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Date : 20220707


Dossier : IMM‑3804‑20

Référence : 2022 CF 1003

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7°juillet°2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

MIN LIU

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse est une citoyenne de la Chine qui demande l’asile pour persécution politique. La deuxième décision rendue par la Section d’appel des réfugiés (le deuxième tribunal de la SAR) fait l’objet du présent contrôle.

[2] Une décision antérieure de la SAR (le premier tribunal de la SAR), qui a été rendue le 8 décembre 2014, infirmait la décision antérieure de la SPR (le premier tribunal de la SPR) et accordait à la demanderesse une nouvelle audience devant la SPR (le deuxième tribunal de la SPR). De nouveaux éléments de preuve ont été admis lors de l’audience subséquente qui a eu lieu devant le deuxième tribunal de la SPR. Ce dernier disposait aussi à l’audience de l’ensemble du dossier qui était devant le premier tribunal de la SAR, lequel renfermait les nouveaux éléments de preuve que celui‑ci avait admis.

[3] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision défavorable rendue le 31 juillet 2020 (la décision) par laquelle le deuxième tribunal de la SAR a confirmé la décision du deuxième tribunal de la SPR selon laquelle la demanderesse n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger.

[4] À l’issue de l’audience tenue devant le deuxième tribunal de la SPR, le 3 juin 2019, le commissaire a rendu une décision défavorable de vive voix. La décision a été transcrite le 8 juillet 2019. La demanderesse a reçu la transcription le 12 juillet 2019. Le document fait partie du dossier sous‑jacent à la présente demande. Le dossier de l’audience du premier tribunal de la SAR, qui renferme l’ensemble des éléments de preuve relatifs à l’audience du premier tribunal de la SPR, fait également partie du dossier sous‑jacent à la présente demande.

[5] Il est admis que la transcription en question renferme la décision et les motifs de décision du deuxième tribunal de la SPR, laquelle a été confirmée par le deuxième tribunal de la SAR.

II. Contexte factuel

[6] Le deuxième tribunal de la SPR a établi, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse était recherchée par le Bureau de la sécurité publique (le PSB) pour avoir commis un acte illégal plutôt que pour avoir professé une quelconque opinion politique particulière. Il a conclu que cela équivalait à une crainte de poursuite pour avoir contrevenu à une loi d’application générale, mais non de persécution selon un motif prévu par la Convention.

[7] De plus, le deuxième tribunal de la SPR a conclu qu’il n’y avait pas de preuve convaincante que la demanderesse et les autres personnes en cause avaient établi un lien avec un motif prévu par la Convention reposant sur l’expropriation foncière.

[8] La demanderesse allègue que le PSB voulait procéder à son arrestation en Chine parce qu’elle avait pris part à une manifestation illégale contre l’expropriation de la ferme porcine dont son époux et elle assumaient la location.

[9] Après avoir obtenu une évaluation de la ferme porcine, la demanderesse a constaté que l’offre présentée par le gouvernement était de beaucoup inférieure à la valeur réelle du terrain.

[10] Des manifestations ont eu lieu, auxquelles la demanderesse a pris part, avec d’autres membres de la communauté se trouvant dans la même situation qu’elle. Les manifestants ont notamment bloqué la route menant à leur village, le 8 septembre 2013.

[11] Le 9 septembre 2013, des camions et des bouteurs sont arrivés sur les lieux afin de raser les maisons, mais ils sont repartis après une confrontation d’une durée de trois heures avec les manifestants. Les camions et les bouteurs sont revenus le lendemain, accompagnés de policiers armés.

[12] L’époux de la demanderesse et trois autres villageois ont été arrêtés après les manifestations.

[13] La demanderesse a alors vécu cachée au domicile de sa tante. Pendant qu’elle était chez sa tante, le PSB a laissé un chuanpiao à sa fille. Les recherches menées pour trouver la demanderesse ayant été vaines, le PSB a effectué une nouvelle visite chez elle pour voir si elle s’y trouvait. Par conséquent, la demanderesse a retenu les services d’un passeur et a quitté la Chine.

III. Décision

[14] Le deuxième tribunal de la SAR a reconnu que son rôle consistait à examiner l’ensemble de la preuve et à décider si la décision rendue par la SPR était correcte.

