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Date : 20220705


Dossier : IMM‑6132‑21

Référence : 2022 CF 987

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2022

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

MUZAFFER AYDEMIR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Par la présente demande, M. Aydemir sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 30 juillet 2021 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR] a fait droit à la demande du défendeur de révoquer l’asile de M. Aydemir, conformément au paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. La SPR a conclu que M. Aydemir s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il avait la nationalité, au sens de l’alinéa 108(1)a) et, de ce fait, sa demande d’asile a été réputée rejetée.

[2] Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.

I. Le contexte

[3] M. Aydemir est un citoyen turc d’origine ethnique kurde. Il a fui la Turquie en 2008 et est arrivé au Canada en mai 2009, via les États‑Unis. Il a demandé l’asile en raison de son opposition au service militaire obligatoire ainsi que des détentions et des sévices que lui ont fait subir à maintes reprises les autorités turques du fait de son origine ethnique kurde et de ses activités politiques au sein d’une organisation pro‑kurde, le Parti de la société démocratique. Le droit d’asile lui a été accordé le 17 février 2011, et il a obtenu la résidence permanente en mars 2012.

[4] En 2013, M. Aydemir a présenté une demande de nouveau passeport turc par l’intermédiaire du consulat de la Turquie, à Toronto. Entre 2014 et 2017, il s’est rendu à six occasions en Turquie, muni de son passeport turc, et ce, pour des séjours variant d’une semaine à plus de deux mois. Ces voyages ont été faits, déclare‑t‑il, pour des raisons familiales, notamment pour rendre visite à son père malade, assister au mariage de sa sœur, être présent à son propre mariage et prendre les dispositions nécessaires pour parrainer son épouse afin qu’elle vienne au Canada.

[5] En 2015, l’Agence des services frontaliers du Canada a reçu d’un agent d’immigration canadien en poste à Ankara un avis indiquant que M. Aydemir s’était rendu en Turquie à plusieurs occasions muni de son passeport turc, qu’il avait obtenu une nouvelle carte d’identité turque pour faire état de son changement d’état civil et qu’il avait déclaré sur la demande de parrainage de son épouse que le couple avait célébré une cérémonie de fiançailles en Turquie, en compagnie de 150 invités. En 2017, M. Aydemir a déclaré avoir fait quatre voyages en Turquie dans la demande de renouvellement de sa carte de résident permanent.

[6] Le 30 août 2018, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a présenté à la SPR une demande de constat de perte de l’asile de M. Aydemir au motif que celui‑ci s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection de la Turquie, au sens de l’alinéa 108(1)a) de la Loi.

[7] La SPR a tenu une audience le 20 mai 2021.

II. La décision de la SPR

[8] La SPR a cité et invoqué le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [le Guide du HCR], notant les trois conditions à remplir pour répondre à la définition d’une « nouvelle réclamation de la protection du pays » : la volonté, l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays et l’obtention de cette protection.

[9] La SPR a conclu que M. Aydemir avait agi volontairement, sans contrainte ou coercition en obtenant un nouveau passeport turc et en s’en servant pour se rendre en Turquie à de multiples occasions.

[10] Pour ce qui était de l’intention de M. Aydemir de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont il avait la nationalité, la SPR a fait état de la présomption selon laquelle un réfugié qui demande et obtient un passeport national entend se réclamer de nouveau de la protection du pays en question. Elle a conclu que M. Aydemir n’avait pas réfuté cette présomption. Elle a signalé ce que M. Aydemir avait déclaré à propos de ses séjours en Turquie, dont le fait que d’autres frères et sœurs auraient pu s’occuper de leur père malade. La SPR a également indiqué que M. Aydemir n’avait pas vécu caché lors de ses séjours en Turquie mais que, au contraire, il était allé dans des magasins et des restaurants et avait pris part à d’importantes activités familiales comptant des centaines d’invités. Elle a ajouté que M. Aydemir avait fondé sa demande d’asile sur sa crainte des autorités turques et qu’il avait réitéré cette crainte à l’audience. Elle a toutefois conclu que les actes de M. Aydemir établissaient l’existence d’une absence de crainte subjective et d’une intention de se réclamer de nouveau de la protection de la Turquie, ce qui, a‑t‑elle considéré, constituait une nouvelle réclamation de la protection du pays dont il avait la nationalité.

[11] Pour ce qui est de la troisième condition – le réfugié doit avoir effectivement obtenu cette protection – la SPR a fait référence au Guide du HCR ainsi qu’au document du HCR intitulé The Cessation Clauses: Guidelines on their Application [les Lignes directrices en matière de perte de l’asile du HCR]. La SPR a cité les Lignes directrices en matière de perte de l’asile du HCR qui portent sur le fait de [traduction] « se réclamer de nouveau et volontairement de la protection nationale » et où il est question de la protection diplomatique. Elle a indiqué qu’elle tenait pour acquis que M. Aydemir, en voyageant avec son passeport turc, avait bénéficié de la forme ordinaire de protection diplomatique que l’on accorde aux ressortissants de tous les pays. Elle a conclu de ce fait que M. Aydemir s’était réclamé de nouveau de la protection de la Turquie, signalant qu’il n’avait eu aucun problème avec les autorités lors de ses voyages.

[12] La SPR a également traité de l’argument de M. Aydemir selon lequel la notion de « nouvelle réclamation » devrait vouloir dire qu’une personne se réclame de nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité (par opposition à la protection diplomatique) et qu’il ne l’avait pas fait.

