Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision


Date : 20220511

Dossier : T-1523-19

Référence : 2022 CF 694

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 mai 2022

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

SHARLENE HUDSON ET

BRINDA WILSON-DEMUTH

demanderesses

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

Table des matières

I. Aperçu 3

II. Contexte 5

A. Faits invoqués par les demanderesses 5

B. Faits invoqués par la défenderesse 12

C. Syndicalisation des employés du SCC 17

III. Procédures internes de règlement des griefs et des plaintes 18

A. Processus de règlement des griefs du SCC 18

B. Politiques du Conseil du Trésor 21

C. Loi canadienne sur les droits de la personne 22

D. Code canadien du travail 23

E. Loi sur l’indemnisation des agents de l’État 24

F. Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles 25

G. Recours non officiel 26

IV. Questions en litige 26

V. Requête en autorisation 26

A. Causes d’action valables 28

(1) Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, art 236 29

(2) Négligence 43

(3) Charte canadienne des droits et libertés, art. 7 et 15 47

B. Groupe identifiable 49

C. Questions communes 56

D. Le meilleur moyen 64

E. Représentantes demanderesses 71

F. Effet de précédent des règlements antérieurs 73

VI. Requête en radiation 75

VII. Conclusion 76

 


I. Aperçu

[1] La demanderesse Sharlene Hudson a été employée du Service correctionnel du Canada [le SCC] en tant qu’agente correctionnelle de 1986 à 2012, avant de s’absenter pour des raisons de maladie. Elle a pris sa retraite du SCC en 2017. Selon la déclaration modifiée, tout au long de son emploi au SCC, Mme Hudson a été victime de harcèlement, de discrimination et d’agression fondés sur le sexe de la part de plusieurs de ses collègues et supérieurs masculins.

[2] La demanderesse Brinda Wilson-Demuth a été employée du SCC de 1992 à 2018. Elle a d’abord travaillé comme psychologue à Prince Albert (Saskatchewan) et à Kitchener (Ontario). Elle a ensuite été nommée directrice adjointe à Prince Albert (Saskatchewan) et à Bath (Ontario), puis directrice de l’Établissement Grand Valley à Kitchener. En 2007, Mme Wilson-Demuth a été affectée à Ottawa en tant que directrice générale du secteur des délinquantes, poste qu’elle a occupé jusqu’en 2012. Elle est devenue directrice de la sécurité ministérielle en 2016, puis directrice générale de la sécurité l’année suivante. Elle a quitté le SCC en mars 2018.

[3] Selon la déclaration modifiée, tout au long de sa carrière au SCC, Mme Wilson-Demuth a été victime de harcèlement et de discrimination fondés sur le sexe de la part de collègues et de supérieurs masculins, et elle a subi un traitement différent et préjudiciable de la part de ses collègues masculins.

[4] Les demanderesses affirment que le SCC, dans le cadre de ses activités et par l’intermédiaire de sa direction, a encouragé et toléré le harcèlement et la discrimination fondés sur le sexe, les agressions sexuelles et la violence sexuelle à l’encontre des employées dans le lieu de travail. Les demanderesses soutiennent également que le SCC n’a pas fourni de voies de recours raisonnables aux femmes ayant subi cette inconduite.

[5] Les demanderesses font valoir que la procédure de plainte mise en place par le SCC était lacunaire en ce qu’elle obligeait les employées à dénoncer l’inconduite aux auteurs eux‑mêmes, ou encore à des amis ou collègues de ces personnes. Elles affirment que le SCC a encouragé et toléré les représailles à l’encontre des employées ayant signalé une inconduite, et que les actes et omissions reprochés à la défenderesse sont généralisés et institutionnalisés.

[6] Les demanderesses demandent à la Cour d’autoriser l’instance comme recours collectif au nom des groupes suivants :

Membres du groupe : toutes les employées, actuelles et anciennes, du Service correctionnel du Canada.

Membres du groupe secondaire : toute personne ayant un lien familial avec une membre du groupe qui, aux termes de la législation applicable sur le droit de la famille, peut faire valoir une revendication par filiation.

[7] La défenderesse s’oppose à l’autorisation du recours collectif envisagé. La défenderesse affirme que la Cour n’a pas compétence pour statuer sur les réclamations des demanderesses; la déclaration modifiée ne fait pas état de causes d’action valables; les groupes proposés ne sont pas identifiables ou sont trop larges; il n’y a pas de points de fait ou de droit communs; et le recours collectif n’est pas le meilleur moyen de régler les réclamations des demanderesses.

[8] En plus de s’opposer à l’autorisation du recours collectif proposé, la défenderesse a présenté une requête aux termes de l’alinéa 221(1)a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles] pour radier la déclaration modifiée dans son intégralité, sans autorisation de modification, au motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action valable.

[9] Pour les motifs qui suivent, les demanderesses n’ont pas établi que la Cour a compétence pour statuer sur les réclamations faites dans la déclaration modifiée. Pour des raisons similaires, elles n’ont pas satisfait à la condition énoncée à l’alinéa 334.16(1)d) des Règles, qui pose que le recours collectif doit être le meilleur moyen pour résoudre les plaintes. La requête en autorisation doit donc être refusée.

[10] Étant donné l’absence de compétence de la Cour, la déclaration modifiée doit être radiée dans son intégralité, sans autorisation de modification.

II. Contexte

A. Faits invoqués par les demanderesses

[11] Selon les demanderesses, le lieu de travail toxique du SCC est décrit avec justesse dans une évaluation organisationnelle de l’Établissement d’Edmonton à sécurité maximale, commandée en mars 2017 :

[traduction]

Vous vous souvenez peut-être du film Le Blob paru en 1988. Le blob est au départ une petite substance gélatineuse d’origine inconnue. Elle avale d’abord un vagabond qui marche sur la route, ce qui la fait grossir, puis elle se glisse dans la ville où elle avale toujours plus de gens, devenant de plus en plus dangereuse et toxique. Plus elle se développe, plus il semble impossible de la combattre. Beaucoup de ceux qui la composent sont des gens bien, mais impuissants face à son pouvoir. Nombreux sont ceux qui ne pensent pas pouvoir lutter seuls et abandonnent tout simplement. Les quelques personnes qui sont encore à l’extérieur sont épuisées à la seule idée d’essayer d’échapper à son pouvoir. Certaines se lassent et finissent aussi par être consumées par le blob. [...]

Comme dans la plupart des films hollywoodiens, le monstre est vaincu à la fin. Dans la réalité, la seule façon de faire évoluer les choses est de fournir des ressources, de mobiliser les gens et de faire émerger de nouveaux modèles.

[12] Les demanderesses soutiennent que la culture de travail toxique au SCC est connue depuis des années, mais que le SCC ne s’est pas attaqué aux problèmes et n’a pas pris de mesures significatives pour les éliminer.

[13] Dans son rapport annuel de 2012-2013, l’enquêteur correctionnel mentionne que 31,8 % des employés du SCC ayant participé à un sondage en 2012 ont déclaré avoir été victimes de harcèlement au travail au cours de l’année précédente, le plus souvent de la part de leurs superviseurs immédiats ou de collègues de la même unité de travail. Les demanderesses soulignent qu’il s’agit des personnes auxquelles les employés du SCC doivent présenter leurs griefs et leurs plaintes. Par ailleurs, selon les résultats de ce sondage, les employées du SCC étaient proportionnellement plus nombreuses que leurs collègues masculins à être victimes de harcèlement dans le lieu de travail au SCC.

[14] Dans son rapport annuel de 2017-2018, l’enquêteur correctionnel fait état de la nécessité d’un changement organisationnel au SCC, soulignant que : « les pratiques menées par le personnel et qui nuisent à la dignité humaine ou la dégradent (harcèlement sexuel, intimidation, discrimination) peuvent mener à une culture de travail toxique. Un milieu de travail où règne la peur et où les employés craignent les représailles et l’intimidation est très dysfonctionnel. Il s’agit de l’antithèse du modelage du comportement approprié pour les détenus. »

[15] Dans un rapport publié en 2019, le vérificateur général du Canada faisait le constat suivant :

Dans l’ensemble, nous avons constaté que les mesures mises en œuvre par l’Agence des services frontaliers du Canada et Service correctionnel Canada pour lutter contre le harcèlement, la discrimination et la violence en milieu de travail n’étaient pas suffisantes pour promouvoir l’établissement et le maintien de milieux de travail respectueux. Les deux organisations connaissaient l’existence de ces problèmes, mais aucune n’avait défini de stratégie exhaustive pour les régler. Entre autres, les organisations n’avaient pas établi de mécanisme pour évaluer les progrès réalisés en vue de réduire le harcèlement, la discrimination et les actes de violence, et en rendre compte. Au terme du sondage que nous avons mené auprès des employés de ces deux organisations, nous avons constaté que ceux-ci exprimaient des préoccupations graves ou importantes à l’égard de la culture organisationnelle et qu’ils craignaient des représailles s’ils portaient plainte contre des collègues ou des superviseurs pour harcèlement, discrimination ou violence en milieu de travail. De plus, les employés avaient des préoccupations graves ou importantes à l’égard du manque de courtoisie et de respect dans leur milieu de travail.

[16] L’évaluation organisationnelle de mars 2017 de l’Établissement d’Edmonton décrit le lieu de travail comme un [traduction] « environnement toxique qui mise sur la peur et l’intimidation et qui ne peut être décrit que comme une culture de peur, de méfiance, d’intimidation, de désorganisation et d’incohérence. Il est rare que quelqu’un soit tenu responsable de ses actes. »

[17] Mme Hudson a trouvé une souris morte dans sa boîte aux lettres après avoir signalé à un superviseur qu’elle était constamment victime de harcèlement sexuel, de discrimination fondée sur le sexe et d’abus sexuels dans le lieu de travail au SCC. Elle en a compris qu’on la considérait comme une « vermine » pour avoir dénoncé une mauvaise conduite. Elle n’a pas signalé d’autres incidents de harcèlement ou d’abus à la direction du SCC.

[18] Mme Wilson-Demuth affirme que les plaintes qu’elle a déposées pour dénoncer le harcèlement sexuel et la discrimination fondée sur le sexe dont elle était victime dans le lieu de travail au SCC ont été systématiquement rejetées par les cadres supérieurs, dont certains étaient les auteurs des actes d’inconduite. Mme Wilson-Demuth a été informée un jour par un commissaire du SCC que, en tant que femme au SCC, elle était [traduction] « censée pouvoir vivre avec un certain nombre d’abus ».

[19] Mme Hudson et Mme Wilson-Demuth affirment toutes deux avoir composé avec de lourdes conséquences à la suite de leur traitement défavorable dans le cadre de leur emploi au SCC, depuis la dépression et l’anxiété jusqu’au syndrome de stress post-traumatique. Les avocats des demanderesses disent avoir été contactés par des femmes de partout au Canada qui disent avoir été victimes de harcèlement fondé sur le sexe, de discrimination, d’agression sexuelle et de violence sexuelle dans le lieu de travail au SCC.

[20] Le dossier de requête des demanderesses contient les déclarations sous serment de 10 employées actuelles et anciennes du SCC, et dont le témoignage vise à illustrer la nature systémique des lacunes opérationnelles du SCC et de sa [traduction] « culture paramilitariste de misogynie ». Les déclarations sous serment décrivent également le préjudice causé par la conduite du SCC et l’incapacité des membres du groupe à obtenir une réparation efficace pour l’inconduite alléguée.

[21] Les demanderesses ont produit deux rapports d’expert. Le premier est rédigé par Mme Jennifer Berdahl, professeure de sociologie à l’Université de Colombie-Britannique et membre de la faculté du VMware Women’s Leadership Innovation Lab à l’Université de Stanford. Le second est rédigé par Angela Workman-Stark, professeure agrégée de gestion des ressources humaines et de comportement organisationnel, et doyenne associée, Opérations et innovation, à la faculté des affaires de l’Université Athabasca.

[22] Selon Mme Berdahl, les femmes dans les organisations traditionnellement dominées par les hommes :

[traduction]

[...] subissent souvent du harcèlement et de la discrimination aux mains d’autres membres qui forment la majorité, qui sont généralement plus puissants et qui ont davantage de relations. [...] Ainsi, il se peut que les sociétés professionnelles et les syndicats dominés par les hommes n’enquêtent pas sur le harcèlement et la discrimination fondés sur le sexe et ne mettent pas à l’abri de représailles les femmes qui tentent de porter plainte.

[23] Angela Workman-Stark a observé des dynamiques similaires dans d’autres milieux de travail traditionnellement dominés par les hommes, comme la Gendarmerie royale du Canada [la GRC], le service de police de Calgary et les Forces armées canadiennes. Selon elle, l’hostilité envers les femmes semble être plus répandue dans les environnements de travail militaires et paramilitaires, y compris les services correctionnels. Un thème récurrent est le [traduction] « culte de la masculinité », qui rejette les caractéristiques [TRADUCTION] « féminines », qui seraient synonymes de faiblesse dans ces environnements [TRADUCTION] « hypermasculins ».

