI, [qui] ont amoindri la valeur de la décision à titre de guide jurisprudentiel ». Les demandeurs n’ont pas ce profil.

[30] La jurisprudence indique que les conclusions d’un décideur s’en trouvent affaiblies lorsqu’elles sont fondées sur des documents révoqués au sujet de la situation dans le pays : Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 918 au para 10; Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 337 au para 38; Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 576 au para 74. Cependant, la révocation est uniquement pertinente dans le cas où le décideur s’est fondé sur les documents en question.

[31] Je conviens avec le défendeur que le demandeur n’a pas présenté une preuve suffisante en ce qui concerne les documents retirés du CND à la suite de la révocation du guide jurisprudentiel pour démontrer l’existence de changements pertinents relativement à la décision. Dans son témoignage, le demandeur a uniquement fait allusion à un changement survenu dans la situation des personnes qui sont à la recherche d’un logement ou d’un emploi. Des observations aussi générales ne sont pas suffisantes pour démontrer que les changements sont essentiels en ce qui concerne l’analyse de la SAR.

[32] Compte tenu de la preuve dont je suis saisie, je ne puis conclure que la décision est déraisonnable en raison de la révocation du guide jurisprudentiel.

2) Le premier volet du critère relatif à la PRI

[33] Les demandeurs soutiennent que la SAR a déraisonnablement exigé qu’ils présentent une preuve relative aux moyens dont dispose le chef pour les retracer et à sa volonté de le faire en se fondant sur leur déménagement hypothétique dans une ville où ils ne sont jamais allés. Ils font valoir que le demandeur principal a présenté une preuve suffisante et un témoignage crédible au sujet des agents de persécutions, y compris la façon dont ils souhaitent faire subir l’excision à leurs filles jumelles. Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas pris en compte leur témoignage ni appliqué la présomption de véracité énoncée dans l’arrêt Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF).

[34] Je conviens avec le défendeur que les demandeurs n’étaient pas tenus de démontrer la façon dont ils seraient retracés dans les régions proposées comme PRI. Ils devaient seulement établir, à l’aide d’une preuve claire et crédible, que la possibilité que leurs persécuteurs les retrouvent dans ces endroits était sérieuse. Comme l’a fait remarquer la SAR, le demandeur principal a présenté très peu de renseignements au sujet du chef et de ses prétendus pouvoirs ou de son champ d’influence, et pratiquement aucun renseignement au sujet des autres membres de sa famille. Dans le même ordre d’idées, l’exposé circonstancié figurant dans le formulaire Fondement de la demande d’asile des demandeurs ainsi que les autres éléments de preuve qu’ils ont déposés ne comprenaient aucun détail quant aux pouvoirs et relations du chef, et portaient uniquement sur la question du souhait de la famille de soumettre les jumelles à l’excision de façon générale. Compte tenu de la nature de la preuve, il était loisible à la SAR de conclure que celle-ci n’était pas suffisante pour satisfaire au fardeau de preuve incombant aux demandeurs. La Cour fédérale a souligné ce qui suit au paragraphe 42 de la décision Lv c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 935 : « Une preuve crédible ou fiable n’est pas nécessairement suffisante en soi pour établir que les faits qui y sont énoncés satisfont à la norme de preuve de la prépondérance des probabilités. »

[35] De plus, je ne suis pas d’accord pour dire que la SAR s’attendait à ce que les demandeurs vivent dans la clandestinité ou dissimulent leur identité dans les villes proposées comme PRI lorsqu’elle a proposé qu’ils utilisent des paramètres raisonnables de confidentialité sur leurs réseaux sociaux, ou souligné que les populations des villes d’Abuja et de Port Harcourt étaient importantes. À mon avis, la SAR a raisonnablement conclu que les demandeurs pourraient atténuer la possibilité que leurs allées et venues soient connues en choisissant de ne pas divulguer leur emplacement sur les réseaux sociaux. Je conviens avec le défendeur que cette proposition était justifiée compte tenu des autres conclusions de la SAR selon lesquelles les demandeurs n’avaient pas établi que leurs agents de persécution avaient les moyens de les retracer dans les villes proposées comme PRI. Les décisions Atta Fosu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1135, et AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 915, sont distinctes sur le plan des faits.