[13] La SPR a fait une distinction sur le plan factuel entre la présente affaire et la décision de notre Cour dans l’affaire Din c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 425 [Din] et elle a également conclu que cette décision amalgamait la notion de protection de l’État, telle qu’on la conçoit habituellement dans le contexte de la protection des réfugiés, et la notion de protection diplomatique, qui s’applique dans le contexte d’une nouvelle réclamation de la protection d’un pays dont on a la nationalité. Selon la SPR, aucune analyse de risques prospectifs n’est requise pour établir l’existence d’une nouvelle réclamation car cette mesure « aurait pour effet de rouvrir la demande d’asile initiale et de mener à une seconde évaluation du bien‑fondé, ce que la loi canadienne sur la protection des réfugiés ne prévoit pas ».

[14] La SPR a signalé qu’il ressort de la jurisprudence, du Guide du HCR et de la pratique établie que c’est la protection diplomatique qu’envisage l’alinéa 108(1)a), et que l’obtention d’un passeport et le fait de voyager muni d’un tel document peuvent équivaloir à une nouvelle réclamation de cette protection.

[15] La SPR a conclu que M. Aydemir « n’a[vait] pas réfuté la présomption de volonté, d’intention et de succès de l’action relativement à ses retours » en Turquie en obtenant un nouveau passeport turc, et ce, après avoir été admis comme réfugié et avoir reçu le statut de résident permanent, et en utilisant ensuite ce passeport turc pour retourner en Turquie à plusieurs occasions.

[16] La SPR a également traité de l’argument de M. Aydemir selon lequel sa prétendue nouvelle réclamation devrait être évaluée au regard de l’alinéa 108(1)e) parce que sa situation correspondait davantage à ce que prévoit cette disposition. Elle a analysé l’argument de M. Aydemir selon lequel des changements dans la situation du pays et dans sa situation personnelle, dont le fait que le parti politique qu’il soutenait n’existait plus et qu’il avait été depuis lors dispensé du service militaire, dénotaient que les raisons qui lui avaient fait demander l’asile n’existaient plus.

[17] La SPR a exprimé son désaccord et a conclu que l’alinéa 108(1)e) ne s’appliquait pas. Elle a jugé que les Kurdes continuent d’être victimes de persécution aux mains des autorités turques. Elle a signalé que M. Aydemir avait déclaré qu’il craignait toujours les autorités turques et les nationalistes turcs. Elle a ajouté que M. Aydemir n’avait fourni aucun élément probant et convaincant que ses persécuteurs le percevraient aujourd’hui de manière différente et qu’il n’avait pas établi qu’il y avait eu une « évolution des conditions en Turquie convaincante, concrètement efficace et durable », de telle sorte que les raisons pour lesquelles il avait besoin d’une protection n’existaient plus.

[18] En réponse à l’argument de M. Aydemir selon lequel les effets du constat de perte de l’asile en application de l’alinéa 108(1)a) – perte de la résidence permanente, interdiction de territoire au Canada et, en conséquence, renvoi – sont excessivement sévères, surtout qu’il est présent au Canada depuis 2009, qu’il est bien établi en compagnie d’une épouse et de deux jeunes enfants et qu’il a attendu plusieurs années avant que la SPR tienne son audience, la SPR a déclaré qu’il ne lui appartient pas de tenir compte des motifs d’ordre humanitaire lorsqu’elle tranche une demande de constat de perte de l’asile.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[19] La principale question en litige consiste à savoir si la décision de la SPR est raisonnable. M. Aydemir est d’avis que non, parce que :

  • la SPR a commis une erreur en interprétant les alinéas 108(1)a) et e) d’une manière qui est intrinsèquement incohérente et incompatible avec la Convention sur les réfugiés;
  • la SPR a commis une erreur en concluant que M. Aydemir s’est réclamé de nouveau et volontairement de la protection de la Turquie.

[20] La décision que rend la SPR dans le cadre d’une demande de constat de perte de l’asile est habituellement contrôlée selon la norme de la décision raisonnable, comme il est signalé dans la décision Thapachetri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 600, au paragraphe 10. La décision raisonnable reste encore la norme à appliquer. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux paragraphes 16, 17 et 25 [Vavilov], la Cour suprême du Canada établit que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer, notamment dans le cas de l’interprétation que fait un décideur administratif de sa loi habilitante.

[21] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada donne des indications détaillées sur ce qui constitue une décision raisonnable, signalant, entre autres principes, qu’une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, aux para 85, 102, 105‑107). Une décision ne doit être infirmée que si elle contient des « lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

IV. Les arguments du demandeur

[22] M. Aydemir soutient tout d’abord que la SPR a commis une erreur en interprétant les alinéas 108(1)a) et e) d’une manière incompatible avec les obligations que la Convention sur les réfugiés impose au Canada.

[23] Il soutient, de façon plus générale, que les dispositions en matière de perte de l’asile de la Loi ne sont plus adaptées à leur objet; la jurisprudence a interprété ces dispositions d’une manière qui ne cadre pas avec l’intention de la Convention sur les réfugiés et il faudrait la revoir. Il ajoute que la présente affaire donne à la Cour la possibilité de clarifier les règles de droit qui régissent les constats de perte de l’asile en application de l’article 108.

[24] M. Aydemir fait valoir que la SPR a interprété l’alinéa 108(1)a) de manière large, à savoir que la simple acquisition d’un passeport et le retour à court terme d’une personne dans son pays d’origine révèlent une intention de se réclamer de nouveau de la protection de ce pays. Il soutient que la protection diplomatique a trait à la protection, par le pays qui a délivré le passeport, des droits du titulaire de ce passeport pendant que celui‑ci se trouve à l’étranger (c.‑à‑d., dans un pays autre que le pays dont il a la nationalité) et qu’il est illogique d’appliquer cette notion au retour du titulaire d’un passeport dans le pays de nationalité qui l’a délivré.