[24] Les demanderesses affirment que les éléments de preuve qu’elles ont présentés à l’appui de la requête en autorisation établissent ce qui suit :

[traduction]

a) Le mécanisme interne de règlement des griefs et des plaintes au SCC est « corrompu »; il est courant que les plaintes soient rejetées sans que la procédure normale soit respectée, qu’elles soient retirées par le demandeur ou qu’elles soient encore en attente de traitement des années après avoir été déposées;

b) En 2018, malgré le fait que des milliers d’employés du SCC avaient déclaré avoir été victimes de harcèlement et de discrimination au cours des 12 mois précédents lors du sondage auprès des fonctionnaires fédéraux, le nombre total de griefs déposés par des employées du SCC en 2018 n’était que de 56. Or, il avait été fait droit à seulement trois de ces griefs, et le directeur des relations de travail du Canada pour le SCC n’avait aucune raison à donner pour expliquer un si petit nombre de griefs accueillis;

c) En 2019, malgré le fait que des milliers d’employés du SCC avaient déclaré avoir été victimes de harcèlement et de discrimination au cours des 12 mois précédents lors du sondage auprès des fonctionnaires fédéraux, le nombre total de griefs déposés par des employées du SCC en 2019 n’était que de 36. Parmi ceux-ci, aucun n’a été accueilli;

d) La crainte de représailles est « profondément ancrée dans la culture du SCC », et de nombreuses employées du SCC craignent de subir des conséquences dans l’éventualité où elles déposeraient un grief, notamment de subir un nouvel acte de harcèlement sexiste, de discrimination ou d’agression sexuelle;

e) En 2018 et 2019, environ la moitié des employés du SCC ont déclaré avoir été victimes de harcèlement au cours des 12 mois précédents, mais ne pas avoir déposé de grief ou de plainte officielle par crainte de représailles. Le directeur des relations de travail du Canada pour le SCC a admis qu’il s’agissait-là d’une source de préoccupation et qu’il fallait « des espaces sûrs pour que les gens se manifestent » afin que les allégations « puissent être correctement examinées et traitées »;

f) En 2018 et 2019, 64 % et 63 % (respectivement) des employés du SCC n’ont pas déposé de grief après avoir vécu du harcèlement, parce qu’ils pensaient que cela n’y changerait rien;

g) Il n’existe aucune forme pratique de recours pour les employées du SCC. Par exemple si l’on examine la procédure interne du SCC en matière d’enquête et de résolution des plaintes de harcèlement, y compris le harcèlement sexuel, entre 2013 et 2021, moins de dix pour cent des employées du SCC qui ont porté plainte conformément à la Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement du Conseil du Trésor ont vu leur plainte accueillie;

h) Les questions soulevées en l’espèce ont une portée nationale et sont endémiques au SCC en tant qu’organisation;

i) Les employés et les gestionnaires du SCC tolèrent une culture de travail qui encourage la dégradation et la sexualisation des employées du SCC;

j) La culture du SCC est dominée par la « loi du silence » qui décourage le signalement des incidents de discrimination, de harcèlement et d’agression;

k) Il y a eu un manque de confidentialité dans la chaîne de commandement qui, combiné à une incapacité à prendre au sérieux les allégations de harcèlement sexuel et d’agression sexuelle, a conduit à l’ostracisme de ceux qui se sont plaints;

l) Le président du Syndicat des agents correctionnels du Canada à l’Établissement Nova pour femmes a déclaré que « le manque de confiance à l’égard de la procédure de règlement des griefs est une raison pour laquelle de nombreuses travailleuses du SCC ne déposent pas de griefs après avoir été victimes de harcèlement ou de discrimination fondés sur le sexe dans le lieu de travail », et que de nombreuses plaintes sont jugées « non fondées »;

m) Une membre du groupe n’a pas signalé ses expériences personnelles de harcèlement ou de discrimination fondés sur le sexe, ou celles dont elle a été témoin, parce qu’elle avait l’impression que personne parmi la direction du SCC ne la soutiendrait si elle dénonçait ce comportement, et parce qu’elle craignait de subir des représailles en conséquence de sa dénonciation;

n) Un rapport du SCC sur le lieu de travail souligne que les employés ont le sentiment que la direction utilise les enquêtes contre eux pour des raisons « punitives » et pour qu’il y ait une « chasse aux sorcières » pour les blâmer.

B. Faits invoqués par la défenderesse

[25] La défenderesse conteste la description faite par Mme Berdahl et Mme Workman-Stark du SCC comme étant un lieu de travail homogène dominé par les hommes. Les femmes ont de tout temps été plus nombreuses que les hommes au SCC. Les environnements et les cultures de travail varient considérablement selon le bureau, l’établissement ou l’installation, et aucun ne peut être décrit à juste titre comme [traduction] « paramilitariste ». Selon la défenderesse, le SCC est une vaste organisation composée de nombreux lieux de travail différents. Le SCC emploie 20 604 personnes qui remplissent un large éventail de fonctions partout au pays.

[26] Le SCC fonctionne selon trois niveaux de gestion : l’administration centrale [l’AC], les administrations régionales [les AR] et les bureaux de libération conditionnelle en établissement ou de district. L’AC, située à Ottawa, est responsable de la planification globale, de l’élaboration des politiques et de l’administration de l’organisme. Elle comprend douze secteurs, chacun ayant sa propre direction générale et sa propre sphère de responsabilité.

[27] Il y a une AR dans une ville de chacune des cinq régions suivantes : Atlantique, Québec, Ontario, Prairies et Pacifique. Les régions sont ensuite divisées suivant les délimitations des provinces. Les AR sont chargées de superviser les activités des établissements correctionnels et d’assurer la surveillance des contrevenants dans leur région respective. Chaque AR a un sous‑commissaire régional responsable de la gestion des opérations du SCC, de la mise en œuvre de la politique correctionnelle et de la prestation de conseils sur les questions de justice pénale dans sa région.

[28] Le SCC gère 43 établissements, 14 centres correctionnels communautaires et 92 bureaux de libération conditionnelle partout au Canada. Il s’agit d’établissements pour hommes, d’établissements pour femmes, de pavillons de ressourcement pour Autochtones, de centres correctionnels communautaires et de centres de traitement régionaux. Les établissements sont ensuite classés par type (établissements à sécurité maximale, moyenne ou minimale, établissements à niveaux de sécurité multiples, établissements regroupés), et varient selon la taille, l’infrastructure, les mesures de contrôle, la population carcérale et la culture.

[29] Un large éventail d’activités sont accomplies dans les établissements et les installations par divers employés : agents correctionnels, intervenants de première ligne, agents de libération conditionnelle, professionnels de la santé, agents de programmes correctionnels, agents de programmes correctionnels pour Autochtones, agents de programmes correctionnels pour les Inuits, agents de programmes sociaux, personnel d’éducation et de formation, gens de métier et personnel de soutien administratif. Les autres membres du personnel des établissements travaillent dans les services de gestion, des finances, de la gestion des peines, de l’aumônerie ainsi que des services électroniques, informatiques et de blanchisserie.

[30] Un changement structurel important a eu lieu au SCC entre 1995 et 2004, période au cours de laquelle ont été créés six établissements distincts pour femmes. Avant 1995, il n’y avait qu’un seul établissement pour femmes au Canada. Aujourd’hui, il en existe dans chaque région.

[31] Le SCC tient une base de données des employés actuels et anciens. Celle-ci comprend tous les employés nommés pour une période indéterminée ou déterminée, les employés occasionnels et les étudiants qui ont travaillé au SCC à un moment où à un autre depuis 1998. Le 12 mai 2021, la base de données comptait 55 905 personnes, dont 29 222 (soit environ 52 %) étaient désignées comme étant des femmes. En outre, le personnel féminin est plus nombreux que le personnel masculin dans plusieurs groupes d’emploi, y compris dans le groupe qui compte le plus d’employés, qui est composé à environ 74 % de femmes.

[32] En moyenne, environ 76 % des membres du personnel des six établissements pour femmes gérés par le SCC sont désignés comme étant de sexe féminin dans la base de données. Les employées occupent des postes à tous les niveaux des établissements.

[33] Aucune des AR n’est située dans des pénitenciers ou n’y est reliée. Sauf rares exceptions, les employés de l’administration centrale et des administrations régionales ne se rendent pas dans les établissements dans le cadre de leur travail courant, et les détenus ne se rendent pas à l’administration centrale ou dans les administrations régionales. À l’AC et dans les AR, le personnel travaille dans des immeubles de bureaux, un environnement similaire à celui des autres ministères fédéraux. Ils ne portent pas l’uniforme et ne sont pas directement responsables de la sécurité des lieux. De nombreux employés de l’AC et des AR ont travaillé à domicile pendant la pandémie de COVID-19.

[34] La défenderesse affirme que la nature de l’établissement, de l’installation ou du bureau joue un rôle important pour façonner l’environnement et la culture de travail. L’environnement des établissements à sécurité maximale, où le comportement des détenus fait l’objet des restrictions les plus rigoureuses, est axé sur la sécurité. Dans les établissements à sécurité minimale, l’environnement est moins structuré et les détenus ont plus de liberté de mouvement et assument davantage de responsabilités au regard des activités de la vie quotidienne. Il n’y a pas d’agents correctionnels armés dans les établissements à sécurité minimale.

[35] Il existe également une grande variabilité entre les établissements à niveaux de sécurité multiples, par exemple :

  • a) Les établissements pour femmes accueillent des femmes enceintes et des enfants de moins de cinq ans. Ils disposent de terrains de jeux et de quartiers adaptés aux enfants. Dans les établissements à sécurité minimale ou moyenne, les détenues vivent dans des appartements avec aires de vie communes et veillent à leurs propres besoins au quotidien.

  • b) Les pavillons de ressourcement pour Autochtones sont gérés en collaboration avec les communautés autochtones et visent à répondre aux besoins des détenus par la tenue de cérémonies et par des contacts avec les aînés et des interactions avec la nature.

  • c) Les centres de traitement régionaux sont un modèle hybride entre le pénitencier et le centre de traitement psychiatrique. Ils accueillent des personnes qui, en raison d’un handicap mental ou physique, ne peuvent recevoir des soins dans un établissement ordinaire.

[36] Les centres correctionnels communautaires [les CCC] et les bureaux de libération conditionnelle sont des établissements communautaires. Les CCC sont des « maisons de transition » aménagées à la manière d’appartements pour accueillir des contrevenants selon différents modes de mise en liberté. Il n’y a pas d’agent correctionnel dans les CCC. En cas de problème de sécurité, le personnel des CCC s’en remet aux commissionnaires sur place ou au service de police local. Les contrevenants se rendent dans les bureaux de libération conditionnelle pour y rencontrer leur agent de libération conditionnelle.

C. Syndicalisation des employés du SCC

[37] À quelques exceptions près, les employés du SCC sont nommés à leur poste conformément à l’article 29 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, LC 2003, c 22. Ils peuvent être nommés pour une durée indéterminée, déterminée, à titre occasionnel ou saisonnier, ou à temps partiel. Mme Hudson et Mme Wilson-Demuth ont toutes deux été nommées à leur poste pour une durée indéterminée.

[38] La libre négociation collective est accessible aux membres de la fonction publique fédérale depuis la promulgation de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LRC (1985), c P-35 en 1967. La grande majorité des employés du SCC est syndiquée.

[39] Selon la classification de leur poste, les employés du SCC sont représentés par l’un des six agents de négociation suivants : le Syndicat des agents correctionnels du Canada, l’Alliance de la fonction publique du Canada, l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada, l’Association canadienne des employés professionnels, l’Association canadienne des agents financiers ou la Fraternité internationale des ouvriers en électricité. Chaque unité de négociation est visée par sa propre convention collective qui est renégociée périodiquement par l’agent négociateur et le Secrétariat du Conseil du Trésor au nom du Conseil du Trésor [le CT].

[40] Certains employés sont exclus ou autrement non représentés par un agent négociateur. Trois groupes professionnels ne sont pas représentés dans l’administration publique centrale : le groupe de la direction [EX] et le groupe Gestion du droit [LC], qui représentent les cadres supérieurs, et le groupe Gestion du personnel [PE], qui comprend les postes de conseil en gestion des ressources humaines. En outre, la syndicalisation n’est pas possible pour plusieurs autres postes considérés comme des postes de direction ou des postes confidentiels. Les postes ne peuvent être exclus d’une unité de négociation pour ce motif que par ordonnance de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral [la CRTESPF], en fonction de critères définis par la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22, art 2 [la LRTSPF].

[41] Le SCC compte actuellement environ 10 430 femmes parmi ses employés, ce qui représente 51,1 % de l’effectif. Environ 9 504 (ou 91,1 %) des employées du SCC sont représentées par un agent négociateur. Les 926 employées (soit 8,9 %) qui ne sont pas représentées occupent un poste exclu, sont des employées occasionnelles ou des étudiantes, ou ont été employées moins de trois mois dans un poste à durée déterminée.

III. Procédures internes de règlement des griefs et des plaintes

[42] La défenderesse a souligné les procédures internes suivantes de règlement des griefs et des plaintes qui sont à la disposition des employées du SCC :

A. Processus de règlement des griefs du SCC

[43] Les griefs et les plaintes en matière de harcèlement sont généralement déposés à l’échelle locale, par un employé qui a un grief ou une plainte à soumettre à son superviseur immédiat ou à son directeur. Le droit de déposer un grief est accordé aux employés syndiqués et non syndiqués. Les anciens employés peuvent déposer un grief pour tout problème survenu pendant qu’ils occupaient leur emploi.

[44] Il existe trois types de griefs en vertu de la LRTSPF : le grief individuel, le grief de principe et le grief collectif. Le grief individuel peut être présenté par tout employé qui s’estime lésé : a) par l’interprétation ou l’application à son égard soit de toute disposition d’une loi ou d’un règlement ou de toute directive concernant les conditions d’emploi, soit de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale; b) par suite de tout fait portant atteinte à ses conditions d’emploi. Le grief collectif peut être présenté par l’agent négociateur au nom d’un groupe de fonctionnaires qui s’estiment lésés par la même interprétation ou application à leur égard de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale. L’agent négociateur peut présenter un grief de principe portant sur l’interprétation ou l’application d’une disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale relativement à l’unité de négociation.

[45] Le champ des questions pouvant faire l’objet d’un grief est très large, comprenant notamment le harcèlement et la discrimination fondés sur le sexe dans le lieu de travail. Bien que les conventions collectives visant les employés du SCC contiennent des dispositions interdisant le harcèlement et la discrimination fondés sur le sexe, il s’agit tout de même de questions pouvant faire l’objet d’un grief, peu importe si une convention collective ou une décision arbitrale contient ou non une disposition applicable à cet égard.

[46] Les griefs individuels présentés par les employés du SCC ou leurs agents de négociation sont traités en interne selon un processus établi dans les conventions collectives. Il y a trois niveaux d’examen et de décision au sommet desquels se trouve le commissaire adjoint, Gestion des ressources humaines. Si, à un moment quelconque, la personne désignée pour entendre un grief est l’objet de la plainte, la procédure passe directement au palier suivant.

[47] Si un grief n’est pas résolu à la satisfaction de l’employé, la décision finale peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire ou être renvoyée à la CRTESPF pour arbitrage indépendant, en supposant que cette dernière ait compétence en la matière. En vertu du paragraphe 209(1) de la LRTSPF, la compétence de la CRTESPF à l’égard d’un grief individuel englobe les questions relatives à l’interprétation ou à l’application d’une convention collective ou d’une décision arbitrale. Les employés syndiqués du SCC peuvent, avec l’approbation de leur agent négociateur, soumettre à la CRTESPF des griefs en invoquant les interdictions que prévoit leur convention collective en matière de discrimination ou de harcèlement sexuel. Dans le cas des griefs ne pouvant être renvoyés à l’arbitrage, les employés non syndiqués peuvent contester les décisions rendues au dernier palier en demandant un contrôle judiciaire à la Cour.

[48] La portée des réparations offertes par l’intermédiaire de la procédure de grief est large. Aux trois premiers paliers, les décideurs disposent d’un large pouvoir discrétionnaire pour ce qui est de la réparation offerte en cas de discrimination ou de harcèlement. Ils peuvent, entre autres, interpréter et appliquer la Charte canadienne des droits et libertés, accorder des dommages‑intérêts ou renvoyer l’affaire à une enquête disciplinaire.

[49] Si la CRTESPF établit qu’un grief est fondé, elle a le pouvoir de rendre toute ordonnance qu’elle juge indiquée dans les circonstances. Cela comprend l’octroi d’une indemnisation pour les pertes subies (y compris des dommages-intérêts pour la perte de possibilités de carrière), l’annulation d’une mesure disciplinaire ou toute autre indemnisation pécuniaire (y compris des intérêts dans les cas d’un licenciement, d’une rétrogradation, d’une suspension ou d’une sanction financière). La CRTESPF a également le pouvoir d’appliquer et d’accorder des mesures de redressement conformément à la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985), c H-6, et à toute autre loi fédérale relative aux questions d’emploi.

