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Date : 20220623


Dossier : IMM‑7353‑19

Référence : 2022 FC 949

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 juin 2022

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

SOHAIL ARSHAD

SONIA SOHAIL

SARAH RUTH SOHAIL

SHAROON JOHN SOHAIL

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sont des citoyens du Pakistan qui vivent actuellement en Thaïlande. Ils prétendent avoir fui le Pakistan à la suite des menaces proférées par des extrémistes religieux, après que le demandeur principal, qui est avocat, a accepté de représenter un client chrétien. Ce dernier réclamait à son employeur le versement de son salaire impayé. Les demandeurs sollicitent le contrôle de la décision par laquelle un agent des visas canadien a conclu qu’ils ne répondaient pas aux critères de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontière ou de la catégorie de personnes de pays d’accueil.

[2] Comme je l’expliquerai en détail plus loin, la présente demande est accueillie, car l’analyse relative à la crédibilité du demandeur principal effectuée par l’agent était déraisonnable.

II. Contexte

[3] Le demandeur principal, Sohail Arshad, est un citoyen du Pakistan qui réside actuellement à Bangkok, en Thaïlande, après avoir fui le Pakistan en 2014. Les autres demandeurs sont l’épouse du demandeur principal et leurs deux enfants.

[4] Le demandeur principal pratiquait le droit à Karachi, au Pakistan, avant son départ pour la Thaïlande. Il déclare qu’en décembre 2013, il a été engagé par Joseph Masih, un maçon chrétien, dont l’employeur avait menacé de l’accuser de blasphème pour éviter de le payer. Le demandeur principal a envoyé à cet employeur une mise en demeure exigeant le paiement.

[5] Le demandeur principal déclare qu’à la suite de cette demande de paiement, quatre membres de l’organisation religieuse extrémiste Sipah‑e‑Sahaba se sont présentés à sa résidence le 20 décembre 2013, l’ont menacé, tout comme ils ont menacé son épouse, et ont exigé qu’il laisse tomber la cause. Le demandeur principal dit avoir déclaré l’incident à la police, mais que les policiers avaient refusé d’agir. Il affirme avoir été victime d’un autre incident le 13 janvier 2014, lorsque des membres du Sipah‑e‑Sahaba ont tiré sur lui alors qu’il quittait la Cour et qu’il retournait chez lui. Par la suite, les demandeurs se sont cachés, mais Sipah‑e‑Sahaba a continué à poursuivre le demandeur principal et à le menacer.

[6] En avril 2014, les demandeurs ont fui le Pakistan en direction de la Thaïlande. Ils se sont enregistrés comme demandeurs d’asile auprès du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [HCR] à Bangkok, mais leur demande a été rejetée en avril 2017. Ils ont aussi présenté une demande de résidence permanente au Canada en 2015, mais cette demande a été rejetée parce qu’il a été conclu que la famille n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention. Cependant, ils ont présenté une deuxième demande en 2017 avec l’aide d’un signataire d’une entente de parrainage. La désignation par le HCR n’était donc pas nécessaire. Le demandeur principal et son épouse ont passé une entrevue à l’ambassade canadienne à Bangkok en septembre 2019.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[7] Dans une lettre datée du 11 octobre 2019, un agent de la Section de l’immigration du Haut‑commissariat du Canada à Singapour [l’agent] a refusé la demande de visa de résident permanent au Canada présentée par le demandeur principal au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontière ou de la catégorie de personnes de pays d’accueil. L’agent a conclu que le récit du demandeur selon lequel il a été ciblé par Sipah‑e‑Sahaba à cause de son client n’était pas crédible. L’agent a donné les motifs suivants dans sa lettre :

[traduction]

Après avoir soigneusement analysé tous les facteurs liés à votre demande, je ne suis pas convaincu, tout bien considéré, que vous avez prouvé que vous craignez avec raison d’être persécuté ou que vous avez subi des conséquences graves et personnelles en raison d’une guerre civile, d’un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne. Je ne suis donc pas convaincu qu’il existe une possibilité raisonnable ou des motifs solides permettant de conclure que vous appartenez à l’une des catégories réglementaires.

Tel que je l’ai mentionné à l’entrevue, j’estime qu’il n’est ni crédible ni raisonnable que vous ayez accepté de représenter, et ayez représenté, Joseph Masih en tant qu’avocat de la manière que vous avez décrite. Vous avez affirmé que vous n’auriez pas représenté Joseph Masih si vous aviez compris la gravité de la situation. Cependant, il était évident d’après vos déclarations que la situation pouvait devenir très grave en effet, et que Joseph Masih risquait d’être accusé de blasphème ou de quelque chose de semblable, et vous avez accepté de le représenter quand même. Vous avez omis de véritablement questionner Joseph Masih malgré sa déclaration qu’il avait été menacé d’être accusé d’« irrévérence envers le Coran ». Somme toute, je trouve cet élément et d’autres aspects de votre description improbables et je doute en conséquence de votre témoignage.

De plus, votre témoignage quant aux propos de Joseph Masih au sujet de la menace de blasphème a changé à plusieurs reprises. Vous avez d’abord déclaré que Joseph Masih vous a parlé d’« une autre accusation de quelque chose qu’il n’aurait pas fait », et vous avez changé votre déclaration en affirmant que Joseph Masih vous avait dit ouvertement qu’on l’avait accusé de « méfaits liés à la religion » et d’« irrévérence envers le Coran ». Vos déclarations quant aux propos de Joseph Masih justifient ma conviction qu’il y avait des raisons manifestes de s’inquiéter que vous avez ignorées, mais elles ont également pour effet d’attaquer aussi votre crédibilité de par les changements que vous leur apportez.

