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Date : 20220705


Dossier : IMM‑3880‑21

Référence : 2022 CF 991

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 5 juillet 2022

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

DEFICIAN ANTONY

AMALU FELIZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision du 17 mai 2021 [la décision] par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé le rejet de la demande d’asile des demandeurs. À l’instar de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], la SAR a conclu que les demandeurs n’ont pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, [la LIPR], car ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] valable à Goa, en Inde.

[2] Pour les motifs qui suivent, j’estime qu’il n’y a pas d’erreur susceptible de contrôle et que la demande doit être rejetée.

I. Contexte

[3] Les demandeurs, Defician Antony et Amalu Felix, sont un couple marié et des citoyens de l’Inde. Membres actifs du mouvement des jeunes chrétiens du Kerala, où ils résidaient, ils affirment avoir été victimes de discrimination, de harcèlement et d’attaques physiques aux mains de groupes extrémistes hindous qui croyaient que le couple avait tenté de convertir des hindous au christianisme. Les demandeurs disent ne pas avoir pu obtenir la protection de la police, qui est principalement composée d’hindous influencés par les extrémistes. Les demandeurs craignent d’être persécutés par la police et les groupes extrémistes hindous.

[4] Le 18 juillet 2018, les demandeurs ont quitté leur pays à destination du Canada, où ils sont entrés grâce à des visas de résident temporaire. Ils ont présenté une demande d’asile le 17 avril 2019.

[5] Le 9 octobre 2020, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs. Elle a conclu qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse que les appelants soient persécutés pour des motifs prévus par la Convention et qu’ils ne seraient pas personnellement exposés à une menace à leur vie ou à un grave danger en Inde. La SPR a jugé que les demandeurs disposaient d’une PRI à Goa, en Inde, car le christianisme est très répandu dans l’État de Goa et les fondamentalistes hindous n’y sont pas présents. Les éléments de preuve documentaire n’appuyaient pas l’argument des demandeurs selon lequel les fondamentalistes hindous et la police du Kerala seraient capables de les trouver à Goa. Comme Mme Felix avait affirmé dans son témoignage que les demandeurs seraient capables de refaire leur vie à Goa, les deux volets du critère relatif à la PRI étaient respectés.

[6] Le 17 mai 2021, la SAR a rejeté l’appel interjeté par les demandeurs de la décision de la SPR. La SAR était d’accord avec la SPR que les demandeurs ne seraient pas en danger à Goa, ce qui répond au premier volet du critère relatif à la PRI. Le deuxième volet du critère n’a pas été contesté.

[7] Pour le premier volet du critère, la SAR a réalisé un examen de la preuve de la situation dans le pays. Cet examen a révélé que les chrétiens qui se livrent au prosélytisme courent un risque modéré de discrimination ou de violence qui, de l’avis de la SAR, ne s’élève cependant pas au niveau de la persécution. La SAR a également jugé que la preuve faisant état de la situation dans le pays ne reflétait pas une tendance généralisée laissant croire à de la persécution des chrétiens à Goa. La SAR était d’accord avec la SPR qu’il était peu probable que la police du Kerala tente de localiser les demandeurs à Goa et que la police n’aurait pas de raison la poussant à trouver M. Antony.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[8] Les demandeurs soulèvent dans leur demande les deux questions interdépendantes suivantes :

[9] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, car le contrôle des décisions de la SAR portant sur l’existence d’une PRI est fondé sur cette même norme : Hamid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 145 au para 25. Par ailleurs, aucune des situations permettant de réfuter la présomption selon laquelle les décisions administratives sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable n’est présente en l’espèce : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 9‑10 et 16‑17.

[10] Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, aux para 85‑86. Une décision est raisonnable si, dans son ensemble et compte tenu de ce contexte administratif, elle possède les caractéristiques suivantes : la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, aux para 91‑95 et 99‑100.

III. Analyse

A. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en déterminant que les demandeurs ne risquaient pas sérieusement d’être persécutés à Goa?

[11] Les arguments des demandeurs visent principalement le paragraphe suivant de la décision de la SAR :

En ce qui concerne la situation en Inde en général, bien que je reconnaisse qu’il puisse y avoir une montée des sentiments nationalistes hindous, le ministère australien des Affaires étrangères écrit que [traduction] « la plupart des chrétiens vivent sans discrimination ou violence sociétales au quotidien ». Même pour les chrétiens qui se livrent au prosélytisme, ou qui sont perçus comme tels, le risque de discrimination ou de violence demeure modéré, et je ne trouve pas que cela s’élève au niveau de la persécution. Notamment, en janvier 2019, le gouvernement indien a même adopté un projet de loi visant à simplifier le processus de naturalisation pour les chrétiens fuyant la persécution en Afghanistan, au Bangladesh et au Pakistan. Les autorités ont d’ailleurs réduit les exigences de résidence en Inde pour la citoyenneté par naturalisation de onze à cinq ans pour cette communauté. Enfin, selon le ministère de l’Intérieur du Royaume‑Uni, la liberté de religion en Inde est un droit protégé par la Constitution et est [traduction] « généralement respectée », et [traduction] « l’information sur l’ampleur du problème est vague, mais les nationalistes hindous constituent un petit sous‑ensemble de la population et de nombreux problèmes ne donneraient pas lieu en soi à une crainte fondée de persécution ». [Non souligné dans l’original. Notes de bas de page omises.]

