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Date : 20220622


Dossier : IMM‑6379‑20

Référence : 2022 CF 940

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 juin 2022

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

KHALID ISAAC

RUKHSANA NAZLI

MADAH KHALID

NABEEL KHALID

KEVIN KHALID

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, M. Khalid Isaac, son épouse, et leurs trois enfants sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration (l’agent) a rejeté leur demande de résidence permanente présentée en tant que membres de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières ou de la catégorie de personnes de pays d’accueil, au titre de l’alinéa 139(1)e) et des articles 145 et 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR].

[2] Les demandeurs sont des citoyens du Pakistan qui résident en Malaisie depuis décembre 2013. Ils sont chrétiens, et ils craignent d’être pris pour cible en tant que membres de la minorité chrétienne et d’être forcés de se convertir à l’islam s’ils retournent au Pakistan. En 2018, la Roman Catholic Episcopal Corporation for the Diocese of Toronto (corporation épiscopale catholique romaine du diocèse de Toronto) (le Diocèse) a présenté une demande afin de parrainer les demandeurs en tant que réfugiés au Canada. L’agent a interviewé les demandeurs à Kuala Lumpur, en Malaisie, en août 2019 et a rejeté leur demande le 26 octobre 2020.

[3] Les demandeurs allèguent que la décision est déraisonnable, car l’agent s’est concentré sur un événement pour rejeter leur demande; il a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité en mettant en doute l’affirmation selon laquelle M. Isaac a été enlevé dans le but de le contraindre à convertir à l’islam. De plus, puisque que les conclusions quant à la crédibilité n’étaient pas déterminantes, l’agent a omis de prendre en compte ou d’examiner tous les aspects de la demande des demandeurs et l’a rejetée sans procéder à une analyse adéquate de leur identité en tant que chrétiens et des risques qui en découlent au Pakistan.

[4] Le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement apprécié les éléments de preuve pour conclure que les demandeurs n’appartiennent pas aux catégories réglementaires inscrites dans le RIPR parce qu’ils n’ont pas établi une crainte fondée de persécution ou qu’ils avaient subi des conséquences personnelles à cause d’une guerre civile, d’un conflit armé ou de violations massives des droits de la personne. Il affirme que les motifs donnés par l’agent ne renferment aucune lacune ou déficience justifiant l’intervention de la Cour en contrôle judiciaire.

[5] Pour les motifs qui suivent, je conclus que les demandeurs ont établi que la décision de l’agent est déraisonnable. La demande est accueillie.

II. La demande de résidence permanente et la décision de l’agent

[6] La demande de résidence permanente présentée par les demandeurs décrit des événements qui se sont produits au Pakistan en 2011 et 2012.

[7] Les demandeurs affirment que le frère de M. Isaac, un pasteur presbytérien, a été arrêté en 2011 et accusé de blasphème au titre de l’article 295 du code pénal du Pakistan. Ce dernier a été détenu pendant plusieurs mois. M. Isaac et son neveu ont aussi été arrêtés et détenus pendant plusieurs jours. Les demandeurs soutiennent que les arrestations s’inscrivaient dans le cadre d’une descente de police effectuée dans leur ville natale, déclenchée par des dirigeants politiques et des extrémistes religieux islamiques ayant fomenté un plan consistant à prendre pour cible la minorité chrétienne en fabriquant des documents blasphématoires et en les laissant dans des résidences, des écoles et des églises chrétiennes. Le frère de M. Isaac s’est enfui aux États‑Unis quand il a été mis en liberté. Les demandeurs n’avaient pas les moyens de quitter le Pakistan à l’époque, et M. Isaac a repris son travail de chauffeur de taxi.

[8] Les demandeurs affirment que M. Isaac a été à nouveau arrêté en janvier 2012 et accusé d’avoir volé une voiture de taxi. Ils prétendent que M. Isaac n’a pas volé le taxi, mais qu’il a plutôt été forcé d’abandonner le véhicule lorsque trois passagers l’ont enlevé et l’ont tenu en joue avec une arme dans le but de le forcer à se convertir à l’islam. M. Isaac soutient qu’il a pu s’échapper lorsque deux des passagers ont quitté les lieux pour trouver un imam. Il allègue que son employeur, qui est le propriétaire de la voiture de taxi, a porté plainte contre lui pour avoir volé le véhicule parce qu’il subissait des pressions de la part de groupes religieux.