[25] M. Aydemir fait valoir que le fait de s’être rendu en Turquie muni de son passeport turc ne veut pas dire qu’il s’est réclamé de nouveau de la protection diplomatique de la Turquie pendant qu’il se trouvait dans ce pays, parce que cela est illogique et que la question de la protection diplomatique ne se présenterait que s’il devait se rendre dans un autre pays. Il ajoute que, lorsque les retours d’un réfugié dans un pays dont il a la nationalité sont pris en considération dans le contexte d’une nouvelle réclamation de la protection, il n’est que logique de prendre en compte la protection de l’État plutôt que la protection diplomatique.

[26] M. Aydemir invoque la décision Din qui, d’après lui, établit qu’une nouvelle réclamation effective de la protection oblige à démontrer la disponibilité de la protection de l’État. Il soutient que la SPR a commis une erreur en ne suivant pas la décision Din, qui, fait‑il valoir, la lie. Il ajoute que, dans l’affaire Din, la Cour a conclu avec raison que, lorsqu’on évalue le retour d’une personne dans le pays dont celle‑ci a la nationalité, la question qui se pose est celle de savoir si cette personne obtient la protection de l’État ou non. Il réitère qu’il est illogique de parler de protection diplomatique dans le contexte d’un retour dans le pays qui a délivré un passeport.

[27] M. Aydemir fait valoir que le fait de confondre ces deux notions – la protection diplomatique et la protection de l’État – a amené la SPR à conclure par erreur que les courts voyages qu’il avait faits étaient des motifs de constat de perte de l’asile ou que, à cause de ces voyages, il n’était pas parvenu à réfuter la présomption relative à une nouvelle réclamation de la protection de l’État.

[28] Il soutient également que les alinéas 108(1)a) et d) traitent de deux situations différentes : l’alinéa a) met l’accent sur ce que fait un réfugié pendant qu’il se trouve à l’extérieur du pays dont il a la nationalité, tandis que l’alinéa d), qui reflète le paragraphe 4 de la section C de l’article premier de la Convention, traite du retour d’un réfugié dans le pays qu’il a fui et où il doit s’être rétabli – et non pas avoir fait de courts voyages – pour que le constat de perte de l’asile soit justifié. Il soutient que, pour décider s’il y a lieu de révoquer l’asile d’un réfugié à cause de retours dans le pays dont il a la nationalité, la question consiste à savoir si ce réfugié s’y est rétabli volontairement.

[29] M. Aydemir fait valoir que les principes d’interprétation législative prescrivent que l’alinéa 108(1)a) ne devrait pas être interprété comme créant des motifs de perte de l’asile qui sont explicitement exclus de l’alinéa 108(1)d) (c’est‑à‑dire, le retour dans le pays de nationalité). Autrement dit, soutient‑il, il serait incompatible avec la Convention sur les réfugiés de considérer qu’un retour dans le pays de nationalité, sans aller jusqu’à s’y rétablir, revient à se réclamer de la protection de ce pays.

[30] En plus des arguments d’interprétation, M. Aydemir soutient également que la SPR a commis une erreur dans son dossier en concluant qu’il s’était réclamé de nouveau de la protection de la Turquie. Il reconnaît avoir obtenu volontairement un passeport turc, mais il conteste qu’il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de la Turquie, ce qui, selon lui, ne lui aurait pas été accordé. Il est d’avis que, si l’acquisition d’un nouveau passeport turc établit une présomption de nouvelle réclamation de la protection de l’État, il l’a réfutée.

[31] Citant The Law of Refugee Status (Toronto, Butterworths, 1991), un ouvrage cité dans la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Bashir, 2015 CF 51 au paragraphe 70 [Bashir], M. Aydemir fait valoir que le lien entre le renouvellement d’un passeport et l’octroi d’une protection est ténu. La véritable question, estime‑t‑il, consiste à savoir si le réfugié a une intention subjective d’abandonner son statut de réfugié pour jouir de la protection du pays dont il a la nationalité. Il souligne la décision qu’a rendue la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50, au paragraphe 66 [Camayo], et il soutient que la SPR a commis une erreur en ne se concentrant pas sur la question centrale de savoir s’il avait l’intention subjective de se réclamer de la protection de la Turquie. Il fait état de son témoignage incontesté, à savoir qu’il a obtenu le passeport pour se rendre en Turquie mais pas pour se réclamer de nouveau de la protection de cet État. Il déclare qu’il n’a jamais cru que l’État turc lui accorderait une protection et qu’il a toujours voyagé muni de sa carte de résident permanent du Canada.

[32] M. Aydemir soutient également que la SPR a tiré des conclusions incohérentes : elle a conclu que l’alinéa 108(1)e) ne s’appliquait pas parce que, en tant que Kurde, la protection de l’État ne lui serait pas accordée, et pourtant elle a refusé de considérer que la question de la protection de l’État était pertinente, au sens de l’alinéa 108(1)a).

[33] M. Aydemir soutient de plus que la SPR a commis une erreur en se fondant sur les mêmes éléments de preuve pour évaluer les trois aspects du critère relatif à une nouvelle réclamation de la protection de l’État.

[34] Enfin, M. Aydemir ajoute que la SPR a commis une erreur en concluant que sa situation familiale et d’autres circonstances de vie n’étaient pas pertinentes pour ce qui était de se prononcer sur la perte de l’asile.

