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Date : 20220624


Dossier : IMM-5270-20

Référence : 2022 CF 953

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 juin 2022

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

CONSTANCIA DELA CRUZ IGNACIO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire d’une décision du 6 octobre 2020 par laquelle un agent principal a rejeté, à la suite d’un nouvel examen, une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

II. Contexte

[2] La demanderesse est une citoyenne des Philippines qui est arrivée au Canada le 27 février 2006 pour travailler à titre d’aide familiale résidente. Elle a cinq enfants, qui résident tous aux Philippines. Elle les a tous élevés seule, et lorsqu’elle a commencé à travailler à l’étranger pour subvenir aux besoins de sa famille, c’est sa mère qui en a pris soin. Les enfants de la demanderesse partagent un appartement d’une chambre aux Philippines et sont soutenus financièrement par leur mère, puisqu’ils ne sont pas autonomes à cet égard.

[3] La demanderesse a déposé une demande de résidence permanente dans le cadre du Programme des aides familiaux résidents, mais n’a pas été en mesure de satisfaire aux exigences. Son dernier permis de travail a expiré en 2014. Elle travaille sans autorisation depuis. En novembre 2017, la demanderesse a déposé une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Elle a aussi déposé une demande de permis de séjour temporaire et une demande de permis de travail, qui ont toutes deux été rejetées en avril 2019.

[4] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse en novembre 2017 a été rejetée. Elle a demandé un contrôle judiciaire, auquel les parties ont consenti, et l’affaire a été renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. Le 6 octobre 2020, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a de nouveau été rejetée. C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

III. Question en litige

[5] La question est de savoir si la décision de l’agent d’immigration de rejeter la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était raisonnable.

IV. Norme de contrôle

[6] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Comme l’a affirmé la Cour suprême du Canada au paragraphe 23 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], « [l]orsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond [...] [l]’analyse a [...] comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable ». En l’espèce, je ne vois aucune raison de déroger à cette présomption générale. En conséquence, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

[7] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable tire son origine du principe de la retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers le rôle distinct des décideurs administratifs (Vavilov, au para 13). Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour ne se livre pas à une analyse de novo et ne cherche pas à trancher elle-même la question en litige (Vavilov, au para 83). Elle commence plutôt par les motifs du décideur administratif et apprécie le caractère raisonnable de la décision rendue pour ce qui est du raisonnement suivi et du résultat obtenu, examiné au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision (Vavilov, aux para 81, 83, 87, 99). Une décision raisonnable est justifiée, transparente et intelligible pour la personne visée, témoigne d’« une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » lorsqu’elle est lue dans son ensemble et prend en compte le contexte administratif, le dossier dont le décideur était saisi et les observations des parties (Vavilov, aux para 81, 85, 91, 94‐96, 99, 127‐128).

V. Analyse

A. Cadre d’analyse des considérations d’ordre humanitaire

[8] Le paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27) [la LIPR] confère au ministre un pouvoir discrétionnaire qui lui permet de dispenser un étranger des exigences habituelles de la LIPR et de lui octroyer le statut de résident permanent s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient. Le pouvoir discrétionnaire que prévoit le paragraphe 25(1) se veut donc une exception souple et sensible à l’application habituelle de la LIPR et permet d’atténuer la sévérité de celle-ci lorsque les faits justifient la prise de mesures spéciales (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 19 [Kanthasamy]). La demanderesse doit justifier la dispense demandée. L’objectif est d’offrir une mesure à vocation équitable « lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” » (Kanthasamy, au para 21).

[9] Pour prendre sa décision, l’agent doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids. Il doit également procéder à une évaluation des difficultés du demandeur (Kanthasamy, aux para 22, 25). Le paragraphe 25(1) présuppose que le demandeur ne s’est pas conformé à une ou plusieurs des dispositions de la LIPR. Par conséquent, dans son analyse, le décideur doit évaluer la nature de la non‐conformité ainsi que sa pertinence et son poids par rapport aux facteurs d’ordre humanitaire dans chaque cas (Mitchell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190 au para 23).