[50] Conformément au sous-alinéa 186(2)a)(iii) de la LRTSPF, il s’agit d’une pratique déloyale de la part de l’employeur et du titulaire d’un poste de direction d’exercer des représailles contre un employé qui a exercé son droit de déposer un grief.

B. Politiques du Conseil du Trésor

[51] Entre le 1er octobre 2012 et le 31 décembre 2020, la politique applicable du CT était la Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement. Cette politique et la directive connexe définissent un cadre général aux fins de l’enquête et de la résolution des plaintes de harcèlement dans le lieu de travail. Elles s’appliquent à l’ensemble de l’administration publique centrale.

[52] Conformément au Guide d’application du processus de résolution du harcèlement du CT, le SCC a mis en place des procédures internes aux fins d’enquête et de résolution des plaintes de harcèlement dans le lieu de travail déposées par ses employés. Entre 2013 et 2021, 1 382 plaintes de harcèlement ont été déposées par des employés du SCC, dont environ 703 par des femmes.

[53] À compter du 1er janvier 2021, l’enquête et la résolution des plaintes de harcèlement sont guidées par règlement en vertu du Code canadien du travail, LRC (1985), c L-2.

C. Loi canadienne sur les droits de la personne

[54] La Loi canadienne sur les droits de la personne [la LCDP] interdit la discrimination et le harcèlement fondés sur le sexe et l’identité ou l’expression de genre en emploi. Toute personne ou tout groupe au SCC qui prétend que le SCC s’est livré à un acte discriminatoire peut déposer une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission] en vertu de la LCDP.

[55] La Commission est l’organisme de contrôle du Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal]. La Commission peut charger un enquêteur indépendant d’enquêter sur la plainte et de préparer un rapport sur l’opportunité de renvoyer la plainte au Tribunal. La Commission offre également des services de médiation avec le consentement des deux parties, et peut nommer un conciliateur en vue du règlement de la plainte. Si des plaintes distinctes soulèvent des questions de fait et de droit substantiellement similaires, la Commission peut traiter celles‑ci ensemble.

[56] Si le règlement d’une plainte relative aux droits de la personne n’est pas possible, la Commission peut renvoyer l’affaire au Tribunal. La Commission peut décider de participer à la procédure devant le Tribunal, et elle peut produire des éléments de preuve et présenter des observations dans l’intérêt public. Si le Tribunal détermine qu’une plainte est fondée, il peut accorder des mesures de redressement individuelles, y compris la réintégration et des mesures pécuniaires ou systémiques. Un plaignant qui n’est pas satisfait du traitement d’une plainte par la Commission, ou de la décision du Tribunal, peut introduire une demande de contrôle judiciaire devant la Cour.

[57] Entre 2015, moment où le SCC a commencé à recueillir des données nationales sur les plaintes relatives aux droits de la personne, et le 25 mai 2021, 260 plaintes ont été déposées auprès de la Commission par des employés du SCC, dont 54 % étaient des femmes. Soixante‑dix-huit plaintes, dont 90 % déposées par des femmes, dénonçaient un acte discriminatoire fondé sur le sexe.

D. Code canadien du travail

[58] Avant l’entrée en vigueur du Règlement sur la prévention du harcèlement et de la violence dans le lieu de travail, DORS/2020-130 [le RPHVLT], le 1er janvier 2021, le Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail, DORS/86-304, exigeait que tous les employeurs élaborent une politique de prévention et de traitement de la violence en milieu de travail. Depuis le 1er janvier 2021, le Code canadien du travail offre aux employés du SCC un recours en cas de harcèlement et de violence fondés sur le sexe en milieu de travail, en vertu du RPHVLT.

[59] Pour donner effet aux exigences du RPHVLT, le SCC a publié la Politique de prévention du harcèlement et de la violence dans le lieu de travail. Entre le 1er janvier 2021 et le 30 avril 2021, 78 avis d’incident ont été déposés par des employés du SCC.

[60] En vertu de l’article 128 du Code canadien du travail, l’employé peut refuser de travailler s’il a des motifs raisonnables de croire qu’il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu de travail. Le Code interdit également à l’employeur d’exercer des représailles à l’encontre d’employés ayant fourni des renseignements ou ayant témoigné au sujet de conditions de travail les concernant ou concernant d’autres employés.

E. Loi sur l’indemnisation des agents de l’État

[61] Sous réserve de l’examen et de l’approbation d’une commission provinciale des accidents du travail, toute personne qui reçoit un salaire direct ou au nom de Sa Majesté la Reine du chef du Canada peut avoir droit à une indemnisation pour les accidents du travail, y compris les accidents découlant du harcèlement et de la discrimination en milieu de travail en vertu de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État, LRC (1985), c G-5 [la LIAE]. En vertu de cette loi, tous les employés du SCC, y compris les étudiants et les employés occasionnels, sont admissibles à des prestations accordées aux victimes d’accidents du travail, y compris les atteintes à la santé mentale.

F. Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles

[62] Les plaintes de harcèlement constituant une contravention grave d’une politique du CT ou d’un code de conduite du SCC peuvent être déposées auprès du superviseur de l’employé, d’un cadre supérieur désigné ou du Commissariat à l’intégrité du secteur public du Canada [le CISP], conformément à la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, LC 2005, c 46 [LPFDAR]. Lorsque la divulgation est faite à un superviseur ou à un cadre supérieur désigné, et si un acte répréhensible est constaté, le CISP doit publier toute recommandation et toute mesure corrective, ou expliquer pourquoi aucune mesure corrective n’a été prise.

[63] Le CISP peut enquêter sur toute divulgation afin de déterminer si des actes répréhensibles ont été commis, faire rapport de ses conclusions et recommander des mesures correctives à l’administrateur général du Ministère. Si des actes répréhensibles sont constatés, le CISP dépose un rapport au Parlement dans lequel il formule une opinion quant au caractère satisfaisant de la réponse de l’administrateur général aux recommandations. La LPFDAR autorise également les plaintes pour allégation de représailles.

[64] Le CISP a mené deux enquêtes concernant des comportements de harcèlement de la part d’employés du SCC. En réponse aux recommandations du CISP, le SCC a adopté d’autres mesures, notamment en proposant des séances de formation et de sensibilisation supplémentaires, en collaborant avec les agents de négociation pour élaborer un plan d’action sur le mieux-être au travail, et en convoquant les gestionnaires en cause à des audiences disciplinaires.

G. Recours non officiel

[65] Outre les mécanismes de recours officiels décrits ci-dessus, les employés du SCC peuvent signaler de manière non officielle les problèmes de harcèlement ou de discrimination dans le lieu de travail en utilisant la ligne téléphonique du SCC et le mécanisme de gestion informelle des conflits, par l’intermédiaire du Bureau de gestion des conflits.

IV. Questions en litige

[66] Les questions à trancher en l’espèce sont celles de savoir si l’instance doit être autorisée comme recours collectif et si la déclaration modifiée doit être radiée sans autorisation de modification.

V. Requête en autorisation

[67] Le critère d’autorisation d’un recours collectif envisagé se trouve au paragraphe 334.16(1) des Règles :

334.16(1) Sous réserve du paragraphe (3), le juge autorise une instance comme recours collectif si les conditions suivantes sont réunies:

a) les actes de procédure révèlent une cause d’action valable;

b) il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes;

c) les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre;

d) le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs;

e) il existe un représentant demandeur qui:

(i) représenterait de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe,

(ii) a élaboré un plan qui propose une méthode efficace pour poursuivre l’instance au nom du groupe et tenir les membres du groupe informés de son déroulement,

(iii) n’a pas de conflit d’intérêts avec d’autres membres du groupe en ce qui concerne les points de droit ou de fait communs,

(iv) communique un sommaire des conventions relatives aux honoraires et débours qui sont intervenues entre lui et l’avocat inscrit au dossier.

334.16(1) Subject to subsection (3), a judge shall, by order, certify a proceeding as a class proceeding if

(a) the pleadings disclose a reasonable cause of action;

(b) there is an identifiable class of two or more persons;

(c) the claims of the class members raise common questions of law or fact, whether or not those common questions predominate over questions affecting only individual members;

(d) a class proceeding is the preferable procedure for the just and efficient resolution of the common questions of law or fact; and

(e) there is a representative plaintiff or applicant who

i. would fairly and adequately represent the interests of the class,

ii. has prepared a plan for the proceeding that sets out a workable method of advancing the proceedings on behalf of the class and of notifying class members as to how the proceeding is progressing,

iii. does not have, on the common questions of law or fact, an interest that is in conflict with the interests of other class members, and

iv. provides a summary of any agreements respecting fees and disbursements between the representative plaintiff of application and the solicitor of record.

A. Causes d’action valables

[68] L’instruction d’un procès requiert du demandeur qu’il allègue des faits matériels suffisamment précis à l’appui de la déclaration et de la mesure sollicitée (Mancuso c Canada (Santé Nationale et Bien-être Social), 2015 CAF 227 [Mancuso] au para 16. Les actes de procédure jouent un rôle important pour aviser les intéressés et définir les questions à trancher. La Cour et les parties adverses n’ont pas à émettre des hypothèses sur la façon dont les faits pourraient être organisés différemment pour appuyer diverses causes d’action. Si la Cour autorisait les parties à avancer de simples affirmations de fait, ou de simples conclusions de droit, alors les actes de procédure ne rempliraient pas le rôle qui leur revient, soit celui de cerner les questions en litige (Mancuso, aux para 16 et 17).

[69] Le demandeur doit énoncer, avec concision, mais suffisamment de précision, les éléments constitutifs de chacun des moyens de droit ou de fait soulevé. L’acte de procédure doit indiquer au défendeur par qui, quand, où, comment et de quelle façon sa responsabilité a été engagée. Le demandeur ne peut déposer des actes de procédures insuffisants et ensuite compter sur le défendeur pour présenter une demande de précisions, pas plus qu’il ne peut les compléter au moyen de précisions visant à les rendre suffisants (Mancuso, aux para 19 et 20).

[70] Les actes de procédure ordinaires s’appliquent tout autant à un recours collectif. La Cour doit considérer l’acte de procédure tel qu’il a été rédigé, et non tel qu’il pourrait l’être. L’ouverture d’un recours collectif projeté est une affaire très sérieuse qui peut affecter les droits d’un grand nombre des membres du groupe ainsi que les responsabilités et les intérêts des défendeurs. La conformité aux Règles n’est pas sans importance ou optionnelle, elle est en vérité obligatoire et essentielle (Merchant Law Group c Agence du revenu du Canada, 2010 CAF 184 au para 40).

(1) Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, art 236

[71] Les demanderesses reconnaissent que le SCC fait partie de l’« administration publique centrale » au sens de la LRTSPF et que ses employés sont assujettis à l’article 236. Cette disposition est libellée ainsi :

Absence de droit d’action

Différend lié à l’emploi

236 (1) Le droit de recours du fonctionnaire par voie de grief relativement à tout différend lié à ses conditions d’emploi remplace ses droits d’action en justice relativement aux faits — actions ou omissions — à l’origine du différend.

Application

(2) Le paragraphe (1) s’applique que le fonctionnaire se prévale ou non de son droit de présenter un grief et qu’il soit possible ou non de soumettre le grief à l’arbitrage.

[…]

No Right of Action

Disputes relating to employment

236 (1) The right of an employee to seek redress by way of grievance for any dispute relating to his or her terms or conditions of employment is in lieu of any right of action that the employee may have in relation to any act or omission giving rise to the dispute.

Application

(2) Subsection (1) applies whether or not the employee avails himself or herself of the right to present a grievance in any particular case and whether or not the grievance could be referred to adjudication.

[…]

[72] Le droit de déposer un grief est accessible aux employés tels que définis au paragraphe 206(1) de la LRTSPF. Les employés tant syndiqués que non syndiqués peuvent déposer un grief. La défenderesse affirme que le droit de déposer un grief des demanderesses englobe les allégations contenues dans la déclaration modifiée, en ce que celles-ci concernent leurs « conditions d’emploi », comme cette expression est utilisée à l’article 208 de la LRTSPF :

Droit du fonctionnaire

208 (1) Sous réserve des paragraphes (2) à (7), le fonctionnaire a le droit de présenter un grief individuel lorsqu’il s’estime lésé a) par l’interprétation ou l’application à son égard :

(i) soit de toute disposition d’une loi ou d’un règlement, ou de toute directive ou de tout autre document de l’employeur concernant les conditions d’emploi,

(ii) soit de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;

b) par suite de tout fait portant atteinte à ses conditions d’emploi.

Right of employee

208 (1) Subject to subsections (2) to (7), an employee is entitled to present an individual grievance if he or she feels aggrieved (a) by the interpretation or application, in respect of the employee, of

(i) a provision of a statute or regulation, or of a direction or other instrument made or issued by the employer, that deals with terms and conditions of employment, or

(ii) a provision of a collective agreement or an arbitral award; or

(b) as a result of any occurrence or matter affecting his or her terms and conditions of employment.

[73] Le paragraphe 236(1) de la LRTSPF a été reconnu comme une [traduction] « éviction explicite » de la compétence des tribunaux (Bron v Canada (Attorney General), 2010 ONCA 71 [Bron] au para 4). Une fois qu’il est établi qu’une question doit faire l’objet d’un grief, le processus de grief ne peut être contourné, même pour des raisons d’efficacité, en invoquant la compétence résiduelle d’un tribunal (Bouchard c Procureur général du Canada, 2019 QCCA 2067).

[74] Le paragraphe 236(1) de la LRTSPF a été adopté en 2005 en réponse directe aux décisions de la Cour suprême du Canada dans les arrêts Vaughan c Canada, [2005] 1 RCS 146 [Vaughan] et Weber c Ontario Hydro, [1995] 2 RCS 929 [Weber] (voir Procureur général du Canada, au nom de Service correctionnel du Canada, c Robichaud et MacKinnon, 2013 NBCA 3 [Robichaud] au para 3). Les arrêts Vaughan et Weber étayent la prétention que les tribunaux devraient généralement refuser d’exercer toute compétence résiduelle qu’ils pourraient avoir pour intervenir dans les affaires liées à l’emploi. Avant qu’une cour n’intervienne dans un différend relatif à l’emploi, le pouvoir de réparation de l’arbitre doit être limité d’une façon qui engendre la « privation réelle du recours ultime » (Weber, au para 57).

[75] Ce principe a été succinctement énoncé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada c Greenwood, 2021 CAF 186 [Greenwood] au para 130 (autorisation d’interjeter appel refusée, 2022 CanLII 19060 (CSC)) :

Suivant l’arrêt Vaughan et la jurisprudence qui l’applique, dans la plupart des cas, les cours devraient s’abstenir de connaître des recours, intentés par des employés assujettis à la législation du travail du secteur public fédéral, sur des questions qui ne sont pas arbitrables par la [CRTESPF], car une telle ingérence dans le régime légal serait inadmissible. Toutefois, une exception à cette règle générale permet aux cours de connaître les questions qui doivent être soumises à la procédure de griefs interne si cette dernière ne permet pas de véritable recours.