V. Les arguments du défendeur

[35] Le défendeur soutient que l’interprétation que fait la SPR de l’alinéa 108(1)a) concorde avec la Convention sur les réfugiés et avec son objectif d’accorder une protection temporaire aux personnes qui sont incapables de vivre en sécurité dans leur pays d’origine. Il fait valoir que l’argument de M. Aydemir selon lequel des retours répétés dans le pays de nationalité, sans aller jusqu’à s’y rétablir, ne devraient pas avoir d’incidence sur le statut de réfugié est incompatible avec cet objectif.

[36] Le défendeur est d’avis que la SPR a conclu de manière raisonnable que la troisième condition que comporte une nouvelle réclamation de la protection de l’État dont on a la nationalité n’est pas de savoir si un réfugié a bénéficié de la protection effective de cet État, au sens habituel où on l’entend, mais plutôt si ce réfugié a bénéficié de la protection diplomatique que peuvent exiger tous les titulaires de passeport. Il fait valoir que la SPR a conclu avec raison que la décision Din ne concordait pas avec la jurisprudence applicable et elle l’a distinguée d’avec la présente affaire au regard des faits en cause.

[37] Le défendeur ajoute qu’il serait presque impossible de prouver que la protection de l’État était disponible ou non sans que la personne ait subi un incident ou un risque qui exigeait cette protection.

[38] Le défendeur est d’avis que les rédacteurs de la Convention envisageaient clairement que la délivrance d’un passeport national pouvait constituer une nouvelle réclamation de la protection du pays en question. Cela dénote, selon lui, que ces rédacteurs considéraient qu’un retour effectif était la preuve d’une absence de crainte subjective.

[39] Le défendeur soutient qu’il est bien étayé par la jurisprudence et raisonnable de la part de la SPR de conclure que M. Aydemir s’est réclamé de nouveau de la protection de la Turquie en obtenant volontairement un nouveau passeport turc et en s’en servant pour plusieurs voyages de retour en Turquie. Il signale que M. Aydemir a été présent à des activités sociales où il y avait de nombreuses personnes, dont des mariages comptant plus de 500 invités, et qu’il est allé dans des centres commerciaux et des restaurants, ce qui donne à penser qu’il ne se cachait pas. Il conteste la pertinence du statut de résident permanent de M. Aydemir et signale que celui‑ci a reconnu qu’il savait qu’il n’aurait pas dû se rendre en Turquie, vu son statut de réfugié.

[40] Le défendeur soutient de plus que la SPR a conclu de manière raisonnable que l’alinéa 108(1)e) ne s’appliquait pas au regard de la preuve relative à la situation dans le pays et que cette conclusion n’est pas incompatible avec le fait que M. Aydemir se soit réclamé de nouveau de la protection du pays dont il avait la nationalité, au sens de l’alinéa 108(1)a).

VI. La SPR n’a pas commis d’erreur en interprétant les dispositions législatives

[41] Comme l’explique la Cour d’appel dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Bermudez, 2016 CAF 131 au paragraphe 22 [Bermudez] :

La perte d’asile est un concept qui fait partie du droit de l’immigration du Canada depuis qu’il a ratifié pour la première fois la Convention sur les réfugiés, 28 juillet 1951, R.T. Can 1969 n° 6. À l’heure actuelle, elle est prévue à l’article 108 de la LIPR et est fondée sur la prémisse que l’asile est une mesure temporaire contre la persécution. L’asile est perdu lorsque les cas énumérés au paragraphe 108(1) de la LIPR se produisent.

[42] Les clauses relatives à la perte de l’asile qui sont énoncées à la section C de l’article premier de la Convention et reproduites à l’article 108 de la Loi présentent les circonstances dans lesquelles il y a perte de l’asile parce que la personne n’a plus besoin de protection à l’échelon international, notamment parce qu’elle n’a plus de raison de craindre d’être persécutée : Abadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 29, au para 15 [Abadi]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Nilam, 2015 CF 1154, au para 22 [Nilam]; Yuan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 923, au para 21.

[43] Dans le cas d’un réfugié ou d’un résident permanent, les conséquences de la perte de l’asile en application de l’alinéa 108(1)a) sont sévères et comprennent la perte de sa résidence permanente, son interdiction de territoire au Canada et la prise de mesures de renvoi.

[44] Dans l’arrêt Bermudez, au paragraphe 25, la Cour d’appel a fait état des conséquences supplémentaires :

En outre, selon les modifications de 2012, la perte d’asile donne également lieu aux conséquences suivantes aux termes de la LIPR :

la demande d’asile en question est réputée avoir été rejetée (par. 108(3));

l’intéressé n’a plus le droit de travailler ou d’étudier sans permis (par. 30(1));

l’intéressé n’a pas le droit d’interjeter appel auprès de la Section d’appel des réfugiés ou de la Section d’appel de l’immigration (al. 110(2)c), par. 63(3));

l’intéressé n’a pas le droit au sursis d’exécution de la mesure dans l’attente de l’issue du contrôle judiciaire d’une décision relative à la perte de l’asile (par. 231(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227); et

l’intéressé peut être renvoyé du Canada « dès que possible » (par. 48(2)).

[45] L’alinéa 108(1)a) intègre le paragraphe 1 de la section C de l’article premier de la Convention, qui, comme l’explique le Guide du HCR, s’applique à un réfugié qui vit à l’extérieur du pays dont il a la nationalité mais qui montre par ses actes qu’il « ne peut ou ne veut [plus] se réclamer de la protection du pays dont il a la nationalité » (au para 118, à propos de la définition d’un réfugié au sens de la Convention). Les Lignes directrices en matière de perte de l’asile du HCR signalent que cela fait référence à la protection diplomatique, laquelle est considérée comme les mesures qu’un État peut prendre lorsqu’un autre État a violé les droits de l’un de ses ressortissants, mais elle inclut également l’octroi d’une aide consulaire, comme le renouvellement d’un passeport (aux paragraphes 6–7).

