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Date : 20220620


Dossier : IMM-3221-21

Référence : 2022 CF 922

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 juin 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

OLOHIJE ATAFO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, Olohije Atafo, est une citoyenne du Nigeria. Elle sollicite le contrôle judiciaire d’une décision, datée du 19 juin 2020, par laquelle un agent principal [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR].

[2] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

I. Contexte

[3] La demanderesse est entrée au Canada le 24 avril 2017 munie d’un titre de voyage obtenu frauduleusement. Elle a demandé l’asile en prétendant qu’elle avait été victime de violence conjugale de la part de son conjoint au Nigeria, M. Musa, et qu’elle craignait d’être persécutée en tant que femme bisexuelle.

[4] Le 8 septembre 2017, la Section de la protection des réfugiés a rejeté sa demande d’asile pour des motifs de crédibilité, car, entre autres facteurs, elle était retournée assez régulièrement au Nigeria pendant une période dix ans. La demanderesse a interjeté appel de la décision devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. Le 30 janvier 2018, la SAR a rejeté la demande d’asile au motif que les allégations importantes de la demanderesse n’étaient pas crédibles, notamment celle où elle se décrit comme une femme bisexuelle.

[5] Le 19 juin 2020, l’agent a rejeté la demande d’ERAR de la demanderesse. L’agent a conclu que la demanderesse (i) n’avait pas démontré qu’il existait plus qu’une simple possibilité qu’elle soit persécutée, contrairement à ce qu'exige l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]; (ii) n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle était exposée à un risque.

[6] La demanderesse soutient que l’agent a) a commis une erreur en demandant des éléments de preuve corroborant ses allégations; b) a tiré des conclusions voilées quant à sa crédibilité sans lui donner la possibilité de répondre à ces préoccupations au cours d’une audience; c) a apprécié de façon déraisonnable la preuve qu’elle avait présentée.

[7] Le défendeur affirme que l’agent a apprécié de façon raisonnable la preuve et qu’il n’était pas obligé en l’espèce de tenir une audience.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[8] La demanderesse a soulevé de nombreuses questions que je reformule comme suit :

  1. L’agent a-t-il commis une erreur en ne tenant pas d’audience?

  2. L’agent a-t-il commis une erreur en n’appréciant pas de manière raisonnable la preuve?

[9] Pour ce qui est de la première question, la jurisprudence est partagée quant à la norme de contrôle permettant de décider si un agent chargé de l’ERAR a commis une erreur en ne tenant pas l’audience prévue à l’alinéa 113b) de la LIPR et à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR]. Selon certaines décisions, il s’agit d’une question d’équité procédurale à laquelle il faut appliquer la norme de la décision correcte (voir Zmari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 132 aux para 10-13; Nadarajan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 403 aux para 12-17; Nur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 951 au para 8; Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 534 aux para 16-20; Mamand c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 818 au para 19); voir aussi l’analyse réfléchie et détaillée de la question faite par le juge Nicholas McHaffie dans la décision Iwekaeze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 814 aux para 7-14 [Iwekaeze]).

[10] Dans d’autres décisions, la Cour a appliqué la norme de la décision raisonnable (voir Kioko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 717 aux para 17-19; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 12-17; Hare c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 763 aux para 11-12 [Hare]; A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 629 aux para 13-17; Balog c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 605 au para 24; Balogh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 447 aux para 13-25 [Balogh]).

[11] Avec égards pour mes collègues selon qui il s’agit d’une question d’équité procédurale, je demeure d’avis que, pour les motifs énoncés aux paragraphes 13 à 25 de la décision Balogh, la norme de contrôle qui s’applique à la première question est celle de la décision raisonnable. Pour ce qui est de la deuxième question, les parties conviennent, et je suis d’accord, que la norme de la décision raisonnable s’applique.

[12] Pour être raisonnable, une décision doit être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85 [Vavilov]). Il incombe à la demanderesse de démontrer le caractère déraisonnable de la décision de la SAR (Vavilov, au para 100). Pour que la cour de révision intervienne, la partie qui conteste la décision doit la convaincre que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). Il n’appartient pas à la Cour, lorsqu’elle siège en révision, d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov, au para 125). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur ». La cour de révision doit uniquement être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient » (Vavilov, aux para 102, 104).