[12] Les demandeurs mettent en évidence la déclaration de la SAR à savoir que les chrétiens qui se livrent au prosélytisme, ou qui sont perçus comme tels, courent un risque modéré de discrimination ou de violence. Les demandeurs soutiennent qu’il était déraisonnable que la SAR en arrive à cette conclusion au sujet de la situation dans l’ensemble du pays sans déterminer si cette conclusion s’appliquait à Goa en particulier. Selon eux, les commentaires visant Goa ne concernent pas seulement le prosélytisme. Les demandeurs soutiennent que si le prosélytisme en Inde donne généralement lieu à un risque modéré de discrimination ou de violence, il doit aussi entraîner un risque sérieux de persécution, car la persécution religieuse englobe davantage d’actes de persécution. Toute autre application du droit n’est pas raisonnable selon les demandeurs.

[13] Le défendeur soutient que les demandeurs ont mis l’accent sur l’énoncé concernant le risque de discrimination ou de violence modéré et l’ont analysé sans tenir compte de la décision dans son ensemble. Il estime que les demandeurs cherchent à abaisser la norme appliquée par la SAR pour accorder l’asile au titre de l’article 96 de la LIPR à une norme qui commande l’octroi de l’asile à la suite d’une constatation quant à l’existence d’un risque. Le défendeur souligne que les demandeurs ne contestent pas les conclusions factuelles. Selon lui, les demandeurs tentent d’inverser le fardeau de la preuve pour qu’il incombe à la SAR de prouver qu’ils ne peuvent pas se livrer au prosélytisme à Goa.

[14] Comme indiqué dans l’arrêt Vavilov, lors de l’examen du caractère raisonnable d’une décision, celle‑ci doit être interprétée dans son ensemble. La cour de révision doit commencer son évaluation en cherchant à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur », mais plutôt un examen du fil de raisonnement pour déterminer s’il est transparent et intelligible et s’il justifie les conclusions tirées : Vavilov, aux para 84‑85 et 102.

[15] En l’espèce, je conviens avec le défendeur que les demandeurs cherchent à extraire l’énoncé concernant le risque modéré de discrimination ou de violence et à lui donner un sens en dehors du contexte de la décision et du fil de raisonnement en entier. Lorsque j’analyse l’énoncé dans son contexte, il m’est impossible de conclure que la décision est déraisonnable ou que la SAR n’a pas bien appliqué le critère relatif à la PRI.

[16] Dans la décision, la SAR se penche sur l’argument des demandeurs selon lequel ils seraient pris pour cibles à cause de leurs activités d’évangélisation dans la région constituant une PRI. La SAR souligne que l’argument n’est pas fondé sur un risque présenté par les agents de préjudice des incidents rapportés, mais plutôt par les extrémistes hindous en général. La SAR établit la norme de preuve applicable et explique qu’elle ne peut pas conclure, « selon la prépondérance des probabilités, que les extrémistes hindous posent un risque pour les [demandeurs] dans la région soulevée comme PRI ni que les [demandeurs] seraient empêchés de pratiquer ouvertement leur religion ou de prêcher l’Évangile, s’ils le souhaitent, dans la région soulevée comme PRI ».

[17] La SAR a passé en revue les éléments de preuve des demandeurs et ceux contenus dans le cartable national de documentation [le CNP]. Les éléments de preuve du CNP lui ont permis de conclure que le christianisme est très répandu dans l’État de Goa. La SAR aborde raisonnablement l’enjeu de la conversion et précise que Goa n’est pas un État doté de lois interdisant la conversion. La SAR affirme avoir examiné la documentation du CND ainsi que les articles fournis par les demandeurs et reconnaît qu’il y a une augmentation des incidents de violence et de discrimination visant des chrétiens, mais souligne avec raison que seulement trois des 293 attaques contre des chrétiens survenues en Inde au premier semestre de 2020 ont été enregistrées à Goa. La SAR conclut que, même si une seule attaque en est une de trop, si l’on considère que 66 194 000 chrétiens vivent en Inde, « l’incidence ou la probabilité d’un tel événement est très faible et ne reflète pas une tendance généralisée laissant croire à de la persécution ».

