Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220714


Dossier : IMM-6270-21

Référence : 2022 CF 1044

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 juillet 2022

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

ANDRAS HORVATH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle l’agente principale d’immigration (l’agente) a rejeté sa demande de résidence permanente du 28 juillet 2021 présentée depuis le Canada pour des considérations d’ordre humanitaire ainsi que le nouvel examen de cette demande daté du 26 août 2021.

II. Contexte

[2] Le demandeur est un citoyen hongrois d’origine rom âgé de 28 ans. Il affirme avoir fait l’objet de discrimination à l’école de la part d’administrateurs et d’autres élèves en raison de son origine ethnique. Le demandeur fait valoir que cette discrimination a eu pour effet de restreindre ses perspectives de carrière; par exemple, il croit que certaines écoles secondaires l’ont rejeté en raison de son identité rom.

[3] Il affirme que les abus et le harcèlement dont il était victime se sont intensifiés lorsqu’il était à l’école secondaire. Il ajoute qu’un groupe composé d’étrangers l’a attaqué dans un train en septembre 2008. Lors d’un incident ultérieur, les fenêtres de sa maison familiale ont été fracassées et un chat mort a été jeté dans la cour. En mai 2009, le demandeur a eu une confrontation physique avec un jeune homme après que celui-ci s'était moqué de ses origines. Par la suite, cet homme et trois membres de sa famille se sont présentés au domicile du demandeur et l’ont battu ainsi que ses parents. Le demandeur affirme que sa mère a communiqué avec la police et que les attaquants ont été accusés d’intrusion et d’agression.

[4] En 2009, le demandeur a rencontré la femme qui deviendrait sa conjointe de fait. Cette dernière, qui est aussi d’origine rom et a subi des abus en raison de son identité, a donné naissance à un garçon en décembre 2010.

[5] La famille, qui ne se sentait plus en sécurité en Hongrie, s’est enfuie au Canada en septembre 2011. Sa demande d’asile a été rejetée en décembre 2012. La partenaire du demandeur a donné naissance à une fille en février 2013. Leur demande d’autorisation de contrôle judiciaire présentée à l’encontre du rejet de la demande d’asile a été rejetée en mai 2013.

[6] En mars 2014, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a entamé une procédure de renvoi contre la famille. Cependant, le demandeur soutient qu’ils ne pouvaient pas partir à ce moment-là, car ils avaient de la difficulté à obtenir le certificat de naissance de leur fille. À l’été 2014, la mère du demandeur l’a informé qu’elle avait reçu une lettre anonyme dans laquelle on le menaçait de mort advenant son retour en Hongrie. Plus tard, elle lui a dit que des racistes avaient vandalisé la pierre tombale de son père. Par la suite, le demandeur affirme qu’il était trop apeuré pour se présenter en vue de son renvoi.

[7] En juin 2017, la partenaire du demandeur a été impliquée dans un incident de vol à l’étalage à la suite duquel elle a été détenue dans un Centre de surveillance de l’immigration pendant environ six mois. Le demandeur ajoute que la relation avec sa partenaire n’était plus la même à la suite de sa détention et qu’ils se sont séparés en 2019. Par la suite, l’ex-partenaire du demandeur et son fils sont devenus résidents permanents après que leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire eut été accueillie (sa fille était déjà citoyenne canadienne puisqu’elle est née au pays).

[8] En septembre 2019, le demandeur a été arrêté pour avoir conduit un véhicule qui n'était pas bien immatriculé. Il a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (l'ERAR) qui a été rejetée en septembre 2020, mais qui a été renvoyée pour faire l’objet d’une nouvelle décision. En octobre 2020, il a reçu un permis de travail, puis il a déposé une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en novembre 2020.

III. Questions en litige

[9] Les questions en litige sont les suivantes :

  1. La décision initiale de l’agente et son nouvel examen ont-ils été effectués de manière équitable sur le plan procédural?