[15] Il a confirmé qu’il avait effectué un examen indépendant de la preuve en écoutant l’enregistrement audio et en prenant connaissance des éléments de preuve présentés par écrit. La SAR a conclu que le deuxième tribunal de la SPR n’avait pas commis d’erreur dans sa conclusion générale quant à la crédibilité. Au lieu d’examiner tous les arguments avancés par la demanderesse, la SAR a fait savoir qu’elle se pencherait sur la crédibilité de la demanderesse, sur son départ de la Chine et sur les documents présentés par elle pour étayer ses positions.

[16] Aucun nouvel élément de preuve n’a été présenté devant le deuxième tribunal de la SAR, et la tenue d’une audience n’a pas été demandée.

[17] Le deuxième tribunal de la SAR a souligné que de nouveaux éléments de preuve avaient déjà été présentés lors de l’audience devant le premier tribunal de la SAR, mais qu’ils n’avaient pas subi l’épreuve d’une audience pour établir leur crédibilité. Il a toutefois précisé que le deuxième tribunal de la SPR disposait de ces éléments.

[18] Le deuxième tribunal de la SAR a reconnu que son rôle consistait à examiner l’ensemble de la preuve et à trancher la question de savoir si la décision rendue par le deuxième tribunal de la SPR était correcte. Il a recensé sept motifs pour lesquels le deuxième tribunal de la SPR avait estimé que la demanderesse n’avait pas établi sa crédibilité.

[19] Devant le deuxième tribunal de la SAR, la demanderesse a contesté les conclusions quant à la crédibilité tirées par le deuxième tribunal de la SPR pour les motifs qui suivent :

  1. il a omis de tenir compte d’éléments de preuve documentaire essentiels qui vont au cœur de ses allégations;

  2. il a mal saisi les éléments de preuve de l’appelante concernant la comparaison entre poursuite et persécution;

  3. il s’est fié à tort au Guide jurisprudentiel et à la jurisprudence après qu’ils ont été révoqués;

  4. il a mal évalué la preuve.

[20] Après avoir effectué un examen indépendant de la preuve, le deuxième tribunal de la SAR a jugé que la conclusion générale quant à la crédibilité tirée par le deuxième tribunal de la SPR était correcte. Il a aussi estimé qu’il n’était pas nécessaire d’examiner l’ensemble des arguments relatifs aux conclusions quant à la crédibilité avancés par la demanderesse puisqu’il existait trois motifs déterminants pour rejeter l’appel.

[21] J’examinerai ces motifs déterminants dans la partie Analyse des présents motifs.

IV. Question en litige

[22] La seule question en litige consiste à savoir si la décision était raisonnable.

[23] La demanderesse soutient que l’[TRADUCTION]°« essentiel » du problème que pose la décision est le fait que le deuxième tribunal de la SAR pas plus que le deuxième tribunal de la SPR n’ont pris en compte les nouveaux éléments de preuve ou les éléments de preuve supplémentaires qu’elle a présentés lors de l’audience tenue devant le premier tribunal de la SAR et celle tenue devant le deuxième tribunal de la SPR, respectivement.

[24] La demanderesse prétend que ces éléments de preuve étaient cruciaux quant à l’appréciation des éléments de preuve antérieurs qu’elle avaient présentés lors de l’audience devant le premier tribunal de la SPR et de sa crédibilité générale.

[25] Citant l’arrêt Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993) N.R. 315 (CAF), le défendeur affirme que, dans la mesure où les motifs donnés sont raisonnables, ceux‑ci sont à l’abri du contrôle judiciaire puisque la Commission est la mieux placée pour apprécier la crédibilité et pour tirer les inférences voulues.

V. Norme de contrôle

[26] La Cour suprême du Canada a conclu que, lorsqu’une cour effectue le contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond, hormis un examen se rapportant à un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale, la norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23. Bien que cette présomption soit réfutable, aucune des exceptions à la présomption n’est présente ici.

[27] Le rôle de la SAR consiste à intervenir lorsque la SPR a commis une erreur de droit, de fait, ou une erreur mixte de fait et de droit. La SAR doit examiner la décision de la SPR en appliquant la norme de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 78.

[28] Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision. Le rôle des cours de justice consiste, en pareil cas, à réviser la décision et, en général à tout le moins, à s’abstenir de trancher elles‐mêmes la question en litige : Vavilov, au para 83.

[29] Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer une décision, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision : Vavilov, au para 100.

