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Date : 20220707


Dossier : T‑1039‑21

Référence : 2022 CF 1002

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 juillet 2022

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

JONATHAN PELLETIER

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le 28 juin 2016, Jonathan Pelletier s’est fracturé le fémur gauche à la hanche après avoir sauté et être atterri maladroitement alors qu’il jouait au soccer‑baseball lors d’une activité sportive obligatoire des Forces armées canadiennes. Un comité d’appel du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) [le TACRA] a conclu que cette blessure ne donnait pas droit à une indemnité pour blessure grave au titre de l’article 44.1 de la Loi sur le bien‑être des vétérans, LC 2005, c 21, car elle n’avait pas « été causé[e] par un seul événement soudain ». Le TACRA a plutôt conclu que cette blessure était le résultat d’un enchaînement de facteurs qui comprenaient notamment l’arthrose de la hanche de M. Pelletier et la chirurgie de resurfaçage de la hanche qu’il avait subie en raison de cette affection.

[2] M. Pelletier sollicite le contrôle judiciaire de la décision du TACRA de rejeter sa demande d’indemnité pour blessure grave. Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord avec M. Pelletier que le TACRA a tiré des conclusions de fait qui n’étaient pas étayées par la preuve en ce qui concerne la façon dont son problème de hanche antérieur avait causé sa blessure. Comme il s’agissait du principal facteur sur lequel reposait la décision du TACRA, je conclus que sa décision était déraisonnable et qu’elle doit être annulée.

[3] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie et l’appel de M. Pelletier est renvoyé à un comité d’appel différemment constitué du TACRA pour qu’il rende une nouvelle décision.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[4] M. Pelletier soulève les questions suivantes dans la présente demande :

  1. Le TACRA a‑t‑il commis une erreur en tirant des inférences quant aux causes de la blessure qui n’étaient pas étayées par la preuve?
  2. Le TACRA a‑t‑il commis une erreur en interprétant le sens de l’adjectif « périprothétique » alors qu’il ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve?
  3. Le TACRA a‑t‑il commis une erreur en n’appréciant pas les éléments de preuve présentés par M. Pelletier de la manière exigée par le cadre législatif applicable?
  4. Le TACRA a‑t‑il commis une erreur en concluant que la blessure de M. Pelletier n’avait pas été causée par un seul événement soudain?

[5] Bien que M. Pelletier ait présenté ces questions séparément, elles sont étroitement liées. Essentiellement, le TACRA a conclu que la blessure de M. Pelletier n’avait pas été causée par un seul événement soudain parce que, selon son appréciation de la preuve, dont les éléments de preuve médicale où l’adjectif « périprothétique » était employé, la blessure avait été causée non seulement par la chute de M. Pelletier au match de soccer‑baseball, mais aussi par son arthrose et par la chirurgie de la hanche qu’il avait subie antérieurement. J’examine donc toutes les questions en litige ensemble au lieu de les examiner séparément.

[6] Comme en conviennent les parties, la norme applicable au contrôle judiciaire de la décision du TACRA sur le fond est présumée être celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16‑17, 23‑25; Abdulle c Canada (Procureur général), 2021 CF 708 au para 9. Cette norme est également présumée s’appliquer à la question de causalité, qui est une question de fait : Primeau c Canada (Procureur général), 2021 CF 829 aux para 42‑45, 65, 72, citant Benhaim c St‑Germain, 2016 CSC 48 au para 36.

[7] Cependant, M. Pelletier soutient que la norme de la décision correcte devrait s’appliquer à l’un des éléments analysés par le TACRA, soit la question de la norme de causalité qui doit être appliquée pour déterminer si une blessure « [a] été causé[e] » par un seul événement soudain. Citant l’arrêt Cole rendu par la Cour d’appel fédérale, il fait valoir que l’établissement de la norme de causalité n’est pas une question de fait, mais une question d’interprétation de la loi qui revêt une importance capitale pour le système juridique : Cole c Canada (Procureur général), 2015 CAF 119 aux para 46‑59. Je ne suis pas de cet avis. L’arrêt Cole doit être interprété à la lumière de l’arrêt Vavilov rendu subséquemment par la Cour suprême du Canada, qui, à mon avis, commande l’application de la norme de la décision raisonnable à toutes les questions soulevées, y compris à celle de la norme de causalité.

[8] Dans l’arrêt Cole, la Cour d’appel fédérale a donné deux raisons principales pour justifier sa conclusion selon laquelle la norme de la décision correcte s’appliquait. En premier lieu, elle s’est appuyée sur la jurisprudence antérieure qui applique la norme de la décision correcte : Cole, aux para 47‑51, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 62, et Canada (Procureur général) c Frye, 2005 CAF 264. En deuxième lieu, elle a conclu que des questions de causalité se posent dans d’autres domaines du droit et que l’interprétation des lois relativement à ces questions ne relève pas de l’expertise du TACRA : Cole, aux para 52‑53.