  2. La décision initiale de l’agente et son nouvel examen étaient-ils raisonnables?

IV. Norme de contrôle

[10] Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au paragraphe 23, « [l]orsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond [,] [l]’analyse a […] comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable ». Je ne vois aucune raison de déroger à cette présomption générale dans la présente affaire. Par conséquent, la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable.

[11] Lorsqu'elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour applique le principe de la retenue judiciaire et fait preuve de respect à l’égard du rôle distinct des décideurs administratifs (Vavilov, au para 13). Ce faisant, elle ne se livre pas à une analyse de novo et ne cherche pas à trancher elle-même la question en litige (Vavilov, au para 83). Elle commence plutôt par examiner les motifs du décideur administratif, puis se demande si la décision est raisonnable, dans son résultat et son processus, au regard des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur elle (Vavilov, aux para 81, 83, 87, 99).

[12] Une décision raisonnable est justifiée, transparente et intelligible pour la personne visée, et atteste « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle », lorsqu’elle est lue dans son ensemble et compte tenu du contexte administratif, du dossier dont disposait le décideur et des observations des parties (Vavilov, aux para 81, 85, 91, 94-96, 99, 127-128).

[13] En ce qui concerne la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale, il s’agit pour l’essentiel de la norme de la décision correcte, bien qu’il ne soit pas parfaitement exact de formuler la chose ainsi. Comme l’a résumé succinctement le juge Little dans la décision Garcia Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 321 :

À l’égard des questions d’équité procédurale, la norme de contrôle est celle de la décision correcte. Plus précisément, qu’il soit question de la norme de contrôle de la décision correcte ou de l’obligation de la Cour de s’assurer que le processus a été équitable sur le plan procédural, le contrôle judiciaire d’une question relative à l’équité procédurale ne laisse aucune marge de manœuvre à la cour de révision ni n’autorise cette dernière à faire preuve de déférence. La question fondamentale demeure celle de savoir si la partie visée connaissait la preuve à réfuter et si elle a eu une occasion réelle et équitable d’y répondre […] Dans l’arrêt Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, le juge de Montigny a affirmé que « [c]e qui importe, en fin de compte, c’est de savoir si l’équité procédurale a été respectée ou non » (au paragraphe 35).

[Non souligné dans l’original.]

V. Analyse

[14] Le demandeur soutient que la décision est inéquitable sur le plan procédural et qu’elle est déraisonnable parce que les motifs initiaux ne reflètent pas les nouvelles observations et que les motifs présentés dans l’annexe n’en tiennent pas suffisamment compte.

[15] J’accueillerai la présente demande.

[16] Le demandeur a déclaré que les nouvelles observations comprenaient des éléments de preuve relatifs à des questions essentielles quant à la décision initiale de l’agente, y compris à l’égard de sa paternité et de son emploi, ainsi que des éléments de preuve corroborant les menaces proférées contre lui. Les nouvelles observations contenaient également un argument juridique. Le demandeur soutient que l’énoncé de l’agente selon lequel elle avait examiné ces éléments de preuve était insuffisant, puisque ceux-ci exigeaient qu’elle revoie certaines de ses conclusions de fait initiales. Son omission de le faire constitue un manquement au principe énoncé au paragraphe 128 de l’arrêt Vavilov selon lequel le décideur doit aborder les questions clés et les arguments principaux formulés par les parties.

[17] Le défendeur soutient que la décision de l’agente était raisonnable. Une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire doit uniquement être rouverte en présence de circonstances inhabituelles ou lorsque cette réouverture sert l’intérêt de la justice. On ne peut simplement autoriser le demandeur à présenter de meilleurs éléments de preuve que ceux qu’il avait fournis à l’origine. Il incombe au demandeur de présenter une preuve suffisante à l’appui des allégations contenues dans sa demande initiale fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agente ne saurait être blâmée parce que l’avocat du demandeur aurait oublié de déposer les observations supplémentaires de son client. Comme l’agente l’a souligné, l’avocat du demandeur avait neuf mois pour présenter les observations supplémentaires, dont bon nombre étaient antérieures à la demande initiale.