[46] M. Aydemir a réitéré les arguments que l’intervenant, le HCR, avait invoqués dans ses observations dans l’affaire Camayo. Comme il a été signalé plus tôt, il soutient que l’obtention d’un passeport n’est pas le signe d’une intention quelconque de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont on a la nationalité; un passeport est juste un document nécessaire qui permet de se rendre dans des pays tiers et aussi dans celui dont on a la nationalité. Il fait valoir qu’il est illogique de parler de la protection diplomatique qu’offre le pays qui a délivré le passeport pendant que l’on est présent dans ce même pays.

[47] Il ressort de la jurisprudence qu’une présomption réfutable de nouvelle réclamation effective – le troisième élément du critère – s’applique dans les cas où le réfugié obtient un passeport dans le but de voyager ou de retourner dans le pays dont il a la nationalité et qu’il s’est servi de ce passeport pour voyager : Bashir, aux para 62–63; Iqbal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 387, au para 67 [Iqbal]; Seid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1167, au para 14; Cerna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1074, au para 13; Mayell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 139, au para 12.

[48] Le troisième élément du critère est considéré dans la jurisprudence comme le fait de se réclamer de nouveau d’une protection diplomatique.

[49] Je ne conviens pas avec M. Aydemir que la décision Din établit que c’est la protection de l’État – par opposition à la protection diplomatique – qui est envisagée dans les conditions relatives à une nouvelle réclamation de la protection d’un État. La SPR n’a pas commis d’erreur en qualifiant cette affaire de jugement marginal dans la jurisprudence, pas plus qu’en concluant que cette affaire, au vu de ses faits, était différente de la présente espèce.

[50] Dans la décision Din, la Cour fait remarquer, au paragraphe 43, qu’il n’y avait aucune indication dans cette affaire que la SPR avait même examiné la troisième condition du critère – c’est‑à‑dire que le réfugié doit avoir effectivement obtenu cette protection. Aux paragraphes 44 et 45, la Cour a ensuite indiqué que le fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays au sens de l’alinéa 108(1)a) prévoit la possibilité d’obtenir une protection de l’État. Cependant, la Cour n’a cité aucune décision jurisprudentielle à cet égard; elle n’a pas reconnu que la jurisprudence et la Convention mettent l’accent sur la protection diplomatique et elle n’a pas indiqué qu’elle avait pris en compte une distinction quelconque entre la protection diplomatique et la protection de l’État. De plus, la décision Din est différente du point de vue factuel car, dans cette affaire, le réfugié était resté caché pendant qu’il se trouvait dans le pays dont il avait la nationalité.

[51] M. Aydemir laisse également entendre que ce que la Cour d’appel a énoncé dans l’arrêt Camayo, au paragraphe 63, est une reconnaissance du fait que la protection diplomatique est assurée [traduction] « pendant le voyage » et fait valoir que, par contraste, il est prévu que la protection de l’État s’applique dès l’arrivée, signalant que la Cour d’appel parle de [traduction] « confier sa sécurité aux autorités gouvernementales ».

[52] Je ne suis pas d’accord pour dire que le passage de l’arrêt Camayo qui est cité donne à penser que seule la protection diplomatique est envisagée en cas de retour d’un réfugié dans le pays dont il a la nationalité. Le passage qui figure au paragraphe 63 fait référence à une présomption plus marquée de nouvelle réclamation de la protection de l’État lorsque le réfugié retourne dans le pays dont il a la nationalité, mais il ne va pas jusqu’à faire une distinction entre la protection diplomatique et la protection de l’État. Je signale également que dans l’arrêt Camayo, au paragraphe 61, la Cour d’appel, en examinant si la SPR s’était fondée de manière raisonnable sur l’absence de connaissance subjective du réfugié, a fait référence à la [traduction] « connaissance du fait que l’utilisation d’un passeport confère une protection diplomatique » [non souligné dans l’original].

[53] Je ne conviens pas avec M. Aydemir que son cas offre à la Cour la possibilité de revoir les règles de droit qui s’appliquent à la perte de l’asile en application de l’article 108. La SPR a interprété les dispositions législatives de manière raisonnable. Je m’abstiendrai de m’écarter de la jurisprudence établie en matière de perte de l’asile pour arriver à une conclusion différente.

[54] La perte de l’asile est en fait une révocation du statut de réfugié. Les principes de longue date qui sous‑tendent la protection des réfugiés et la jurisprudence qui interprète et guide l’application des principes et des dispositions législatives entreraient en jeu dans toute nouvelle manière d’aborder la perte de l’asile. Les répercussions profondes d’un tel changement – qui n’ont pas été analysées en l’espèce – sont à examiner avec soin.

[55] Je signale que des arguments semblables ont été invoqués devant la Cour d’appel dans l’affaire Camayo par l’intervenant, le HCR. La Cour d’appel a donné des indications importantes pour les procédures en matière de perte de l’asile, mais elle n’a pas profité de l’occasion pour éclaircir la distinction entre la protection diplomatique et la protection de l’État ou pour faire des commentaires sur la question de savoir s’il est logique ou non que la protection diplomatique soit assurée pendant que le réfugié se trouve dans le pays qui a délivré le passeport. La Cour n’a pas examiné non plus la distinction entre le fait de se réclamer de nouveau de la protection d’un pays et celui de s’y rétablir.