[9] En ce qui concerne la première de ces raisons, le « rajustement » de la méthode à employer pour choisir la norme de contrôle dont il est fait mention dans l’arrêt Vavilov implique que la cour de justice qui cherche à arrêter la norme de contrôle applicable devrait d’abord s’en remettre à l’arrêt Vavilov au lieu d’appliquer simplement la jurisprudence antérieure : Vavilov, au para 143. En effet, comme le fait observer le procureur général, même avant l’arrêt Vavilov, la Cour d’appel fédérale s’est demandé si l’arrêt Cole était compatible avec l’évolution du droit administratif : Fawcett c Canada (Procureur général), 2019 CAF 87 aux para 18‑19. En ce qui a trait à la deuxième raison donnée dans l’arrêt Cole, l’arrêt Vavilov indique que l’expertise du tribunal n’est plus pertinente lorsqu’il s’agit de sélectionner la norme de contrôle à appliquer : Vavilov, aux para 27‑31, 58. De plus, le fait qu’un litige concerne une question importante « formulée dans un sens général ou abstrait » n’est pas suffisant pour commander l’application de la norme de la décision correcte : Vavilov, aux para 59‑61. À mon avis, la norme de causalité à appliquer lorsqu’il s’agit de déterminer si une blessure « [a] été causé[e] » par un seul événement soudain pour l’application de l’alinéa 44.1(1)b) de la Loi sur le bien‑être des vétérans n’exige pas une « réponse unique et définitive » et n’appartient pas à la catégorie des questions de droit d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble : Vavilov, au para 62.

[10] Par conséquent, je conclus que la norme de la décision raisonnable s’applique à toutes les questions soulevées dans la présente demande. Selon cette norme, la Cour doit s’en tenir à la justification de la décision et à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel. La Cour ne cherche pas à substituer sa propre décision à celle du décideur administratif. Elle examine plutôt les motifs du décideur avec « une attention respectueuse » en cherchant à comprendre le fil de son raisonnement. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des « contraintes juridiques et factuelles » qui ont une incidence sur celle‑ci : Vavilov, aux para 83‑87, 99‑107.

III. Analyse

A. L’indemnité pour blessure grave au titre de l’article 44.1 de la Loi sur le bien‑être des vétérans

[11] La Loi sur le bien‑être des vétérans, qui, lorsque M. Pelletier s’est blessé, portait le nom de Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, a pour objet « de reconnaître et d’honorer l’obligation du peuple canadien et du gouvernement du Canada de rendre un hommage grandement mérité aux militaires et vétérans pour leur dévouement envers le Canada » : Loi sur le bien‑être des vétérans, art 2.1. L’accomplissement de cette obligation passe par la fourniture de divers services, d’assistance, d’avantages et de mesures d’indemnisation aux militaires et aux vétérans des Forces canadiennes.

[12] L’« indemnité pour blessure grave » prévue aux articles 44.1 et 44.2 de la Loi sur le bien‑être des vétérans est en cause en l’espèce. L’article 44.1 énonce les critères d’admissibilité à cette indemnité et confère le pouvoir de prendre des règlements en ce qui concerne deux de ces critères :

Indemnité pour blessure grave

Critical Injury Benefit

Admissibilité

Eligibility

44.1 (1) Le ministre peut, sur demande, verser une indemnité pour blessure grave au militaire ou vétéran si celui‑ci démontre qu’il a subi une ou plusieurs blessures graves et traumatiques ou a souffert d’une maladie aiguë et que les blessures ou la maladie, à la fois :

44.1 (1) The Minister may, on application, pay a critical injury benefit to a member or veteran who establishes that they sustained one or more severe and traumatic injuries, or developed an acute disease, and that the injury or disease

a) sont liées au service;

(a) was a service-related injury or disease;

b) ont été causées par un seul événement soudain postérieur au 31 mars 2006;

(b) was the result of a sudden and single incident that occurred after March 31, 2006; and

c) ont entraîné immédiatement une déficience grave et une détérioration importante de sa qualité de vie.

(c) immediately caused a severe impairment and severe interference in their quality of life.

Facteurs à considérer

Factors to be considered

(2) Pour établir si la déficience est grave et la détérioration de la qualité de vie importante, le ministre tient compte des facteurs prévus par règlement.

(2) In deciding whether the impairment and the interference in the quality of life referred to in paragraph (1)(c) were severe, the Minister shall consider any prescribed factors.

Règlements

Regulations

(3) Le gouverneur en conseil peut prendre des règlements concernant ce qui constitue, pour l’application du paragraphe 44.1(1), un seul événement soudain.

(3) The Governor in Council may, for the purpose of subsection 44.1(1), make regulations respecting the determination of what constitutes a sudden and single incident.

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added.]

[13] En vertu des pouvoirs que lui confèrent les paragraphes 44.1(2) et 44.1(3), le gouverneur en conseil a pris un règlement concernant les facteurs qui s’avèrent pertinents au moment d’établir si la déficience est « grave » et la détérioration de la qualité de vie « importante » et concernant ce qui constitue « un seul événement soudain » : Règlement sur le bien‑être des vétérans, DORS/2006‑50, art 48.3, 48.4. L’article 48.4 du Règlement sur le bien‑être des vétérans, où est définie l’expression « un seul événement soudain », est particulièrement pertinent :

48.4 Pour l’application du paragraphe 44.1(1) de la Loi, un seul événement soudain s’entend de l’événement uniquetel qu’un accident automobile, une chute, une explosion, une blessure par balle, une électrocution et une exposition à un agent chimique — au cours duquel le militaire est brusquement exposé à des facteurs externes.

