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Date : 20220713


Dossier : IMM-1482-21

Référence : 2022 CF 1040

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 juillet 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

DAVOOD HELALIFAR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Davood Helalifar (M. Helalifar) sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 3 février 2021, par laquelle un agent principal (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a rejeté sa demande de résidence permanente, présentée au Canada et fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire), au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). À cette demande, M. Helalifar a joint une demande de permis de séjour temporaire (PST), que l’agent a rejetée.

[2] M. Helalifar affirme que la décision de l’agent est déraisonnable. Il fait valoir plus particulièrement que l’agent n’a pas correctement examiné les considérations d’ordre humanitaire, qu’il n’a pas tenu compte des difficultés que lui causait son statut d’apatride et qu’il a fait fi d’éléments de preuve importants concernant les difficultés auxquelles il ferait face s’il était renvoyé en Iran. M. Helalifar soutient également que l’agent a de façon déraisonnable rejeté sa demande de PST.

[3] Je suis d’avis que l’agent a porté une attention exagérée aux déclarations de culpabilité criminelle de M. Helalifar et qu’il n’a pas tenu compte de la nature ainsi que de la pertinence de ses antécédents criminels par rapport aux autres considérations d’ordre humanitaire. Je crois aussi que, dans son analyse, l’agent n’a pas mesuré les difficultés globales qui découlaient du statut d’apatride de fait de M. Helalifar. Je conclus donc que la décision de l’agent est déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Les faits

A. Le demandeur

[4] M. Helalifar est un citoyen de l’Iran âgé de 54 ans. En 1998, M. Helalifar est arrivé au Canada avec son fils et a présenté une demande d’asile, qui a été rejetée. Par la suite, une demande d’évaluation des risques avant renvoi a également été rejetée.

[5] En 2004, M. Helalifar a été déclaré coupable d’agression armée, au titre de l’alinéa 267a) du Code criminel, LRC 1985, c C-46 (le Code criminel), et de voies de fait, au titre de l’article 266 du Code criminel. Il a été condamné à un jour de détention pour chaque accusation, et à 58 jours de détention présentencielle. La déclaration de culpabilité pour une infraction prévue à l’alinéa 267a) est visée par la « grande criminalité », au sens du paragraphe 36(1) de la la LIPR, ce qui n’est pas le cas de la déclaration de culpabilité pour une infraction prévue à l’article 266 du Code criminel.

[6] Par suite des accusations criminelles portées contre lui, M. Helalifar a perdu la garde de son fils en 2006. Depuis, ils ne se côtoient pas. M. Helalifar affirme qu’il souhaite rétablir les ponts avec son fils et ses petits‑enfants. Il ajoute qu'il n'y a aucun membre survivant de sa famille en Iran.

[7] M. Helalifar souffre de schizophrénie, d’hallucinations auditives et d’une dépendance aux opioïdes. En raison de ses problèmes de santé mentale, il a été considéré comme une personne handicapée par le Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées (le POSPH). Il subvient lui-même à ses besoins financiers à l’aide des prestations qu’il reçoit de ce programme.

[8] Le 23 juillet 2007, M. Helalifar a été emprisonné par les autorités de l’immigration, en attendant la réception d’un titre de voyage d’Iran, nécessaire à son renvoi du Canada. Il a été libéré le 14 décembre 2007. Le 15 avril 2008, il a été arrêté une fois de plus, puis incarcéré. M. Helalifar a été mis en liberté le 5 mai 2008, parce que l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) avait été incapable d’obtenir un titre de voyage des autorités iraniennes. Les notes de l’ASFC indiquent que M. Helalifar s’était montré coopératif durant le processus de renvoi, mais que le bureau du consulat iranien avait refusé de lui délivrer un titre de voyage, au motif qu’il n’avait pas son certificat de naissance original. À ce jour, l’ASFC n’a toujours pas reçu le titre de voyage qui lui permettrait de renvoyer M. Helalifar en Iran.

