Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220630

Dossier : IMM-5410-20

Référence : 2022 CF 963

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 30 juin 2022

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

IMRE EMIL AJTAI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, datée du 14 octobre 2020, rendue par un agent d’immigration (l’agent). L’agent a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que le demandeur avait présentée au Canada, au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[1] Le demandeur est un citoyen de la Roumanie et de la Hongrie. Il a allégué qu’il avait quitté la Roumanie en raison des difficultés et du harcèlement auxquels il faisait face du fait de ses origines roms.

[2] Le demandeur est arrivé au Canada en avril 2012 et a demandé l’asile au titre de la LIPR. Dans sa décision datée du 27 mars 2018, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande.

[3] Le 4 juillet 2019, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente au Canada fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Les principaux facteurs invoqués étaient l’établissement au Canada et les difficultés auxquelles il ferait face s’il retournait en Roumanie et en Hongrie, en raison de ses origines roms. Plus précisément, il a parlé de la difficulté à trouver un emploi et de la persécution que font subir aux Roms des groupes d’extrême droite.

I. La décision faisant l’objet du contrôle

[4] Dans une lettre datée du 14 octobre 2020, l’agent a informé le demandeur qu’il rejetait sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Dans les motifs de sa décision datée du 14 avril 2020, l’agent a apprécié la demande au regard de deux facteurs : l’établissement et les conditions défavorables dans les pays en cause.

[5] Au sujet de l’établissement au Canada, l’agent a conclu que le demandeur était au pays depuis avril 2011. Il a pris acte de la situation d’emploi et du revenu du demandeur, étayés par une lettre d’emploi et des avis de cotisation. Il a aussi pris acte des relevés bancaires du demandeur, d’une convention de bail pour un appartement, ainsi que d’un certificat de formation. Il a également pris en compte une lettre d’appui rédigée par un ami au Canada. Il a accordé un certain poids favorable à l’établissement du demandeur au Canada.

[6] Cependant, l’agent a également fait remarquer que le demandeur avait été arrêté en octobre 2020, au motif que l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) ne croyait pas qu’il était susceptible de se conformer à la mesure de renvoi dont il était frappé. L’agent a aussi souligné qu’en mai 2018, le demandeur ne s’était pas présenté à l’ASFC pour une entrevue préalable au renvoi. Il a conclu que le demandeur avait ainsi fait preuve de mépris envers les lois canadiennes en matière d’immigration, et a donné un poids défavorable à son absence.

[7] En ce qui concerne les conditions défavorables dans les pays, l’agent a tenu compte des renseignements sur les accusations de voies de fait portées contre le demandeur en Roumanie et dont ce dernier a éventuellement été acquitté. Le demandeur a fait valoir qu’il avait été accusé à tort, parce qu’il est rom, et qu’il avait été harcelé par les procureurs. Puisque l’affaire avait été tranchée en faveur du demandeur et que l’appel du procureur avait été rejeté, l’agent a conclu que ces renseignements montraient qu’il existait des recours pour les victimes d’abus semblables en Roumanie. L’agent a fait remarquer que la SPR avait conclu que cet incident n’exposait pas le demandeur à un risque et a accordé à cette conclusion un poids considérable.

[8] L’agent a confirmé avoir examiné la documentation objective, soumise par le demandeur, sur les conditions tant en Roumanie qu’en Hongrie. En ce qui concerne la discrimination, l’agent a déclaré ce qui suit :

[traduction]
Je prends acte du fait que la communauté rom fait l’objet de discrimination au travail, à l’école et dans le réseau de la santé. Je prends acte du fait que les Roms sont plus susceptibles de souffrir de la pauvreté, de subir de la violence en général et d’être mal protégés par les autorités.

[9] L’agent a conclu qu’il n’existait aucune documentation appuyant la prétention du demandeur selon laquelle il avait été victime d’intimidation, de voies de fait et de discrimination en raison de ses origines roms, pas plus qu’il n’avait démontré que sa famille avait été victime de discrimination pendant qu’il était au Canada.

