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Date : 20220630

Dossier : IMM-4855-21

Référence : 2022 CF 975

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 juin 2022

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

ZAHRA JAFARI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, une citoyenne de l’Afghanistan, sollicite le contrôle d’une décision datée du 17 juin 2021 par laquelle un agent principal d'immigration [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’elle avait présentée depuis le Canada au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] À l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse a présenté des observations à l’égard de son établissement au Canada, de l’intérêt supérieur de ses nièces et de son neveu, de ses problèmes de santé et des conditions défavorables en Afghanistan. Après avoir examiné les éléments de preuve et les observations, l’agent a conclu que la demanderesse n’avait pas démontré que sa situation suffisait à justifier une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[3] La demanderesse soutient que la décision de l’agent était déraisonnable, car : a) les motifs de la décision rendue par l’agent concernant la suspension temporaire de la mesure de renvoi en Afghanistan sont embrouillés et contradictoires, en plus d'être en grande partie fondés sur la conclusion hypothétique selon laquelle la suspension temporaire de la mesure de renvoi sera un jour levée; b) l’agent n’a pas été attentif et sensible à l’intérêt supérieur des nièces et du neveu de la demanderesse, puisqu’il n’a pas apprécié le rôle important que joue la demanderesse dans leur vie, qui n’était pas comparable à celui d’une éducatrice en garderie; c) l’appréciation faite par l’agent de l’établissement de la demanderesse était déraisonnable compte tenu de ce qui suit : (i) lorsqu’il a examiné l’indépendance financière de la demanderesse, l’agent n’a pas tenu compte du soutien que la sœur et le beau-frère de la demanderesse ont donné à la demanderesse depuis 2017. Il a plutôt totalement écarté ce facteur, parce que la sœur et le beau-frère n’avaient pas produit leurs états financiers, alors que c’était la situation financière de la demanderesse qui était évaluée; (ii) l’agent n’a accordé aucun poids aux activités bénévoles auxquelles la demanderesse participait à la mosquée, parce qu’à son avis, la lettre de sa cousine était [traduction] « intéressée » et parce que la demanderesse n’avait produit aucune lettre d’un représentant de la mosquée ou d’un autre tiers pour attester de son engagement communautaire.

[4] Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre le pouvoir discrétionnaire de dispenser les étrangers des exigences habituelles de la Loi et de leur accorder le statut de résident permanent au Canada, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire justifient une telle dispense. L’examen des considérations d’ordre humanitaire fondé sur le paragraphe 25(1) de la LIPR est global, ce qui signifie que toutes les considérations pertinentes doivent être soupesées cumulativement pour trancher la question de savoir si la dispense est justifiée dans les circonstances. Une dispense est considérée comme justifiée si la situation est de nature à inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne [voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 13, 28; Caleb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1018 au para 10].

[5] L’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire est une mesure de nature exceptionnelle et hautement discrétionnaire qui « mérite donc une déférence considérable de la part de la Cour » [voir Qureshi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 335 au para 30]. Aucun « algorithme rigide » ne détermine l’issue d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [voir Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185 au para 7].

[6] La norme de contrôle applicable à la décision d’accorder ou non une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable [voir Kanthasamy, précité, au para 44]. La cour de révision qui effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable s'intéresse à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 83]. Elle doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci [voir Vavilov, précité, au para 99]. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable, et la Cour « doit [...] être convaincue que la lacune ou la déficience [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » [voir Vavilov, précité, au para 100].

[7] Bien qu’un certain nombre de questions aient été soulevées à l’égard de la présente demande, je conclus que les erreurs commises par l’agent dans l’appréciation de l’engagement communautaire de la demanderesse au Canada, qu’il a examiné dans le facteur de l'établissement, rendent la décision de l’agent déraisonnable.