48.4 For the purpose of subsection 44.1(1) of the Act, a sudden and single incident is a one-time eventincluding motor vehicle accidents, falls, explosions, gunshot wounds, electrocution, and exposure to chemical agents — in which the member is abruptly exposed to external factors.

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added.]

[14] En plus de ces « contraintes juridiques » qui définissent les circonstances dans lesquelles les militaires et les vétérans sont admissibles à une indemnité pour blessure grave, la décision du TACRA était assujettie aux contraintes énoncées dans certaines dispositions de la Loi sur le bien‑être des vétérans et la loi constitutive du TACRA, la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, c 18 [la Loi sur le TACRA], qui fournit des directives générales concernant l’application de la Loi sur le bien‑être des vétérans et l’appréciation de la preuve.

[15] La disposition décrivant l’« objet » de la Loi sur le bien‑être des vétérans prévoit que cette loi « s’interprète de façon libérale » afin de donner effet à l’obligation reconnue envers les militaires et les vétérans : Loi sur le bien‑être des vétérans, art 2.1. Le libellé de l’article 3 de la Loi sur le TACRA est semblable à celui de cette disposition. Bien que cette exigence fasse écho à l’approche applicable à l’interprétation de toutes les lois prévue à l’article 12 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I‑21, la manière dont elle est formulée à l’article 2.1 de la Loi sur le bien‑être des vétérans et à l’article 3 de la Loi sur le TACRA met en évidence qu’il est important que les dispositions de ces lois concernant les mesures d’indemnisation et les indemnités auxquelles les militaires et les vétérans ont droit soient interprétées de façon libérale.

[16] Cette approche est étayée par l’article 43 de la Loi sur le bien‑être des vétérans, qui exige que le ministre et ses délégués accordent le bénéfice du doute aux demandeurs lorsqu’ils prennent des «décisions» concernant les mesures d’indemnisation et les indemnités, et ce, de trois façons :

Décisions

Benefit of doubt

43 Lors de la prise d’une décision au titre de la présente partie ou de l’article 84, le ministre ou quiconque est désigné au titre de l’article 67 :

43 In making a decision under this Part or under section 84, the Minister and any person designated under section 67 shall

a) tire des circonstances portées à sa connaissance et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible au demandeur;

(a) draw from the circumstances of the case, and any evidence presented to the Minister or person, every reasonable inference in favour of an applicant under this Part or under section 84;

b) accepte tout élément de preuve non contredit que le demandeur lui présente et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence;

(b) accept any uncontradicted evidence presented to the Minister or the person, by the applicant, that the Minister or person considers to be credible in the circumstances; and

c) tranche en faveur du demandeur toute incertitude quant au bien‑fondé de la demande.

(c) resolve in favour of the applicant any doubt, in the weighing of the evidence, as to whether the applicant has established a case.

[17] La Loi sur le TACRA, sous le titre « Règles régissant la preuve », est rédigée en des termes presque identiques et exige que le TACRA applique « certaines règles en matière de preuve » qui correspondent aux trois principes précités dans toutes les poursuites intentées sous le régime de cette loi : Loi sur le TACRA, art 39.

B. Les éléments de preuve médicale

[18] Nul ne conteste que M. Pelletier s’est fracturé le fémur pendant un match de soccer‑baseball le matin du 28 juin 2016. Il a sauté pour attraper le ballon, a fait une rotation dans les airs, a atterri maladroitement sur sa jambe gauche et est tombé au sol. Il a été conduit à l’Hôpital Monfort, à Ottawa, où il a subi une chirurgie. Les dossiers de l’hôpital faisant partie du dossier présenté au TACRA comprennent un rapport d’évaluation physique initiale rédigé par la Dre Hobden, les résultats de plusieurs radiographies et un rapport d’opération préparé par la chirurgienne orthopédiste traitante, la Dre Rancourt. Dans son rapport, la Dre Rancourt établit un diagnostic de [traduction] « fracture du col du fémur à la hanche gauche chez un patient ayant subi un resurfaçage de la hanche » et elle décrit en détail la chirurgie. La Dre Rancourt a également fourni une lettre adressée à Anciens combattants Canada, datée du 19 août 2016, qui a été déposée à l’appui de la demande d’indemnité pour blessure grave de M. Pelletier, ainsi qu’une autre lettre datée du 4 octobre 2018, qui a été déposée à l’appui de l’appel que ce dernier a interjeté auprès du comité d’appel du TACRA.

[19] En plus des dossiers de l’Hôpital Montfort, le TACRA disposait de l’avis médical du Dr Toms, conseiller médical du ministre. Le Dr Toms a rédigé cet avis le 31 janvier 2017 dans le cadre de la demande d’indemnité pour blessure grave qu’avait présentée M. Pelletier. Il répondait ainsi à une demande de consultation de la part d’un arbitre des pensions. L’avis médical du Dr Toms et le rapport d’opération de la Dre Rancourt indiquent tous deux que M. Pelletier a subi une chirurgie de resurfaçage de la hanche en 2014 à cause de l’arthrose, procédure au cours de laquelle un implant prothétique a été mis en place. Dans son avis, le Dr Toms mentionne que M. Pelletier a subi une fracture « périprothétique », tout comme le fait la Dre Rancourt dans ses deux lettres.