[76] La défenderesse affirme que l’article 236 de la LRTSPF a pour effet de supprimer tout pouvoir discrétionnaire résiduel que la Cour pourrait avoir dans les conflits de travail impliquant des employés ayant des droits de grief. La défenderesse soutient que l’article 236 sert à révoquer toute attribution légale de compétence que la Cour pourrait autrement posséder.

[77] Selon la défenderesse, à la suite de l’adoption de l’article 236 de la LRTSPF, aucune cour, qu’elle ait une compétence légale ou inhérente, n’est jamais intervenue dans un conflit de travail impliquant des employés possédant des droits de grief. Tout au plus peut-on trouver dans la jurisprudence une remarque incidente supposant qu’il pourrait y avoir exception s’il est démontré que l’intégrité de la procédure de grief est compromise au vu de la preuve présentée dans un cas particulier (Lebrasseur c Canada, 2007 CAF 330 [Lebrasseur]). C’est au demandeur qu’il incombe de démontrer qu’un tribunal pourrait exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel (Lebrasseur, aux para 18 et 19).

[78] Dans l’arrêt Robichaud, la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a établi que, si le pouvoir discrétionnaire résiduel d’instruire un conflit de travail continue d’exister malgré l’article 236 de la LRTSPF, ce ne sera que dans des cas « exceptionnels » : « [l]es instances qui font réellement problème sont celles où le processus de règlement des griefs est lui-même “corrompu” » (au para 10).

[79] Les éléments de preuve ne sont généralement pas admissibles pour satisfaire le critère de la « cause d’action valable » aux fins de l’autorisation, mais ils peuvent l’être lorsqu’une question de compétence se pose. Les éléments de preuve relatifs à la nature et à l’efficacité des autres processus proposés sont nécessaires pour permettre à la Cour de déterminer si elle doit décliner sa compétence en faveur des autres mesures de réparation administratives (Greenwood, aux para 95 et 96).

[80] La déclaration modifiée des demanderesses comprend les allégations suivantes :

[traduction]

5. La conduite reprochée n’était pas une question ayant une incidence sur les conditions d’emploi des membres du groupe et n’était pas un accident découlant de l’emploi ou survenu dans le cadre de l’emploi des membres du groupe.

6. À titre subsidiaire et quoi qu’il en soit, les processus et mécanismes internes de règlement des différends au sein du SCC présentaient des problèmes systémiques. Il n’y avait pas de mesure de réparation prévue par la loi qui soit efficace, adéquate ou raisonnable, ni de mécanisme interne au SCC par lequel les membres du groupe pouvaient signaler les incidents de violence sexuelle, les menaces de violence sexuelle, les agressions sexuelles, le harcèlement sexuel, la discrimination fondée sur le sexe, les agressions physiques et les représailles. Il n’existait pas non plus de réparation prévue par la loi ni de mécanisme interne efficace, adéquat ou raisonnable au SCC pour traiter les plaintes ou les griefs des membres du groupe concernant la conduite reprochée.

7. Les mesures de redressement internes étaient inefficaces parce qu’elles dépendaient de la « chaîne de commandement », laquelle était composée d’individus qui abusaient de leur pouvoir et qui soit étaient responsables du comportement dénoncé soit agissaient pour protéger d’autres auteurs, perpétuant ainsi la culture misogyne toxique au SCC, normalisant et tolérant la violence sexuelle, les menaces de violence sexuelle, les agressions sexuelles, le harcèlement sexuel, la discrimination fondée sur le sexe, les agressions physiques et les représailles. Les griefs déposés faisaient l’objet d’une enquête inappropriée et inadéquate de la part du SCC et étaient régulièrement, constamment et déraisonnablement jugés non fondés.

8. Les processus internes du SCC n’étaient pas non plus équipés pour offrir un redressement ou une indemnisation pour toute incidence défavorable sur un parcours professionnel ou pour tout préjudice subi par les membres de la famille du groupe.

[81] La déclaration modifiée contient différentes autres allégations concernant le caractère inadéquat du régime de griefs du SCC, mais ni les actes de procédure ni les éléments de preuve présentés à l’appui de la requête en autorisation ne traitent directement de l’éventail complet des mécanismes de réparation décrits sous la rubrique Procédures internes de règlement des griefs et des plaintes, ci-dessus. Ils ne reconnaissent pas non plus le rôle central joué par les syndicats dans la résolution des conflits dans le lieu de travail, s’agissant des employés visés par une négociation collective.

[82] L’une des déclarations sous serment soumises par les demanderesses est confirmée par Chad George McDougall, qui a travaillé comme agent correctionnel à l’Établissement de Stony Mountain. Celui-ci affirme que, entre octobre 2018 et septembre 2019, il a agi à titre bénévole en tant que secrétaire de la haute direction du Syndicat des agents correctionnels du Canada [SACC] à l’installation Rockwood de l’Établissement de Stony Mountain. Dans ce rôle, il a appris que le SACC avait déposé des griefs au nom de nombreuses membres qui travaillaient dans des établissements du SCC partout au Canada et qui avaient signalé des cas de harcèlement ou de discrimination fondés sur le sexe, d’agression sexuelle ou de violence sexuelle en milieu de travail. Selon lui, il était fréquent que le SCC conclue que ces types de griefs étaient non fondés, et ceux-ci étaient couramment rejetés.

[83] Selon les déclarations sous serment de Lee-Anne Root, Sharlene Hudson, Miranda Kuester et Ashley Alblas, les employés du SCC signalent rarement les cas d’inconduite sexuelle à leur syndicat, et les représentants syndicaux figurent même parmi les pires auteurs de ces actes. Elles affirment que les représentants syndicaux ne fournissent généralement pas d’assistance, comme le confirment les statistiques sur le petit nombre de griefs déposés et le nombre encore plus petit de griefs accueillis.

[84] La défenderesse s’oppose à ce que les demanderesses s’appuient sur des sondages menés auprès des fonctionnaires, au motif qu’il s’agit d’une preuve par ouï-dire non admissible. Par ailleurs, elle affirme que les éléments de preuve concernant l’incapacité des représentants syndicaux à fournir une assistance adéquate sont clairsemés et anecdotiques.

[85] Le devoir de juste représentation d’une association de salariés constitue le corollaire nécessaire de son droit à l’exclusivité de représentation des salariés compris dans l'unité d’accréditation (Centre hospitalier Régina ltée c Tribunal du travail, [1990] 1 RCS 1330 à la p 1344). Cette obligation est codifiée à l’article 187 de la LRTSPF :

Représentation inéquitable par l’agent négociateur

187 Il est interdit à l’organisation syndicale, ainsi qu’à ses dirigeants et représentants, d’agir de manière arbitraire ou discriminatoire ou de mauvaise foi en matière de représentation de tout fonctionnaire qui fait partie de l’unité dont elle est l’agent négociateur.

Unfair representation by bargaining agent

187 No employee organization that is certified as the bargaining agent for a bargaining unit, and none of its officers and representatives, shall act in a manner that is arbitrary or discriminatory or that is in bad faith in the representation of any employee in the bargaining unit.

[86] Les agents négociateurs bénéficient d’une grande latitude dans les décisions concernant la représentation de leurs membres (Navikevicius c Alliance de la fonction publique du Canada, 2016 CRTEFP 12 au para 17). Il est légitime pour le syndicat de prendre en considération le libellé de la convention collective, les pratiques de l’industrie ou du milieu de travail, la crédibilité du plaignant, l’existence de témoins potentiels pour appuyer la version des faits du plaignant ainsi que les décisions arbitrales rendues dans des circonstances similaires (Ross c Alliance de la fonction publique du Canada, 2017 CRTESPF 13 au para 91).

[87] Il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve devant la Cour pour évaluer le caractère adéquat de la représentation syndicale pour tous les membres du groupe proposé. Il ne serait pas non plus approprié que la Cour tranche cette question sans en informer les agents négociateurs concernés ou sans leur donner l’occasion d’être entendus. Dans la mesure où les syndicats n’ont pas respecté leur devoir de représentation équitable, les plaintes des membres du groupe visent les agents négociateurs, et non la défenderesse.

[88] Les demanderesses prétendent que la question à ce stade de l’analyse n’est pas de savoir si la déclaration modifiée révèle des causes d’action solides, ni s’il est probable qu’elles obtiennent gain de cause. Elles soulignent que la nouveauté n’est pas un obstacle à l’autorisation. Compte tenu de la gravité des faits avancés, les demanderesses affirment qu’il n’est pas manifeste que leurs réclamations ne remplissent pas le critère des circonstances exceptionnelles suffisantes pour évoquer la compétence résiduelle de la Cour d’instruire l’affaire sur le fond.

[89] L’exigence que les actes de procédure révèlent une cause d’action valable est ordinairement évaluée selon la même norme que celle qui s’applique à une requête en radiation. Le demandeur ne satisfait pas à la condition lorsque, à supposer que les faits invoqués soient vrais, la demande ne pourrait manifestement pas être accueillie (Pro-Sys Consultants Ltd c Microsoft Corporation, 2013 CSC 57 au para 63).

[90] Toutefois, comme l’a déclaré la protonotaire Mireille Tabib dans l’affaire Murphy c Canada (Procureur général), 2022 CF 146 [Murphy], avant de décider d’exercer ou non son pouvoir discrétionnaire d’instruire l’affaire, la Cour doit d’abord être convaincue que la procédure de règlement des griefs n’est pas disponible et qu’elle n’offrirait aucune réparation (au paragraphe 32, renvoyant à Alliance de la fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2020 CF 481). Elle poursuit au paragraphe 33 :

Ainsi, et comme le suggère aussi l’arrêt Lebrasseur c Canada 2007 FCA 330, au para 19, lorsqu’il est établi qu’une personne est éligible à se prévaloir d’un régime de présentation de griefs établi par une loi, il appartient au demandeur, et non au défendeur qui cherche à faire rejeter la demande pour prématurité, d’établir que le recours n’est clairement pas disponible. Cette conclusion s’impose, puisque de conclure autrement et d’ouvrir le recours aux tribunaux dès lors qu’une question se pose quant à la recevabilité d’un grief aurait pour effet de passer outre au régime exhaustif voulu par le législateur. Ce serait de demander à la Cour de préjuger de la recevabilité du grief et d’usurper le rôle du décideur de grief quant à l’interprétation et à l’application des dispositions régissant les mécanismes de grief.

[91] Même à ce stade préliminaire, il incombe aux demanderesses d’établir la compétence de la Cour quant aux réclamations énoncées dans la déclaration modifiée. Je ne suis pas persuadé qu’elles l’aient fait.

[92] Les groupes proposés par les demanderesses sont extraordinairement larges. Ils englobent toutes les employées actuelles et anciennes du SCC, sans distinction quant à la date ou au lieu d’emploi. Le groupe secondaire comprend toute personne ayant un lien familial avec une membre du groupe qui, aux termes de la législation applicable sur le droit de la famille, peut faire valoir une revendication par filiation.

[93] Les actes de procédure et les éléments de preuve des demanderesses n’établissent pas que les mécanismes de recours internes dont peuvent se prévaloir les employées du SCC sont, dans toutes les circonstances, dans tous les lieux de travail et à tout moment, « corrompus » et incapables de fournir un redressement efficace. Comme l’a conclu la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Lebrasseur, il incombe au demandeur de démontrer que l’intégrité des mécanismes de recours internes est compromise au vu de la preuve présentée dans le cadre d’une affaire en particulier (au para 19). Compte tenu des éléments de preuve limités présentés à l’appui de la requête en autorisation, il n’est tout simplement pas possible que ce critère soit respecté pour toutes les membres des groupes définis au sens large.

[94] Dans leur plaidoirie finale sur la requête en autorisation, les demanderesses ont indiqué que les groupes proposés pourraient être réduits de la manière suivante :

[traduction]

Définition révisée du groupe (à titre subsidiaire)

Toutes les employées actuelles et anciennes du Service correctionnel du Canada (SCC) qui ont travaillé dans un établissement du SCC.

Définition révisée du groupe (également à titre subsidiaire)

Toutes les employées actuelles et anciennes du Service correctionnel du Canada (SCC) qui ont travaillé dans un établissement du SCC entre 1986 et la date d’autorisation.

Définition révisée du groupe (encore à titre subsidiaire)

Toutes les employées actuelles et anciennes du Service correctionnel du Canada (SCC) qui ont travaillé dans un établissement du SCC entre 1986 et la date d’autorisation et qui prétendent avoir été victimes de harcèlement sexuel, de discrimination fondée sur le sexe, d’agression sexuelle ou de violence sexuelle dans le lieu de travail au SCC.

[95] Ces définitions de rechange auraient pour effet de limiter le groupe proposé aux employées du SCC a) qui ont travaillé en tant qu’agentes correctionnelles plutôt que dans un cadre plus traditionnel de la fonction publique; b) pendant les périodes concordant avec les éléments de preuve présentés par les demanderesses; c) qui affirment expressément avoir été victimes de harcèlement sexuel, de discrimination fondée sur le sexe, d’agression sexuelle ou de violence sexuelle dans le lieu de travail au SCC.

[96] Bien que la Cour dispose de certains éléments de preuve étayant l’existence accrue d’environnements de travail toxiques caractérisés par le harcèlement sexuel et la discrimination fondée sur le sexe dans des pénitenciers tels que l’Établissement à sécurité maximale d’Edmonton ou l’Établissement à niveaux de sécurité multiples de Stony Mountain, cela ne suffit pas à démontrer que les mécanismes de recours internes du SCC n’offrent aucune mesure de redressement valable aux employés qui travaillent comme agentes correctionnelles dans tous les établissements. Même parmi les différents établissements du SCC, qui comprennent des établissements à sécurité maximale, moyenne et minimale, ainsi que des établissements pour femmes, des pavillons de ressourcement pour les Autochtones, des centres de traitement régionaux et des centres correctionnels communautaires, les conditions et la culture dans le milieu de travail varient considérablement.

[97] La Cour ne dispose pas d’éléments de preuve suffisants pour étayer que tous les mécanismes de recours décrits sous la rubrique Procédures internes de règlement des griefs et des plaintes, ci-dessus, sont compromis pour toutes les employées travaillant dans ces environnements. Il n’y a pas non plus d’éléments de preuve suffisants qui établissent que les unités de négociation collective sont institutionnellement incapables d’aider les employées qui présentent des griefs et des plaintes.

[98] Les demanderesses font valoir que la procédure de plainte mise en place par le SCC est lacunaire en ce qu’elle oblige les employées à dénoncer l’inconduite aux auteurs eux‑mêmes, ou encore à des amis ou collègues de ces personnes. Toutefois, comme il est souligné précédemment, si la personne désignée pour entendre un grief est l’objet de la plainte, on passe directement au palier suivant de la procédure. En outre, l’obligation de signaler une faute aux auteurs éventuels n’existe pas dans la plupart des autres mécanismes de recours décrits dans la rubrique Procédures internes de règlement des griefs et des plaintes, ci-dessus.