[18] La SAR passe ensuite à une analyse générale de la situation en Inde. Bien qu’elle indique qu’un document du CND sur l’Inde (documents du 16 avril 2021, point 1.5 : DFAT Country Information Report: India; document du ministère des Affaires étrangères et du Commerce de l’Australie daté du 17 octobre 2018) [le rapport du DFAT] fait état d’un « risque de discrimination ou de violence [qui] demeure modéré », contre les chrétiens qui font du prosélytisme, la SAR souligne d’abord qu’on peut également lire dans ce document que « [traduction] la plupart des chrétiens vivent sans discrimination ou violence sociétales au quotidien ». La SAR estime que la situation ne s’élève pas au niveau de la persécution. À mon avis, cette affirmation, prise dans son ensemble, veut dire qu’il n’existe pas de possibilité sérieuse de persécution. Il était loisible à la SAR d’en arriver à cette conclusion à la lumière de l’ensemble des éléments de preuve dont elle disposait, y compris la preuve contenue dans le CND et celle fournie par les demandeurs à l’égard de Goa qu’elle avait déjà examinée.

[19] Selon les demandeurs, la décision Fosu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 1813; 90 FTR 182 (CF 1re inst) [Fosu] au paragraphe 5 et la décision Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1198 [Zhang] aux paragraphes 19 et 20 appuient la proposition selon laquelle la persécution religieuse est plus vaste et comprend l’interdiction de célébrer le culte en public ou en privé, de donner ou de recevoir une instruction religieuse, ou la mise en œuvre de mesures discriminatoires envers des personnes du fait qu’elles pratiquent leur religion. Les demandeurs affirment que l’ampleur de ces actes ne se limite pas à la violence et a une incidence sur la fiabilité des statistiques figurant dans les rapports sur les pays, qui ne font référence qu’aux incidents de violence.

[20] Toutefois, les commentaires contenus dans les décisions Zhang et Fosu doivent être examinés selon leur contexte. Dans les deux affaires, la persécution était sanctionnée par l’État. Les demandeurs n’ont présenté aucune preuve liée à ce type de persécution officielle de la part de l’État à Goa. Au contraire, comme la SAR l’a mentionné, Goa n’est pas un État doté de lois interdisant la conversion et la liberté de religion en Inde est un droit protégé par la Constitution.

[21] Je suis d’avis que les demandeurs n’ont pas prouvé que la SAR a commis une erreur dans son analyse.

B. La SAR a‑t‑elle appliqué le mauvais critère juridique?

[22] Les demandeurs soutiennent également que le libellé utilisé par la SAR a pour effet de modifier le critère juridique applicable de sorte qu’il exige davantage qu’un risque modéré de persécution plutôt qu’une possibilité sérieuse de persécution. Cependant, cet argument ne m’apparaît pas convaincant lorsque la déclaration est évaluée à la lumière de la décision dans son ensemble.

[23] Au paragraphe 8 de la décision Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680, 1989 CanLII 5184 (CAF), la Cour d’appel fédérale [la CAF] a décrit le critère comme concernant une possibilité « raisonnable » ou même une « possibilité sérieuse » de persécution, par opposition à une simple possibilité. La CAF a récemment confirmé les concepts de « possibilité raisonnable » ou de « possibilité sérieuse » du critère dans l’arrêt Tapambwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34 au para 4.

[24] Lorsque la décision est analysée dans son ensemble, il est clair que la SAR a cité et appliqué le bon critère juridique de manière cohérente dans l’intégralité de la décision et a fait référence à un risque modéré de discrimination uniquement en lien avec la déclaration contenue dans le rapport du DFAT.

[25] Après avoir fait cette déclaration et pris en compte les renseignements contenus dans ce document et d’autres documents du CND, la SAR en arrive à la conclusion suivante :

Par conséquent, d’après une évaluation globale des données probantes sur les conditions dans le pays, [laquelle] comprend un examen du rapport de 2020 de la Commission des États‑Unis sur la liberté religieuse internationale, j’estime que, dans la région de Goa, désignée comme PRI, les groupes hindous extrémistes ne constitueraient pas un danger pour les appelants à cause de leur religion chrétienne au point où ces derniers seraient exposés à une possibilité sérieuse de persécution ou de menace à la vie ou de risque de traitements ou peines cruels et inusités. [Non souligné dans l’original.]

[26] Le critère juridique est aussi invoqué dans la conclusion de la SAR :

Dans l’ensemble, à la lumière de ce qui précède, j’estime que les appelants n’ont pas démontré qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution dans la région désignée comme PRI au point où ils y seraient exposés au risque d’être soumis à la torture, à une menace à la vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, que ce soit par des extrémistes hindous ou par la police.

[27] Le critère juridique n’a pas été appliqué ou énoncé de manière incorrecte.

[28] Au vu de la décision dans son ensemble, je n’ai pas la conviction qu’une erreur susceptible de contrôle a été commise. Je suis plutôt d’avis qu’une analyse rationnelle a permis d’en arriver aux conclusions formulées. Pour tous ces motifs, la demande est rejetée.

[29] Aucune question n’a été proposée par les parties en vue de la certification, et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑3880‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Angela Furlanetto »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3880‑21

 

INTITULÉ :

DEFICIAN ANTONY, AMALU FELIZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

lE 26 AVRIL 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Bradley Bechard

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Crane Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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