[36] En outre, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la SAR n’était pas tenue d’examiner la question de la protection par l’État puisqu’elle avait déjà conclu qu’il existait une PRI viable : Kandel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1293 au para 19.

[37] À mon avis, l’analyse de la SAR concernant le premier volet du critère relatif à la PRI ne renferme aucune erreur susceptible de contrôle.

3) Le second volet du critère relatif à la PRI

[38] Le demandeur soutient que la SAR a placé la barre trop haute relativement au caractère déraisonnable en ce qui concerne le deuxième volet du critère relatif à la PRI, et qu’elle n’a pas dûment examiné la question de la révocation du guide jurisprudentiel et les documents figurant dans le CND au moment d’établir s’il était raisonnable pour les demandeurs de déménager à Abuja ou Port Harcourt.

[39] Je conviens avec le demandeur que le critère juridique relatif à ce volet de l’analyse prévoit qu’« [o]n ne peut exiger du demandeur qu’il s’expose à un grand danger physique ou qu’il subisse des épreuves indues pour se rendre dans cette autre partie ou pour y demeurer » (Thirunavukkarasu, au para 14). Toutefois, je ne suis pas d’accord pour dire que la SAR a mal appliqué le critère dans le cadre de son analyse relative aux difficultés excessives.

[40] Comme l’a souligné la Cour d’appel fédérale au paragraphe 15 de l’arrêt Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164, 2000 CanLII 16789, il faut placer la barre très haute lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable :

Il ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l’existence de telles conditions. L’absence de parents à l’endroit sûr, prise en soi ou conjointement avec d’autres facteurs, ne peut correspondre à une telle condition que si cette absence a pour conséquence que la vie ou la sécurité du revendicateur est mise en cause. Cela est bien différent des épreuves indues que sont la perte d’un emploi ou d’une situation, la diminution de la qualité de vie, le renoncement à des aspirations, la perte d’une personne chère et la frustration des attentes et des espoirs d’une personne.

[41] Contrairement aux arguments des demandeurs, la SAR a examiné les circonstances de l’affaire, y compris l’emploi, le logement et les services, le statut d’allochtone, la religion, ainsi que les antécédents linguistiques, académiques et professionnels, mais elle a conclu que ces éléments ne faisaient pas en sorte qu’il serait déraisonnable pour les demandeurs de déménager à Abuja ou Port Harcourt.

[42] Les demandeurs cherchent à plaider de nouveau cet aspect de l’analyse en se fondant sur des documents supplémentaires dont la SAR n’était pas saisie et qui ne figuraient même pas dans la nouvelle preuve proposée (c.-à-d. l’avis aux voyageurs du 25 février 2021). La SAR ne disposait pas de ces renseignements, et ceux-ci ne sauraient être pris en compte par la Cour.

[43] La SAR a examiné les documents sur la situation au pays présentés par les demandeurs, mais a conclu que certains de ces renseignements ne s’appliquaient pas à leur situation. En ce qui concerne les autres éléments de preuve sur la situation au pays, les demandeurs n’ont relevé aucun aspect de l’analyse de la SAR se rapportant à de l’information ayant été révoquée depuis.

[44] Les demandeurs demandent essentiellement à la Cour d’apprécier la preuve à nouveau, ce qu’une cour de révision ne devrait faire qu’en présence de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Je conclus qu’aucune circonstance exceptionnelle ne se présente en l’espèce.

[45] Dans l’ensemble, je conclurai que les demandeurs n’ont pas établi l’existence d’une erreur susceptible de contrôle dans la décision, qui est donc raisonnable.

[46] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-1392-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Angela Furlanetto »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1392-21

 

INTITULÉ :

LUKMAN AKOLAWOLE ATOLAGBE, PHAOZIAT MORENIKEJI ATOLAGBE, HANNAT FOLAJOMI ATOLAGBE, HANEEF FOLARIN ATOLAGBE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 juin 2022

 

COMPARUTIONS :

Seyfi Sun

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Idorenyin Udoh-Orok

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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