III. Analyse

[13] Malgré les habiles arguments invoqués par l’avocat de la demanderesse, je ne peux conclure que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas d’audience ou en appréciant la preuve au dossier.

A. La tenue d’une audience

[14] L’alinéa 113b) de la LIPR confère le pouvoir discrétionnaire de tenir une audience si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires. Les trois facteurs à prendre en considération sont énoncés à l’article 167 du RIPR.

Facteurs pour la tenue d’une audience

Hearing – prescribed factors

167 Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

167 For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

(b) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

[Soulignement ajouté.]

[Emphasis added.]

[15] De par son libellé, l’article 167 du RIPR limite la question de la crédibilité à « une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur » [Soulignement ajouté]. Le critère relatif à la tenue d’une audience est conjonctif. Par conséquent, la tenue d’une audience est généralement requise si des éléments de preuve importants pour la prise de décision soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur et que ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifient que la demande soit accueillie (Hare, au para 20). L’article 167 du RIPR s’applique lorsque la crédibilité du demandeur est remise en question au point de donner lieu à une décision défavorable.

[16] L’agent a admis de nouveaux éléments de preuve, soit un affidavit de la mère de la demanderesse et des documents sur les conditions dans le pays. La demanderesse fait valoir qu’en ne prêtant pas foi à l’affidavit de la mère, l’agent a remis en question sa crédibilité, d’où la nécessité de tenir une audience. La demanderesse affirme que, pour l’application de l’article 167 du RIPR, remettre en question la déclaration de sa mère, c’est remettre en question sa crédibilité à elle. Le défendeur répond que non seulement l’agent n’a pas soulevé une question qui concernait la « crédibilité de la demanderesse », mais qu’il lui était loisible d’accorder peu de poids à l’affidavit de la mère et qu’il n’était donc pas tenu de tenir une audience.

[17] Dans son affidavit, la mère de la demanderesse a déclaré qu’en décembre 2017 et en juillet 2018, M. Musa était venu chez elle au Nigeria avec [traduction] « sa bande habituelle de voyous explosifs et méchants » et qu’il l’avait menacée pour qu’elle lui livre sa fille. La mère a également affirmé qu’en mai 2019, M. Musa avait interrompu des funérailles et avait déclaré qu’il ne laisserait jamais la famille tranquille tant que la demanderesse ne lui aurait pas été livrée. L’agent a jugé que l’affidavit de la mère n’était pas une preuve suffisante et lui a accordé peu de poids, soulignant que (i) la mère n’avait pas dit si elle avait signalé ces incidents aux autorités ou à la famille, ni les mesures qui avaient été prises; (ii) le témoignage de la mère était intéressé; (iii) il n’était corroboré par aucun autre témoignage, par exemple, des membres de la famille ou des amis présents aux funérailles.

[18] Tout d’abord, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que ce n’était pas la crédibilité de la demanderesse comme telle qui était en cause. La demanderesse n’était pas présente à ces événements et ne peut en attester.

[19] Deuxièmement, de toute façon, j’estime qu’il était permis à l’agent, au vu du dossier, d’accorder peu de poids à l’affidavit de la mère sans tenir d’audience. « Lorsqu’un agent [d’ERAR] a accordé moins de poids à des éléments de preuve « intéressés » qui ne sont pas corroborés » (Fadiga c Canada(Citoyenneté et immigration), 2016 CF 1157 au para 25 [Fadiga]), la cour de révision « devrai[t] s’abstenir d’infirmer sa décision au motif qu’il a commis une erreur de pondération ou qu’il s’agit d’un motif de contrôle » (Fadiga, au para 25). Telle est simplement la réalité des déclarations extrajudiciaires qui émanent d’un membre de la famille ou d’une autre personne ayant un intérêt particulier dans l’issue d’une affaire (ibid). Un poids accru peut être accordé à des déclarations dites « intéressées » si elles sont corroborées par des éléments de preuve objectifs (Fadiga, au para 26). La Cour a conclu que, si elle n’était pas corroborée, la preuve présentée par un témoin qui a un intérêt personnel dans l’issue d’une affaire avait en général peu de valeur probante (Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067 au para 27 [Ferguson]; Fadiga, au para 26).