[9] M. Isaac affirme qu’il a été mis en détention deux fois en attendant la tenue de son procès relativement à l’accusation de vol. La première fois, il a été gardé en détention pendant quelques jours et a été mis en liberté après avoir versé un pot‑de‑vin. La police l’a détenu une seconde fois en avril 2012, prétendument en réponse aux pressions exercées par des groupes religieux, et M. Isaac est resté en détention pendant trois à quatre mois. L’affaire concernant M. Isaac était en cours lorsque les demandeurs se sont enfuis en Malaisie en décembre 2013.

[10] Pendant qu’ils étaient en Malaisie, les demandeurs ont demandé l’asile par l’intermédiaire du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le HCR ) en 2014. Leur demande a été rejetée. Comme il est mentionné précédemment, en 2018, le Diocèse a demandé à parrainer les demandeurs en tant que réfugiés au Canada.

[11] La décision de l’agent et les motifs pour lesquels il a rejeté la demande sont énoncés dans une lettre et dans les notes consignées par l’agent dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC).

[12] Dans sa lettre, l’agent affirme qu’il n’était pas convaincu que les demandeurs avaient établi qu’ils avaient droit à un visa de résident permanent au titre de l’alinéa 139(1)e) du RIPR, en tant que membres de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières (article 145) ou de la catégorie de personnes de pays d’accueil (article 147). L’explication de l’agent est la suivante :

[traduction]

[...] Lors de l’entrevue, je vous ai fait part d’un certain nombre de réserves, notamment la vraisemblance de vos prétendus enlèvement et évasion, votre incapacité à désigner l’une quelconque des diverses factions qui seraient à l’origine de votre persécution et les contradictions entre [votre] témoignage et celui de [votre épouse] au sujet d’événements importants. Vos réponses n’ont pas dissipé mes réserves, et je ne suis pas convaincu que les événements allégués se sont produits. Par conséquent, vous ne répondez pas aux conditions énoncées dans la disposition.

[13] Selon les notes consignées dans le SMGC, l’agent n’était pas convaincu que la persécution et l’enlèvement allégués qui ont conduit les demandeurs à quitter le Pakistan se sont produits. Il y est précisé ce qui suit :

  • a) Le récit n’était pas crédible, et le motif de l’enlèvement ne tenait pas la route;

  • b) M. Isaac n’a pas pu identifier les groupes qui exerçaient des pressions sur son employeur et sur la police (pour qu’elle l’arrête), ou fournir suffisamment d’éléments de preuve que des groupes non identifiés exerçaient des pressions sur la police;

  • c) M. Isaac n’a pas pu identifier l’un quelconque des passagers qui l’avaient enlevé, même si ceux‑ci avaient réservé le taxi;

  • d) Étant donné que M. Isaac avait abandonné le véhicule, les inquiétudes de son employeur ne semblaient pas déraisonnables;

  • e) M. Isaac et son épouse ont présenté des versions contradictoires du fil des événements le jour et le lendemain de l'enlèvement allégué : M. Isaac a affirmé qu’il était rentré à la maison vers 23 h ou 23 h 30 le jour de l’enlèvement, que son épouse et ses enfants étaient à la maison et qu’il leur avait raconté ce qui s’était passé; l’épouse de M. Isaac a prétendu qu’elle s’attendait à ce qu’il rentre à la maison vers 22 h ce jour‑là, qu’elle était inquiète parce qu’elle n’avait pas eu de ses nouvelles et qu’elle avait essayé à maintes reprises de lui parler au téléphone, qu’il était rentré à la maison le lendemain et qu’il lui avait raconté ce qui s’était passé la veille.

[14] Selon les notes consignées dans le SMGC, l’agent a exprimé ses doutes aux demandeurs en faisant savoir que le récit de l’enlèvement était [traduction] « invraisemblable à première vue », que leurs explications quant aux personnes ou groupes qui leur voulaient du mal étaient confuses et que M. Isaac et son épouse avaient donné des versions contradictoires au sujet de la façon dont il lui avait parlé de l’enlèvement. Les réponses des demandeurs n’ont pas dissipé les doutes entretenus par l’agent.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[15] Les demandeurs affirment que la décision de l’agent est déraisonnable pour les motifs qui suivent : i) elle ne renferme aucune preuve que l’agent a pris en compte les conditions de vie au Pakistan ou qu’il les connaissait; ii) elle ne présente aucun raisonnement ni aucune analyse étayant la conclusion selon laquelle ils n’appartiennent pas à la catégorie de personnes de pays d’accueil; iii) elle repose uniquement sur des conclusions quant à la crédibilité tirées à l’égard d’un unique incident, et elle ne prend pas en compte l’allégation de risque prospectif dans son ensemble formulée par les demandeurs; iv) elle repose à tort sur des conclusions d’invraisemblance qui sont hypothétiques et ne sont pas fondées sur les éléments de preuve.