[9] Le 13 septembre 2019, M. Helalifar a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à laquelle il a joint une demande de PST.

B. La décision faisant l’objet du contrôle

[10] Dans une lettre datée du 3 février 2021, l’agent informait M. Helalifar que sa demande fondée sur des considérations humanitaires et sa demande de PST avaient toutes deux été rejetées. L’agent a tenu compte des observations de M. Helalifar au sujet de son établissement au Canada, de ses déclarations de culpabilité, de ses problèmes médicaux, des difficultés auxquelles il ferait face en Iran, de son statut d’apatride et de l’intérêt supérieur de l’enfant, celui de ses petits-enfants en l’espèce.

[11] En examinant la question de l’établissement, l’agent a souligné que M. Helalifar était au Canada depuis longtemps et qu’il avait tenté à plus d’une reprise de faire régulariser son statut au pays. L’agent a aussi indiqué que M. Helalifar touchait des prestations du POSPH, et qu’il avait trouvé bien peu d’éléments de preuve démontrant que le demandeur participait à la vie communautaire, ou qu’il avait des amis ou des connaissances au Canada. L’agent a également fait remarquer que M. Helalifar ne voyait pas son fils ainsi que ses petits-enfants et qu’il n’existait aucun élément de preuve démontrant que le demandeur avait pris des mesures pour établir des relations avec eux. L’agent a donc conclu que les petits‑enfants ne pâtiraient pas du retour en Iran de M. Helalifar. Dans l’ensemble, l’agent a conclu qu’il y avait [traduction] un « certain » degré d’établissement au Canada. Il a donné un poids défavorable important aux déclarations de culpabilité dont M. Helalifar avait fait l’objet en 2004. L’agent a pris acte du fait que le demandeur n’avait pas commis d’autres infractions depuis 2004, mais a tout de même conclu que les infractions dont il avait été déclaré coupable étaient très sérieuses.

[12] Au sujet des difficultés auxquelles M. Helalifar ferait face en Iran, l’agent a reconnu l’existence d’éléments de preuve objectifs sur la situation du pays — corruption au sein du gouvernement, impunité dans les forces de sécurité, économie en piètre état, restriction des libertés — et il a conclu qu’il était possible que le demandeur souffre de cette situation. Malgré tout, l’agent a jugé qu’il ne s’agissait que d'un des facteurs à prendre en compte dans l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire.

[13] Concernant, les problèmes médicaux de M. Helalifar, l’agent a pris note du fait que ce dernier était atteint de schizophrénie, qu’il avait une dépendance aux opioïdes et qu’il participait à un programme de traitement à la méthadone. Il a conclu que les observations de M. Helalifar au sujet des considérations d’ordre humanitaire ne démontraient pas qu’il serait incapable d’avoir accès à un tel programme en Iran. L’agent a conclu que les éléments de preuve n’indiquaient pas que le demandeur serait incapable d’obtenir des soins de santé mentale adéquats en Iran, ou qu’il ne pourrait pas obtenir [traduction] « un certain type de soutien financier ou social en Iran, semblable à celui dont il bénéficie au Canada, s’il était considéré comme une personne handicapée en Iran du fait de sa santé mentale ».

[14] Dans ses observations au sujet des considérations d’ordre humanitaire, M. Helalifar a déclaré qu’il était devenu un apatride de fait par suite de l’incapacité de l’ASFC à lui obtenir un titre de voyage pour le renvoyer en Iran, et qu’en raison de l’absence de statut d’immigration au Canada, il vivait dans un refuge depuis plus de dix ans. L’agent a reconnu que M. Helalifar se trouvait dans une situation difficile et a accordé un poids favorable à son apatridie de fait. Il a néanmoins conclu que, si cette situation était appréciée par rapport à ses antécédents criminels, ce [traduction] « n’était peut-être pas suffisant pour rendre une décision favorable à l’égard de la demande fondée sur des considérations humanitaires ».