[56] Pour ce qui est des questions que soulève M. Aydemir au sujet de la distinction entre la protection diplomatique et la protection de l’État et du fait de savoir s’il est logique de parler de protection diplomatique quand le réfugié se trouve dans le pays qui a délivré le passeport, ce sont les décideurs et les rédacteurs législatifs qui sont les mieux placés pour les analyser, après de vastes consultations et la prise en compte de ce que cela impliquerait pour le régime de protection des réfugiés à l’échelon tant national qu’international.

VII. La conclusion de la SPR selon laquelle M. Aydemir n’a pas réfuté la présomption d’une intention de se réclamer de la protection du pays de nationalité est déraisonnable

[57] Comme l’a signalé la SPR, le critère à trois volets qui s’applique à la perte de l’asile parce que le réfugié s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité requiert 1) la volonté : le réfugié doit agir volontairement, 2) l’intention : le réfugié doit avoir accompli intentionnellement l’acte par lequel il s’est réclamé à nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité, et 3) le succès de l’action : le réfugié doit avoir effectivement obtenu cette protection.

[58] Il n’est pas contesté que M. Aydemir a agi volontairement lorsqu’il a demandé et obtenu son passeport turc.

[59] Pour ce qui est de l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont on a la nationalité, la jurisprudence établit que, lorsqu’un réfugié demande un passeport du pays dont il a la nationalité et qu’il l’obtient, il est présumé qu’il entendait se réclamer de nouveau de la protection de ce pays : Abadi, au para 16; Iqbal, au para 59; Jing c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 104, au para 17; Nsende c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 531, aux para 14–15; Nilam, au para 25. Il est toutefois possible de réfuter cette présomption avec une preuve suffisante (Camayo au para 65).

[60] Comme le signale le défendeur, le Guide du HCR envisage l’application de la clause de nouvelle réclamation à un réfugié qui demande et reçoit un nouveau passeport dans l’intention de retourner dans le pays dont il a la nationalité (voir, par exemple, les paragraphes 122–23). M. Aydemir a également reconnu que l’on se fonde souvent sur cette présomption dans les cas où un réfugié obtient un nouveau passeport et se rend dans le pays dont il a la nationalité.

[61] Dans l’arrêt Camayo, la Cour d’appel a confirmé que cette présomption de l’intention d’un réfugié de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité non seulement s’applique, mais elle est encore plus forte lorsque le réfugié retourne dans le pays en question [traduction] « car non seulement il se place sous la protection diplomatique de ce pays pendant qu’il voyage mais, à son arrivée, il confie également sa sécurité aux autorités gouvernementales » (Camayo au para 63; voir aussi Iqbal, au para 60; Abadi, au para 16). La Cour d’appel a signalé, au paragraphe 64, l’observation faite dans la décision Ortiz Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1346 au paragraphe 8, à savoir que l’une des raisons qui sous‑tendent cette présomption est le fait qu’une nouvelle réclamation de la protection du pays dont on a la nationalité tend à indiquer une absence de risque ou une absence de crainte subjective de persécution.

[62] Le fait que la SPR se soit fondée sur la présomption que M. Aydemir entendait se réclamer de la protection de la Turquie, vu qu’il avait volontairement obtenu un passeport turc et qu’il s’en était servi pour plusieurs voyages de retour dans son pays, est raisonnable. Cependant, la question qui se pose est celle de savoir si la SPR a conclu, de manière raisonnable, que M. Aydemir n’a pas réfuté cette présomption.

[63] La SPR est tenue d’évaluer la totalité des éléments de preuve, y compris l’intention subjective, et de prendre en compte l’ensemble des circonstances pour décider si la présomption relative à l’intention d’un réfugié de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité a été réfutée : Abadi, au para 17; Camayo, au para 66. Dans l’arrêt Camayo, au paragraphe 84, la Cour d’appel dresse une liste non exhaustive de facteurs dont il faut tenir compte pour décider si un réfugié s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité. Parmi ces facteurs figurent la connaissance qu’a le réfugié des dispositions en matière de perte de l’asile ainsi que son degré d’instruction et d’autres caractéristiques personnelles, l’identité de l’agent de persécution, le caractère volontaire de l’obtention du passeport, si le passeport a servi pour se rendre dans un pays tiers ou dans le pays dont le réfugié a la nationalité, le but de son voyage, la fréquence de ses voyages, si le réfugié a pris des mesures de précaution dans le pays en question, les arguments des parties et si les actes du réfugié montrent qu’il n’éprouve plus une crainte subjective de persécution, de sorte qu’il n’a peut‑être plus besoin d’une protection internationale.

[64] Pour évaluer si M. Aydemir a réfuté la présomption, la SPR a pris en considération un grand nombre des mêmes facteurs que ceux énoncés dans l’arrêt Camayo, même si, à l’époque où elle a rendu sa décision, elle ne disposait pas de ces indications. Notamment, elle a examiné si M. Aydemir s’était rendu en Turquie à plusieurs reprises principalement pour des raisons personnelles, sociales et familiales, s’il n’était pas resté caché pendant ses séjours et s’il reconnaissait que le fait de se rendre en Turquie pouvait mettre son statut en péril. Cependant, elle ne s’est pas concentrée sur les arguments de M. Aydemir et sur son intention subjective, ce sur quoi la Cour d’appel a mis l’accent dans l’arrêt Camayo, au paragraphe 66 – autrement dit, s’il continue d’éprouver une crainte subjective de persécution dans le pays dont il a la nationalité et s’il continue d’avoir besoin d’une protection internationale : Abadi, au para 21; Nilam, au para 30.

[65] M. Aydemir a déclaré que son intention n’était pas de se réclamer de nouveau de la protection de la Turquie; il craignait toujours la police et les nationalistes de la Turquie et n’a jamais cru qu’ils le protégeraient, et il a toujours voyagé avec sa carte de résident permanent du Canada, sachant qu’il avait le droit de revenir n’importe quand au Canada.