[30] La demanderesse a soutenu que le deuxième tribunal de la SAR n’avait pas tenu compte des nouveaux éléments de preuve qui avaient été présentés en son nom.

[31] Pour les motifs qui suivent, je ne souscris pas à la position de la demanderesse selon laquelle la SAR a omis de prendre en compte l’ensemble des éléments de preuve.

VI. Analyse

[32] La demanderesse affirme que la transcription des motifs donnés par le deuxième tribunal de la SPR montre que le tribunal n’a mentionné aucun des cinq documents qu’il a acceptés en tant que nouveaux éléments de preuve.

[33] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, la même allégation de ne pas avoir pris en compte l’ensemble des documents est formulée contre le deuxième tribunal de la SAR.

[34] Les documents qui auraient été laissés de côté sont les suivants :

  1. Une lettre de la fille de la demanderesse incluant un document relatif à un verdict de condamnation criminelle.

  2. Le verdict de condamnation criminelle lui‑même.

  3. Une lettre de l’époux de la demanderesse avertissant celle‑ci de ne pas retourner en Chine, renvoyant à l’arrestation d’une autre personne et à une visite effectuée par le PSB le 1er mai 2019 ainsi qu’à une menace proférée par le PSB à l’époux de la demanderesse selon laquelle il devrait [TRADUCTION]°« dénoncer » la demanderesse.

  4. Une fiche indiquant à l’époux de la demanderesse de se rapporter aux autorités le 5 du mois tous les trois mois et chaque fois qu’il est convoqué et renvoyant aussi à des [TRADUCTION]°« activités anti‑gouvernementales ».

  5. Un avis de détention pour Wang, Can, qui est l’autre personne mentionnée dans le verdict de condamnation criminelle comme étant [TRADUCTION]°« en fuite » et qui renvoie aussi à des [TRADUCTION]°« activités anti‑gouvernementales ».

[35] La demanderesse soutient qu’il s’agit d’information présentant une grande valeur probante et qui, si elle avait été dûment prise en compte, aurait eu une incidence directe sur l’appréciation des éléments de preuve et, plus particulièrement, sur les questions de l’authenticité de la citation à comparaître et de la distinction entre la poursuite et la persécution.

[36] La demanderesse affirme que le verdict de condamnation rendu à l’égard de son époux confirme un certain nombre d’éléments le concernant, ceux‑ci étant : son identité; les accusations qui pesaient contre lui; sa détention; le fait qu’il avait, avec la demanderesse et d’autres personnes, organisé des réunions; la peine de quatre ans d’emprisonnement de septembre 2013 à septembre 2017 qui lui a été imposée; et la date du verdict du 12 septembre 2014. Le document, qui renvoyait aussi à la demanderesse et une autre personne comme étant [TRADUCTION]°« en fuite », confirme que la demanderesse a été accusée d’avoir [TRADUCTION]°« rassemblé les gens pour tenir des réunions afin de répandre des nouvelles et des rumeurs calomniant les responsables gouvernementaux […] » et confirme que la demanderesse s’est enfuie.

A. Conclusions quant à la crédibilité

[37] Le deuxième tribunal de la SAR a confirmé les préoccupations suivantes soulevées par le premier tribunal de la SPR :

  1. Le témoignage changeant de la demanderesse.

  2. Le fait qu’elle avait du mal à se souvenir des visites de la part du PSB.

  3. Le fait qu’elle a pu quitter la Chine au moyen de son passeport authentique, ce qui ne cadre pas avec le fait d’être recherchée par le PSB.

  4. La délivrance d’un chuanpiao, qui est une citation à comparaître et qui ne correspond pas à une poursuite en cours par le PSB.

  5. L’affirmation de la demanderesse selon laquelle elle était [TRADUCTION]°« dirigeante » d’activités anti‑gouvernementales, mais qu’elle n’avait pas été ensuite visée par un mandat d’arrestation.

  6. Aucun mandat d’arrestation n’a été délivré, malgré les visites subséquentes du PSB.

[38] La SAR a jugé que le profil de dirigeante de la demanderesse n’était pas étayé par le témoignage évasif de celle‑ci quant à la question de savoir si elle ou son époux s’étaient présentés auprès des autorités municipales afin de négocier une indemnisation plus élevée.