[15] En examinant la demande de PST de M. Helalifar, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de motifs justifiant la délivrance du permis : la nécessité pour M. Helalifar de rester au Canada afin de demander une suspension de casier judiciaire ne l’emporte pas sur le risque qu’il prolonge indûment son séjour au pays.

III. La question en litige et la norme de contrôle

[16] La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[17] Les parties conviennent que la question doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Je suis d’accord pour dire que la norme de contrôle applicable aux décisions relatives à des considérations d’ordre humanitaire est la décision raisonnable (Qureshi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 88 aux para 5-8; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy) aux para 8, 44-45); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 16, 17.

[18] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, notamment en ce qui concerne le résultat obtenu et le raisonnement suivi (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

[19] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle comporte une lacune suffisamment capitale ou importante (Vavilov, au para 100). Les erreurs ou les préoccupations au sujet d’une décision ne justifieront pas toutes une intervention. Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

IV. Analyse

[20] En vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR, le ministre peut octroyer le statut de résident permanent à un étranger qui ne se conforme pas à la LIPR s’il estime que les circonstances sont justifiées par des considérations d’ordre humanitaire, y compris l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

[21] Une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est une mesure discrétionnaire. Ce qui justifie une dispense dépend des faits et du contexte de l'affaire. Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada définit les considérations d’ordre humanitaire comme des faits établis par la preuve, « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (au para 21, citant Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1970), 4 AIA 351, à la p 364). Ainsi, le décideur doit « véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy, au para 25, citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux para 74, 75 en italique dans l’original), et « [i]l peut y avoir des motifs dictés par l’humanité ou la compassion pour laisser entrer des gens qui, règle générale, seraient inadmissibles » (Kanthasamy, aux para 12-13). Comme le soulignait récemment mon collègue, le juge Zinn, aux paragraphes 1 et 2 de la décision Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1482, il est déraisonnable d’exiger d’une personne qui présente une demande fondée sur des considérations humanitaires et qui sollicite des mesures spéciales de faire la preuve de circonstances « exceptionnelles » :

[1] Lorsqu’une décision est prise pour motifs d’ordre humanitaire, il existe une différence fondamentale et importante entre, d’une part, le fait de constater que la prise de mesures spéciales est exceptionnelle et, d’autre part, le fait d’exiger que le demandeur qui les sollicite fasse la preuve de l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant de telles mesures.

[2] Le second critère n’est pas le critère à appliquer. L’agent qui a examiné la demande de résidence permanente de M. Zhang fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a fait usage de ce critère inapproprié. L’agent a exigé de M. Zhang qu’il démontre que sa situation était « exceptionnelle », ce qui ne constitue pas le critère juridique à appliquer dans les décisions prises pour motifs d’ordre humanitaire. La décision est par conséquent déraisonnable.

[22] En décidant que les considérations d’ordre humanitaire invoquées par M. Helalifar ne justifiaient pas l’octroi de la dispense prévue au paragraphe 25(1) de la LIPR, l’agent a conclu ce qui suit :

[traduction]
Bien que j’aie accordé un poids favorable à des aspects de l’établissement du demandeur, aux conditions difficiles en Iran et à sa déclaration selon laquelle il est devenu apatride de fait, je juge que ses déclarations de culpabilité criminelles, et plus particulièrement la gravité des infractions, l’emportent sur les autres facteurs évoqués dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[23] M. Helalifar soutient qu’outre le fait qu’il a décrit ses antécédents comme étant sérieux, l’agent n’explique pas en quoi la gravité alléguée des déclarations de culpabilité l’emporte sur les facteurs favorables. Le fait qu’une personne soit interdite de territoire pour criminalité n’entraîne pas automatiquement l’annulation de tous les autres facteurs d’ordre humanitaire, car, si c’était le cas, cela irait à l’encontre de l’objet du paragraphe 25(1) de la LIPR, qui vise à permettre de mitiger « la sévérité de la loi selon le cas » (Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185 (Sivalingam) au para 9, citant Kanthasamy, au para 19). M. Helalifar soutient que l’agent n’a pas tenu compte des facteurs relatifs à la déclaration de culpabilité comme telle, comme l’exigent pourtant les lignes directrices d’IRCC. Ces facteurs comprennent : a) le type de déclaration de culpabilité criminelle, b) la sentence imposée, c) la période écoulée depuis la déclaration de culpabilité, d) la question de savoir si la déclaration de culpabilité faisait suite à une infraction isolée ou si elle s’inscrivait dans une tendance à la criminalité, e) tout autre renseignement pertinent au sujet des circonstances du crime.