[99] La défenderesse insiste sur la possibilité de déposer des plaintes en vertu de la LCDP, qui garantit qu’une plainte sera jugée par un tiers neutre. Les plaintes de harcèlement peuvent également être déposées en vertu de la LPFDAR directement auprès du CISP, ce qui garantit aussi que l’affaire sera tranchée par un tiers neutre.

[100] Un thème central des allégations des demanderesses est que les membres du groupe n’ont pas utilisé et n’utiliseront pas les mécanismes de recours internes par crainte de représailles. Plusieurs des femmes qui ont soumis des déclarations sous serment à l’appui de la requête en autorisation donnent cette raison pour expliquer le choix de ne pas donner suite aux griefs. Les demanderesses soulignent que, selon des sondages menés auprès des fonctionnaires en 2018 et en 2019, environ la moitié des employés du SCC ont déclaré avoir été victimes de harcèlement au cours des 12 mois précédents, mais ne pas avoir déposé de grief ou de plainte officielle par crainte de représailles.

[101] Là encore, le rôle des agents négociateurs est essentiel. Les demanderesses portent de larges accusations contre les représentants syndicaux, affirmant qu’ils font partie des pires contrevenants, qu’ils sont complices, ou encore qu’ils sont inefficaces. Or la Cour n’a pas la preuve que ces circonstances, dans la mesure où elles existent, ont cours dans tous les établissements du SCC. Il n’y a pas non plus de preuve que des tentatives concertées ont été faites pour faire avancer les griefs avec l’aide des agents négociateurs, ni que des plaintes pour représentation déloyale ont été déposées lorsque l’aide n’a pas été fournie.

[102] Les demanderesses ne peuvent pas échapper à l’application de l’article 236 de la LRTSPF au motif que leurs réclamations ne sont pas des [TRADUCTION] « différends courants lié au milieu de travail ». Comme l’a déclaré la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Bron, le droit de présenter un grief est [traduction] « très large » et [traduction] « presque tous les différends liés à l’emploi peuvent faire l’objet d’un grief en vertu de l’article 208 de la LRTSPF » (aux para 14 et 15).

[103] Les allégations de harcèlement, de discrimination et même d’agression fondés sur le sexe peuvent faire l’objet d’un grief en vertu de l’article 208 de la LRTSPF. Madame Unetelle c Canada (Procureur général), 2018 CAF 183 [Madame Unetelle] concernait un grief déposé par une employée de l’Agence des services frontaliers du Canada qui affirmait que son employeur ne lui avait pas fourni un lieu de travail exempt de harcèlement. L’employée affirmait avoir subi du harcèlement sexuel prolongé, y compris une agression sexuelle avouée par un collègue. La Commission a accueilli le grief, estimant que l’employeur n’avait pas fourni un lieu de travail exempt de harcèlement, mais n’a pas accordé d’indemnisation. La Cour d’appel fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire, estimant que la CRTESFP avait refusé de manière déraisonnable d’indemniser l’employée pour le préjudice moral qu’elle avait subi (Madame Unetelle, au para 44; voir également Doro c Agence du revenu du Canada, 2019 CRTESPF 6).

[104] Les cours supérieures provinciales ont également reconnu que le harcèlement et la discrimination sexuels ou fondés sur le sexe peuvent faire l’objet d’un grief, et elles refusent généralement d’exercer toute compétence résiduelle qu’elles pourraient avoir en faveur du régime de relations de travail applicable (voir, par exemple, A(K) v Ottawa (City) (2006), 80 OR (3d) 161; Greenlaw v Scott, 2020 ONSC 2028).

[105] La requête en autorisation doit donc être rejetée pour la seule raison que cette Cour n’a pas la compétence sur ce recours par application des articles 208 et 236 LRTSPF. Cette conclusion s’applique également aux membres du groupe proposé dont les réclamations ont pris naissance avant 2005. Les demanderesses n’ont pas démontré que les circonstances de ces membres constituent des « cas exceptionnels », ni qu’une lacune dans l’arbitrage cause une « privation réelle du recours ultime » (Weber, au para 57; Vaughan, aux para 22 et 39).

[106] Si cette conclusion devait se révéler erronée, j’aborderai ci-après le fond des causes d’action proposées et les autres critères énoncés au paragraphe 334.16(1) des Règles.

(2) Négligence

[107] La défenderesse soutient que les allégations de négligence des demanderesses ne révèlent pas de cause d’action valable. Selon elle, les obligations publiques de la Couronne de prendre des mesures pour prévenir le harcèlement, la discrimination et les agressions fondés sur le sexe dans le lieu de travail et d’y remédier ne peuvent servir de fondement à une obligation de droit privé envers les demanderesses.

[108] L’existence d’une obligation de diligence est établie en appliquant le cadre en deux étapes reconnu par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Cooper c Hobart, 2001 CSC 79 [Cooper]. Avant d’appliquer ce cadre, la Cour doit d’abord se demander si la relation entre les parties entre dans une catégorie qui a été précédemment reconnue comme donnant lieu à une obligation de diligence (Cooper, au para 41). La Cour doit ensuite examiner les facteurs particuliers qui ont justifié la reconnaissance de la catégorie antérieure afin de déterminer si la relation en cause est véritablement la même ou si elle est analogue (Deloitte & Touche c Livent Inc. (Séquestre de), 2017 CSC 63 au para 28).

[109] La défenderesse affirme que l’obligation de diligence alléguée par les demanderesses n’a pas été reconnue précédemment, et que le cadre établi par l’arrêt Cooper s’applique. La Cour doit examiner si une obligation de diligence existe à première vue entre les parties, en fonction de la prévisibilité du préjudice allégué et de la proximité de la relation (Nelson (Ville) c Marchi, 2021 CSC 41 [Nelson] au para 17). S’il existe une obligation de diligence à première vue, il faut passer à la deuxième étape et se demander s’il existe, en dehors du lien entre les parties, des considérations de politique résiduelles qui devraient annuler l’existence d’une obligation de diligence. À cette étape du critère, la Cour se préoccupe de l’effet que la reconnaissance d’une obligation de diligence aurait sur les autres obligations légales, sur le système juridique et sur la société en général (Nelson, au para 18).

[110] La défenderesse affirme qu’il est manifeste que l’allégation de négligence des demanderesses échouera à la deuxième étape du critère établi dans l’arrêt Cooper. Les tribunaux canadiens ont jusqu’ici été peu enclins en général à autoriser les allégations de négligence dans le contexte des relations de travail. Dans l’arrêt Piresferreira v Ayotte, 2010 ONCA 384 [Piresferreira], la Cour d’appel de l’Ontario a rejeté la proposition selon laquelle, en cas de négligence, l’employeur a l’obligation d’assurer à ses employés [traduction] « un environnement sûr et exempt de harcèlement, sans violence verbale, intimidation ou agression physique » (aux para 32 et 45). La Cour a conclu que les plaintes de cette nature sont indemnisables par la voie de recours en responsabilité délictuelle intentionnelle ou par application des principes de droit du travail liés aux congédiements déguisés ou abusifs. La Cour a conclu qu’il n’est ni souhaitable ni nécessaire de transposer les principes liés à la négligence dans les activités quotidiennes en milieu de travail (Piresferreira, aux para 55 à 63).

[111] Dans l’arrêt Greenwood, la Cour d’appel fédérale (sous la plume de la juge Gleason) a observé qu’un recours pour négligence fondé sur le harcèlement en milieu de travail — individuel ou systémique — risque d’être radié s’il est intenté par des personnes assujetties à un contrat d’emploi. Toutefois, la Cour a également déterminé que la décision rendue dans l’arrêt Piresferreira ne s’appliquait pas aux membres de la GRC, en ce que ceux-ci ne sont visés par aucun contrat d’emploi (Greenwood, aux paras 155 à 157).

[112] Les demanderesses affirment que la nature de leur relation d’emploi avec le SCC est suffisante pour soutenir une allégation de négligence systémique, comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Rumley c Colombie-Britannique, 2001 CSC 69 [Rumley], et comme l’a reconnu la Cour dans plusieurs affaires concernant des allégations de harcèlement au travail au sein de la GRC. (Voir aussi White v Attorney General of Canada, 2002 BCSC 1164; conf. par 2003 BCCA 53).

[113] Dans l’arrêt Sauer v Canada (Attorney General), 2007 ONCA 454, la Cour d’appel de l’Ontario a prévenu les tribunaux de faire preuve de circonspection avant de conclure qu’il est manifeste qu’il n’y a pas d’obligation de diligence dans des circonstances nouvelles (au para 45) :

[traduction]

[...] Il convient de rappeler qu’à ce stade, nous ne disposons que de l’exposé de la demande. Ridley n’a pas déposé de défense. Dans l’arrêt [Childs c Desormeaux, [2006] 1 RCS 643], la Cour a déclaré qu’à la deuxième étape, il incombe au défendeur (dans ce cas Ridley) de prouver que des considérations de politique générale sont susceptibles d’écarter l’obligation de diligence à première vue. C’est pour cette raison que la Cour a déclaré qu’elle devait faire preuve de circonspection avant d’établir si tôt en cours d’instance que des considérations de politique résiduelles écartent manifestement l’obligation de diligence. Voir Haskett v Equifax Canada Inc. (2003), 2003 CanLII 32896 (ON CA), 63 O.R. (3d) 577 au para 24 (C.A.).

[114] Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Greenwood, « l’on ne peut affirmer qu’il est évident et manifeste qu’il n’existe aucune cause d’action fondée sur la négligence pour harcèlement en milieu de travail subi par un membre de la GRC » (au para 162). De plus, la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Merrifield v Canada (Attorney General), 2019 ONCA 205 [Merrifield] [traduction] « n’écarte pas la possibilité de reconnaître un nouveau délit de harcèlement en milieu de travail dans un cas qui s’y prête » (Greenwood, au para 58).

[115] Les demanderesses affirment donc que le droit régissant les circonstances dans lesquelles un employeur peut avoir une obligation de diligence envers ses employés en ce qui concerne la misogynie, le harcèlement, la discrimination et les agressions systémiques n’est pas établi. Pour reprendre les termes de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Merrifield, [traduction] « nous n’écartons pas le développement d’un délit de harcèlement correctement défini qui puisse s’appliquer dans des situations qui s’y prêtent ».

[116] Je suis d’accord avec les demanderesses que la Cour devrait être « circonspecte » en concluant à ce stade préliminaire que la défenderesse n’a pas d’obligation de diligence envers les demanderesses et les autres membres du groupe proposé. En outre, la défenderesse reconnaît que les réclamations des demanderesses fondées sur la Charte respectent le faible seuil à atteindre pour résister à une requête en radiation et satisfont donc à la condition énoncée à l’alinéa 334.16(1)a) des Règles, qui dispose que les actes de procédure doivent révéler une cause d’action valable.

(3) Charte canadienne des droits et libertés, art. 7 et 15

[117] Selon la déclaration modifiée, les demanderesses allèguent des manquements aux articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [la Charte]. Le SCC exerce son autorité en vertu d’une loi fédérale, à savoir la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20. La conduite du SCC constitue donc un « acte gouvernemental » aux fins d’application de la Charte (SDGMR c Dolphin Delivery Ltd, [1986] 2 RCS 573 au para 41; Greater Vancouver Transportation Authority c Fédération canadienne des étudiantes et étudiants, 2009 CSC 31 au para 16).

[118] Les demanderesses plaident que l’acte reproché à l’État crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur des motifs énumérés ou analogues, et impose un fardeau ou un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage (Fraser c Canada (Procureur général), 2020 CSC 28 [Fraser] au para 27). L’article 15 peut être enfreint non seulement par un acte de l’État qui est explicitement discriminatoire, mais aussi par un acte de l’État apparemment neutre qui a une incidence défavorable ou qui a un effet discriminatoire dans son application (Meekis v Ontario, 2021 ONCA 534; Fraser, aux para 30, 52 à 53; Little Sisters Book and Art Emporium c Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69).

[119] Les demanderesses affirment qu’on leur a privé du droit à une protection égale et au bénéfice de la loi pour tous sans discrimination fondée sur le sexe. Elles affirment que la violation des droits des membres du groupe en vertu de l’article 15 de la Charte n’est pas justifiée aux termes de l’article premier.

[120] Contrevient à l’article 7 de la Charte toute mesure de l’État qui porte atteinte, d’une manière non conforme à un principe de justice fondamentale, au droit de chacun à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne (Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c Canada (Procureur général), 2004 CSC 4 au para 3). L’article 7 protège l’autonomie et la dignité de la personne, qui englobent la maîtrise de l’intégrité de sa personne sans aucune intervention de l’État. Elle est mise en jeu par « l’atteinte de l’État à l’intégrité physique ou psychologique d’une personne, y compris toute mesure prise par l’État qui cause des souffrances physiques ou de graves souffrances psychologiques » (Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5 au para 64).

[121] Selon la déclaration modifiée, les actes et les omissions du SCC ont entraîné un risque pour la vie, la liberté et la sécurité personnelle des membres du groupe, d’une manière qui est grossièrement disproportionnée et arbitraire et donc contraire aux principes de justice fondamentale. Les demanderesses prétendent que la violation présumée des droits des membres du groupe en vertu de l’article 7 de la Charte n’est pas justifiée aux termes de l’article premier.

[122] Les demanderesses font valoir que les membres du groupe ont droit à des dommages‑intérêts en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte.

[123] Bien que la défenderesse s’oppose à ce que soient accueillies les prétentions des demanderesses relatives à la Charte à la lumière des autres critères d’autorisation, elle ne nie pas que celles-ci respectent le faible seuil à atteindre pour résister à une requête en radiation. Par conséquent, même si les allégations de négligence des demanderesses devaient être rejetées, la requête des demanderesses pourrait toujours être instruite en fonction des seules allégations fondées sur la Charte.

[124] Sous réserve de la conclusion selon laquelle la Cour n’a pas compétence pour statuer sur les réclamations faites dans la déclaration modifiée en vertu de l’article 236 de la LRTSPF, les actes de procédure des demanderesses satisfont au critère de l’alinéa 334.16(1)a) des Règles, et ils révèlent donc une cause d’action valable.

B. Groupe identifiable

[125] L’alinéa 334.16(1)b) des Règles dispose qu’il doit exister « un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes ». Les demanderesses doivent fournir un fondement factuel pour satisfaire à cette exigence (Hollick c Toronto (Ville), 2001 CSC 68 au para 25).