[16] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, conformément aux directives données dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la Cour doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.

IV. Analyse

A. Observations des parties

[17] Comme il est mentionné précédemment, les demandeurs affirment que l’agent n’a pas pris en compte et examiné comme il se devait tous les aspects de leur demande. L’agent a plutôt rejeté leur demande en invoquant des conclusions défavorables quant à la crédibilité au sujet d’un unique incident qui n’étaient pas déterminantes eu égard à leur allégation de risque prospectif, et les conclusions quant à la crédibilité étaient déraisonnables en soi.

[18] En premier lieu, l’agent a apprécié leur demande dans un vide factuel plutôt qu’à la lumière des éléments de preuve sur les conditions dans le pays au sujet de la façon dont la minorité chrétienne est traitée au Pakistan. Les demandeurs affirment qu’il incombait à l’agent de connaître les éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays et de les prendre en compte — les agents chargés d’apprécier les demandes d’asile sont censés avoir accès à ces éléments de preuve : Saifee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 589 aux para 28‑33. Ils renvoient à certains documents sur la situation dans le pays, qui sont publiés par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada dans le cartable national de documentation (le CND) sur le Pakistan, qu’ils qualifient de représentatif des éléments de preuve accessibles publiquement dont est censé disposer l’agent. La décision et les motifs de l’agent ne montrent pas que celui‑ci a examiné ces éléments de preuve ou qu’il les connaissait. En invoquant la décision Anku c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2021 CF 125 au paragraphe 20, les demandeurs affirment que l’omission de tirer des conclusions de fait sur les conditions dans le pays de référence peut rendre une décision déraisonnable.

[19] En deuxième lieu, les demandeurs soutiennent que l’agent s’est contenté d’affirmer qu’ils n’appartenaient pas à la catégorie de personnes de pays d’accueil (article 147 du RIPR), sans fournir de motifs ou effectuer d’analyse. L’agent n’a pas contesté leur identité en tant que chrétiens et a omis d’apprécier la question de savoir s’ils pouvaient subir des conséquences de violations des droits de la personne contre la minorité chrétienne au Pakistan.

[20] En troisième lieu, les demandeurs prétendent que l’agent était tenu d’établir s’il existait des preuves indépendantes, qui ne sont pas viciées par les conclusions défavorables quant à la crédibilité, pour étayer un risque prospectif : Pathmanathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 519 au para 56. L’agent n’a pas contesté l’identité chrétienne des demandeurs, les accusations de blasphème portées contre le frère de M. Isaac, ou les conséquences de ces accusations pour les demandeurs. Même si on accepte la conclusion de l’agent selon laquelle il n’y a pas eu d’enlèvement, celui‑ci a commis une erreur en se concentrant sur l’enlèvement et en omettant de prendre en compte l’ensemble de l’allégation de risque prospectif des demandeurs reposant sur leur profil incontesté de chrétiens.