[24] La décision récente de la Cour dans l’affaire Kambasaya v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 31 (Kambasaya), fait ressortir que les activités criminelles doivent être appréciées par rapport à tous les facteurs d’ordre humanitaire, en particulier lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, les antécédents criminels remontent à dix ans (aux paras 46, 49-51). M. Helalifar soutient que l’agent n’a pas tenu compte du fait que sa sentence était légère : un jour de détention pour chaque accusation et 58 jours de détention présentencielle. De plus, au cours des 17 ans écoulés depuis les déclarations de culpabilité, M. Helalifar n’a été déclaré coupable d’aucune autre infraction. L’agent n’a pas tenu compte de ces facteurs avant de conclure que les infractions pour lesquelles le demandeur avait été déclaré coupable étaient si graves que la demande de dispense pour des considérations d’ordre humanitaire ne pouvait pas être accueillie (Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1027 au para 24).

[25] M. Helalifar soutient également que l’agent n’a pas mesuré les difficultés globales qui découlaient de son statut d’apatride. Depuis 2007, l’ASFC n’a pas été en mesure de renvoyer le demandeur en Iran, parce que l’Iran refuse de lui délivrer un titre de voyage. Le demandeur est aux prises avec de graves problèmes de santé mentale, et l’absence de statut au Canada l’empêche d’obtenir des services qui le soulageraient de ses souffrances. En raison de cette précarité, depuis 14 ans, il se trouve dans une situation de vide juridique (Abeleira c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1008 (Abeleira) au para 54). Dans sa décision, l’agent a accepté le statut d’apatride de fait de M. Helalifar, mais il n’a, à aucun moment, abordé les difficultés qui résultaient de l’absence de statut.

[26] Le défendeur soutient que les déclarations de culpabilité de M. Helalifar et l’interdiction de territoire pour criminalité dont il est frappé n’étaient pas les seuls motifs expliquant le rejet de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a aussi conclu que l’intérêt supérieur des petits‑enfants de M. Helalifar ne serait pas compromis, que ce dernier ne serait pas exposé au risque de préjudice aux mains des autorités iraniennes et qu’il aurait accès à des soins médicaux en Iran. De plus, l’agent a accordé un poids favorable à l’apatridie de fait du demandeur. Dans l’ensemble, l’agent a tenu compte de tous les facteurs dont M. Helalifar avait fait état dans ses observations, et il a accordé un poids favorable à certains d’entre eux, et défavorable à d’autres. Peu importe la durée des peines que le demandeur a purgées pour les crimes qu’il a commis, les infractions ayant mené aux déclarations de culpabilité demeurent des crimes graves sous le régime du Code criminel. Le défendeur maintient que les arguments de M. Helalifar reviennent à demander à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve.

[27] Je ne suis pas d’accord. Je ne crois pas que les observations de M. Helalifar révèlent un simple désaccord avec l’agent sur le poids que ce dernier a accordé à la preuve; M. Helalifar s’y prononce plutôt contre la façon dont cette preuve a été appréciée. À mon avis, l’appréciation, par l’agent, des facteurs d’ordre humanitaire manque de transparence et est trop centrée sur les antécédents criminels de M. Helalifar, ce qui contrecarre l’objet de l’article 25 de la LIPR. Je souscris donc à la déclaration faite par l’avocat de M. Helalifar à l’audience : bien que l’agent ait été fondé à tenir compte des antécédents criminels du demandeur, il leur a accordé une attention déraisonnable en estimant qu’à eux seuls, ils discréditaient toute la demande. C’est déraisonnable. Comme l’a souligné mon collègue, le juge Grammond, au paragraphe 9 de la décision Sivalingam :