B. Analyse

[10] Pour arriver à sa décision, l’agent d’immigration a tenu compte de quatre facteurs : l’établissement, l’intérêt supérieur des enfants, les difficultés liées au retour et les antécédents de la demanderesse en matière d’immigration. L’agent a soupesé ces facteurs et a conclu que trois d’entre eux (l’établissement, l’intérêt supérieur des enfants et les difficultés) étaient favorables à la demanderesse et que l’un d’entre eux ne l’était pas (les antécédents en matière d’immigration). Dans mon examen de la présente demande de contrôle judiciaire, j’imagine une balançoire à bascule, où les différents facteurs la font pencher d’un côté et de l’autre. Néanmoins, j’estime que des erreurs commises par l’agent dans son analyse pèsent des deux côtés de la balançoire à bascule et que la conclusion est donc elle-même déraisonnable.

(1) Établissement

[11] J’aborde tout d’abord la question de l’établissement. La demanderesse soutient que la décision de l’agent était déraisonnable parce qu’il a affirmé qu’il avait accordé [traduction] « un certain poids » à l’établissement de la demanderesse, alors que ce n’était pas le cas, et qu’il a jugé l’incidence de son éventuel renvoi sur son établissement au regard de la norme du « préjudice irréparable ».

[12] En revanche, le défendeur fait valoir que la décision de l’agent était raisonnable, puisque l’établissement de la demanderesse [traduction] « se résume à rien d’autre que ses années passées au Canada, son emploi et les amitiés qu’elle a nouées », ce qui n’est pas suffisant, selon lui. Le défendeur soutient que l’utilisation par l’agent de l’expression « préjudice irréparable » était moins significative que ce qu’affirme la demanderesse, puisque l’agent n’est pas avocat et qu’il ne l’a donc pas utilisée comme critère juridique.

(2) Intérêt supérieur des enfants

[13] Le prochain facteur à examiner est celui de l’intérêt supérieur des enfants. La demanderesse soutient qu’il est dans l’intérêt supérieur de ses cinq enfants adultes aux Philippines, qui dépendent de son soutien financier, et des deux enfants mineurs (ceux de son employeur) dont elle prend soin qu’elle reste au Canada, ce que l’agent n’a pas pris en considération de façon raisonnable. Le défendeur affirme que les enfants adultes n’avaient pas à être pris en considération dans l’évaluation de l’intérêt supérieur, mais qu’il était néanmoins raisonnable que l’agent tienne compte de l’intérêt d’Angelbert (le plus jeune des enfants), puisque ce dernier était mineur au moment de la présentation de la demande. Le défendeur soutient que la décision de l’agent, de donner un certain poids à l’intérêt des deux enfants dont la demanderesse prend soin, était raisonnable.

[14] Bien qu’il ait accordé un certain poids à l’intérêt supérieur des enfants dans son analyse, je conclus tout de même que l’agent a examiné ce facteur de façon déraisonnable, surtout en ce qui a trait à l’intérêt d’Angelbert et de sa fratrie. L’agent a fait remarquer qu’ils dépendaient financièrement de la demanderesse et qu’ils partageaient un appartement d’une chambre. Il a également souligné que la demanderesse avait de la difficulté à subvenir à leurs besoins lorsqu’elle était aux Philippines et que, si elle demeurait au Canada, elle pourrait continuer à subvenir à leurs besoins comme elle le fait depuis son arrivée.

