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Date : 20220721


Dossier : IMM‑2517‑20

Référence : 2022 CF 1084

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 juillet 2022

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

 

NIRESHAN PARAMASIVAM

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Monsieur Nireshan Paramasivam (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal a refusé de le soustraire à l’obligation de soumettre hors du Canada sa demande de résidence permanente au Canada. Autrement dit, le demandeur voudrait que sa demande de résidence permanente présentée depuis le Canada soit déclarée recevable. Pour cela, il lui faut une dispense et il se fonde sur l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [ci‑après la Loi, ou la LIPR]. Le paragraphe 25(1) de la Loi est ainsi rédigé :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations – request of foreign national

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

La demande de contrôle judiciaire est fondée sur l’article 72 de la LIPR.

I. Les faits

[2] Les faits se présentent ainsi. Le demandeur est un Sri‑Lankais d’origine tamoule, arrivé au Canada à Victoria (Colombie‑Britannique) à bord d’un navire, le MV Sun Sea, en août 2010. Il est de notoriété publique que le navire transportait surtout des nationaux sri‑lankais d’origine tamoule. Une guerre civile avait fait rage au Sri Lanka, mais elle avait pris fin en mai 2009. La majorité cinghalaise au pouvoir l’a emporté sur la minorité tamoule. Il semble que divers groupes militants avaient participé aux hostilités, dont les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET).

[3] Né le 31 octobre 1988, le demandeur était un très jeune homme en 2010. Il est encore un jeune homme, aujourd’hui âgé de 33 ans. Il affirme que, bien que la guerre civile ait pris fin en mai 2009, sa famille a pris les dispositions nécessaires afin qu’il quitte le Sri Lanka pour le Canada, où il a présenté une demande d’asile à son arrivée. Sa demande d’asile a été rejetée le 25 octobre 2012. La Cour lui a refusé, le 21 mars 2013, l’autorisation de déposer une demande de contrôle judiciaire. Il dit ne pas avoir été contacté par les autorités canadiennes concernant son renvoi du Canada.

[4] En janvier 2018, le demandeur a déposé, au Canada même, sa demande de résidence permanente au Canada. Comme indiqué plus haut, il invoque l’article 25 de la LIPR, qui prévoit la possibilité d’obtenir une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire (CH) et donc de présenter cette demande depuis le Canada. En principe, la Loi exige que la demande soit présentée avant l’entrée au Canada. Le demandeur n’est pas empêché de devenir un résident permanent, mais, en tant qu’étranger, il « doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visas et autres documents requis par règlement » (art 11(1) de la Loi).

[5] Le demandeur a obtenu un permis de travail en 2011. Il a occupé un emploi rémunéré, gagnant entre 47 000 $ et 58 000 $ entre 2014 et 2017; sa cotisation fiscale pour 2018 indiquait un revenu de 44 500 $. Il a précisé avoir été, à partir de juillet 2019, [traduction] « sans emploi durant quelques mois », ce qui, comme le note l’agent principal, explique sans doute le revenu moindre déclaré pour l’année 2018. L’agent principal relève que, à la date de sa décision (le 30 avril 2020), le statut professionnel du demandeur n’était pas connu. L’affidavit du demandeur daté du 19 juin 2020 indique le même revenu à partir de 2014, sans qu’apparaissent les chiffres postérieurs à 2017. La seule mention, relative à la situation postérieure à 2019, est que [traduction] « je travaille encore à cet endroit aujourd’hui » (affidavit de Nireshan Paramasivam, au para 9). Le permis de travail devait expirer le 24 janvier 2021.

II. La décision de l’agent principal

[6] Le demandeur affirme que les facteurs CH qu’il allègue sont les suivants :

  • son degré d’établissement de longue date au Canada;

  • son historique d’emploi;

  • ses liens familiaux au Canada;

  • les conditions défavorables dans son pays d’origine s’il devait retourner au Sri Lanka; il dit que son profil de jeune Tamoul pourrait être utilisé à son détriment. Il pourrait être assimilé aux TLET, et donc être vu comme appartenant à la diaspora qui tente de les ressusciter, d’autant que le demandeur vit au Canada depuis longtemps.

[7] L’agent principal s’est exprimé sur les facteurs CH à prendre en compte, à savoir le degré d’établissement au Canada, les conditions défavorables existant au Sri Lanka et le retour du demandeur dans le pays de sa nationalité.

[8] Dans sa décision, l’agent principal écrit que c’est au demandeur qu’il appartient d’apporter la preuve qui établira le bien‑fondé de sa demande de dispense; il ne revient pas au décideur [traduction] « de recueillir les renseignements intéressant les facteurs CH » (décision, à la p 2 de 5).

[9] L’agent principal ajoute dans sa décision que [traduction] « les efforts faits par le demandeur pour trouver un emploi au Canada sont considérés favorablement » (décision, à la p 3 de 5). L’agent prend aussi note de deux lettres de soutien rédigées par deux oncles au Canada. Dans ces lettres, les deux oncles en question affirment que leur neveu est un travailleur acharné qui apporte sa contribution à l’économie. Les oncles affirment que le demandeur [traduction] « connaîtra de graves difficultés » s’il doit retourner au Sri Lanka, mais n’entrent pas dans le détail (genre de difficultés? causées par qui? source de l’information?). Les adresses des oncles diffèrent de celle du demandeur, de sorte qu’il est permis d’affirmer qu’ils ne vivent pas ensemble. On ne sait rien du niveau d’imbrication de leurs moyens de subsistance respectifs.