[10] L’agent a conclu que le fait d’avoir de la famille en Roumanie faciliterait sans doute la réintégration du demandeur et atténuerait les difficultés auxquelles il pourrait faire face. Il a fait remarquer que le demandeur avait indiqué qu’il avait travaillé comme [traduction] « manœuvre » en Roumanie de 2004 à 2012, ce qui est aussi la façon dont il a décrit son travail au Canada. L’agent a conclu que l’expérience de travail appréciable que le demandeur avait acquise au Canada ainsi que les certifications qu’il avait obtenues augmenteraient son employabilité. Néanmoins, l’agent a accepté, d’une part, le fait que le demandeur avait peut-être eu par le passé des démêlés avec d’autres citoyens parce qu’il était rom et, d’autre part, le fait que le retour du demandeur en Roumanie ou en Hongrie pourrait lui causer des problèmes et être difficile pour lui.

[11] Au vu de l’ensemble du dossier, l’agent a tiré les conclusions suivantes :

  • Le demandeur a démontré qu’il était établi au Canada et qu’il était en mesure de subvenir à ses besoins financiers, mais le degré d’établissement démontré n’était pas suffisant pour justifier une dispense des exigences réglementaires de la LIPR;

  • Le fait que le demandeur n’a pas observé les directives de l’AFSC témoigne d’un mépris à l’égard des lois canadiennes en matière d’immigration. Dans sa décision, l’agent a accordé un poids défavorable à cet élément;

  • Le demandeur n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour étayer sa prétention selon laquelle il pourrait subir de la discrimination fondée sur l’origine ethnique à son retour, compte tenu de sa situation personnelle. L’agent a déclaré que le [traduction] « manque de documentation sur les conditions de vie de sa famille, à ce moment-là, et sur tout acte de discrimination dont le demandeur aurait lui-même été victime, vient réduire le niveau de difficulté évoqué par ce dernier ». L’agent a toutefois accepté le fait que les Roms souffraient de discrimination, comme il était décrit dans les documents relatifs aux conditions en Roumanie et en Hongrie. Il a accordé un certain poids favorable au facteur relatif au risque et aux conditions défavorables dans les pays.

[12] L’agent a conclu qu’il n’était pas justifié d’accueillir la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

II. Les principes de droit

[13] Les parties ont convenu que la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable à la décision de l’agent : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 au para 44.

[14] Cette norme est décrite dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable consiste en une évaluation empreinte de déférence et rigoureuse qui vise à établir si une décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 12, 13, 15. La cour de révision se penche d’abord sur les motifs du décideur, qui doivent être interprétés de façon globale et contextuelle, et lus en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur : Vavilov, aux para 84, 91-96, 97, 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 28-33.

[15] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, particulièrement aux para 85, 99, 101, 105, 106, 194; Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 aux para 24-36. Le contrôle de la Cour doit s’intéresser au raisonnement suivi et au résultat de la décision : Vavilov, aux para 83, 86.

[16] Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre le pouvoir discrétionnaire d’exempter les étrangers des exigences habituelles de la loi et de leur accorder le statut de résident permanent au Canada s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire justifient une telle dispense. Le pouvoir discrétionnaire fondé sur les considérations d’ordre humanitaire que prévoit le paragraphe 25(1) est une exception souple et sensible à l’application habituelle de la LIPR, un pouvoir permettant de mitiger la sévérité de la loi selon le cas : Kanthasamy, au para 19.

[17] Le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 25(1) doit s’exercer de manière raisonnable. Les agents qui sont appelés à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doivent véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à leur connaissance et leur accorder du poids : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux para 74‑75; Kanthasamy, aux para 25 et 33).

III. Analyse

[18] Dans les observations écrites qu’il a présentées à la Cour, le demandeur a fait valoir les points suivants pour contester le caractère raisonnable de la décision de l’agent :

  • a) L’agent a commis une erreur dans l’appréciation des difficultés auxquelles il ferait face, en tant que Rom, s’il retournait en Roumanie ou en Hongrie, et n’a pas abordé la question des difficultés conformément au paragraphe 56 de l’arrêt Kanthasamy;

  • b) L’agent a commis une erreur dans l’appréciation du degré d’établissement (citant les principes énoncés dans la décision Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336);

  • c) L’agent n’a pas fait preuve d’empathie dans l’appréciation de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et n’a pas examiné cette dernière de façon globale, contrairement à ce qui est enseigné dans l’arrêt Kanthasamy.

[19] À l’audience, le demandeur s’est concentré sur l’examen, par l’agent, des difficultés auxquelles font face les Roms en Roumanie et en Hongrie, et sur leurs conditions de vie dans ces pays.

A. L’agent a-t-il commis une erreur susceptible de contrôle dans son appréciation des difficultés et des conditions défavorables dans les pays?