[15] Toutefois, dans son évaluation de leur intérêt, l’agent s’éloigne de ces observations. Il a conclu, dans le cadre d’une analyse nuancée l’ayant mené à accorder [traduction] « un certain poids [favorable] » au maintien de la demanderesse au Canada, que si elle était renvoyée aux Philippines, elle serait capable de trouver une manière de subvenir aux besoins de sa famille. L’agent a écrit [traduction] « [qu’]elle s’est donné beaucoup de mal pour offrir un environnement chaleureux, sécuritaire et sain à Angelbert et à sa fratrie, et qu’elle veut et peut le faire [...]. [Elle] a travaillé à l’étranger pendant plus de vingt ans pour subvenir aux besoins financiers d’Angelbert et de sa fratrie et leur donner une meilleure éducation [...]. [Elle] devrait pouvoir continuer à le faire pour protéger l’intérêt supérieur d’Angelbert et répondre à ses besoins. » Cette conclusion est déraisonnable. De l’aveu même de l’agent, la demanderesse peinait à subvenir aux besoins de sa famille lorsqu’elle était aux Philippines. Il est déraisonnable de conclure, simplement parce qu’elle [traduction] « s’est donné beaucoup de mal » au cours des vingt dernières années, qu’elle serait maintenant en mesure de subvenir à leurs besoins financiers si elle était aux Philippines, surtout en raison des répercussions catastrophiques qu’a eues la COVID-19 sur le marché de l’emploi dans ce pays. Une telle analyse s’écarte de l’exigence énoncée dans l’arrêt Vavilov voulant que les motifs soient transparents, intelligibles et justifiés. Cette conclusion n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles l’agent est assujetti.

(3) Difficultés

[16] J’examine maintenant l’évaluation qu’a faite l’agent des difficultés auxquelles serait confrontée la demanderesse dans l’éventualité d’un retour aux Philippines. La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en écartant des éléments de preuve concernant la situation générale aux Philippines et en affirmant qu’elle éprouverait moins de difficultés, puisqu’elle connaît le pays, qu’elle a une bonne capacité d’adaptation et que ses compétences sont transférables.

[17] Le défendeur n’est pas de cet avis et fait valoir que ce facteur a fait partie d’une évaluation raisonnable des observations et des éléments de preuve présentés à l’agent.

[18] Je suis en partie d’accord avec la demanderesse.

[19] En ce qui a trait au premier point, à savoir que l’agent a rejeté les éléments de preuve concernant la situation générale aux Philippines et a donc commis une erreur, je ne suis pas d’accord avec la demanderesse. L’agent a décrit de façon très détaillée les conditions défavorables aux Philippines et leur a finalement accordé peu de poids compte tenu de l’objet des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire présentées au titre de l’article 25 de la LIPR, ce qui est conforme à la jurisprudence. Au paragraphe 19 de la décision Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1482 [Zhang], le juge Zinn a écrit que « le critère dont il est question au paragraphe 25(1) et la question à se poser se formulent ainsi : Étant entendu que la prise de mesures pour échapper à la rigidité de la loi est exceptionnelle, les circonstances propres au demandeur sont‐elles de nature à inciter toute personne raisonnable d’une société civilisée à soulager ses malheurs? »

[20] En effet, conformément à la décision Zhang, alors que l’agent commettrait, selon moi, une erreur s’il exigeait que la demanderesse démontre l’existence de circonstances exceptionnelles pour obtenir une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, ce n’est pas ce qui s’est produit en l’espèce. L’agent a plutôt examiné de façon raisonnable les éléments de preuve présentés par la demanderesse concernant sa situation personnelle et la situation générale du pays et a conclu qu’ils ne justifiaient pas l’octroi d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[21] Je suis toutefois d’accord avec la demanderesse sur le deuxième point. Bien qu’il ait accordé un certain poids favorable à ce facteur, l’agent a tout de même minimisé de façon déraisonnable les difficultés auxquelles serait exposée la demanderesse si elle retournait aux Philippines. Dans sa décision, l’agent a fait remarquer que l’expérience de travail acquise par la demanderesse à l’étranger lui serait utile pour trouver du travail aux Philippines, ce qui atténuait les difficultés qu’elle éprouverait. J’estime que cette conclusion s’écarte d’une analyse rationnelle justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles. Si la demanderesse était capable de se trouver un emploi aux Philippines lui permettant de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, elle l’aurait fait; comme elle l’a affirmé, elle n’aurait pas [traduction] « perdu la chance de voir ses propres enfants grandir ». Dans ses motifs, l’agent ne présente aucune explication bien motivée et intelligible qui justifie suffisamment cette incohérence. À mon avis, le simple fait qu’elle ait travaillé ailleurs pendant vingt ans ou qu’elle ait [traduction] « une capacité d’adaptation [et qu’elle soit] résiliente, autonome et débrouillarde » est insuffisant pour tirer une telle conclusion. Sur le plan des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse a fait d’importants sacrifices pour subvenir aux besoins de sa famille, par exemple en vivant à l’étranger et loin d’eux. En l’absence d’une explication quant à savoir pourquoi la situation pourrait facilement changer et pourquoi elle ne l’a pas fait jusqu’à maintenant, la décision n’est pas raisonnable.