[21] En quatrième lieu, les demandeurs affirment que les conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par l’agent étaient déraisonnables. L’agent s’est fondé sur une seule contradiction relevée entre la version de M. Isaac et celle de son épouse relativement au retour de celui‑ci à la maison après l’enlèvement, contradiction qui est insuffisante pour rejeter la demande sans prendre en compte le reste des éléments de preuve. D’autres conclusions se rapportant à l’enlèvement équivalaient à des conclusions d’invraisemblance ou des conclusions reposant sur un raisonnement tautologique. Les demandeurs prétendent que l’agent : i) a affirmé sans ambages que [traduction] « le motif de l’enlèvement ne se tient pas » sans preuve que la raison pour laquelle M. Isaac a été enlevé (conversion forcée) est invraisemblable au Pakistan; ii) a jugé qu’il était invraisemblable que M. Isaac ait pu s’enfuir tandis qu’un passager assurait sa surveillance, lorsque le fait de s’échapper n’a rien d’invraisemblable en soi; iii) a conclu que [traduction] « les inquiétudes de l’employeur ne sembl[ai]ent pas déraisonnables », ce qui correspond à un raisonnement tautologique parce qu’il aurait été déraisonnable que l’employeur accuse M. Isaac d’avoir volé la voiture de taxi s’il a été enlevé et forcé d’abandonner le véhicule. Pour qu’une conclusion d’invraisemblance soit raisonnable, il faut a) que le récit soit manifestement invraisemblable en soi; ou b) que le récit soit invraisemblable à la lumière d’autres éléments de preuve figurant dans le dossier, y compris des éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays. Il ne faudrait pas tirer de conclusions d’invraisemblance tout simplement parce qu’il est peu probable que les événements se soient produits selon la description qu’en a faite le demandeur : Zaiter c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 908 aux para 8‑9 [Zaiter].

[22] Le défendeur fait valoir que l’agent n’était pas tenu de prendre en compte les éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays pour apprécier le fondement objectif de la demande présentée par les demandeurs. Comme dans la décision Abreham c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 908 [Abreham], les conclusions de l’agent en l’espèce reposaient sur les contradictions dans le témoignage des demandeurs, et non pas sur la question de savoir si les événements allégués par les demandeurs étaient vraisemblables dans le contexte de chrétiens résidant au Pakistan.

[23] Le défendeur soutient que l’agent s’est penché sur l’admissibilité des demandeurs aux deux catégories réglementaires prévues dans le RIPR. La lettre de refus définissait les critères applicables à la catégorie de réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières et à la catégorie de personnes de pays d’accueil, et indiquait que l’agent n’était pas convaincu que les demandeurs appartenaient à l’une ou l’autre des catégories.

[24] Le défendeur soutient que l’agent a pris en compte la demande présentée par les demandeurs dans son ensemble. Les notes consignées dans le SMGC renferment les explications données par les demandeurs au sujet de l’enlèvement allégué, du harcèlement allégué, et du traitement subi par M. Isaac aux mains des personnes qui l’ont poursuivi en justice. Pendant l’entrevue avec l’agent, M. Isaac a affirmé qu’ils n’avaient pas éprouvé d’autre problème au Pakistan, et son épouse a souligné que l’enlèvement était l’unique raison pour laquelle ils avaient quitté le Pakistan.

[25] Le défendeur estime que l’agent a procédé à une entrevue exhaustive, et que l’appréciation de la crédibilité était raisonnable. L’agent avait des réserves quant aux éléments qui suivent : i) la crédibilité de M. Isaac au sujet de son enlèvement et de son évasion; ii) l’incapacité de M. Isaac d’identifier les factions qui exerçaient des pressions sur son employeur et sur la police; iii) les contradictions relevées entre le témoignage de M. Isaac et celui de son épouse. L’agent a expliqué ces doutes et a offert aux demandeurs la possibilité d’y répondre, mais il n’a pas été convaincu par leurs réponses. Le défendeur soutient que l’agent a eu raison d’insister sur l’enlèvement parce qu’il s’agissait de la principale raison pour laquelle les demandeurs avaient quitté le Pakistan et d’un élément essentiel de leur demande.

[26] En réponse, les demandeurs affirment que les arguments avancés par le défendeur n’abordent pas la nature des erreurs susceptibles de contrôle qu’ils ont relevées. La décision Abreham est différente de l’espèce, puisque les conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par l’agent minaient directement le profil du demandeur (qui était le fondement de la demande d’asile), tandis que, en l'espèce, les conclusions concernant la crédibilité de l’agent ne suffisaient pas pour trancher la demande fondée sur l’identité des demandeurs en tant que chrétiens et sur leur risque prospectif s’ils retournent au Pakistan. En ce qui concerne la catégorie de personnes de pays d’accueil, la lettre de refus et les notes consignées dans le SMGC ne révèlent pas le processus de raisonnement qui a amené l’agent à conclure que les demandeurs n’appartiennent pas à la catégorie de personnes de pays d’accueil, et ni l’agent ni le défendeur n’établissent de lien entre les conclusions défavorables quant à la crédibilité et les conditions requises pour appartenir à cette catégorie. L’énonciation par l’agent des dispositions législatives avec une affirmation selon laquelle les demandeurs n’appartiennent pas aux catégories réglementaires ne satisfait pas aux impératifs de justification, de transparence et d’intelligibilité énoncés dans l’arrêt Vavilov.