[...] Une interprétation de l’article 25 qui est axée de façon excessive sur la raison qui a rendu le demandeur interdit de territoire en vertu d’une disposition de la LIPR renforce la sévérité de la loi plutôt que de la mitiger et contrecarre l’objet de l’article 25 (Kobita c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1479, au paragraphe 29). [...]

[28] Selon la jurisprudence de la Cour, on ne peut invoquer à elle seule la non-conformité à la LIPR comme obstacle à l’octroi d’une dispense CH (Lopez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 349 au para 11). L’agent était tenu d’apprécier la nature de la non‑conformité ainsi que sa pertinence et son poids par rapport aux autres facteurs d’ordre humanitaire (Garcia Balarezo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 841 au para 47; Mitchell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190 au para 23). Je ne suis pas convaincu que l’agent a, en l’espèce, adéquatement examiné le casier judiciaire de M. Helalifar – notamment les circonstances de l’infraction et l’existence ou non d’une tendance à la criminalité (Kambayasa, aux para 46, 51) – et qu’il a apprécié ces éléments en tenant compte des autres considérations d’ordre humanitaire. Dans sa décision, l’agent reconnaît que M. Helalifar n’a pas récidivé depuis 2004 et il énumère ses déclarations de culpabilité. Cependant, il dit simplement que les infractions dont M. Helalifar a été déclaré coupable sont [traduction] « de nature très sérieuse » et il accorde un « important poids défavorable » aux antécédents criminels du demandeur. Comme l’agent n’explique pas en détail, dans sa décision, pourquoi il attribue un tel poids défavorable aux antécédents criminels de M. Helalifar, celle-ci manque de justification, de transparence et d’intelligibilité (Vavilov, au para 99).

[29] Je suis également d’accord avec l’observation de M. Helalifar selon laquelle l’agent n’a pas examiné la question des difficultés qui découlaient du statut d’apatride de fait qu’avait le demandeur depuis longtemps, particulièrement compte tenu de ses problèmes de santé mentale et de sa dépendance aux opioïdes. Dans sa décision, l’agent dit ce qui suit :

[traduction]
Je comprends que le demandeur est dans une situation difficile et que l’absence de statut d’immigration lui a causé des problèmes d’accès au logement et à des soins de santé. Je souligne toutefois que l’absence de statut d’immigration découle d’abord de la décision du demandeur de venir au Canada et, ensuite, du fait que ses demandes d’asile et d’évaluation des risques avant renvoi ont été rejetées. Je note également que l’absence de statut d’immigration au Canada du demandeur doit être appréciée, dans le cadre de la présente demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, en fonction des autres facteurs qui ont été soulevés, notamment les déclarations de culpabilité pour crimes graves prononcées contre lui. Je fais remarquer que, même si, à l’examen de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, j’ai accordé un poids favorable au statut d’apatride de fait du demandeur, ce statut, soupesé avec les antécédents criminels de ce dernier, ne suffit pas à rendre une décision favorable à l’égard de sa demande.

[30] Bien que l’agent ait compris que le statut d’immigration de M. Helalifar avait nui à sa capacité d’avoir accès à un logement et à des soins de santé, je suis d’avis que l’agent n’a pas apprécié l’effet global de l’apatridie du demandeur en gardant la compassion à l'esprit. Cette erreur est similaire à celle dont il est question au paragraphe 40 de la décision Abeleira :

[...] La décision est déraisonnable parce que l’agent n’a jamais analysé ce problème. Il s’est penché sur des aspects particuliers de l’apatridie, comme les soins de santé et l’emploi, mais il n’a pas vu la situation dans son ensemble et n’a pas tenu compte des répercussions de l’apatridie de M. Abeleira à l’échelle mondiale. Plus précisément, il n’a pas déterminé s’il était possible de le renvoyer du Canada et, dans la négative, s’il était humain de le laisser dans un état indéfini de vide dans ce pays.