[20] Dans son avis, le Dr Toms a conclu que M. Pelletier avait subi une intervention chirurgicale complexe, mais que celle‑ci ne répondait pas aux critères énoncés à l’article 48.3 du Règlement sur le bien‑être des vétérans qui permettent de déterminer si une blessure a entraîné une déficience grave ou une détérioration importante de la qualité de vie du militaire ou du vétéran : Règlement sur le bien‑être des vétérans, art 48.3e), 48.3h); Loi sur le bien‑être des vétérans, art 44.1c).

C. La décision du TACRA

[21] Le TACRA a reconnu que la blessure de M. Pelletier était grave et traumatique, qu’elle était liée au service et qu’elle avait entraîné une déficience grave et une détérioration importante de sa qualité de vie, remplissant ainsi les critères énoncés au paragraphe 44.1(1) et aux alinéas 44.1(1)a) et 44.1(1)c). Cependant, il a conclu que la blessure n’avait pas « été causé[e] par un seul événement soudain » au sens de l’alinéa 44.1(1)b) de la Loi sur le bien‑être des vétérans, car elle n’avait pas été causée par un « événement unique » tel que l’exige l’article 48.4 du Règlement sur le bien‑être des vétérans.

[22] Le TACRA a fait observer que M. Pelletier souffrait d’arthrose de la hanche gauche depuis plusieurs années et qu’il avait touché une indemnité pour cette affection en 2015. Le Tribunal a mentionné que le Dr Toms avait indiqué dans son avis médical que l’arthrose était la raison pour laquelle un resurfaçage de la hanche au moyen d’un implant prothétique avait été nécessaire et a souligné que le Dr Toms avait précisé que la blessure subie était une « fracture periprosthétique [sic] de la hanche gauche ». Le TACRA a noté que la Dre Rancourt avait également mentionné le resurfaçage de la hanche et avait qualifié la blessure de fracture périprothétique dans ses lettres, mais que la Dre Hobden avait indiqué dans son rapport d’évaluation initiale qu’il était possible que M. Pelletier ait subi [traduction] « une dislocation ou une fracture autour d’une pièce ».

[23] Le TACRA a conclu que, selon ces éléments de preuve, la blessure était une « fracture en périphérie de l’implant prothétique autour ou à proximité de cet implant ». Il a ensuite tiré les conclusions suivantes :

La loi stipule que la blessure, pour qu’elle soit admissible, doit être causée par un seul événement soudain.

Le comité d’appel conclut que la fracture n’a pas été causée par un événement unique, mais plutôt par une série d’événements qui se sont enchainés : l’arthrose de la hanche; l’évolution d’arthrose probablement sur une période de plusieurs années; la mise en place d’un implant prothétique (i.e. [sic] « resurfacage » [sic] de la hanche); la chute lors du match de soccer‑baseball; et malheureusement la fracture associée à l’implant prothétique. Donc, la chute lors du match de soccer‑baseball le 28 juin 2016 n’a pas été la seule cause tel que l’exige le paragraphe 44.1(1) de la loi.

Le comité d’appel conclut que la blessure que le vétéran a subie le 28 juin 2016 fut malheureusement la culmination d’un enchaînement d’évènements interreliés qui a débuté il y a plusieurs années. Même après avoir examiné les éléments de preuve sous le meilleur jour possible, le comité d’appel juge que les éléments de preuve disponibles dépeignent une situation évolutive et non un événement soudain, tel que l’exige le paragraphe 44.1(1) de la loi.

Le comité ne peut accepter la soumission de l’avocate qui dit qu’« il est clair que dans le cas de l’appelant, une chute est ce qui a causé la blessure. » Le comité juge plutôt que la chute est un des facteurs de cause, mais elle est loin d’être le seul.

[Non souligné dans l’original.]

[24] Il ressort clairement de ce raisonnement que le TACRA a conclu que l’arthrose de M. Pelletier et son implant prothétique étaient les causes de sa blessure.

D. La décision du TACRA est déraisonnable

(1) Aucun des éléments de preuve médicale présentés n’étayait la cause de la blessure

[25] Comme le souligne M. Pelletier, aucun des éléments de preuve médicale présentés au TACRA n’indiquait que son arthrose ou son implant prothétique avait causé sa blessure, ou l’avait même entraînée, ce à quoi le procureur général ne s’est pas opposé. Dans son évaluation initiale, la Dre Hobden ne donne qu’un diagnostic préliminaire de la blessure en utilisant des points d’interrogation (ses notes indiquent [traduction] « fracture/dislocation? » et [traduction] « dislocation ou fracture autour d’une pièce? ») et elle ne précise pas quelle est la cause de cette blessure. Dans son rapport d’opération et dans ses lettres subséquentes, la Dre Rancourt ne mentionne pas que l’arthrose ou l’implant prothétique était l’un des facteurs ayant causé la blessure. Dans son rapport, elle a indiqué qu’une « fracture périprothétique » était un risque possible de la chirurgie, qui comportait également d’autres risques, tels que le risque de lésions nerveuses, d’infection, d’inégalité de la longueur des jambes et de douleur postopératoire. Elle n’y mentionne toutefois pas qu’elle est d’avis que la fracture qu’a subie M. Pelletier a été causée par l’arthrose ou l’implant prothétique.