[20] Troisièmement, je suis convaincue qu’il n’était pas déraisonnable pour l’agent de conclure que la preuve fournie par la demanderesse, notamment l’affidavit de sa mère, était insuffisante compte tenu de l’absence d’éléments établissant que la demanderesse avait été en couple avec M. Musa, qu’elle avait été victime de violence de sa part ou qu’elle avait le profil d’une personne à risque en raison de sa bisexualité. La Cour a confirmé que la conclusion tirée par un agent d’ERAR, selon laquelle la preuve est insuffisante, pouvait être une conclusion justifiable ou encore une conclusion voilée quant à la crédibilité (Iwekaeze, au para 27; Ferguson, au para 26). La distinction entre une conclusion d’insuffisance de la preuve et une conclusion quant à la crédibilité n’est pas toujours limpide (Balogh, au para 36; Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1207 au para 30). Néanmoins, en l’espèce, j’ai examiné la décision rendue par l’agent dans son ensemble ainsi que la preuve qui a été soumise, et j’estime que l’agent a, de façon raisonnable, conclu que la preuve était insuffisante et qu’il n’a pas rendu une conclusion voilée quant à la crédibilité. Par conséquent, je ne suis pas convaincue, eu égard aux exigences de l’article 167 de la RIPR, que l’agent a commis une erreur en décidant de ne pas tenir l’audience prévue à l’alinéa 113b) de la LIPR à .

B. L’appréciation de la preuve par l’agent

[21] La demanderesse fait valoir que l’agent a commis une erreur dans l’appréciation de la preuve, tout particulièrement lorsqu’il a remis en question l’affidavit de sa mère en affirmant qu’il s’agissait d’une preuve intéressée. Le défendeur soutient que l’agent n’a accordé que peu de poids à l’affidavit de la mère non seulement parce qu’il était intéressé, mais aussi pour d’autres raisons qu’il a expliquées, notamment qu’il était laconique, qu’il ne contenait aucune explication et qu’il manquait d’éléments objectifs tendant à corroborer les allégations qui y étaient faites.

[22] J’ai examiné cette question en détail dans la section A (La tenue d’une audience) des présents motifs. Me fondant sur les précédents cités ci-dessus, je conclus qu’il n’était pas déraisonnable que l’agent ait mentionné la nature intéressée de l’affidavit et le manque de preuve corroborante et qu’il lui ait donc attribué peu de valeur probante. Contrairement à ce qu’allègue la demanderesse, je ne trouve pas déraisonnable que l’agent ait souligné qu’aucune des personnes ayant assisté aux funérailles, autres que la mère, n’avait produit d’affidavit selon lequel M. Musa avait interrompu les funérailles pour exiger que la demanderesse lui soit livrée par sa famille.

[23] De plus, je ne suis pas d’accord avec la demanderesse lorsqu’elle dit que l’agent a tiré une conclusion voilée quant à la crédibilité, ou encore qu’il a commis une erreur en ne tenant pas compte de sa déclaration selon laquelle elle avait été agressée par M. Musa ou qu’elle était exposée à un risque en raison de son orientation sexuelle. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, il n’appartient pas à la Cour, lorsqu’elle siège en révision, d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur (Vavilov, au para 125). L’agent a mentionné qu’il manquait d’éléments de preuve objectifs tendant à corroborer que la demanderesse entretenait une relation avec M. Musa, qu’elle avait été blessée ou qu’elle se décrivait comme une femme bisexuelle. Je suis convaincue que l’agent a raisonnablement apprécié la preuve au dossier et je refuse donc d’intervenir.

IV. Conclusion

[24] Pour les motifs énoncés ci-dessus, je conclus que la décision de l’agent n’est pas déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est par conséquent rejetée.

[25] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3221-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claudia De Angelis


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3221-21

INTITULÉ :

OLOHIJE ATAFO c MCI

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 MAI 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

Le 20 JUIN 2022

COMPARUTIONS :

Naga Obazee

Pour la demanderesse

Suzanne M. Bruce

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Naga Obazee

Avocat

North York (Ontario)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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