De plus, certaines incohérences et préoccupations qui ressortent du refus de votre demande par le HCR et des motifs de ce refus vous ont été signalées lors de l’entrevue. Par exemple, le HCR croyait que vous aviez refusé d’abandonner l’affaire Joseph Masih lorsqu’on vous l’avait ordonné et que vous aviez manqué à l’obligation de prouver que les hommes qui se sont présentés à votre domicile étaient membres du Sipah‑e‑Sahaba. Cependant, lors de l’entrevue, vous avez déclaré que vous aviez abandonné l’affaire Joseph Masih et que vous saviez que les hommes étaient membres du Sipah‑e‑Sahaba, puisque c’était écrit sur la plaque d’immatriculation de leur motocyclette. Ces détails sont absents des motifs de refus du HCR. Bien qu’elles ne soient pas déterminantes en elles‑mêmes, je crois que ces divergences minent davantage votre crédibilité.

Vous avez eu l’occasion de répondre pendant l’entrevue à toutes les préoccupations susmentionnées. J’ai soupesé vos réponses dans le cadre de la prise de ma décision. Cependant, je n’ai pas trouvé qu’elles compensaient suffisamment mon évaluation selon laquelle votre demande d’asile manque de crédibilité et que, par conséquent, elle ne permet pas d’établir, tout bien considéré, votre appartenance à l’une des catégories réglementaires.

[8] Le dossier présenté à la Cour compte également les notes consignées par l’agent dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC] qui comprennent la transcription des questions et réponses de l’entrevue passée par le demandeur principal, de même que l’analyse ultérieure de l’agent.

IV. Question en litige et norme de contrôle

[9] La seule question que les demandeurs soulèvent devant la Cour consiste à savoir si l’agent a commis une erreur en tirant des conclusions déraisonnables concernant la crédibilité. Comme l’indique la formulation de cette question, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

V. Analyse

[10] Ma conclusion selon laquelle la décision est déraisonnable repose sur la mention, par l’agent, de la présence d’incohérences ou de divergences entre le témoignage fourni par le demandeur principal lors de l’entrevue et les motifs donnés par le HCR pour rejeter la demande d’asile des demandeurs. Notamment, je trouve convaincant l’argument des demandeurs selon lequel il y a une erreur de logique dans les conclusions de l’agent concernant les divergences présentes dans le témoignage du demandeur principal, selon lequel les hommes qui l’avaient menacé étaient membres du Sipah‑e‑Sahaba.

[11] L’agent souligne dans les motifs du HCR la conclusion selon laquelle le demandeur principal n’a pas réussi à démontrer que les hommes qui s’étaient présentés à son domicile étaient membres du Sipah‑e‑Sahaba. Lors de son entrevue avec l’agent, le demandeur principal a déclaré qu’il savait que les hommes étaient membres du Sipah‑e‑Sahaba, puisque c’était écrit sur la plaque d’immatriculation de leur motocyclette. L’agent remarque que ce détail est absent des motifs de refus donnés par le HCR et estime qu’il s’agit d’une divergence qui affecte la crédibilité du demandeur principal.

[12] Toutefois, comme l’affirme l’avocat des demandeurs, les motifs du HCR ne se veulent pas une transcription ou un résumé de tout ce qui a été dit par le demandeur principal pendant son entrevue. Les notes de l’entrevue avec le demandeur principal consignées par l’agent dans le SMGC rapportent l’explication du demandeur principal selon laquelle il avait fourni une déclaration écrite au HCR, mais qu’il ne l’avait pas apportée à l’entrevue avec l’agent. En l’absence d’éléments de preuve permettant de conclure que les motifs du HCR reflètent l’entièreté de l’entrevue du demandeur principal avec le HCR, je trouve qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de conclure que l’absence dans les motifs du HCR d’une référence à la plaque d’immatriculation faisant état du Sipah‑e‑Sahaba représentait une incohérence dans les témoignages du demandeur principal présentés dans le cadre des deux entrevues et minait ainsi la crédibilité de celui‑ci.

[13] Comme l’indique l’extrait de la lettre de l’agent cité plus haut dans les présents motifs, l’agent n’a pas cru le demandeur relativement à plusieurs éléments. S’agissant de chacun de ces éléments, l’agent dit dans les notes qu’il a consignées dans le SMGC soit qu’il ne constituait pas un facteur déterminant, soit qu’il minait la crédibilité du demandeur sans toutefois préciser qu’il se prononçait sur un élément déterminant. Par conséquent, puisque chaque élément ainsi visé semble avoir contribué à l’analyse globale de l’agent sur la crédibilité et à sa décision, la Cour ne peut savoir, en l’absence d’une conclusion définitive sur la crédibilité, si l’agent aurait rejeté la demande pour ce motif. Eu égard à la conclusion déraisonnable sur la crédibilité formulée par l’agent à la suite de l’examen des motifs du HCR, je suis d’avis que la décision est déraisonnable et qu’elle doit être annulée.

[14] Aucune partie n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune n’est formulée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑7353‑19

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour que celui‑ci statue à nouveau. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑7353‑19

INTITULÉ :

SOHAIL ARSHAD, SONIA SOHAIL,

SARAH RUTH SOHAIL, SHAROON JOHN SOHAIL

C LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

lE 15 JUIN 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 23 JUIN 2021

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

POUR LES DEMANDEURS

Gordon Lee

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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