[66] Pour évaluer l’intention qu’avait M. Aydemir de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont il avait la nationalité, la SPR a conclu que l’acquisition volontaire du passeport turc pour se rendre en Turquie ne montrait pas la présence de « circonstances exceptionnelles » et, a‑t‑elle ajouté :

La question de savoir si [M. Aydemir] avait l’intention d’obtenir le passeport turc pour s’occuper d’affaires familiales est sans importance si, une fois ce document obtenu, il l’a volontairement utilisé et s’y est fié pour retourner à plusieurs reprises dans le pays dont il a la nationalité, pays à l’égard duquel il avait précédemment présenté une demande d’asile. En retournant en Turquie au moyen de son nouveau passeport turc, [M. Aydemir] a établi son intention de se réclamer à nouveau de la protection de l’État.

[67] Même si, comme le signale le défendeur, les actes qu’a accomplis M. Aydemir en retournant à plusieurs reprises en Turquie et en étant présent à plusieurs rassemblements de grande envergure semblent réfuter sa crainte, la conclusion de la SPR selon laquelle son intention d’obtenir le passeport et de voyager en Turquie « est sans importance » ne reflète pas les indications données dans l’arrêt Camayo, à savoir qu’il est nécessaire de prendre en considération la totalité des éléments de preuve produits au sujet de l’intention subjective.

[68] De plus, la SPR a tiré des conclusions contradictoires à partir des mêmes éléments de preuve et du même témoignage.

[69] La SPR a fait état du témoignage de M. Aydemir au sujet de sa crainte constante des autorités turques mais elle a jugé que les actes de ce dernier, en faisant des retours répétés en Turquie, étaient la preuve d’un manque de crainte subjective. Toutefois, en traitant de l’argument de M. Aydemir selon lequel l’alinéa 108(1)e) devrait s’appliquer parce que les circonstances avaient changé, la SPR a déclaré qu’« il ressort clairement du témoignage de [M. Aydemir] même que, durant ses nombreux retours en Turquie, ce dernier craignait, en tant que Kurde, les autorités turques et les Turcs nationalistes. Les documents sur le pays présentés par son conseil montrent clairement que, aujourd’hui encore, les Kurdes continuent d’être persécutés par les autorités turques ».

[70] Les conclusions de la SPR qui reposent sur le même témoignage – en l’absence de toute conclusion quant à la crédibilité – sont contradictoires. La SPR a souscrit au témoignage de M. Aydemir selon lequel il craignait d’être persécuté en tant que Kurde et à cause de sa participation à des activités politiques appuyant le peuple kurde, et il avait peur de la police et des Turcs nationalistes lors de ses voyages de retour. La SPR a conclu, à partir de la preuve relative à la situation dans le pays et du témoignage de M. Aydemir, que la protection dont il jouissait n’avait pas pris fin en application de l’alinéa 108(1)e) parce que la « présumée évolution des conditions dans le pays n’[était] pas suffisamment durable et efficace sur le terrain pour justifier qu’il perde l’asile de façon permanente ».

[71] Bien que des facteurs différents entrent en jeu dans le contexte d’une nouvelle réclamation de la protection du pays de nationalité au sens des alinéas 108(1)a) et e), les deux conclusions fondées sur le même témoignage ne sont pas conciliables : d’une part, les actes de M. Aydemir manifestaient un manque de crainte subjective et il n’avait pas réfuté la présomption d’une intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité et, d’autre part, il craignait toujours d’être persécuté en tant que Kurde en Turquie et les autorités ne le protègeraient pas.

[72] La SPR semble aussi avoir suivi la démarche contre laquelle la Cour d’appel a fait une mise en garde dans l’arrêt Camayo, au paragraphe 79, soit celle de considérer que l’acquisition volontaire d’un passeport et le retour dans le pays dont le réfugié a la nationalité répond aux trois éléments du critère applicable à une nouvelle réclamation de la protection du pays dont on a la nationalité, ce qui [traduction] « laisse peu de place » pour d’autres éléments de preuve concernant l’intention du réfugié.

[73] Pour ce qui est de l’argument de M. Aydemir selon lequel il aurait fallu prendre en considération ses circonstances personnelles, la SPR n’a pas commis d’erreur en concluant qu’elle n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de tenir compte des motifs d’ordre humanitaire.

[74] Dans l’arrêt Bermudez, aux paragraphes 38 et suivants, la Cour d’appel a conclu qu’un agent de l’ASFC n’a pas le pouvoir discrétionnaire de prendre en considération des motifs d’ordre humanitaire au moment d’évaluer si une demande de constat de perte de l’asile devrait être présentée à la SPR pour qu’une décision soit rendue sur constat des faits mentionnés au paragraphe 108(1). La conclusion de la Cour d’appel s’applique également aux agents d’audience et à la SPR dans le contexte de la perte de l’asile. Comme il est indiqué au paragraphe 38 : « […] des non‑citoyens, qu’ils soient étrangers ou résidents permanents, n’ont pas le droit de voir ajout[er] par interprétation des motifs d’ordre humanitaire à chaque disposition de la LIPR, dont l’application pourrait mettre en péril leur statut » [renvois omis].

[75] La Cour d’appel a fait état du libellé clair du paragraphe 108(1) et des critères à appliquer, lesquels n’incluent pas de motifs d’ordre humanitaire, et elle a écrit au paragraphe 39 : « [l]e champ d’application de l’article 108 est clairement défini et laisse très peu de marge de manœuvre en ce qui a trait aux cas qui le font jouer ». Elle a ajouté, au paragraphe 40, que si le législateur entendait que l’on prenne en considération des motifs d’ordre humanitaire lors du processus de constat de perte de l’asile « […] il aurait employé des termes exprès. Il ne l’a pas fait ».