[126] Le but de la définition d’un groupe est de désigner les personnes susceptibles de demander réparation à l’encontre du défendeur, de définir les paramètres de la poursuite afin de désigner les personnes liées par son issue, et de décrire les personnes qui ont droit aux avis (Western Canadian Shopping Centres Inc c Dutton, 2001 CSC 46 [Dutton] au para 38). Il doit y avoir un rapport rationnel entre le groupe et les questions communes. L’inclusion d’un trop grand nombre ou d’un trop petit nombre de personnes n’est pas fatale, tant que la définition du groupe n’est pas illogique ou arbitraire.

[127] Un rapport rationnel entre la définition du groupe et la réclamation peut exister même si la définition inclut des membres potentiels n’ayant pas subi de préjudice (Tiboni v Merck Frosst Canada Ltd, [2008] OJ No 2996 (ONSC) aux para 71 et 72). Il n’est pas nécessaire de démontrer, au stade de l’autorisation, que chaque membre du groupe réussirait à établir le bien-fondé d’une réclamation pour une ou plusieurs réparations (Cloud v Canada (Attorney General), 2004 CanLII 45444 (ONCA) aux para 45 à 47).

[128] Les groupes proposés sont les suivants :

Membres du groupe : Toutes les employées actuelles et anciennes du Service correctionnel du Canada.

Membres du groupe secondaire : toute personne ayant un lien familial avec une membre du groupe qui, aux termes de la législation applicable sur le droit de la famille, peut faire valoir une revendication par filiation.

[129] En ce qui concerne les membres du groupe secondaire, les demanderesses notent que des groupes familiaux similaires alléguant une négligence systémique à l’encontre d’organismes gouvernementaux ont été autorisés dans d’autres recours collectifs (renvoyant à Slark (Litigation Guardian of) v Ontario, 2010 ONSC 1726).

[130] La défenderesse affirme que les groupes proposés, tels qu’ils sont définis par les demanderesses, sont trop larges et ingérables. Ils incluent toutes les employées actuelles et anciennes du SCC, et toute personne qui, du fait d’un lien familial avec une membre du groupe, peut faire valoir une revendication par filiation. S’ils sont autorisés, les groupes comprendront des femmes qui n’ont pas été victimes d’une inconduite présumée fondée sur le sexe, ainsi que celles ne pouvant pas faire une réclamation en raison de lois sur la prescription ou pour d’autres raisons, par exemple, les femmes qui reçoivent ou pourraient recevoir des prestations de retraite sous le régime de la Loi sur les pensions, LRC (1985), c P-6, ou des prestations d’invalidité sous le régime de la LIAE.

[131] La défenderesse soutient qu’il n’y a pas de lien entre une employée du SCC qui n’a pas subi de harcèlement, de discrimination ou de violence fondés sur le sexe dans le lieu de travail et l’une ou l’autre des questions communes proposées. Il n’y a pas de preuve concernant les membres du groupe secondaire proposé, et aucune personne n’a été proposée pour agir à titre de demanderesse représentant ce groupe.

[132] Selon la défenderesse, si les définitions de groupe que proposent les demanderesses étaient autorisées, cela poserait des problèmes de manque de gérabilité semblables à ceux énoncés dans l’arrêt Amyotrophic Lateral Sclerosis Society of Essex v Windsor (City), 2015 ONCA 572 [ALS], une affaire dans laquelle le groupe proposé avait le potentiel de remonter jusqu’en 1969 ou 1970 (au para 42).

[133] En l’espèce, les demanderesses invoquent divers incidents survenus dans différentes provinces et territoires. Peu importe qu’un délai de prescription s’applique à l’ordre fédéral ou provincial, si les groupes proposés sont autorisés, alors la défenderesse affirme qu’une approche semblable à celle adoptée dans les arrêts ALS et Knight v Imperial Tobacco Canada Limited, 2006 BCCA 235 devrait être retenue. Les groupes devraient être limités aux réclamations se situant à l’intérieur du délai de prescription fédéral de six ans à compter de la date d’autorisation, et la question de savoir si un délai de prescription provincial s’applique ou non peut ensuite être différée.

[134] La défenderesse s’oppose également à l’inclusion des réclamations antérieures à 1986, car les demanderesses n’ont fourni aucune preuve de réclamations ayant pris naissance avant cette année-là. La défenderesse note que les expériences des demanderesses et des autres déposantes ne peuvent être extrapolées pour fournir un fondement factuel à d’autres groupes d’employées (renvoyant à Greenwood au para 173).

[135] Les déclarations sous serment déposées par les demanderesses à l’appui de la requête en autorisation fournissent « un certain fondement factuel » au regard des affirmations suivantes :

  • a) À différents moments, dès 1986, des agentes correctionnelles employées par le SCC ont été victimes de harcèlement, de discrimination, d’abus et de représailles fondés sur sexe de la part d’employés et de cadres masculins. Les lieux de travail concernés sont les suivants : Établissement de l’Atlantique, Renous (Nouveau-Brunswick); pénitencier de Dorchester, Dorchester (Nouveau-Brunswick); Établissement de Bowden, Innisfail (Alberta); Établissement d’Edmonton, Edmonton (Alberta); Établissement pour femmes Grand Valley, Kitchener (Ontario); Établissement Mountain, Agassiz (Colombie-Britannique); Établissement de Pacifique, Abbotsford (Colombie-Britannique); Établissement de Millhaven, Bass (Ontario); Établissement de Stony Mountain, Winnipeg (Manitoba); Établissement Nova pour femmes, Truro (Nouvelle-Écosse) (Sharlene Hudson, Brinda Wilson-Demuth, Janet Hamilton, Lee-Anne Root, Heather Pederson, Nicole Losier, Miranda Kuester, Ashley Alblas, Chad McDougall, Lyndsey McMullin).

  • b) Depuis 1992, au moins une femme qui travaillait comme psychologue à Prince Albert (Saskatchewan) et à Kitchener (Ontario), comme directrice adjointe à Prince Albert et à Bath (Ontario), comme directrice à l’Établissement Grand Valley, à Kitchener, et à divers titres à l’AC à Ottawa a également été victime de harcèlement, de discrimination, d’abus et de représailles fondés sur le sexe (Brinda Wilson-Demuth).

  • c) Une femme qui a occupé les postes d’adjointe administrative, de responsable de la rémunération et des avantages sociaux et de responsable des programmes sociaux, ainsi que des postes de direction à titre temporaire, a été victime ou témoin de harcèlement, de discrimination, d’abus et de représailles connexes fondés sur le sexe. Les faits se sont produits à l’Établissement de Millhaven, à Bath (Ontario); à l’Établissement de Fenbrook, à Gravenhurst (Ontario); à l’Établissement de Bath, à Bath (Ontario); à l’Établissement pour femmes Grand Valley, à Kitchener (Ontario); au Centre régional de traitement de Kingston (Ontario) (Vicki Rombough).

  • d) En septembre 2016, lors d’une formation du SCC donnée à l’équipe d’intervention d’urgence, les instructeurs masculins ont réprimandé et humilié des participantes. Le SCC a convoqué une commission d’enquête qui, dans son rapport, a mis en doute la crédibilité des plaignantes et n’a pas pris l’affaire au sérieux (Nubia Davis).

[136] Les rapports, les études et les enquêtes gouvernementaux concernant le lieu de travail du SCC, ainsi que les rapports d’experts de Mmes Berdahl et Workman-Stark, sont résumés sous la rubrique Contexte factuel, ci-dessus.

[137] Les éléments de preuve produits par les demanderesses établissent « un certain fondement factuel » pour leurs allégations de harcèlement, de discrimination, d’abus et de représailles connexes fondés sur le sexe de la part d’employés et de cadres masculins, mais principalement en relation avec les établissements. Les éléments de preuve d’une inconduite systémique similaire dans d’autres milieux de travail sont clairsemés et ne peuvent être extrapolés au SCC dans son ensemble.

[138] Les témoignages d’experts de Mmes Berdahl et Workman-Stark se limitent à des environnements de travail militaires ou paramilitaires à prédominance masculine. Je doute que les hypothèses factuelles qui sous-tendent leurs opinions aient été établies par la preuve. Dans la mesure limitée où ils peuvent l’être, il semble que ces environnements de travail se présentent principalement, et presque exclusivement, dans les pénitenciers.

[139] Il n’y a aucune preuve pour établir « un certain fondement factuel » pour les réclamations des membres secondaires du groupe.

[140] Sous réserve de la conclusion selon laquelle la Cour n’a pas compétence pour statuer sur les réclamations faites dans la déclaration modifiée en vertu de l’article 236 de la LRTSPF, les actes de procédure des demanderesses satisfont au critère de l’alinéa 334.16(1)b) des Règles voulant qu’il existe « un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes » uniquement en ce qui concerne les définitions de groupes proposées par les demanderesses à titre subsidiaire. Les éléments de preuve présentés par les demanderesses établissent « un certain fondement factuel » à l’appui de la définition subsidiaire suivante [autre groupe] :

Toutes les employées actuelles et anciennes du Service correctionnel du Canada (SCC) qui ont travaillé dans un établissement du SCC entre 1986 et la date d’autorisation et qui prétendent avoir été victimes de harcèlement sexuel, de discrimination fondée sur le sexe, d’agression sexuelle ou de violence sexuelle dans le lieu de travail au SCC.

[141] Lorsque la résolution d’une question de prescription dépend d’une enquête factuelle, notamment concernant le moment où le demandeur découvre ou aurait dû découvrir la revendication, la question ne devrait pas être tranchée dans le cadre d’une requête en autorisation (ALS, au para 41). La Cour d’appel de l’Ontario, dans l’arrêt ALS, a imposé un délai de prescription définitif de 15 ans à la définition du groupe dans l’intérêt de la gérabilité. Cependant, la Cour d’appel fédérale n’a appliqué aucun délai de prescription à la définition du groupe approuvée dans l’arrêt Greenwood, soulignant ce qui suit au para 133 :

Quant au début de cette période, le dossier de preuve dont elle disposait ne permettait pas à la Cour fédérale de déterminer qu’il se situait avant le premier incident de harcèlement subi par un des représentants demandeurs, soit 1995. [...]

[142] Le groupe approuvé dans l’arrêt Greenwood a été défini comme suit (au para 202) :

Tous les membres anciens et actuels de la GRC (soit les membres réguliers, les membres civils et les membres spéciaux) ainsi que les réservistes qui ont travaillé pour la GRC entre le 1er janvier 1995 et la date à laquelle leur unité de négociation est devenue assujettie à une convention collective.

[143] Conformément à l’arrêt Greenwood, je ne considère pas qu’il soit nécessaire ou approprié, au stade de l’autorisation, de traiter des délais de prescription ou des interdictions d’indemnisation d’origine législative. Ces questions dépendent fortement d’une enquête factuelle. Les allégations d’inconduite sexuelle font naître des considérations particulières en matière de divulgation et elles font l’objet d’exceptions dans les lois sur la prescription dans certains ressorts.

C. Questions communes

[144] L’alinéa 334.16(1)c) des Règles exige que les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre. Dans l’arrêt Fulawka v Bank of Nova Scotia, 2012 ONCA 443, la Cour d’appel de l’Ontario (sous la plume du juge Winkler) a relevé plusieurs règles de droit qui se rapportent à cette exigence (au para 81, renvoyant à l’affaire Singer v Schering-Plough Canada Inc, 2010 ONSC 42) :

[traduction]

  • a) Il doit y avoir un fondement dans la preuve pour établir l’existence des questions communes;

  • b) La résolution d’une question commune doit éviter les répétitions dans l’établissement des faits ou l’analyse juridique;

  • c) Le critère lié aux questions communes n’est pas un obstacle juridique élevé, et une question peut être commune même si elle ne constitue qu’un aspect très limité de la question de la responsabilité et même si de nombreuses questions individuelles restent à trancher après sa résolution;

  • d) En se demandant s’il existe des questions communes, le tribunal doit avoir à l’esprit le groupe identifiable proposé;

  • e) Il doit y avoir un lien rationnel entre le groupe identifié par le demandeur et les questions communes proposées;

  • f) La question commune proposée doit être un ingrédient important de la réclamation de chaque membre du groupe, et sa résolution doit être nécessaire à celle de la réclamation;

  • g) La question commune ne doit pas nécessairement permettre de trancher le litige; elle est suffisante s’il s’agit d’une question de fait ou de droit commune à toutes les réclamations et que sa résolution fera progresser le litige (de manière favorable ou non) pour le groupe;

  • h) La réponse à une question soulevée par une question commune pour le demandeur doit pouvoir être extrapolée de la même manière à chaque membre du groupe, c’est-à-dire que si un membre a gain de cause, les autres membres doivent avoir gain de cause également, bien que pas nécessairement dans la même mesure;

  • i) Une question commune ne peut dépendre de conclusions de fait individuelles devant être tirées à l’égard de chaque demandeur individuellement;

  • j) Lorsque des questions relatives à la causalité ou aux dommages sont proposées comme questions communes, le demandeur doit démontrer, éléments de preuve à l’appui, qu’il existe une méthode utile pour trancher ces questions pour l’ensemble du groupe;

  • k) Les questions communes ne devraient pas être formulées dans des termes trop vagues : « [i]l ne serait ni juste ni efficace d’autoriser une action en fonction de questions qui ne seraient communes que lorsqu’ énoncées en termes très généraux. Une telle action se diviserait inévitablement en instances individuelles. Le fait que la poursuite ait d’abord été autorisée en tant que recours collectif ne ferait que rendre l’instance moins juste et moins efficace » (renvoyant à Rumley, au para 29).

[145] Les demanderesses proposent les questions communes suivantes :

La négligence systémique

1) La Couronne, par l’entremise de ses agents, de ses préposés et de ses employés, avait-elle une obligation de diligence envers les membres du groupe de prendre des mesures raisonnables dans le cadre de l’exploitation et de la gestion du Service correctionnel du Canada afin de fournir à ces personnes un environnement de travail exempt de harcèlement et de discrimination fondés sur le sexe, d’agression sexuelle, de violence sexuelle et de représailles connexes?

2) La Couronne, par l’entremise de ses agents, de ses préposés et de ses employés, avait-elle une obligation de diligence envers les membres du groupe de prendre des mesures raisonnables dans le cadre de l’exploitation et de la gestion du Service correctionnel du Canada afin de fournir à ces personnes des processus de règlement des griefs et des plaintes qui étaient eux-mêmes exempts de harcèlement, de discrimination et d’intimidation fondés sur le sexe et qui étaient en mesure d’offrir des mesures de redressement efficaces?

3) La Couronne a-t-elle manqué à son obligation de diligence?

4) La causalité des dommages subis par les membres du groupe peut-elle être désignée en tant que question commune?

5) La Cour peut-elle procéder à une évaluation globale de tout ou partie des dommages subis par les membres du groupe? Dans l’affirmative, au profit de qui et dans quelle mesure?

Charte

6) La Couronne a-t-elle violé l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés en exposant systématiquement les membres du groupe au harcèlement et à la discrimination fondés sur le sexe, à des agressions et à de la violence sexuelle dans le lieu de travail du Service correctionnel du Canada, et en omettant d’offrir des processus de redressement efficaces pour cette inconduite?