[39] Le deuxième tribunal de la SAR a examiné les arguments avancés par la demanderesse concernant sa sortie de la Chine et a souligné les éléments de preuve incohérents quant au rôle du passeur et quant à la question de savoir qui, du passeur ou de la demanderesse, tenait le passeport lorsque cette dernière a quitté la Chine.

[40] Le deuxième tribunal de la SAR a jugé, après un examen du dossier, qu’il était loisible au deuxième tribunal de la SPR de conclure que, puisque la demanderesse avait affirmé qu’une recherche était en cours pour elle en tant que dirigeante, un mandat d’arrestation s’ensuivrait du fait qu’elle ne s’était pas présentée conformément à la citation à comparaître qu’elle avait reçue. Il a fait remarquer que, même s’il existe une certaine variation quant aux procédures d’un endroit à un autre, « le rapport souligne que, dans l’ensemble, l’absence d’un système de contrôle fait en sorte que le PSB se livre à des poursuites extrajudiciaires d’individus, ce que ne reflètent pas les éléments de preuve présentés par [la demanderesse] concernant le fait qu’elle est recherchée par le PSB ».

[41] Selon les notes en bas de page de la décision, le rapport en question est le CND sur la Chine, 14 mars 2014, point 9.3, réponse à la demande d’information (RDI) CHN103401.EF « Information sur l’application de la loi sur la procédure criminelle de la République populaire de Chine en ce qui concerne les mandats d’arrestation et les sommations, en particulier au Guangdong, au Fujian et au Liaoning ».

[42] Sur la foi des éléments de preuve, le deuxième tribunal de la SPR a établi, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse était recherchée par le PSB pour avoir commis un acte illégal plutôt que pour avoir professé une quelconque opinion politique particulière. Il a conclu que cela équivalait à une crainte de poursuite pour avoir contrevenu à une loi d’application générale, mais non de persécution selon un motif prévu par la Convention.

[43] Le deuxième tribunal de la SAR a conclu que, selon les éléments de preuve objectifs, les personnes qui manifestent concernant des questions d’expropriation foncière sont peu [TRADUCTION]°« susceptibles d’être perçues par les autorités [chinoises] comme ayant pris part à un acte politique ».

[44] Les conclusions quant à la crédibilité tirées par le deuxième tribunal de la SAR reposaient sur les éléments de preuve documentaire objectifs, et sur les éléments de preuve nouveaux et supplémentaires par rapport aux lacunes relevées dans le témoignage de vive voix de la demanderesse, plus particulièrement les éléments de preuve incohérents quant à son profil de dirigeante.

[45] Ainsi que je le conclus ci‑après, le deuxième tribunal de la SAR et le deuxième tribunal de la SPR ont tous deux pris en compte les éléments de preuve nouveaux et supplémentaires. Les conclusions tirées par le deuxième tribunal de la SAR et le deuxième tribunal de la SPR selon lesquelles les activités de la demanderesse justifiaient une poursuite pour avoir commis un acte illégal, mais pas de la persécution, étaient raisonnables. Les éléments de preuve pertinents ont été pris en compte.

B. La citation à comparaître et le profil de la demanderesse

[46] Le deuxième tribunal de la SAR a conclu que la demanderesse n’était pas crédible à l’égard de son profil, de la citation à comparaître et de la recherche par le PSB.

[47] Il a souligné que, selon son examen du dossier, la demanderesse a affirmé qu’elle avait fui l’altercation qui avait eu lieu au barrage le 12 septembre 2013, lorsqu’elle avait été témoin de l’arrestation de son époux et d’autres personnes, puisqu’elle se tenait à l’écart. La demanderesse s’est alors cachée chez un membre de la famille et, le lendemain, la citation à comparaître a été remise à sa fille, à leur résidence.

[48] En invoquant les éléments de preuve objectifs sur les conditions dans le pays en ce qui concerne les mandats d’arrestation et les citations à comparaître, le deuxième tribunal de la SAR a établi qu’une telle citation accorde à la personne visée un certain délai avant de comparaître et qu’elle est suivie d’un mandat d’arrestation une fois que le PSB a mené une enquête et a conclu qu’un crime avait été commis.

[49] Le deuxième tribunal de la SAR a souligné que la fiabilité de la citation à comparaître était étroitement liée à l’établissement du profil de la demanderesse comme dirigeante. Pour simplifier les choses, j’examinerai la citation à comparaître et le profil de la demanderesse.