[76] En conclusion, la SPR n’a pas commis d’erreur dans son interprétation de l’alinéa 108(1)a), pas plus qu’elle n’en a commis en se fondant sur la présomption relative à l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont on a la nationalité ou en concluant qu’elle n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de prendre en considération des motifs d’ordre humanitaire pour décider s’il y avait lieu, une fois les critères établis, de faire un constat de perte de l’asile. Cependant, la conclusion de la SPR selon laquelle M. Aydemir n’a pas réfuté la présomption relative à l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité n’est pas le reflet d’une analyse cohérente et rationnelle, étant donné qu’elle a souscrit au témoignage de M. Aydemir, dans le contexte de son examen de l’alinéa 108(1)e), à savoir que celui‑ci craignait toujours la police et les nationalistes en Turquie du fait de son identité kurde et qu’il continuait d’avoir besoin de protection. Pour déterminer si le critère relatif à la perte de l’asile est établi, la SPR est tenue d’évaluer la totalité des éléments de preuve, dont la preuve du réfugié quant à son intention subjective, afin de décider si la présomption est réfutée.

[77] La SPR doit réexaminer si M. Aydemir s’est réclamé de nouveau de la protection de la Turquie en obtenant un passeport turc et en retournant dans ce pays à plusieurs occasions, et ce, à partir d’une évaluation de la totalité des éléments de preuve, dont son témoignage sur sa crainte subjective, et sa conduite objective, au regard des indications que la Cour d’appel a données dans l’arrêt Camayo.

VIII. Questions dont la certification est proposée

[78] M. Aydemir a proposé au départ deux questions à certifier : la première axée sur le fait de savoir si le critère relatif à une nouvelle réclamation de la protection du pays de nationalité a trait à la protection de l’État ou à la protection diplomatique, et la seconde sur le fait de savoir si, à l’alinéa 108(1)a), la question des retours dans le pays de nationalité est prise en considération de manière appropriée. Le défendeur s’est opposé à ces deux questions et a proposé une question subsidiaire, portant sur le fait de savoir s’il est obligatoire de fournir une preuve de la protection de l’État, au sens où cela est entendu à l’article 96.

[79] Compte tenu des indications que la Cour d’appel a données dans l’arrêt Camayo, aux paragraphes 40 à 45, à savoir que dans les cas où la question en litige est l’interprétation d’un texte législatif, les questions à certifier devraient être formulées sous l’angle de la raisonnabilité, la Cour a demandé aux parties de reformuler une éventuelle question à certifier.

[80] Les parties ont ensuite proposé la question qui suit :

Est‑il raisonnable que la SPR fonde une conclusion de nouvelle réclamation de la protection du pays dont un réfugié a la nationalité, au sens de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR, sur les visites que ce réfugié a faites dans ce pays en l’absence de raisons impérieuses, ainsi que sur le passeport de ce pays, lorsque ces visites ne correspondent pas à un rétablissement dans ce pays, ainsi que l’exige l’alinéa 108(1)d)?

[81] Les parties ne sont pas parvenues à s’entendre sur une question reformulée qui porterait sur la place, si place il y a, qu’occupe la protection de l’État dans l’analyse d’une nouvelle réclamation de la protection de l’État et dans chacune des questions proposées.

[82] Le demandeur a proposé la question suivante :

Si, en tranchant une demande de constat de perte de l’asile, la SPR a conclu que la protection de l’État, telle que conçue et appliquée en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR, n’est pas disponible dans le pays dont le réfugié a la nationalité, est‑il raisonnable qu’elle se fonde sur les voyages que ce réfugié a faits dans ce pays comme preuve de son intention de se réclamer de nouveau de la protection diplomatique de ce pays pour l’application de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR?

[83] Le défendeur a proposé une question subsidiaire :

La raisonnabilité oblige‑t‑elle la SPR à conclure qu’un réfugié au sens de la Convention qui, volontairement, acquiert et utilise le passeport du pays dont il a la nationalité pour faire des voyages à l’étranger, y compris dans le pays dont il a la nationalité, peut se prévaloir de la protection de l’État, telle que conçue et appliquée en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR, avant de pouvoir déterminer que ce réfugié s’est réclamé de nouveau de la protection de l’État dont il a la nationalité au sens de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR et n’est pas un réfugié en application du paragraphe 108(3)?

[84] Comme la Cour a conclu qu’elle ne se livrera pas à une nouvelle interprétation de l’alinéa 108(1)a) et que la question déterminante est la conclusion de la SPR selon laquelle M. Aydemir n’a pas réfuté la présomption d’une intention de se réclamer de nouveau de la protection de la Turquie, les questions à certifier ne seraient pas déterminantes en appel.

[85] Comme il est signalé dans l’arrêt Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au paragraphe 46, une question certifiée « doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale ». Les questions proposées en l’espèce ne satisfont pas au premier de ces critères.

[86] Les questions proposées font toutefois ressortir que ces points litigieux continuent d’être l’objet de débats et que, comme il a été signalé plus tôt, il est nécessaire que les décideurs les soumettent à un examen plus approfondi.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6132‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accordée.

  2. L’affaire est renvoyée à la SPR en vue d’une nouvelle décision.

  3. Il n’y a pas de question à certifier.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6132‑21

 

INTITULÉ :

MUZAFFER AYDEMIR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JUIN 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Jared Will

 

POUR Le demandeur

 

Bernard Assan

 

POUR Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR Le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR Le défendeur

 

 

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