[18] La jurisprudence permet d’affirmer que l’agent d’immigration n’est pas tenu de procéder au nouvel examen d’une décision sauf s’il y a eu mauvaise foi (Malik c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1283 au para 44; Pierre Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 523 au para 27). En l’espèce, l’agente était peut-être en droit de refuser de procéder au réexamen de sa décision initiale.

[19] Cependant, elle a choisi de réexaminer la décision. Dans la décision rendue à la suite de son nouvel examen, l’agente a énoncé les circonstances ayant poussé le demandeur à demander un nouvel examen ainsi que la nature des nouveaux éléments de preuve. À la lecture de ces paragraphes, on pourrait croire que l’agente n’était pas disposée à réaliser un nouvel examen. C’est toutefois ce qu’elle a fait, de façon imprécise, par la suite. Jointes à titre d’annexe, l’analyse et la décision de l’agente relatives à son réexamen sont les suivantes : [TRADUCTION] « Après avoir réalisé un examen approfondi des nouvelles observations, je conclus que la décision initiale de rejeter la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur demeure inchangée » (non souligné dans l’original). L’agente précise ce qui suit à la fin de l’annexe : [TRADUCTION] « La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été examinée sur le fond avant d’être rejetée le 28 juillet 2021, mettant ainsi un terme à la demande. [...] Date de la décision rendue à la suite du nouvel examen : 26 AOÛT 2021 ».

[20] Dans sa récente décision AB c MCI, 2021 CF 1206 au paragraphe 21, citant la Cour d’appel fédérale (CAF) (CIC c Kurukkal, 2010 CAF 230 au para 5), le juge Pentney a énoncé le critère que l’agent est tenu de suivre s’il décide de procéder à un nouvel examen : « Il s’agit d’une approche en deux étapes : dans un premier temps, l’agent doit chercher à savoir s’il y a lieu de “rouvrir le dossier”; et dans un deuxième temps, s’il décide de permettre le réexamen, il procède à un examen réel de la décision sur le fond (Hussein, au para 55; Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1202 au para 12 [Gill]). »

[21] En l’espèce, la première étape est remplie. Ensuite, à l’étape 2, l’agent doit procéder à un examen réel de la décision sur le fond.

[22] Les nouvelles observations du demandeur répondent directement à certaines des préoccupations les plus importantes soulevées par l’agente dans sa décision initiale, notamment sa paternité et sa présence dans la vie des enfants de son ex‑partenaire. L’omission d’un décideur de prendre en considération les questions clés ou arguments principaux formulés par une partie est une erreur qui rend souvent (sinon toujours) la décision déraisonnable (Vavilov, aux para 126‑127).

[23] À l’époque de la décision initiale, l’agente disposait de peu de renseignements au sujet des enfants et elle a conclu que le demandeur n’avait pas établi sa paternité ni l’existence d’une relation en cours avec ceux‑ci. Ces constatations étaient au cœur de l’analyse relative à l’intérêt supérieur des enfants et ont abouti à la conclusion de l’agente selon laquelle le retour du demandeur en Hongrie n’aurait pas d’incidence négative sur l’intérêt supérieur des enfants. Toutefois, les nouvelles observations renfermaient des éléments de preuve établissant que le demandeur est le père des enfants et qu’il est présent dans leurs vies. Il était déraisonnable pour l’agente de ne pas examiner ni expliquer comment les nouveaux éléments de preuve s’inscrivent, par exemple, dans l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants après avoir accepté de réexaminer sa décision. Il doit y avoir une certaine prise en compte de la nouvelle preuve. En l’espèce, il n’y en avait aucune. Pour ce motif, la demande est accueillie puisque cette question est déterminante quant à l’issue de l’affaire. L’accueil de la présente demande ne constitue pas une validation des observations sur le fond.

[24] Aucune question certifiée n’a été présentée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6270-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6270-21

 

INTITULÉ :

ANDRAS HORVATH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 JUILLET 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 juillet 2022

 

COMPARUTIONS :

Adrienne Lei

Amani Rauff

POUR LE DEMANDEUR

 

Leanne Briscoe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dewart Gleason LLP

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.