(4) Antécédents en matière d’immigration

[22] Enfin, je me penche sur les antécédents de la demanderesse en matière d’immigration. La demanderesse est entrée au Canada le 27 février 2006 et avait un statut temporaire de travailleur étranger jusqu’au 1er mars 2014, date à laquelle elle n’a pas quitté le Canada. Entre-temps, elle a déposé plusieurs demandes afin de régulariser son statut au Canada, lesquelles ont toutes été rejetées. Dans les motifs de rejet de l’une de ces demandes, il était indiqué que, si elle ne quittait pas le Canada, une mesure d’exécution pourrait être prise contre elle. Sommairement, elle a commencé à travailler à Hong Kong en 1995, puis elle est rentrée chez elle pendant un mois. Elle est ensuite retournée à Hong Kong en 1997. Par la suite, elle a passé trois ans aux Philippines, puis est retournée à Hong Kong pour y travailler. Enfin, elle est arrivée au Canada en 2006. Elle participait au Programme des aides familiaux résidents à long terme mais, comme elle n’avait pas fourni certains documents, sa demande a été rejetée. Le programme n’existe plus. Lorsque sa demande de permis de travail a été rejetée, elle ne pouvait plus se prévaloir de la période de rétablissement et elle a essayé d’obtenir un permis de séjour temporaire et un permis de travail.

[23] Après avoir fait remarquer que les autres facteurs étaient favorables au maintien de la demanderesse au Canada, l’agent a conclu qu’il devait accorder un poids défavorable important au fait que la demanderesse avait indûment prolongé son séjour au Canada. En effet, il s’agissait du seul facteur militant en faveur du rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent était d’avis qu’il s’agissait d’un facteur défavorable important, puisqu’il [traduction] « démontr[ait] le défaut de la demanderesse de se conformer aux lois canadiennes en matière d’immigration ». Il a également souligné que la demanderesse [traduction] « ne [pouvait] pas s’attendre à profiter des années [...] passées à vivre et à travailler illégalement au Canada », car « le fait de passer plus de temps dans la clandestinité ne donne pas à ceux qui sont ici illégalement plus de chance que leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire soit accueillie ».

[24] La demanderesse soutient que l’agent a insisté déraisonnablement sur ce facteur et n’a pas réalisé une analyse globale de tous les facteurs, surtout compte tenu des considérations d’ordre humanitaire. Le défendeur fait valoir qu’il était raisonnable et dans les limites du pouvoir de l’agent – selon la jurisprudence – de tirer une conclusion défavorable d’une telle preuve de non-conformité.

[25] L’agent a le droit de tirer une conclusion défavorable du fait que les demandeurs ont été en mesure de bénéficier des avantages de vivre et de travailler au Canada en enfreignant les lois sur l’immigration pendant la majeure partie de leur séjour (voir, par exemple, Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724 au para 34). Je remarque également que l’agent a tenu compte des mesures incitatives en droit de l’immigration, notamment qu’il ne faut pas interpréter les lois ni les facteurs d’ordre humanitaire de manière à inciter les personnes à prolonger indûment et intentionnellement leur séjour dans le but d’avoir plus de chance d’obtenir une dispense exceptionnelle fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[26] Cela dit, dans les circonstances très précises de l’espèce, je suis d’accord avec la demanderesse. Dans son analyse, l’agent a déraisonnablement mis l’accent sur ce seul élément défavorable au détriment des autres facteurs.