[26] Bien que le Dr Toms ait été invité à donner son avis sur la demande d’indemnité, la demande de consultation de l’arbitre des pensions et l’avis du Dr Toms étaient axés sur les critères de gravité prévus à l’article 48.3 du Règlement sur le bien‑être des vétérans et non sur la cause de la blessure. Dans son avis, le Dr Toms ne mentionne pas que la blessure de M. Pelletier a été causée par son arthrose ou son implant prothétique et ne donne aucune autre opinion sur la cause de la blessure.

[27] En somme, aucun des éléments de preuve présentés par les médecins traitants de M. Pelletier ne démontre que son arthrose ou son implant prothétique à la hanche a causé, ou entraîné, la fracture de l’os qu’il a subie ou, de façon plus générale, que l’arthrose ou un implant prothétique à la hanche peut causer ou entraîner la fracture d’un os à proximité d’un implant.

[28] Au cours de l’audience relative à la présente affaire, le procureur général a reconnu qu’aucun élément de preuve médicale n’avait été présenté concernant la question de causalité. Toutefois, le procureur général affirme que le TACRA a tiré une conclusion de fait raisonnable quant à la cause de la blessure au vu des éléments de preuve dont il disposait, notamment ceux concernant les circonstances dans lesquelles la blessure est survenue durant le match de soccer‑baseball et les mentions répétées, dans les rapports médicaux, de la proximité de la fracture avec l’implant prothétique, ce qui lui avait permis de conclure que la fracture avait été causée par l’arthrose et l’implant prothétique.

[29] Je suis conscient qu’il est important que les cours de révision s’abstiennent « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : Vavilov, au para 125, citant Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55. Cependant, cela ne peut pas empêcher les cours de révision d’apprécier la preuve afin de déterminer si elle peut servir de fondement aux conclusions de fait d’un décideur administratif. Une décision qui n’est pas étayée par des éléments de preuve ou qui ne concorde pas avec les éléments de preuve peut être considérée comme déraisonnable : Makivik Corporation c Canada (Procureur général), 2021 CAF 184 au para 86, citant Vavilov, au para 126.

(2) Il était impossible de tirer des conclusions de fait en l’absence d’éléments de preuve médicale

[30] Les juges des faits s’appuient régulièrement sur les éléments de preuve qui leur ont été présentés, leurs connaissances générales, leur expérience, la logique et le « bon sens » pour tirer des conclusions de fait, notamment en ce qui a trait au lien de causalité. Une difficulté survient toutefois lorsqu’ils tirent une conclusion qui va au‑delà de l’expérience commune ou du bon sens et qui doit être étayée par des connaissances ou des éléments de preuve scientifiques. À mon avis, les conclusions du TACRA entrent dans cette dernière catégorie. La question de savoir si, ou dans quelle mesure, l’arthrose ou l’implant prothétique qui a été mis en place lors d’une chirurgie de resurfaçage de la hanche sont des facteurs ayant causé la fracture du fémur à la hanche ne relève pas de la simple expérience, de la logique ou du bon sens. Les séquelles de ces affections et, en particulier, leur incidence sur la probabilité de fractures osseuses sont des questions de connaissances et d’expertise médicales.

[31] Notre Cour a averti le TACRA qu’il ne pouvait pas tirer ses propres conclusions et inférences médicales qui ne sont pas étayées par la preuve en faisant remarquer que l’article 38 de la Loi sur le TACRA confère au Tribunal le pouvoir de requérir l’avis d’un expert médical indépendant : Rivard c Canada (Procureur général), 2001 CFPI 704 [Rivard] aux para 39‑43; Macdonald c Canada (Procureur général), 2003 CF 1263 [Macdonald] aux para 21‑24; Thériault c Canada (Procureur général), 2006 CF 1070 [Thériault] aux para 55‑60; Dugré c Canada (Procureur général), 2008 CF 682 [Dugré] aux para 24‑28. Dans la décision Rivard, le juge Nadon, alors juge à la Cour fédérale, s’est appuyé sur l’article 38 et sur l’article 39 de la Loi sur le TACRA, où sont énoncées les « [r]ègles régissant la preuve », pour conclure que le TACRA ne devrait pas remettre en question les éléments de preuve médicale présentés par le demandeur en l’absence de preuve à l’appui :

Par conséquent, à mon avis, l’existence même de l’article 38 indique qu’on ne peut reconnaître au Tribunal une compétence inhérente en ce qui concerne les questions médicales. Celui‑ci ne possède pas d’expertise particulière dans le domaine médical lui permettant d’affirmer en l’espèce que l’opinion du Dr Sestier et l’article à l’appui ne faisaient pas partie du consensus médical, en l’absence de preuve à l’appui. Donc, je suis d’avis que le Tribunal ne pouvait invoquer des faits médicaux qui n’étaient pas en preuve afin de réfuter la preuve du demandeur. Si le Tribunal désirait obtenir de la preuve autre que celle du demandeur ou de la preuve représentant le contexte médical, il n’avait qu’à invoquer l’article 38 et à demander l’opinion d’un expert.