[20] Le demandeur a soutenu que l’agent n’avait pas suivi, à l’égard des difficultés, l’approche juridique appropriée, établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy. Selon lui, l’agent a plutôt suivi une approche semblable à une appréciation au titre des articles 96 et 97 de la LIPR, plutôt que d’effectuer un examen approprié des difficultés au titre du paragraphe 25(1). Plus précisément, le demandeur a prétendu que les documents sur les conditions dans les pays concernés remis à l’agent contenaient de nombreux éléments de preuve témoignant de la discrimination qu’il subirait, en tant que Rom, en Roumanie et en Hongrie, mais que l’agent recherchait quand même [traduction] « quelque chose de plus », à savoir une preuve qu’il serait personnellement visé. Le demandeur a toutefois soutenu qu’il n’existait aucune exigence juridique prévoyant qu’il devait démontrer qu’il serait personnellement visé. Pour étayer son argument, il s’est appuyé sur le paragraphe 56 de l’arrêt Kanthasamy :

[56] Il appert de ces extraits que le demandeur doit seulement montrer qu’il sera vraisemblablement touché par une condition défavorable comme la discrimination. La preuve d’actes discriminatoires contre d’autres personnes qui partagent les mêmes caractéristiques personnelles est donc clairement pertinente pour l’application du par. 25(1), et ce, que le demandeur puisse démontrer ou non qu’il est personnellement visé. Des inférences raisonnables peuvent en être tirées. Dans Aboubacar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 714, le juge Rennie énonce de façon convaincante les raisons pour lesquelles il est alors possible de tirer des inférences raisonnables :

Bien que les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 doivent s’appuyer sur la preuve, il existe des circonstances où les conditions dans le pays d’origine sont telles qu’elles confortent l’inférence raisonnable relativement aux difficultés auxquelles un demandeur en particulier serait exposé à son retour […] Il ne s’agit pas d’une hypothèse, mais bien d’une inférence raisonnée, de nature non hypothétique, relativement aux difficultés auxquelles une personne serait exposée, et, de ce fait, cela constitue le fondement probatoire d’une analyse sérieuse et individualisée […]

[21] De plus, le demandeur a soutenu que l’agent était tenu, aux termes de la LIPR, d’examiner toutes les circonstances relatives aux difficultés, en application du paragraphe 25(1.3), qui se lit ainsi :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

Non‑application de certains facteurs

Non‑application of certain factors

(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe (1) d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.

(1.3) In examining the request of a foreign national in Canada, the Minister may not consider the factors that are taken into account in the determination of whether a person is a Convention refugee under section 96 or a person in need of protection under subsection 97(1) but must consider elements related to the hardships that affect the foreign national.

[22] Le demandeur a soutenu que l’agent ne l’avait pas fait. L’agent a bel et bien examiné certains paragraphes de l’affidavit souscrit par le demandeur et déposé à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à savoir ceux qui portaient sur des accusations portées contre lui relativement à un incident survenu dans un autobus quand il était âgé de 14 ans, et dont il avait été acquitté. Or, de l’avis du demandeur, l’agent a fait fi de plusieurs autres paragraphes où étaient décrits des incidents survenus ou des problèmes qu’il avait eus en raison de ses origines roms. Ces paragraphes portaient sur les mauvaises expériences vécues à l’école, sur la difficulté de trouver un emploi ou d’obtenir des soins de santé, et sur la surveillance dont il faisait l’objet dans les commerces du fait qu’il est rom.

[23] L’argument avancé par le demandeur était que la preuve relative aux conditions en Roumanie et en Hongrie n’était pas contradictoire : il était clair que, dans ces pays, les Roms étaient victimes de discrimination généralisée. Par conséquent, l’agent ne pouvait pas juger que la preuve relative aux conditions dans ces deux pays était insuffisante. De plus, l’agent a commis une erreur en estimant que l’absence d’éléments de preuve démontrait que la famille du demandeur n’était pas exposée à des difficultés, puisqu’en fait, ce sont tous les Roms qui sont victimes de discrimination fondée sur leurs origines. Le demandeur a soutenu que l’agent avait des attentes trop élevées en demandant de la documentation sur l’incident de l’autobus survenu quand il était âgé de 14 ans, soit il y a quelque trente ans. Le demandeur a soutenu qu’en droit, il n’était pas toujours nécessaire de démontrer qu’un demandeur avait rencontré des difficultés ou subi de la discrimination, pour appuyer une prétention selon laquelle il ferait face à des difficultés s’il retournait dans son pays d’origine, au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[24] De façon générale, le défendeur a soutenu que les motifs de l’agent au sujet des conditions défavorables dans les pays et des difficultés étaient raisonnables, et que l’agent avait jugé insuffisante la preuve fournie par le demandeur concernant les difficultés. Le défendeur a fait remarquer que les motifs de l’agent démontraient que ce dernier comprenait la distinction entre, d’une part, l’analyse exigée au titre des articles 96 et 97 de la LIPR et, d’autre part, une appréciation aux termes du paragraphe 25(1) de cette même loi. Selon le défendeur, l’agent a aussi pris acte du fait que les Roms subissaient de la discrimination, mais a conclu qu’elle n’équivalait pas à des difficultés pour le demandeur, pour les besoins de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que le demandeur ferait face à des difficultés, soit en raison de son passé, soit en raison de ce que vit sa famille actuellement.