7) La Couronne a-t-elle violé l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés en portant atteinte à la sécurité personnelle des membres du groupe, en les exposant systématiquement à du harcèlement et à de la discrimination fondés sur le sexe, à des agressions et à de la violence sexuelles dans le lieu de travail du Service correctionnel du Canada, et en omettant d’offrir des processus de redressement efficaces pour cette inconduite?

8) La conduite de la Couronne constituait-elle une limite raisonnable prescrite par la loi au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

9) Les membres du groupe peuvent-elles obtenir des dommages-intérêts en vertu de l’article 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés? Si oui, la Cour peut-elle procéder à une évaluation globale de ces dommages-intérêts? Dans l’affirmative, au profit de qui et dans quelle mesure?

Responsabilité du fait d’autrui

10) La Couronne avait-elle une responsabilité du fait d’autrui pour le défaut de ses agents, de ses préposés et de ses employés de prendre des mesures raisonnables dans le cadre de l’exploitation et de la gestion du Service correctionnel du Canada afin de fournir à ces personnes un environnement de travail exempt de harcèlement et de discrimination fondés sur le sexe, d’agression sexuelle, de violence sexuelle et de représailles connexes?

Dommages-intérêts punitifs

11) La conduite de la Couronne justifie-t-elle l’octroi de dommages-intérêts punitifs et, dans l’affirmative, dans quelle mesure?

[146] La défenderesse affirme que les questions communes proposées ne peuvent pas être tranchées ensemble. Ces questions supposent une expérience universelle vécue et partagée par toutes les femmes qui travaillent ou ont travaillé au SCC, sans tenir compte des environnements de travail distincts et variés du SCC. Les environnements de travail du personnel du SCC varient considérablement selon le type de bureau, d’établissement ou d’installation et en fonction de la multitude de catégories d’emploi. La défenderesse fait donc valoir que les réclamations liées au harcèlement, à la discrimination, et aux agressions fondés sur le sexe et dans le lieu de travail sont intrinsèquement individuelles.

[147] Pour des raisons similaires, la défenderesse s’oppose aux questions communes proposées concernant la négligence systémique (questions proposées nos 1 à 5). La défenderesse affirme que celles-ci sont trop générales pour tenir compte des subtilités des diverses structures organisationnelles en place pour les différentes catégories d’employés du SCC, dans les différents lieux de travail et à différents moments.

[148] En ce qui concerne les questions communes proposées nos 6, 7, 8 et 9, la défenderesse fait valoir que les allégations d’inconstitutionnalité ne découlent pas d’une loi ou d’une politique en particulier et qui serait lacunaire. Au contraire, les actions et omissions reprochées englobent le comportement de nombreuses personnes différentes, agissant aux termes de différentes politiques, à différents moments et en différents lieux, sur une période de plusieurs décennies.

[149] La défenderesse maintient que la question commune proposée no 10 est également tributaire de conclusions de fait individuelles qui doivent prendre en considération l’environnement de travail particulier de chaque membre du groupe, ainsi que les différences géographiques et temporelles.

[150] La plupart des objections de la défenderesse aux questions communes proposées peuvent être traitées en limitant la définition du groupe à celle proposée à titre subsidiaire. J’ai déterminé que le groupe proposé à titre subsidiaire constitue un groupe identifiable soutenu par un certain fondement factuel. Ce groupe peut également servir de fondement à des questions communes viables.

[151] Dans l’arrêt Greenwood, la Cour d’appel fédérale a fait remarquer que les questions liées à la portée de l’obligation de diligence, au manquement et aux dommages-intérêts punitifs ont fréquemment été autorisées à titre de questions communes dans des recours pour négligence systémique (au para 182). La Cour a autorisé plusieurs recours collectifs pour négligence systémique, y compris dans des affaires contestées, plus récemment dans la décision Nasogaluak c Canada (Procureur général), 2021 CF 656 (portée en appel).

[152] Appliquées au groupe subsidiaire, plusieurs des questions communes proposées par les demanderesses sont comparables à celles approuvées par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Greenwood. Comme dans cette affaire, les obligations envers les membres du groupe subsidiaire sont les mêmes, les faits concernant les manquements à ces obligations se prêteraient à un examen commun, et il serait ainsi possible d’éviter la répétition et de faire valoir les intérêts des membres du groupe (Greenwood, au para 184).

[153] La question proposée quant à la responsabilité du fait d’autrui ne dépend pas d’un constat de responsabilité envers un membre individuel du groupe. Il s’agit plutôt de savoir si la Couronne était responsable du fait d’autrui pour le défaut de ses agents, de ses préposés et de ses employés de prendre des mesures raisonnables, dans le cadre de l’exploitation et de la gestion du SCC, en vue d’offrir des milieux de travail institutionnels exempts de harcèlement sexuel et d’autres inconduites. Comme l’a constaté la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Greenwood, les faits pertinents quant à l’existence des obligations systémiques alléguées, et aux manquements à ces obligations, ainsi qu’à la demande de dommages-intérêts punitifs, sont essentiellement semblables à ceux qui permettent d’évaluer la responsabilité du fait d’autrui (aux para 185 et 186).

[154] Il n’y a aucun fondement factuel à l’affirmation selon laquelle les préoccupations soulevées par les demanderesses étaient ressenties par les fonctionnaires nommées pour une période courte (Greenwood, au para 173). Il s’agit principalement d’employées occasionnelles, d’étudiantes, d’employées nommées pour une durée de moins de trois mois et d’employées qui n’étaient pas tenues de travailler plus du tiers du temps normalement exigé des personnes effectuant un travail similaire. La preuve des expériences des demanderesses ne peut être extrapolée pour fournir un fondement factuel à d’autres catégories d’employées. Comme dans l’arrêt Greenwood, aucune preuve n’a été présentée concernant des employées occasionnelles, des étudiantes ou des employées nommées pour une durée déterminée ou à propos de celles-ci.

[155] Lorsque des questions relatives à la causalité ou aux dommages-intérêts sont proposées en tant que questions communes (telles que les questions communes proposées nos 4, 5, 9 et 11), le demandeur doit démontrer, à l’aide d’éléments de preuve, qu’il existe une méthode viable pour trancher les questions à l’échelle du groupe, sans qu’il soit nécessaire d’obtenir une preuve de la part de chaque membre du groupe (578115 Ontario Inc v Sears Canada Inc, 2010 ONSC 4571 au para 43). Dans l’arrêt Greenwood, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’il n’y avait pas de fondement factuel pour appuyer une question commune liée à une évaluation globale des dommages-intérêts, parce que les demandeurs n’avaient produit aucune preuve faisant valoir une méthode d’évaluation (au para 188). Le même obstacle se pose en l’espèce.

[156] Sous réserve de la conclusion selon laquelle la Cour n’a pas compétence pour statuer sur les réclamations faites dans la déclaration modifiée en vertu de l’article 236 de la LRTSPF, les demanderesses ont satisfait à la condition énoncée à l’alinéa 334.16(1)c) des Règles, qui dispose que les réclamations des membres du groupe doivent soulever des points de droit ou de fait communs. Cela ne concerne que le groupe subsidiaire, à l’exclusion des employées occasionnelles, des étudiantes ou des employées nommées pour une période déterminée, et uniquement les questions communes proposées concernant la négligence systémique (questions proposées nos 1 à 4); la Charte (questions proposées nos 6, 7 et 8); la responsabilité du fait d’autrui (question proposée no 10); et les dommages-intérêts punitifs (question proposée no 11). Cela ne concerne pas les questions proposées nos 4 et 9 relatives à la possibilité d’octroi de dommages-intérêts globaux.

D. Le meilleur moyen

[157] Dans l’analyse du meilleur moyen, la Cour doit examiner tous les moyens raisonnables offerts pour régler les demandes des membres du groupe, et non seulement la possibilité de recours individuels. La Cour doit donc examiner d’autres recours judiciaires possibles, ainsi que des voies de droit extrajudiciaires (AIC Limitée c Fischer, 2013 CSC 69 [Fischer], au para 35).

[158] Après avoir relevé les autres voies de droit possibles, la Cour doit évaluer la mesure dans laquelle celles-ci résolvent les problèmes d’accès à la justice qui se posent dans les circonstances de l’espèce. La Cour doit examiner les aspects procéduraux et substantiels de la notion d’accès à la justice, en gardant à l’esprit que la voie judiciaire n’est pas nécessairement la modalité idéale de règlement équitable et efficace des différends. Elle doit se demander si l’autre moyen permettra de régler utilement les demandes quant au fond tout en assurant aux demanderesses la possibilité d’exercer des droits procéduraux adéquats (Fischer, au para 37).

[159] Même si des mécanismes de recours internes sont à la disposition des membres du groupe, les demanderesses affirment qu’il ne faut pas s’attendre à ce qu’elles introduisent une multitude de griefs individuels ou de plaintes relatives aux droits de la personne. Elles soutiennent que cela ne réglerait pas la nature systémique de leurs allégations, qui visent les défaillances du SCC en tant qu’institution, plutôt que des actes répréhensibles individuels. Elles estiment qu’il serait inefficace, coûteux et fastidieux d’exiger de chaque membre du groupe qu’elle dépose un grief ou une plainte distinct pour atteinte aux droits de la personne. En comparaison, un recours collectif offre une procédure efficace pour traiter les réclamations des membres du groupe collectivement, d’une manière qui aborde directement la nature systémique de leurs allégations.

[160] Un recours collectif peut « permettre de surmonter les obstacles d’ordre psychologique ou social par le truchement du représentant, qui informe les membres du groupe et dirige le recours pour leur compte » (Fischer, au para 29). Les demanderesses affirment que, pour de nombreuses membres du groupe, l’idée d’intenter une action individuelle est accablante, tant sur le plan financier qu’émotionnel. Faire avancer les demandes au moyen d’une procédure collective favorisera un sentiment de solidarité entre les femmes qui ont subi une inconduite similaire. Pour reprendre les termes de l’avocat des demanderesses, il y a [traduction] « une sécurité par le nombre ».

[161] Selon la défenderesse, aucun tribunal n’a jamais conclu qu’un recours collectif est préférable à une procédure de règlement des griefs négociée collectivement, encore moins si l’on y adjoint l’accès à d’autres voies de recours spéciales. Par l’adoption de l’article 236 de la LRTSPF, le législateur a déterminé que la procédure de grief est le meilleur moyen pour résoudre les plaintes des demanderesses. Le droit de déposer un grief tient lieu de droit d’intenter une action.

[162] Comme il est expliqué ci-dessus, la Cour ne dispose pas d’éléments de preuve suffisants pour établir que tous les mécanismes de recours, décrits ci-dessus sous la rubrique Procédures internes de règlement des griefs et des plaintes, sont compromis pour toutes les employées travaillant dans tous les milieux de travail du SCC, même si cela se limite au groupe subsidiaire. De même, les éléments de preuve sont insuffisants pour établir que les unités de négociation collective de ces employées sont institutionnellement incapables de les aider lorsqu’elles ont des griefs et des plaintes. À la lumière de cette conclusion, la procédure de règlement des griefs interne, complétée par les mécanismes de recours supplémentaires recensés par la défenderesse, demeure le meilleur moyen de résoudre les plaintes des demanderesses.

[163] Un grief collectif peut être présenté par un agent négociateur au nom d’un groupe de fonctionnaires qui s’estiment communément lésés par l’interprétation ou l’application d’une disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale. L’agent négociateur peut présenter un grief de principe portant sur l’interprétation ou l’application d’une convention collective ou d’une décision arbitrale concernant l’unité de négociation. Ces formes de grief sont bien adaptées pour attaquer des problèmes systémiques et elles n’obligent pas les membres du groupe à poursuivre leurs plaintes individuellement. Elles assurent également « une sécurité par le nombre ».

[164] Tout employé peut présenter un grief à un destinataire désigné en utilisant un formulaire prescrit préparé par l’employeur et approuvé par la CRTESPF. Il n’est pas nécessaire pour le plaignant de produire des éléments de preuve, de mener des enquêtes ou de présenter des arguments juridiques. La défenderesse note que Mme Wilson-Demuth a déposé deux griefs au motif qu’elle avait subi du harcèlement personnel pendant qu’elle était à l’emploi du SCC.

[165] Les employés qui sont membres d’une unité de négociation peuvent recevoir de l’aide ou être représentés par leur syndicat à n’importe quel stade de la procédure de grief. Les plaignants ont accès à un système de gestion informelle des conflits, établi en consultation avec les agents négociateurs, sans frais pour eux. La médiation est accessible par consentement.

[166] Si le recours collectif proposé devait être autorisé, il faudrait probablement attendre des années avant qu’un procès sur les questions communes n’ait lieu, et encore plus longtemps pour la résolution des réclamations individuelles. En revanche, la défenderesse affirme que la procédure de règlement des griefs pourrait permettre de trancher l’affaire en quelques mois.

[167] Conformément aux conventions collectives qui s’appliquent aux employés du SCC, une décision aux deux premiers paliers de la procédure de règlement des griefs sera normalement rendue dans les dix jours suivant le dépôt du grief. Pour les employés non représentés, le délai est de 20 jours. En cas de retard supérieur à 15 jours, l’employé s’estimant lésé a le droit de renvoyer le grief directement au palier suivant de la procédure.

[168] Les demanderesses ont fourni certaines données statistiques démontrant un petit nombre de griefs déposés contre le SCC pour inconduite sexuelle et un délai excessif pour résoudre ces griefs. Par exemple, en 2019, le nombre total de griefs déposés par des employées du SCC n’était que de 36, et parmi ceux-ci, aucun n’a été accueilli. Or en l’absence d’éléments de preuve supplémentaires ou d’opinions d’experts, ces chiffres ne permettent guère de tirer des conclusions fiables.

[169] La défenderesse souligne que la procédure de règlement des griefs offre un niveau d’expertise en relations de travail et en emploi qui n’est pas couramment offerte par les tribunaux. Les décideurs du SCC connaissent bien les milieux de travail correctionnels, ce qui atténue le besoin de déposer de la preuve contextuelle ou des rapports d’experts. Pour les questions renvoyées à l’arbitrage, la CRTESPF est un tribunal spécialisé dont les membres ont de l’expérience en droit du travail et l’emploi et en droits de la personne, et connaissent les différentes formes de redressement (Canada (Procureur général) c Bétournay, 2018 CAF 230 au para 29).

[170] La défenderesse invoque également l’accessibilité d’autres mécanismes de recours décrits ci-dessus sous la rubrique Procédures internes de règlement des griefs et des plaintes. La défenderesse met l’accent sur les plaintes relatives aux droits de la personne en vertu de la LCDP. Le juge Paul Favel, dans la décision Canada (Procureur général) c Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, 2021 CF 969 [SSEFPNC] au para 227, a récemment confirmé que des plaintes par des représentants peuvent être déposées en matière de droits de la personne en vertu de la LCDP.