Conséquemment, je suis d’avis que les articles 38 et 39 de la LTAC ainsi que la jurisprudence exigent, lorsque lus conjointement, que la preuve médicale déposée par le demandeur soit rejetée uniquement en présence d’une preuve contradictoire au dossier. À mon avis, le Tribunal ne pouvait rejeter l’opinion du Dr Sestier, puisque celui‑ci n’est pas contredit par d’autre preuve déposée devant le Tribunal, sauf s’il était d’avis que la preuve n’était pas crédible, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

Donc, je suis d’avis qu’en rejetant l’opinion du Dr Sestier comme il l’a fait, le Tribunal a erré dans son application de l’article 39 de la LTAC, et n’a pas respecté les obligations qui y sont prévues. Comme l’indique la jurisprudence citée ci‑haut, il s’agit d’une erreur de compétence qui vicie la décision en entier.

[Non souligné dans l’original; Rivard, aux para 42‑44.]

[32] S’appuyant sur la décision Rivard, le juge Lemieux a conclu, dans la décision Macdonald, que le TACRA a « fait une incursion en territoire interdit en tirant des conclusions médicales qui ignoraient des preuves crédibles et non contredites, alors qu’il n’avait aucune compétence médicale propre et qu’il avait la possibilité d’obtenir et de partager des avis médicaux indépendants sur les aspects qui l’embarrassaient » : Macdonald, au para 24. Dans le même ordre d’idées, dans la décision Thériault, le juge Shore a reproché au TACRA de s’être servi d’un dictionnaire médical trouvé sur Internet pour substituer son opinion à celle énoncée dans la preuve médicale qu’avait présentée le demandeur et, pour ce faire, il s’est appuyé sur les articles 38 et 39 et les décisions Rivard et Macdonald : Thériault, aux para 55‑59.

[33] Les faits dans l’affaire Dugré, dont le juge Blanchard était saisi, s’apparentent un peu à ceux en l’espèce. Dans cette affaire, le vétéran avait fait une chute et la question était de savoir si certains des problèmes qu’il avait eus par la suite étaient imputables à un état préexistant : Dugré, aux para 4‑6, 21‑22. Le juge Blanchard a fait observer qu’aucune preuve « n’indique que les effets débilitants dont souffre le demandeur sont imputables à l’état préexistant » et a jugé déraisonnable que le TACRA tire une inférence en ce sens : Dugré, aux para 24‑28.

[34] Le procureur général fait remarquer à juste titre que, dans chacune des affaires précitées, le demandeur avait présenté des éléments de preuve médicale pour étayer la cause de sa blessure et le TACRA a commis une erreur en tirant des conclusions contraires en l’absence de preuve médicale. En l’espèce, M. Pelletier n’a présenté aucun élément de preuve médicale indiquant que sa chute était l’unique cause de sa fracture. Le procureur général souligne qu’il incombe au demandeur de démontrer le bien‑fondé de ses arguments, y compris en ce qui a trait à la cause de la blessure, et ce, même compte tenu de l’article 39 : Canada (Procureur général) c Wannamaker, 2007 CAF 126 [Wannamaker] au para 5.

[35] Je conviens que, dans les décisions Rivard, Macdonald, Thériault et Dugré, le demandeur contestait les conclusions médicales qu’avait tirées le TACRA en l’absence d’éléments de preuve qui contredisaient ceux qu’il avait présentés. Néanmoins, les principes énoncés dans ces décisions font ressortir, de façon plus générale, le fait qu’il est important que le TACRA ne tire pas des conclusions sur des questions médicales allant au‑delà de l’expérience commune en l’absence de preuve à l’appui. Cela vaut pour la preuve en général, et particulièrement lorsque la conclusion qui est par la suite tirée n’est pas « [la] plus favorable possible au demandeur » : Loi sur le bien‑être des vétérans, art 43; Loi sur le TACRA, art 39.

[36] Il ne faut pas croire pour autant que le TACRA est tenu d’accepter sans réserve toute hypothèse médicale ou tout élément de preuve médicale présenté par le demandeur. La Loi sur le bien‑être des vétérans et la Loi sur le TACRA, elles‑mêmes, exigent seulement que le TACRA tire « les conclusions les plus favorables possible au demandeur » [non souligné dans l’original] et qu’il accepte tout élément de preuve non contredit qui lui semble vraisemblable : Loi sur le bien‑être des vétérans, art 43a), 43b); Loi sur le TACRA, art 39a), 39b). Les éléments de preuve présentés pour le compte d’un vétéran qui sont sans fondement, hypothétiques ou non crédibles peuvent être rejetés, même en l’absence de l’avis d’un expert médical indépendant : Jarvis c Canada (Procureur général), 2011 CF 944 aux para 16‑17, 25; Wannamaker, aux para 6, 28‑31.