[27] L’analyse des considérations d’ordre humanitaire doit être, à la base, empreinte de compassion et portée par l’expérience humaine commune. Comme il est souligné dans un passage souvent cité de l’arrêt Kanthasamy, les considérations d’ordre humanitaire « s’entendent “des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout[e personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne [...]” [et tiennent compte du] chagrin ou [de la] pitié provoqué par la détresse ou les malheurs d’autrui [...] » (au para 13). Aux fins qui m’occupent en l’espèce, cette compassion passe par l’empathie. Pour être empathique, « le décideur doit se mettre dans la peau du demandeur d’asile et se poser la question suivante : comment me sentirais-je si j’étais à sa place? Le décideur doit formuler sa réponse en écoutant son cœur aussi bien que son esprit analytique. »

[28] C’est à la lumière de ce qui précède qu’il est possible de conclure au caractère déraisonnable de la décision. Bien que l’agent ait maintes fois souligné qu’il a réalisé une [traduction] « évaluation globale », il ne suffit pas d’affirmer qu’une évaluation est globale pour rétablir une évaluation qui est par ailleurs axée de façon déraisonnable sur un seul facteur. L’agent a insisté déraisonnablement sur les antécédents défavorables de la demanderesse en matière d’immigration, sans égard ni compassion pour les raisons à l’origine de ces antécédents. La demanderesse avait pour seul objectif de subvenir aux besoins de sa famille. Après avoir examiné le dossier, je juge que la demanderesse n’est pas une personne qui, comme l’a laissé entendre l’agent, [traduction] « pass[ait du] temps dans la clandestinité [pour avoir] plus de chance que [sa] demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire soit accueillie ». L’agent a déraisonnablement insisté sur cette possibilité et les conséquences en découlant, sans tenir compte de la situation plus générale de la demanderesse en tant que mère monoparentale qui subvient aux besoins de sa famille.

[29] Indépendamment du statut d’immigration du demandeur, l’agent doit examiner attentivement sa contribution positive, sa productivité et son utilité au Canada ainsi que l’incidence de cette perte sur le demandeur, et ce, même si ce dernier ne s’est pas conformé aux lois canadiennes en matière d’immigration durant son séjour au Canada (voir Samuel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 227 au para 17; Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813 aux para 21-23; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1142 aux para 32-33). Selon une jurisprudence bien établie, l’article 25 devient inutile si le demandeur est condamné facilement en fonction de ses antécédents en matière d’immigration, surtout lorsque cette condamnation se fait au détriment des autres facteurs en sa faveur (Dowers c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 593). Cette analyse n’est pas intrinsèquement cohérente et rationnelle ni justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. Elle est donc déraisonnable.

(5) Récapitulatif

[30] Comme il est indiqué dans l’arrêt Vavilov, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur. Cependant, la décision doit néanmoins souffrir « de lacunes graves à un point tel [...] qu’elle [ne] satisfait [pas] aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence ». En l’espèce, l’agent a évalué plusieurs facteurs (l’établissement, l’intérêt supérieur des enfants, les difficultés et les antécédents en matière d’immigration) et a tiré une conclusion. Ce faisant, il a conclu que les trois premiers facteurs (l’établissement, l’intérêt supérieur des enfants et les difficultés) penchaient modérément en faveur du maintien de la demanderesse au Canada, alors que le quatrième facteur (ses antécédents défavorables en matière d’immigration) penchait fortement contre.

[31] Certes, le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov, au para 125). Ce n’est toutefois pas ce que je fais. J’ai plutôt constaté des erreurs tout au long de l’examen des facteurs, de sorte que je ne peux conclure que la décision satisfait à la norme de justification, d’intelligibilité et de transparence exigée par l’arrêt Vavilov. L’agent a fait preuve d’un raisonnement lacunaire et a commis des erreurs répétées quant aux motifs qui justifient sa décision et a démontré qu’il n’a pas réalisé une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles il est assujetti. Surtout prise au vu de l’objectif global de compassion d’une analyse fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’analyse de l’agent est déraisonnable.

[32] Les parties n’ont pas présenté de question à certifier.

VI. Conclusion

[33] Aucune question n’est certifiée.

[34] La demande est accueillie.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5270-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sophie Reid-Triantafyllos


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5270-20

 

INTITULÉ :

CONSTANCIA DELA CRUZ IGNACIO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 JUIN 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Rekha McNutt

 

POUR LA DEMANDERESSE

Galina Bining

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Caron & Partners LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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