[8] Eu égard à la question de l’engagement communautaire, les motifs de l’agent sont les suivants :

[traduction] La demanderesse affirme qu’elle fréquente la mosquée avec sa famille et qu’elle aide à la mosquée en accueillant les gens à l’entrée et en leur servant du thé. Elle enseigne également le dari aux enfants et leur lit des passages du Coran. Dans sa lettre de soutien, la cousine de la demanderesse, Masoumeh Hashemi, indique que la demanderesse assiste aux sermons du Saint Coran toutes les semaines à la mosquée appelée Centre islamique Al-Faftima. Elle déclare également que la demanderesse aide à faire le ménage et à décorer la mosquée selon les programmes offerts. La demanderesse n’a pas fourni une preuve suffisante pour établir une réelle appartenance à sa collectivité. Bien que l’agent mentionne la lettre de soutien de Masoumeh, il lui accorde peu de poids, car il la juge « intéressée » puisqu’elle est rédigée par un membre de la famille. La demanderesse n’a pas produit de lettre rédigée par les responsables de la mosquée qui décrit l’aide qu’elle offrait à la mosquée et la fréquence de cette aide, la fréquence de sa présence à la mosquée ou si elle y travaille à titre de bénévole.

[9] J’estime qu’il ressort des motifs que l’agent n’a pas bien analysé la preuve dont il était saisi à l’égard de la participation de la demanderesse aux activités de la mosquée. Plus particulièrement :

  1. L’agent commence ses motifs en mentionnant que la demanderesse [traduction] « affirme » qu’elle prend part à diverses activités à la mosquée. Toutefois, la demanderesse a produit un affidavit, et non simplement une lettre ou une autre déclaration non assermentée, pour attester de ses activités à la mosquée. Je me demande si l’agent a réellement apprécié la nature de la preuve dont il était saisi et tenu compte du fait qu'une présomption de véracité s'applique à cette preuve [voir Dirieh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 939 au para 28].

  2. L’agent a conclu qu’il accordait peu de poids à la lettre de la cousine de la demanderesse qui atteste de sa participation aux activités de la mosquée, parce que, selon lui, [TRADUCTION] « il s'agit d'une lettre intéressée, puisqu’elle est rédigée par un membre de la famille ». De plus, il a noté que la demanderesse n’a pas fourni de lettre d’un représentant de la mosquée. J’estime que, bien que l’agent eut sans doute préféré avoir reçu une lettre d’un représentant de la mosquée, il était déraisonnable d’accorder peu de poids à la lettre de la cousine simplement parce qu’elle provenait d’un membre de la famille [voir Cruz Ugalde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 458, au para 28; Haq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 380 au para 11].

  3. L’agent a conclu que la demanderesse n’avait pas produit une preuve suffisante pour établir une réelle appartenance à sa collectivité. Toutefois, dans les motifs de sa décision, l’agent ne mentionne pas les autres éléments de preuve produits pour appuyer la participation de la demanderesse aux activités de la mosquée – à savoir les affidavits de la sœur et du beau-frère de la demanderesse et une lettre d’un autre cousin. Puisque l’agent ne mentionne pas ces autres éléments de preuve, la Cour se demande si l’agent les a bien pris en compte.

[10] De plus, lorsqu’il analyse les considérations d’ordre humanitaire, l’agent doit se demander s’il attribue un poids positif, neutre ou négatif à chaque facteur soulevé par un demandeur. S’il décide d’attribuer un poids positif ou négatif aux facteurs soulevés, l’agent doit aussi qualifier ce poids, ce qu’il fait souvent en précisant qu’un poids « important », un « certain » poids ou « peu » de poids doit être attribué. L’agent doit ensuite procéder à un examen global, dans le cadre duquel toutes les considérations pertinentes doivent être soupesées cumulativement pour décider si une dispense est justifiée dans les circonstances. Cependant, en l’espèce, l’agent ne mentionne pas dans ses motifs s’il a décidé d’attribuer un poids à l’engagement communautaire de la demanderesse dans l’appréciation de son établissement au Canada. La Cour ne peut donc pas savoir si l’agent a effectué un examen global approprié.

[11] Je conclus que les erreurs relevées ci-dessus rendent la décision de l’agent déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agent principal est annulée, et l’affaire doit être renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[12] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4855-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision du 17 juin 2021 par laquelle l’agent principal d'immigration a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que la demanderesse avait présentée est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claudia De Angelis


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4855-21

INTITULÉ :

ZAHRA JAFARI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATON

LIEU DE L’AUDIENCE :

VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 juin 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DES MOTIFS :

Le 30 juin 2022

COMPARUTIONS :

Lina Anani

Pour la demanderesse

Sally Thomas

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lina Anani

Avocate

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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