[37] Or, tel n’est pas le cas en l’espèce. Dans la présente affaire, il ressort des éléments de preuve non contredits que M. Pelletier s’est blessé après avoir fait une chute lors d’un match de soccer‑baseball. Il n’est pas contesté que cette chute était, à tout le moins, l’une des causes de sa fracture de la hanche. Le TACRA l’a reconnue comme telle et a conclu que cette chute s’inscrivait dans l’« enchaînement d’événements » qui avaient causé la blessure.

[38] À cet égard, je ne puis souscrire à l’affirmation de M. Pelletier selon laquelle le courant jurisprudentiel découlant de la décision Rivard indique que le TACRA ne peut tirer aucune conclusions sur des « faits médicaux » qui ne sont pas étayées par la preuve. Le TACRA a toutefois compétence pour tirer des conclusions de fait et des inférences concernant des aspects « médicaux », car ces questions relèvent de l’expérience ou des connaissances communes. Par exemple, on pourrait considérer que le fait qu’une chute peut causer une fracture osseuse est une question d’ordre médical. Cependant, ce fait relève si clairement de la connaissance commune qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une expertise ou des éléments de preuve médicale pour déduire que la chute précédant une fracture est la cause de celle‑ci. La conclusion du TACRA selon laquelle la chute était l’une des causes de la fracture était donc raisonnable, même si aucun des rapports médicaux n’indique que la fracture du fémur qu’a subie M. Pelletier était due à sa chute.

[39] Je ne peux pas en dire autant de la conclusion du TACRA selon laquelle d’autres facteurs avaient causé la blessure, comme l’arthrose et l’implant prothétique à la hanche de M. Pelletier. J’estime que cette conclusion était déraisonnable. En l’absence d’éléments de preuve, que ce soit un avis d’expert médical, un rapport d’hôpital, un rapport médical ou autre, pour étayer la conclusion selon laquelle l’arthrose et l’implant prothétique étaient les causes de la fracture de la hanche de M. Pelletier, il n’était pas loisible au TACRA de tirer cette conclusion de fait.

[40] Dans ses motifs, le TACRA met en évidence les références au resurfaçage de la hanche et à l’implant prothétique, ainsi que l’emploi répété de l’adjectif « périprothétique » dans les rapports médicaux. L’adjectif « périprothétique » n’est défini dans aucun des éléments de preuve médicale. M. Pelletier soutient que, puisqu’aucun des éléments de preuve ne donne une définition de cet adjectif, il était déraisonnable de la part du TACRA de conclure que l’emploi de l’adjectif « périprothétique » pouvait laisser entendre qu’il y avait un lien de causalité entre la blessure et l’implant prothétique, et non seulement entre la blessure et la proximité de l’implant avec celle‑ci. Je ne suis pas d’accord que le TACRA a interprété l’adjectif « périprothétique » comme indiquant l’existence d’un lien de causalité. Au contraire, le TACRA semble avoir interprété cet adjectif exactement comme le propose M. Pelletier, c’est‑à‑dire comme s’il signifiait simplement « en périphérie de l’implant prothétique autour ou à proximité de cet implant ». Ni l’une ni l’autre des parties n’a affirmé que l’adjectif avait une autre signification.

[41] Toutefois, après avoir interprété l’adjectif de cette façon, le TACRA semble conclure que, puisque cet adjectif est utilisé dans les rapports médicaux et que ceux‑ci indiquent que la fracture se situe à proximité de l’implant prothétique, la fracture ne se situait pas seulement à proximité de l’implant prothétique, mais sa cause était associée à l’implant. Comme je l’ai mentionné plus haut, ce n’est pas ce qui ressort de la preuve médicale, et le TACRA ne disposait d’aucun élément de preuve lui permettant de déduire, sur le plan médical, que la cause de la fracture à proximité de l’implant prothétique était l’implant. Cette conclusion médicale peut être juste ou non. Cependant, en l’absence d’éléments de preuve démontrant que cette conclusion médicale était juste, il n’était pas loisible au TACRA de tirer cette conclusion, surtout parce que la loi exige qu’il tire les conclusions les plus favorables possible à M. Pelletier : Loi sur le bien‑être des vétérans, art 43; Loi sur le TACRA, art 39.

[42] À cet égard, je ne puis souscrire à la position du procureur général selon laquelle le simple fait que l’adjectif « périprothétique » était employé dans les rapports médicaux indique nécessairement qu’il était pertinent sur le plan médical et que l’emploi de cet adjectif révèle un certain degré de causalité. Il se peut très bien que le fait que la fracture soit périprothétique soit pertinent sur le plan médical. En effet, ce fait semble avoir été très pertinent pour aider les médecins à choisir la chirurgie qui a dû être pratiquée pour soigner la blessure. Or, en l’absence d’autres éléments de preuve médicale en ce sens, cela ne signifie pas que cet élément a été la cause de la fracture.