[25] De plus, le défendeur a fait valoir que la disposition relative aux considérations d’ordre humanitaire énoncée dans la LIPR prévoit une mesure discrétionnaire et restreinte, soit la levée des exigences habituelles de la loi. Il a soutenu qu’il n’était pas dans l’intention du Parlement, au paragraphe 25(1), d’accorder une exemption à tous les Roms d’Europe de l’Est, contrairement à ce que sous-entendaient, à son avis, les observations du demandeur sur les difficultés.

[26] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu que l’appréciation, par l’agent, des difficultés auxquelles pourrait faire face le demandeur contient une erreur susceptible de contrôle.

[27] Premièrement, les motifs de la décision donnent fortement à penser que l’agent comprenait quelle était la bonne approche à adopter pour apprécier, en contexte de considérations d’ordre humanitaire, les difficultés auxquelles un demandeur pourrait faire face dans son pays d’origine. L’agent a précisé que la procédure d’examen des facteurs d’ordre humanitaire ne consistait pas à déterminer si le demandeur était exposé à un risque au titre des articles 96 ou 97 de la LIPR, mais plutôt à apprécier [traduction] « toute difficulté à laquelle le demandeur pourrait faire face » en raison des conditions dans les pays en cause.

[28] Deuxièmement, dans ses motifs, l’agent a indiqué qu’il avait examiné la documentation objective relative à la situation en Roumanie et en Hongrie que le demandeur avait soumise. À l’issue de cet examen, l’agent a accepté le fait que la communauté rom [traduction] « fai[sait] bel et bien l’objet de discrimination » au travail, à l’école ainsi que dans le système de santé, et que les Roms étaient plus susceptibles de souffrir de la pauvreté, de subir de la violence en général et d’être mal protégés par les autorités.

[29] Au-delà du contenu de la conclusion dont il est question au paragraphe précédent, il convient aussi de noter que l’acceptation, par l’agent, du fait qu’il y avait de la discrimination au travail, à l’école et dans le système de santé, suivait directement la plupart des questions soulevées dans les paragraphes supplémentaires de l’affidavit du demandeur, qui ont été ciblés dans les observations que le demandeur a faites à l’audience (en plus des questions liées aux accusations dont il avait été acquitté).

[30] Troisièmement, après avoir lu le raisonnement de l’agent au sujet des conditions défavorables dans les pays et des difficultés en général, je conviens avec le défendeur que l’approche de l’agent était conforme aux exigences juridiques prévues dans l’arrêt Kanthasamy et au paragraphe 25(1.3) de la LIPR.

[31] Je vois dans les motifs de l’agent une appréciation des circonstances, notamment des difficultés possibles, auxquelles le demandeur serait susceptible de faire face s’il retournait en Hongrie et en Roumanie. Contrairement au demandeur, je ne déduis pas du raisonnement de l’agent que ce dernier souhaitait avoir la preuve que le demandeur était personnellement visé. L’agent a plutôt tenu compte de la solidité de la preuve concernant la possibilité que le demandeur fasse face au genre de difficultés nommées dans la documentation sur les conditions qui règnent dans les pays en cause : Browne c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 514 au para 48; Arsu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 617 au para 16; Trach c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 747 au para 21; Uwase c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 515 aux para 40-43; Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 382, [2015] 4 RCF 535 au para 55.