[171] L’option d’une plainte relative aux droits de la personne offre certains avantages par rapport au recours collectif afin d’obtenir une justice à la fois procédurale et substantielle pour les membres du groupe. Les plaintes sont déposées auprès de la Commission, qui peut nommer un enquêteur investi de pouvoirs conférés par législation lui permettant d’exiger la production de renseignements ou de nommer un conciliateur en vue de régler la plainte. Si la plainte est renvoyée au Tribunal, la Commission peut comparaître à l’audience pour présenter des éléments de preuve et faire des observations dans l’intérêt public. Tout cela ne nécessite aucune contribution financière de la part du plaignant. La Commission et le Tribunal ont tous deux une expérience et des compétences dans le domaine des droits de la personne, ils y sont sensibilisés et ils ont un intérêt marqué pour ce domaine (VIA Rail Canada Inc c Canada (Office des transports), 2006 CAF 45 au para 29).

[172] La Commission et le Tribunal sont en mesure d’ordonner des réparations systémiques et collectives qui pourraient ne pas être offertes dans une action civile. Conformément au paragraphe 53(2) de la LCDP, le Tribunal peut ordonner à toute personne ou entité qui s’est livrée à un acte discriminatoire de prendre « des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables ». Cette disposition confère de larges pouvoirs au Tribunal pour remédier à la discrimination systémique, y compris en imposant des obligations positives à l’employeur, et une surveillance continue (CN c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 RCS 1114 à la p 1139; SSEFPNC, au para 178).

[173] Dans l’arrêt Lewis v WestJet Airlines Ltd, 2022 BCCA 145 [Lewis], la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a annulé le refus d’autoriser un recours collectif proposé lorsque le juge des requêtes avait tranché que les plaintes déposées en vertu de la LCDP constituaient un moyen préférable à un recours collectif. Cependant, dans cette affaire, le juge des requêtes avait mal interprété la réclamation de la demanderesse en considérant qu’elle était fondée sur un acte de discrimination dans le lieu de travail plutôt que sur une rupture de contrat. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a également conclu que les plaintes relatives aux droits de la personne soulevaient des enjeux de fond et de procédure concernant l’accès à la justice. Toutefois, dans l’arrêt Lewis, les plaintes déposées en vertu de la LCDP ont été considérées comme la seule solution de rechange à un recours collectif. En l’espèce, les plaintes relatives aux droits de la personne viennent compléter la principale forme de redressement offerte par la procédure de règlement des griefs du SCC, et peuvent être intentées simultanément.

[174] Le demandeur ne peut pas invoquer la procédure de l’action collective simplement en demandant une réparation en particulier dans sa déclaration, comme des dommages-intérêts pécuniaires ou punitifs. En décider autrement minerait le pouvoir discrétionnaire de la Cour de décider si un recours collectif est préférable dans un cas donné (Lauzon v Canada (Attorney General), 2014 ONSC 2811, au para 67). Le même raisonnement s’applique au recours à une action collective afin de contourner les délais de prescription qui pourraient s’appliquer aux procédures alternatives.

[175] Compte tenu des objectifs des recours collectifs, l’accès à la justice en l’espèce peut être obtenu plus facilement et plus utilement en faisant appel à la procédure interne de règlement des griefs, subordonnée à d’autres mécanismes de recours internes tels que le dépôt de plaintes en vertu de la LCDP. Cela servira également au souci d’économie des ressources judiciaires. Les mesures correctives ou les autres redressements offerts par ces mécanismes de recours, assortis du contrôle judiciaire, suffisent pour reconnaître et faire valoir les droits des demanderesses en l’espèce. Dans la mesure où cela s’avère nécessaire, ces mesures suffisent également pour encourager la modification du comportement systémique de la défenderesse.

E. Représentantes demanderesses

[176] Il n’est pas nécessaire que la représentante proposée pour les demanderesses soit un « modèle type » du groupe, ni qu’elle soit la « meilleure » représentante possible. Toutefois, la Cour doit être convaincue que les représentantes proposées défendent vigoureusement et efficacement les intérêts du groupe (Dutton, au para 41).

[177] Mme Hudson et Mme Wilson-Demuth disent être prêtes à agir comme représentantes demanderesses. Elles allèguent dans leurs déclarations sous serment qu’elles représenteront équitablement et adéquatement les intérêts de tous les membres du groupe, et qu’elles s’engagent à agir dans l'intérêt supérieur du groupe. Depuis qu’elles ont entamé la présente action, elles ont exposé leur situation personnelle à l’examen du public, et elles ont communiqué efficacement avec les avocats pour faire avancer la procédure. Elles affirment que leurs intérêts ne sont pas en conflit avec ceux des autres membres du groupe en ce qui concerne les questions communes. Elles ont divulgué à la Cour les ententes conclues avec les avocats concernant les honoraires et les débours.

[178] Les demanderesses ont produit un plan de litige raisonnable et pratique, qui établit une méthode viable pour faire avancer la procédure au nom du groupe, et les informer des étapes importantes. Les demanderesses soulignent que le plan peut être modifié au cours du litige. Au stade de l’autorisation, le plan doit nécessairement être provisoire, et tous les détails de la procédure n’ont pas à être fournis. Le but est d’aider le juge des requêtes à rendre un jugement pratique sur la question fondamentale de savoir si les objectifs du recours collectif seront servis par l’autorisation (Andersen v St Jude Medical Inc, 2004 CanLII 17808 (ONSC) au para 14).

[179] La défenderesse met en garde contre le fait que les demandes individuelles des représentantes proposées pour les demanderesses pourraient être écartées en vertu de lois sur la prescription ou autrement. La défenderesse note que Mme Wilson-Demuth a signé une décharge dans un règlement antérieur.

[180] Comme nous l’avons vu précédemment, au stade de l’autorisation, il n’est ni nécessaire ni approprié de traiter des délais de prescription ou des interdictions d’indemnisation d’origine législative. Ces questions dépendent fortement de l’enquête factuelle, et il sera plus opportun de les aborder lors de l’évaluation des réclamations individuelles.

[181] Il existe un fondement factuel pour satisfaire à l’exigence de l’alinéa 334.16(1)e) des Règles selon lequel il doit y avoir des représentantes demanderesses pour les membres du groupe subsidiaire. Cependant, cette exigence n’a pas été satisfaite pour le groupe secondaire proposé, qui comprend toute personne qui peut faire valoir une revendication par filiation du fait d’un lien familial avec une membre du groupe.

F. Effet de précédent des règlements antérieurs

[182] Selon les demanderesses, le fait que la Cour a approuvé des règlements dans des circonstances analogues confirme à la fois l’existence de la compétence résiduelle de la Cour et la viabilité de la présente procédure en tant que recours collectif. Elles s’appuient notamment sur les décisions Tiller c Canada, 2019 CF 1501 [Tiller]; Merlo c Canada, 2017 CF 51 [Merlo]; et Heyder c Canada, 2019 CF 1477 [Heyder].

[183] Les demanderesses affirment que, même dans le contexte des requêtes en autorisation sur consentement, les exigences législatives de l’autorisation doivent tout de même être satisfaites (Tiller, au para 13). Comme l’a affirmé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Greenwood (au para 160) :

[…] des recours collectifs exercés en common law par des membres de la GRC pour harcèlement en milieu de travail ont été autorisés dans les affaires Davidson, Merlo, Tiller et Ross. Dans ces trois dernières, la Couronne a consenti aux ordonnances d’autorisation aux fins de règlement, et les arguments qu’elle a avancés dans l’affaire Davidson diffèrent de ceux qu’elle soulève en l’espèce, ce qui risque d’affaiblir la valeur de cette jurisprudence. Or, cette dernière ne saurait toutefois être complètement écartée.

[184] Lorsque les parties ont négocié un accord de règlement dans le cadre d’un recours collectif proposé et qu’elles demandent conjointement que le recours soit autorisé et que l’accord soit approuvé sur consentement, le critère d’autorisation est moins exigeant et la Cour peut appliquer une démarche moins rigoureuse (Heyder, au para 24; Merlo, au para 10). Dans un règlement négocié, il n’y a généralement pas d’admission de responsabilité, et les questions communes ne seront jamais tranchées par les tribunaux. Il n’y a aucune préoccupation quant à la gérabilité du litige.

[185] Aucune des autorisations approuvées par la Cour sur consentement n’exigeait que soient tranchées les questions soulevées dans les requêtes. Il n’y avait pas de débat contradictoire pour mettre en doute les affirmations des parties. La compétence de la Cour n’a pas été contestée. Le juge présidant n’a pas eu connaissance de l’évaluation interne de la défenderesse sur sa responsabilité potentielle envers les groupes proposés. Alors que l’article 236 de la LRTSPF interdit l’autorisation des recours collectifs intentés au nom de fonctionnaires dont les demandes ont pris naissance après 2005, la défenderesse affirme qu’il n’empêche pas le gouvernement d’offrir une indemnisation aux fonctionnaires au moyen d’un règlement négocié.

[186] Le critère d’approbation d’un règlement est de savoir si, compte tenu de toutes les circonstances, celui-ci est équitable, raisonnable et dans le meilleur intérêt du groupe dans son ensemble. Ce critère ne vise pas à établir si le règlement satisfait aux demandes de chacun des membres du groupe. Un règlement n’a pas besoin d’être parfait, mais doit seulement se situer dans une zone ou une fourchette de raisonnabilité (Heyder, au para 59; Merlo, au para 16). La Cour « n’a pas le pouvoir de modifier un règlement conclu entre les parties ou de leur imposer ses propres modalités. Le rôle de la Cour se limite plutôt à approuver ou à rejeter un règlement dans son intégralité » (Manuge c Canada, 2013 CF 341, au para 19). Un tribunal peut approuver un règlement même si certains membres du groupe ont des réclamations faibles, voire spéculatives, alors que d’autres ont des réclamations solides.

[187] La défenderesse prévient également que les règlements antérieurs ne doivent pas être retenus contre la Couronne, car cela pourrait créer un précédent négatif et avoir un effet dissuasif au regard de règlements futurs. Cela pourrait décourager le règlement d’autres litiges liés à l’emploi avant que soit rendue une décision relative à l’autorisation, en particulier dans les affaires qui soulèvent des questions préliminaires telles que la compétence, et nuire aux objectifs d’efficacité judiciaire et d’accès à la justice.

[188] Même si les règlements antérieurs de recours collectifs comparables « ne saurai[ent] toutefois être complètement écarté[s] », ils ne font pas suffisamment autorité pour miner les conclusions de la Cour concernant la compétence et les autres critères d’autorisation en l’espèce.

VI. Requête en radiation

[189] À la lumière de ma conclusion concernant l’absence de compétence de la Cour pour se prononcer sur les allégations des demanderesses, la déclaration modifiée doit être radiée dans son intégralité, sans autorisation de modification (Murphy, au para 48).

VII. Conclusion

[190] Les demanderesses n’ont pas établi que les mécanismes de recours internes mis à leur disposition sont incapables de leur assurer un redressement adéquat. Elles n’ont pas non plus démontré que leurs agents de négociation sont institutionnellement incapables de les aider à formuler leurs griefs ou autres plaintes, tels ceux qui peuvent être déposés en vertu de la LCDP. La Cour n’a donc pas compétence pour statuer sur les réclamations formulées dans la déclaration modifiée, ou elle devrait refuser d’exercer tout pouvoir discrétionnaire résiduel qu’elle pourrait avoir.

[191] Sous réserve de la conclusion selon laquelle la Cour n’a pas compétence pour statuer sur les réclamations faites dans la déclaration modifiée, les actes de procédure des demanderesses satisfont à la condition énoncée à l’alinéa 334.16(1)a) des Règles en ce qu’ils révèlent une cause d’action valable.

[192] Les actes de procédure des demanderesses satisfont à la condition énoncée à l’alinéa 334.16(1)b) des Règles en ce qu’il existe « un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes », mais seulement dans le cas du groupe subsidiaire suivant :

Toutes les employées actuelles et anciennes du Service correctionnel du Canada (SCC) qui ont travaillé dans un établissement du SCC entre 1986 et la date d’autorisation et qui allèguent avoir été victimes de harcèlement, de discrimination, d’agression ou de violence sexuels dans le lieu de travail au SCC.

[193] Les demanderesses ont rempli la condition énoncée à l’alinéa 334.16(1)c) des Règles, selon laquelle les réclamations des membres du groupe doivent soulever des points de droit ou de fait communs, mais uniquement pour le groupe subsidiaire, à l’exclusion des employées occasionnelles, des étudiantes ou des employées nommées pour une période déterminée, et uniquement pour les questions communes proposées concernant la négligence systémique (questions proposées nos 1 à 4); la Charte (questions proposées nos 6, 7 et 8); la responsabilité du fait d’autrui (question proposée no 10); et les dommages-intérêts punitifs (question proposée no 11). Cela ne concerne pas les questions proposées nos 4 et 9 relatives à la possibilité d’octroi de dommages-intérêts globaux.

[194] Même si la Cour devait avoir compétence à l’égard des réclamations formulées dans la déclaration modifiée, la procédure interne de règlement des griefs, complétée par les mécanismes de recours supplémentaires recensés par la défenderesse, reste le meilleur moyen de résoudre les plaintes des demanderesses. Les mesures correctives ou les autres redressements offerts par ces mécanismes de recours, assortis du contrôle judiciaire, suffisent pour reconnaître et faire valoir les droits des demanderesses en l’espèce. Ces mesures suffisent également pour encourager une modification de comportement de la part de la défenderesse, dans la mesure où cela s’avère nécessaire.

[195] Les demanderesses ont satisfait à la condition énoncée à l’alinéa 334.16(1)e) des Règles, lequel prévoit qu’il doit y avoir des représentantes demanderesses pour le groupe subsidiaire. Cependant, cette exigence n’a pas été satisfaite pour le groupe secondaire proposé, qui comprend toute personne ayant un lien familial avec une membre du groupe et qui, aux termes de la législation applicable sur le droit de la famille, peut faire valoir une revendication par filiation.

[196] La requête en autorisation doit être rejetée pour des raisons de compétence, et parce que le recours collectif n’est pas le meilleur moyen de résoudre les réclamations des demanderesses.

[197] Compte tenu de l’absence de compétence de cette Cour, la requête en radiation doit être accordée et la déclaration modifiée sera radiée sans autorisation de modification.

[198] Conformément à l’article 334.39 des Règles, aucuns dépens ne sont adjugés à l’une ou l’autre des parties.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en autorisation est rejetée sans autorisation de modification.

  2. La requête en radiation est accueillie et la déclaration modifiée est radiée dans son intégralité, sans autorisation de modification.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Simon Fothergill »

Juge



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T-1523-19

 

INTITULÉ :

SHARLENE HUDSON ET BRINDA WILSON-DEMUTH c SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Du 8 au 11 mars 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 mai 2022

 

COMPARUTIONS :

Angela Bespflug

Janelle O’Connor

Kevin Gourlay

 

Pour les demanderesses

 

Julie de Marco

Andrew Law

Melissa Gratta

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Murphy Battista LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour les demanderesses

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.