[50] La demanderesse affirme que, puisque le verdict de condamnation criminelle n’est pas mentionné, cela signifie que le deuxième tribunal de la SAR a commis une erreur en rejetant tous les éléments de preuve au motif que la citation à comparaître était frauduleuse. La raison invoquée est que les documents justificatifs doivent être pris en compte avant de tirer des conclusions quant à leur authenticité.

[51] Je rejette ces deux arguments.

[52] En ce qui concerne l’argument selon lequel le verdict de condamnation criminelle n’a pas été mentionné, il est reconnu qu’il est possible que les motifs d’une décision ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire. Cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat dans une analyse fondée sur la norme de la décision raisonnable. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16.

[53] La demanderesse a avancé le même argument, soit que des documents avaient été écartés, devant le deuxième tribunal de la SAR au sujet de la décision rendue par le deuxième tribunal de la SPR. Le deuxième tribunal de la SAR a amorcé son analyse en affirmant avoir « examiné la preuve de façon indépendante », ainsi qu’il était tenu de faire. Il a ensuite renvoyé à son « examen des documents à l’appui supplémentaires ». Ces documents comprennent le verdict de condamnation criminelle.

[54] Le deuxième tribunal de la SAR a confirmé que son rôle consistait « à examiner l’ensemble de la preuve et à établir si la SPR est parvenue à une décision correcte ». Il a conclu que la décision de la SPR était juste « [a]près avoir examiné le dossier ».

[55] Même si le deuxième tribunal de la SAR n’a pas mentionné expressément qu’il avait examiné le dossier, le décideur administratif est réputé avoir soupesé et pris en compte toute la preuve qui lui a été présentée, faute de preuve du contraire : Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 36. Ce n’est que lorsqu’un tribunal administratif passe sous silence des éléments de preuve qui contredisent ses conclusions de façon claire que la Cour peut intervenir et inférer que le tribunal n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait : Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) aux para 16–17.

[56] La demanderesse a affirmé sans preuve que le deuxième tribunal de la SAR n’avait pas pris en compte les documents parce qu’il n’y avait pas renvoyé expressément. Or, la décision renvoie spécifiquement à l’information relative à une récente visite effectuée par le PSB qui était signalée dans la lettre justificative de l’époux de la demanderesse et au fait que celle‑ci n’avait pas mentionné l’événement dans son témoignage. Si elle y renvoie, c’est parce que la SAR a examiné les documents justificatifs.

[57] Je m’arrête ici pour souligner que la demanderesse affirme que le fait de qualifier cette visite du PSB de « récente » et de rapporter incorrectement ailleurs que le premier appel devant la SAR était en 2016, et non pas en 2014, montre que le deuxième tribunal de la SAR était confus quant à la chronologie, ce qui prouve qu’il a omis de prendre en compte les éléments de preuve nouveaux et supplémentaires.

[58] Je suis d’avis contraire.

[59] L’inscription erronée de la date de l’audience devant le premier tribunal de la SAR n’est clairement que ce qu’elle est ‑‑ une inscription erronée ou une faute de frappe. Le deuxième tribunal de la SAR a souligné que la décision du premier tribunal de la SPR avait été rendue le 12 août 2014 et qu’elle avait fait l’objet d’un appel devant la SAR. Il a inséré un renvoi à la note en bas de page 2, laquelle renvoie expressément au dossier du premier tribunal de la SPR à la page 118. Pour ce faire, le deuxième tribunal de la SAR a dû consulter la page 118, où il a trouvé la décision rendue par le premier tribunal de la SAR, en date de décembre 2014. Je ne suis pas convaincue que le deuxième tribunal de la SAR ne connaissait pas la date réelle de la décision du premier tribunal de la SAR ou les éléments de preuve dont disposait réellement le deuxième tribunal de la SPR ou que cela démontre que la preuve n’a pas été prise en compte.

[60] Et surtout, la mention d’une visite récente effectuée par le PSB figure dans une lettre de l’époux de la demanderesse, qui a été présentée au deuxième tribunal de la SPR, en date du 6 mai 2019. Il était indiqué dans la lettre que le PSB s’était présenté au domicile le 1er mai 2019. Le deuxième tribunal de la SAR a inséré un renvoi à la note en bas de page 22 lorsqu’il a mentionné que la demanderesse avait omis la mention par son époux de la visite effectuée par le PSB. La note en bas de page 22 renvoie à la page 363 du dossier de la SPR, et cette page contient la lettre datée du 6 mai 2019 que l’époux a adressée à la demanderesse. Le deuxième tribunal de la SAR a clairement pris en compte cet élément de preuve.