[32] L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour étayer sa prétention selon laquelle il pourrait subir de la discrimination fondée sur l’origine ethnique à son retour, compte tenu de sa situation personnelle. Bien que l’une des phrases de la conclusion générale de l’agent ait été formulée quelque peu maladroitement, j’en comprends qu’il a appuyé sa conclusion, selon laquelle la preuve était insuffisante, en parlant d’un manque de documentation sur les conditions de vie de la famille du demandeur, à ce moment-là, et sur toute discrimination dont ce dernier aurait lui-même été victime. Il est toutefois important de noter que, puisqu’il avait accepté le fait que les Roms étaient victimes de discrimination, comme il était décrit dans la documentation sur la situation en Hongrie et en Roumanie, l’agent a malgré tout accordé, dans son appréciation globale de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, un certain poids favorable au facteur relatif au risque et aux conditions défavorables dans les deux pays.

[33] Je conclus donc que l’agent n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle dans son appréciation des difficultés auxquelles ferait face le demandeur à son retour en Roumanie ou en Hongrie, et des conditions défavorables dans ces deux pays.

B. L’agent a-t-il commis une erreur susceptible de contrôle dans son appréciation de l’établissement du demandeur au Canada?

[34] Le demandeur a soutenu que le principe établi par la Cour dans la décision Lauture n’avait pas été respecté par l’agent, parce que ce dernier avait jugé que l’importante expérience de travail et les certifications qu’il avait acquises au Canada amélioreraient son employabilité en Roumanie. Le demandeur a également soutenu que, même si les compétences acquises au Canada pouvaient, dans certains cas, atténuer certaines difficultés pour des demandeurs dans leur pays d’origine, ce n’était pas le cas en espèce, car son expérience de manœuvre ne réduirait pas la discrimination qu’il subirait à son retour en Roumanie.

[35] Je suis d’avis que les arguments du demandeur n’ont pas démontré que l’appréciation, par l’agent, de l’établissement au Canada contenait une erreur susceptible de contrôle.

[36] L’agent a raisonnablement et adéquatement tenu compte des facteurs liés à l’établissement du demandeur au Canada, dont son travail, ses revenus, son épargne, sa convention de bail, son certificat de formation et une lettre d’appui : Peshlikoski v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 154 au para 31; Lauture, au para 23.

[37] De plus, la déclaration de l’agent ne portait pas atteinte aux principes énoncés dans la décision Lauture. Je conviens avec le défendeur qu’en l’espèce, l’agent n’a pas conclu que le degré d’établissement du demandeur au Canada était exceptionnellement élevé, comme l’avait fait la Cour dans la décision Lauture, aux para 19-21; voir la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1350 au para 12. J’ajoute que l’appréciation du degré d’établissement par l’agent n’a pas diminué ni contrebalancé les réalisations du demandeur au Canada de façon générale, et que l’agent n’a pas déclaré que le demandeur serait en mesure de s’établir dans son pays d’origine de la même façon qu’il l’avait fait au Canada : Lauture, aux para 24-26.

[38] Je ne suis pas d’accord avec le demandeur lorsqu’il affirme que l’agent a minimisé la discrimination qu’il pourrait subir en Roumanie par les conclusions tirées au sujet de son expérience de travail au Canada. Au sujet des difficultés, l’agent a plutôt estimé que la capacité du demandeur à trouver un emploi à son retour en Roumanie serait accrue du fait de son importante expérience de travail et des certifications acquises au Canada. Je ne suis pas convaincu qu’il s’agit là d’une erreur susceptible de contrôle : Pretashi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 817 au para 57; Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 163 au para 17. Voir aussi Liu v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 223 aux para 39-41.

[39] En fait, comme le défendeur l’a fait remarquer, l’agent, en se penchant sur la question de l’établissement, a donné [traduction] « un certain poids favorable au degré d’établissement du demandeur au Canada ». Dans son appréciation globale faite ultérieurement, l’agent a accordé [traduction] « un poids favorable » à l’établissement du demandeur.

[40] Par conséquent, je conclus que l’agent n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle en ne respectant pas la décision de la Cour dans l’affaire Lauture.

C. L’agent a-t-il contrevenu à d’autres principes juridiques énoncés dans l’arrêt Kanthasamy?

[41] Le demandeur a soutenu que l’agent n’avait pas fait preuve d’empathie dans son appréciation de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (citant Damte c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1212, au para 34) et qu’il n’avait pas examiné la question [traduction] « globalement » comme la Cour l’exige dans Kanthasamy (aux para 28, 45). Le demandeur a soutenu que l’agent avait minimisé les facteurs d’ordre humanitaire de sa demande en se concentrant sur le mépris allégué envers les lois en matière d’immigration.