B. Analyse

[27] Je conclus que les demandeurs ont établi que la décision de l’agent est déraisonnable. Les conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par l’agent n’exemptent pas celui‑ci de l’obligation d’apprécier la demande présentée par les demandeurs en prenant en compte l’ensemble des éléments de preuve. De plus, la conclusion de l’agent qu’il n’y a pas eu d’enlèvement reposait en partie sur des conclusions défavorables quant à la crédibilité.

[28] Je conviens avec les demandeurs que l’agent n’a pas pris en compte et examiné leur demande dans son ensemble et qu’il s’est plutôt concentré sur un seul événement qui n’était pas déterminant. Outre l’enlèvement, les demandeurs ont décrit d’autres événements et problèmes censés témoigner des risques auxquels ils sont exposés en tant que chrétiens au Pakistan, y compris les préjugés sociaux et la discrimination religieuse, le harcèlement et les menaces du fait d’être associés au frère de M. Isaac qui a été accusé de blasphème, les difficultés à trouver un emploi et l’ostracisation subie de la part de leurs collègues, et la peur des enfants d’aller à l’école.

[29] Le défendeur estime que l’agent a eu raison de se concentrer sur l’enlèvement parce que, pendant l’entrevue, M. Isaac a affirmé que les demandeurs n’avaient pas eu d’autres problèmes au Pakistan et son épouse a fait savoir que l’enlèvement était la seule raison pour laquelle ils avaient quitté leur pays. Même si l’enlèvement a précipité le départ des demandeurs, j’estime qu’il était déraisonnable de tirer profit de ces affirmations alors que les demandeurs ont décrit, à l’entrevue et dans leurs formulaires de demande, les risques et les craintes perçus hormis ceux découlant de l’enlèvement. De plus, les demandeurs ont affirmé dans leurs formulaires que les groupes religieux au Pakistan étaient très traditionalistes et qu’ils exerçaient une grande influence, que les lois sur le blasphème de ce pays représentaient une [traduction] « épée de Damoclès pour les chrétiens », que [traduction] « la moindre chose contre leur Coran ou leur prophète Mohamed sera punie [par une] condamnation à mort ou la prison à vie », et qu’ils seront exposés à des risques s’ils sont renvoyés au Pakistan.

[30] L'agent n’a pas semblé contester l’identité des demandeurs en tant que chrétiens, et n’a pas tiré de conclusion défavorable quant à la crédibilité à l’égard d’autres aspects du récit des demandeurs, y compris les autres événements et problèmes censés témoigner des risques auxquels ils sont exposés en tant que chrétiens au Pakistan. Par conséquent, il fallait examiner les risques prospectifs auxquels les demandeurs pourraient être exposés en tant que chrétiens s’ils retournaient au Pakistan : Manickan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1525, au para 3, citant Attakora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989) 99 N.R. 168 (CAF); voir aussi Okubu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 980 aux para 16‑17.

[31] Le défendeur souligne avec raison qu’un agent n’est pas nécessairement tenu de considérer la preuve sur les conditions dans le pays pour apprécier le fondement objectif d’une demande d’asile : Abreham, au para 17. Si le récit du demandeur n’est pas établi de façon crédible, et que celui‑ci n’a pas démontré un lien entre sa situation personnelle et les conditions défavorables dans un pays, les documents sur les conditions dans le pays ne justifient pas à eux seuls une décision favorable : Gebrewldi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 621 au para 27; voir également Walu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 824 au para 78; J’estime toutefois que le cas des demandeurs est différent des circonstances de ces affaires parce que les conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par l’agent au sujet de l’enlèvement n’étaient pas suffisantes pour apprécier la demande présentée par les demandeurs dans son ensemble. La demande reposait de façon plus générale sur leur identité en tant que chrétiens, et l’agent a eu tort de ne pas prendre en compte la totalité de leurs allégations de risques prospectifs fondés sur leur profil en tant que chrétiens.