[61] Le traducteur a remis cette lettre, avec la fiche indiquant de se rapporter aux autorités et l’avis de détention, le 22 mai 2019. L’audience devant le deuxième tribunal de la SPR a eu lieu le 3 juin 2019, soit le treizième jour après que la demanderesse a reçu la lettre de son époux. J’estime que le deuxième tribunal de la SAR avait raison de s’attendre à ce que la demanderesse se souvienne que son époux avait mentionné une visite aussi récente de la part du PSB. De plus, j’estime que le renvoi montre que le deuxième tribunal de la SAR a bel et bien pris en compte les éléments de preuve supplémentaires.

[62] La décision du deuxième tribunal de la SPR a analysé l’incapacité de la demanderesse de se souvenir du nombre de fois où le PSB s’était rendu à son domicile (où elle ne résidait pas pendant qu’elle se cachait), en soulignant que, dans son exposé circonstancié, elle avait mentionné que le PSB était retourné chez elle une fois, mais qu’elle avait affirmé dans son témoignage que les voisins lui avaient dit que le PSB s’était rendu chez elle un certain nombre de fois. La demanderesse a alors confirmé qu’elle ne savait pas si le PSB avait laissé un mandat d’arrestation après qu’elle eut omis de se conformer au chuanpiao.

[63] En faisant remarquer que la fille de la demanderesse avait informé celle‑ci de la situation de son époux et qu’elle lui avait envoyé un document, le deuxième tribunal de la SPR a estimé qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que, si le PSB avait laissé un mandat pour l’arrestation de la demanderesse, sa fille le lui fasse savoir. La note en bas de page étayant ce raisonnement du deuxième tribunal de la SPR cite la lettre et le verdict de condamnation criminelle qui avaient été présentés au deuxième tribunal de la SPR. Ce renvoi spécifique montre que le deuxième tribunal de la SPR n’a pas laissé de côté des éléments de preuve cruciaux.

[64] Le deuxième tribunal de la SAR a conclu que, dans l’ensemble, la demanderesse avait présenté des éléments de preuve vagues et incohérents en soi en ce qui concerne le fait que le PSB était à sa recherche. Il a conclu que la demanderesse avait du mal à se souvenir spontanément des visites de la part du PSB et qu’elle avait omis de préciser une récente visite effectuée par le PSB le 1er mai 2019.

[65] En ce qui concerne le profil de la demanderesse en tant que dirigeante, le deuxième tribunal de la SAR a jugé plus fiable son témoignage spontané qui désignait son époux comme dirigeant plutôt qu’elle par rapport à son propre témoignage modifié qu’elle avait donné à l’audience devant le deuxième tribunal de la SPR. Le deuxième tribunal de la SAR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer que la demanderesse serait perçue comme une dirigeante. Il a conclu que la demanderesse embellissait son profil afin d’aggraver le risque.

[66] Je suis convaincue, après avoir examiné la décision et le dossier sous‑jacent, que le deuxième tribunal de la SAR a examiné l’ensemble des éléments de preuve. Les notes en bas de page renvoient également à des pages précises du dossier dont disposait le premier tribunal de la SPR pour appuyer les affirmations formulées dans la décision. Le dossier examiné par le premier tribunal de la SPR figure dans le dossier du deuxième tribunal de la SPR. De plus, l’enregistrement sonore de l’audience qui s’est tenue devant le deuxième tribunal de la SPR comporte des marques de la date et de l’heure précises. Quelques articles figurant dans le CND sont mis en lumière, et six affaires sont citées à l’appui de diverses affirmations.

[67] Hormis les affirmations non étayées, selon lesquelles le deuxième tribunal de la SAR n’a pas pris en compte les documents justificatifs, la demanderesse n’a avancé aucun argument convaincant pour étayer sa position.