[42] Je conviens que l’agent était tenu de respecter les exigences établies par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy, mais je ne suis pas d’accord avec le demandeur lorsqu’il prétend que l’agent ne l’a pas fait dans la présente affaire.

[43] Les considérations d’ordre humanitaire dont il est question au paragraphe 25(1) de la LIPR renvoient à « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne – dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la [LIPR] » : Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 351, à la p 364, telle que citée dans Kanthasamy, aux para 13 et 21.

[44] Compte tenu de la preuve dont disposait l’agent et des motifs de ce dernier, je ne suis pas convaincu qu’il a omis d’adopter, à l’égard de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’approche prévue dans l’arrêt Kanthasamy et la décision Chirwa. À mon avis, les motifs de l’agent traduisaient une sensibilité suffisante à l’égard de la situation du demandeur et ils n’étaient pas durs, froids ou grossiers. Le demandeur n’a pas démontré que, dans ses motifs, l’agent s’était montré déraisonnablement sélectif dans l’appréciation de la preuve, qu’il avait fait fi de toute considération d’ordre humanitaire importante, ou qu’il avait tiré une conclusion générale qui n’était pas raisonnable, compte tenu de l’ensemble du dossier. Généralement, les motifs ne montrent pas que l’agent n’a pas respecté l’objectif d’équité de l’article 25 de la LIPR ou qu’il n’a pas tenu compte de tous les facteurs pertinents à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire que lui confère cet article : Kanthasamy, aux para 25, 32, 33, 45; Gregory v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 277 aux para 36, 40; Bawazir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1343 aux para 32-39; Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1111 au para 20; Senay c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 200 aux para 34, 35-42; Mebrahtom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 821 aux para 23-26; Braud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 132 aux para 47-49; Salde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 386 aux para 21-25; Nagamany c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 187 aux para 30-33, 39. Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73 aux para 15, 16.

[45] L’agent a conclu que le demandeur, en ne se conformant pas à l’exigence de l’ASFC de se présenter à une entrevue, affichait son mépris à l’égard des lois canadiennes en matière d’immigration. Le demandeur s’est opposé à cette conclusion.

[46] Lorsqu’il examine une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, un agent peut considérer le non-respect des lois canadiennes en matière d’immigration comme un facteur (défavorable), avec d’autres facteurs : Browne c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 514 aux para 26, 27; Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1452 au para 46; Garcia Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 300 aux para 71-75; Shackleford c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1313 au para 24 (citant notamment, Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] 4 CF 358 au para 19). Toutefois, le paragraphe 25(1) présuppose qu’un demandeur ne s’est pas conformé à une ou à plusieurs dispositions de la LIPR, et prévoit expressément l’exemption de l’application stricte de la loi. Par conséquent, le décideur doit apprécier la nature de la non-conformité ainsi que sa pertinence et son poids par rapport aux facteurs d’ordre humanitaire du demandeur dans chaque cas : voir Dela Pena c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1407 au para 17; Garcia Balarezo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 841 (citant toutes deux Mitchell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190 au para 23). Si une importance indue ou disproportionnée est accordée à la non-conformité d’un demandeur, la décision peut être déraisonnable : voir Mateos de la Luz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 599 au para 28; Wang v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 368 au para 25.

[47] En l’espèce, je ne suis pas convaincu que l’agent a accordé à la non-conformité du demandeur une importance indue ou disproportionnée dans son appréciation globale des facteurs d’ordre humanitaire. L’agent a donné un poids défavorable à ce facteur, et à d’autres. Il n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle.

IV. Conclusion

[48] Malgré les observations pertinentes de Me Lee à l’audience, je dois conclure, en appliquant les principes établis dans l’arrêt Vavilov, que le demandeur n’a pas démontré que la décision de l’agent était déraisonnable.

[49] La demande sera donc rejetée. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune question ne sera énoncée.


 

JUGEMENT dans le dossier IMM-5410-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel, au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5410-20

 

INTITULÉ :

IMRE EMIL AJTAI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 avril 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE A. D. LITTLE.

 

DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :

Le 30 juin 2021

 

COMPARUTIONS :

Wennie Lee

Pour le demandeur

 

Erin Estok

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wennie Lee

Immigration Advocacy, Counsel and Litigation

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Erin Estok

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.