[32] En ce qui concerne les conclusions défavorables concernant la crédibilité, je conviens avec le défendeur que les conclusions tirées par l’agent quant à la crédibilité comportaient de multiples facettes, mais je ne crois pas qu’elles reposaient sur des contradictions relevées dans le témoignage des demandeurs plutôt que sur la vraisemblance des événements allégués dans le contexte de chrétiens résidant au Pakistan. Il ne ressort pas des notes consignées dans le SMGC que les conclusions défavorables concernant la crédibilité reposaient sur les témoignages contradictoires. Les notes indiquent plutôt que la crédibilité des demandeurs reposait sur de multiples conclusions, dont j’estime que trois étaient déraisonnables.

[33] La première conclusion déraisonnable était une conclusion d’invraisemblance. Les conclusions d’invraisemblance peuvent s’avérer totalement erronées lorsqu’elles sont fondées sur des normes sociales ou culturelles qui ne s’appliquent pas dans l’affaire en cause : Zaiter, au para 8. En l’espèce, les demandeurs ont affirmé dans leurs formulaires de demande que les conversions forcées sont courantes au Pakistan, et, pendant l’entrevue, M. Isaac a fait savoir à l’agent que son employeur (le propriétaire de la voiture de taxi) avait dit que ce serait plus facile pour lui si M. Isaac se convertissait à l’islam puisque bien des gens exerçaient des pressions sur lui parce qu’il l’avait à son emploi. Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs renvoient à des renseignements sur les conditions dans le pays provenant du CND sur le Pakistan qui sont susceptibles d’étayer leur position au sujet des conversions forcées. L’agent n’indique pas dans ses motifs qu’il a pris en compte la question de savoir si la raison pour laquelle M. Isaac aurait été enlevé tenait la route.

[34] Les demandeurs allèguent que l’agent a également tiré, au sujet de l’évasion de M. Isaac, une conclusion d’invraisemblance déraisonnable. C’est aussi mon avis. Il semble, à partir des notes consignées dans le SMGC, que l’invraisemblance de l’évasion était l’une des raisons pour lesquelles l’agent n’a pas cru que M. Isaac avait été enlevé, mais l’agent n’explique pas pourquoi les éléments relatifs à l’évasion « débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s'attendre » : Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 au para 7. Cette obligation [de justifier ses conclusions] devient particulièrement importante lorsque la crédibilité d’un demandeur d’asile est entachée par des conclusions d’invraisemblance, qui sont en soi des évaluations subjectives qui dépendent largement de l'idée que le décideur se fait de ce qui constitue un comportement sensé : Leung c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1994 ACF no 774 au para 5. J’estime que l’agent n’a pas suffisamment justifié cette conclusion d’invraisemblance dans ses motifs.

[35] De plus, les demandeurs allèguent que la conclusion selon laquelle [traduction] « les inquiétudes de l’employeur ne sembl[ai]ent pas déraisonnables » est tautologique. Cela peut être vrai, mais j’estime qu’il est difficile de savoir ce que l’agent entendait par cette affirmation, comme il est aussi difficile de voir en quoi les inquiétudes de l’employeur étayent la conclusion de l’agent qu’il n’y a pas eu d’enlèvement. À mon avis, cette conclusion est déraisonnable parce qu’elle n’est pas intelligible.

[36] Un décideur a certainement le droit de tirer des conclusions au sujet de la crédibilité d’un demandeur en se fondant sur des invraisemblances, le bon sens et la rationalité. Il peut aussi rejeter une preuve parce qu’elle est incompatible avec les probabilités touchant l’ensemble de l’affaire : Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 au para 26; voir aussi Aguebor c Canada (Emploi et Immigration), [1993] ACF no 732, 160 NR 315 (CAF.). J’estime toutefois que les erreurs qui ont été relevées précédemment, et qui ont trait se rapportent à trois des conclusions qui sous‑tendent la conclusion défavorable quant à la crédibilité tirée par l’agent au sujet de l’enlèvement, équivalent cumulativement à des lacunes graves au point de rendre la décision déraisonnable.

V. Conclusion

[37] Les demandeurs ont établi que la décision de l’agent est déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée, et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen.

[38] Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification. J’estime que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier MM‑6379‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6379‑20

 

INTITULÉ :

KHALID ISAAC, RUKHSANA NAZLI, MADAH KHALID, NABEEL KHALID, KEVIN KHALID c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 NOVEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE PALLOTTA

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Samuel Plett

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Samar Mussallam

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Desloges Law Group

Professional Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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