[43] Je ne saurais non plus souscrire à l’affirmation du procureur général selon laquelle les simples circonstances de la blessure — le fait que la fracture de la hanche était due à un saut et à une chute lors d’un match de soccer‑baseball — indiquent en soi qu’il doit y avoir d’autres causes. Je me demande si cette conclusion est juste, étant donné les diverses blessures qui peuvent survenir lors de la pratique d’un sport. Quoi qu’il en soit, le TACRA n’a pas tiré lui‑même cette conclusion. Le TACRA n’a pas conclu qu’il devait y avoir d’autres causes en raison de la nature de la blessure. Il a plutôt conclu que l’arthrose de M. Pelletier et son implant prothétique étaient des causes de la blessure en se fondant sur les références aux rapports médicaux, même si ces rapports n’étayaient pas cette conclusion.

[44] Je note que le TACRA ne cherchait pas non plus à appliquer ses propres connaissances ou son expertise médicales spécialisées. Certes, un décideur administratif peut mettre à profit son expertise lors du contrôle selon la norme de la décision raisonnable, mais ses motifs doivent faire foi de son expertise : Vavilov, au para 93. Comme je l’ai mentionné plus haut, notre Cour a conclu que, en tant qu’institution, le TACRA n’a pas d’expertise médicale spécialisée : Rivard, au para 42. Quoi qu’il en soit, dans ses motifs, le TACRA ne prétend pas appliquer ou mettre à profit ses connaissances spécialisées ou particulières concernant l’arthrose ou les implants prothétiques pour tirer ses conclusions. Il s’est plutôt appuyé sur la preuve médicale, qui n’étayait pas ces conclusions.

[45] Enfin, je rejette l’affirmation du procureur général selon laquelle il incombe à M. Pelletier de démontrer le bien‑fondé de ses arguments, y compris en ce qui a trait à la cause de sa blessure. M. Pelletier a convenablement démontré que sa chute au match de soccer‑baseball avait causé sa blessure. Bien qu’il incombe aux militaires ou aux vétérans des Forces canadiennes d’établir leur admissibilité à une indemnité au titre de la Loi sur le bien‑être des vétérans, ils ne sont pas pour autant tenus de réfuter toute autre cause possible ou hypothétique de leur blessure, particulièrement lorsque les autres causes ne sont pas démontrées dans les éléments de preuve médicale. Le fardeau qui incombe aux demandeurs ne justifie pas que le décideur tire des conclusions qui ne sont pas étayées par la preuve.

(3) La norme de causalité

[46] M. Pelletier soutient que le TACRA a commis une erreur dans son analyse du lien de causalité au titre de l’article 44.1 de la Loi sur le bien‑être des vétérans en rejetant sa demande parce que sa blessure était due à un enchaînement de facteurs. Il affirme que l’alinéa 44.1(1)b) exige que la blessure ait « été causé[e] par un seul événement soudain » [italique ajouté], mais il n’exige pas que cet événement soit l’unique cause de la blessure ou l’unique facteur ayant causé la blessure. M. Pelletier renvoie à l’arrêt Athey c Leonati, où la Cour suprême a rejeté la notion de « répartition de la responsabilité entre les facteurs de causalité » dans les actions en responsabilité délictuelle, soit la répartition de la responsabilité entre la conduite délictueuse et la conduite non délictueuse, et a confirmé qu’il n’était pas nécessaire pour le demandeur d’établir que la conduite du défendeur a été la « seule cause » du préjudice qu’il a subi : Athey c Leonati, [1996] 3 RCS 458 aux para 12‑20.

[47] À la lumière de ma conclusion ci‑dessus concernant les inférences tirées par le TACRA, je n’ai pas besoin de trancher la question de savoir si l’analyse du lien de causalité effectuée par le Tribunal était raisonnable. J’estime qu’il est plus approprié de renvoyer l’affaire au TACRA, qui pourra examiner à nouveau ces questions s’il le juge nécessaire, notamment la question de savoir si les principes relatifs aux délits énoncés dans l’arrêt Athey c Leonati s’appliquent dans le contexte de l’appréciation du lien de causalité au titre de la Loi sur le bien‑être des vétérans et, dans le même ordre d’idées, si une affection préexistante rend le demandeur inadmissible à une indemnité pour blessure grave, si les éléments de preuve démontrent que cette affection est à l’origine de la blessure. Je note à cet égard que le TACRA n’a pas pu s’appuyer sur les observations de M. Pelletier sur ce point lorsqu’il a rendu sa décision, probablement parce que, dans la décision antérieure qui a été portée en appel devant le comité d’appel, le comité de révision a tranché la question du « seul événement soudain » en se fondant sur des motifs différents, soit la question de savoir si M. Pelletier avait été « brusquement exposé à des facteurs externes » pendant le match de soccer‑baseball.

IV. Conclusion

[48] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’appel de M. Pelletier est renvoyé à un comité d’appel du TACRA différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.

[49] M. Pelletier demande les dépens de la demande de contrôle judiciaire. Le procureur général ne demande pas les dépens. Puisque la demande de M. Pelletier est accueillie, et compte tenu des facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, il a droit aux dépens, au niveau habituel.


JUGEMENT dans le dossier T‑1039‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’appel de Jonathan Pelletier est renvoyé à un comité d’appel du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. M. Pelletier a droit aux dépens, calculés selon la fourchette médiane de la colonne III.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1039‑21

 

INTITULÉ :

JONATHAN PELLETIER c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Michael Gaber

Matthew Schneider

Colin Laroche

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Alexander Brooker

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L.

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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