[68] L’affirmation formulée par la demanderesse, selon laquelle le deuxième tribunal de la SAR n’a pas pris en compte les nouveaux éléments de preuve présentés devant le premier tribunal de la SAR et le deuxième tribunal de la SPR, n’est pas appuyée par la preuve. Le deuxième tribunal de la SAR a effectué sa propre analyse indépendante afin de corriger des erreurs relevées dans la deuxième décision de la SPR. Par exemple, le deuxième tribunal de la SAR a expressément tiré une conclusion quant à l’authenticité du chuanpiao et a présenté des motifs détaillés expliquant pourquoi il n’a accordé aucun poids aux autres documents justificatifs.

[69] Le deuxième tribunal de la SAR a souligné que la conclusion tirée par le deuxième tribunal de la SPR quant à la citation à comparaître n’était pas claire, écrivant qu’elle [TRADUCTION]°« p[ouvai]t être frauduleuse », ce que le deuxième tribunal de la SAR a reconnu comme n’étant pas définitif de sorte qu’il a procédé à sa propre analyse du document.

[70] La demanderesse soutient que le deuxième tribunal de la SAR s’est livré à un raisonnement tautologique pour conclure que la citation à comparaître était frauduleuse sans prendre en compte les nouveaux éléments de preuve.

[71] Comme je l’ai déjà souligné, je ne suis pas convaincue que le deuxième tribunal de la SAR a omis de prendre en compte les nouveaux éléments de preuve.

[72] J’estime que la conclusion tirée par le deuxième tribunal de la SAR, selon laquelle la citation à comparaître était frauduleuse, était raisonnable. Le deuxième tribunal de la SAR a fourni une analyse qui établissait un lien entre la citation à comparaître et la conclusion quant à l’authenticité en soulignant l’absence de suivi sous la forme d’une citation à comparaître coercitive. De plus, le deuxième tribunal de la SAR a jugé que la capacité de la demanderesse à quitter la Chine munie de son propre passeport, la question de savoir qui, de la demanderesse ou du passeur, tenait le passeport, les éléments de preuve quant à des visites répétées et à un intérêt continu de la part du PSB sans citation à comparaître coercitive subséquente et les incohérences dans le témoignage de la demanderesse débouchant sur son omission d’établir son identité en tant que dirigeante anti‑gouvernement, confirmaient tous la conclusion selon laquelle la citation à comparaître était frauduleuse.

[73] De plus, cette conclusion minait la fiabilité des documents justificatifs présentés par l’époux et la fille de la demanderesse, lesquels reposaient sur le profil de la demanderesse et l’authenticité de la citation à comparaître.

[74] Quoi qu’il en soit, comme il est mentionné dans la section précédente, j’estime que le verdict de condamnation criminelle et les documents justificatifs ont bel et bien été pris en compte.

[75] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur : Vavilov, au para 125.

[76] Même si elles peuvent être insuffisantes lorsqu’elles sont examinées une à une ou isolément, l’accumulation de contradictions, d’incohérences et d’omissions concernant des éléments cruciaux d’une demande d’asile peut appuyer une conclusion négative sur la crédibilité d’un demandeur : Lawani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 924 au para 22.

VII. Conclusion

[77] La demanderesse ne m’a pas convaincue que le deuxième tribunal de la SAR a commis une erreur en rejetant l’appel et en confirmant la décision du deuxième tribunal de la SPR selon laquelle la demanderesse n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger.

[78] Les motifs de décisions n’ont pas besoin d’être parfaits. Tant qu’ils permettent à la cour de révision de comprendre pourquoi le décideur a pris sa décision et de déterminer si la conclusion appartient aux issues acceptables, la décision sera normalement raisonnable : Beddows c Canada (Procureur général), 2020 CAF 166 au para 25, citant l’arrêt Vavilov au para 91.

[79] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur », mais la cour de révision doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’« [un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, […] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » : . Vavilov, au para 102.

[80] De même, la logique interne d’une décision peut également être remise en question lorsque les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel — comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde. Il ne s’agit pas d’inviter la cour de révision à assujettir les décideurs administratifs à des contraintes formalistes ou aux normes auxquelles sont astreints des logiciens érudits. Toutefois, la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient ». Vavilov, au para 104.

[81] Je conclus que le deuxième tribunal de la SAR n’a pas suivi un raisonnement tautologique et je suis convaincue que la décision « se tient ».

[82] Pour tous les motifs qui précèdent, la présente demande est rejetée.

[83] Les parties n’ont pas proposé de question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3804‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3804‑20

 

INTITULÉ :

MIN LIU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 SEPTEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Shelly Levine

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

John Loncar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levine Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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