[31] De plus, je ne suis pas convaincu que l’agent a véritablement saisi le sens d’apatridie et les répercussions que l’absence de statut avait sur les considérations d’ordre humanitaire invoquées par M. Helalifar dans sa demande. Dans sa décision, l’agent reconnaît le statut d’apatride de M. Helalifar, mais conclut ce qui suit : [TRADUCTION] « Je suis sensible à la situation du demandeur [...] qui pourrait devoir retourner en Iran pour un certain temps afin de présenter une demande de résidence permanente. » Voilà qui montre une mauvaise compréhension de la situation dans laquelle se trouve M. Helalifar : malgré sa coopération avec l’ASFC, il ne peut pas quitter le Canada, parce que l’Iran refuse de lui délivrer un titre de voyage. Être apatride n’est pas simplement un état d’esprit ou un choix. Non seulement l’absence de statut empêche le M. Helalifar de quitter le pays, mais elle l’empêche aussi de jouir des droits fondamentaux de la personne au Canada. Les obstacles que M. Helalifar doit surmonter en tant qu’apatride sont clairement expliqués dans son affidavit :

[traduction]
[…] Les autorités de l’immigration ne peuvent pas me déporter à cause de la situation en Iran, mais je n’ai pas de statut en matière d’immigration. Je ne peux donc pas avoir de logement et je vis dans un refuge depuis plus de dix ans. Comme je n’ai pas de carte d’assurance-maladie, j’ai de la difficulté à obtenir des soins de santé, et mon état s’est détérioré au fil des ans. Je n’ai pas non plus de pièce d’identité.

[32] M. Helalifar est pris dans un état de vide qui l’empêche d’obtenir les services sociaux et de santé dont il a besoin, une situation que ses multiples problèmes de santé mentale viennent exacerber. À mon avis, la préoccupation que les antécédents criminels de M. Helalifar suscitent chez l’agent et le fait que ce dernier n’ait pas saisi l’incidence générale de l’apatridie du demandeur montrent que l’analyse est dépourvue de la compassion exigée dans l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire, conformément à l’arrêt Kanthasamy (au para 21). En fait, en lisant la décision de l’agent, il est à se demander s’il n’a pas examiné un ensemble de faits différents de ceux exposés dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de M. Helalifar. Je conclus que la décision de l’agent n'est d'aucune façon conforme à l’approche qui « […] exige qu’un décideur fasse preuve d’empathie envers un demandeur de dispense en se mettant dans la peau de ce dernier afin de bien comprendre sa position et être sensible aux circonstances particulières liées à ce demandeur ». (Dowers c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 593 au para 3).

[33] Ayant conclu que la décision était déraisonnable, compte tenu de l’appréciation erronée des antécédents criminels et de l’apatridie de M. Helalifar, je juge qu’il n’est pas nécessaire de traiter du reste des arguments de ce dernier au sujet des difficultés auxquelles il devrait faire face s’il devait retourner en Iran ainsi que du rejet de sa demande de PST par l’agent.

V. Conclusion

[34] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable, du fait qu’elle ne possède aucune des trois caractéristiques d’une décision raisonnable établies dans l’arrêt Vavilov, à savoir la justification, la transparence et l’intelligibilité (au para 99). Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Aucune question n’a été soumise aux fins de la certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1482-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision examinée est annulée, et l’affaire est renvoyée pour qu’un décideur différent rende une nouvelle décision, conformément aux motifs exposés plus haut.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1482-21

 

INTITULÉ :

DAVOOD HELALIFAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er juin 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 13 juillet 2022

 

COMPARUTIONS :

Jean Marie Vecina

 

Pour le demandeur

 

Leanne Briscoe

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Vecina Law Professional Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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