[10] Selon l’agent, les lettres de soutien ne montrent pas que le renvoi du demandeur du Canada lui causerait des difficultés telles qu’une dispense serait justifiée dans ce cas particulier. Cela vaut aussi pour l’employeur du demandeur, qui n’a pas dit que les fonctions accomplies par le demandeur ne pourraient pas l’être par d’autres personnes. Pareillement, la lettre d’un des oncles évoque des [traduction] « troubles affectifs » en cas de départ de son neveu, mais sans donner d’autres détails. Au total, l’agent a considéré que le degré d’établissement du demandeur n’était pas [traduction] « exceptionnel par rapport à d’autres candidats qui ont vécu au Canada durant une période semblable » (décision, p 3 de 5).

[11] S’agissant des conditions défavorables existant dans le pays, notamment du profil associé au demandeur, l’agent principal a relevé que les articles de presse produits par le demandeur remontaient tous à 2017, à l’exception d’un seul, daté de janvier 2018. Je rappelle que la décision de l’agent est datée d’avril 2020. L’agent d’immigration a retenu deux lettres d’opinion rédigées par un coordinateur des réfugiés d’Amnistie internationale en 2017, et publiées sur le site web de l’organisation, lettres où l’on peut lire que tous les passagers du MV Sun Sea s’exposent à la persécution, qu’ils soient ou non associés aux TLET. L’agent note que les affirmations figurant dans les lettres d’opinion viennent principalement de propos attribués en 2010 au Haut‑Commissariat du Sri Lanka au Canada. On ne disait rien d’autre sur la persécution des passagers.

[12] L’agent principal s’est plutôt fondé abondamment sur un rapport du Home Office (Royaume‑Uni) publié le 20 janvier 2020 (Home Office du Royaume‑Uni : Report of a Home Office fact‑finding mission to Sri Lanka, janvier 2020). Je reproduis certains paragraphes de la décision de l’agent, qui citent des extraits du rapport en question, auxquels, à l’évidence, il a accordé du poids :

[traduction]

Le rapport du Home Office du Royaume‑Uni indique que, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) au Sri Lanka, « le fait de demander l’asile à l’étranger ne constitue pas une infraction, et, à ce titre, si une personne retourne au Sri Lanka après avoir été absente de ce pays durant plusieurs années, ou si elle détient un visa expiré, elle ne sera pas interrogée à ce sujet », et, par ailleurs, « la police ne s’intéressera à une personne que si cette personne est recherchée pour des infractions criminelles ».

Le rapport du Home Office indique que, en octobre 2019, le ministère du Procureur général du Sri Lanka affirmait qu’un membre des TLET faisant l’objet d’une procédure criminelle pendante serait interrogé, mais que « le simple fait d’appartenir aux TLET ne serait pas déterminant » pour les autorités. Pareillement, le Service des enquêtes criminelles du Sri Lanka a dit que, « si une procédure était pendante à l’encontre (d’un membre des TLET) en rapport avec un acte criminel [sic], alors cette personne pourrait être arrêtée. Dans le cas contraire, elle ne sera pas inquiétée ».

[…]

Selon le rapport du Home Office également, la Commission des droits de la personne du Sri Lanka faisait observer que « d’importants sympathisants des TLET qui appuient activement les TLET ou qui ont levé des fonds pour eux par le passé pourraient être surveillés ou interrogés, encore que l’intérêt qu’ils suscitent puisse dépendre de leur rôle passé ou d’un rôle actuel au sein de groupes de la diaspora ».

[…]

Finalement, d’après le rapport du Home Office, l’OIM affirmait que les rapatriés arrivant munis de documents de voyage d’urgence « ne seraient pas nécessairement interrogés; ils le seraient uniquement s’ils étaient partis illégalement ». Le demandeur n’a pas dit avoir quitté le Sri Lanka illégalement ou avoir eu des difficultés à quitter le pays avec son passeport par des moyens réguliers. Ce facteur donnerait également à penser que les autorités sri‑lankaises ne s’intéressaient pas au demandeur, en tant que membre des TLET, ou pour une autre raison.

[13] L’agent principal en a donc déduit que le demandeur n’avait jamais indiqué qu’il avait joué un rôle quelconque au sein des TLET ou qu’il avait des affinités avec cette organisation. Il avait d’ailleurs été relâché par le gouvernement canadien en décembre 2010, ce qui indique une absence de liens avec les TLET ou une organisation similaire. Vu que la Commission des droits de la personne du Sri Lanka avait à l’esprit des sympathisants de premier plan des TLET appuyant activement ce groupement et qui [traduction] « pourraient être surveillés ou interrogés, encore que l’intérêt qu’ils suscitent puisse dépendre de leur rôle passé ou d’un rôle actuel au sein de groupes de la diaspora », ce qui n’est évidemment pas le cas en l’espèce, l’agent croit que le demandeur ne serait pas, pour les autorités sri‑lankaises, rattaché aux activités des TLET.

[14] L’agent principal explique ainsi la raison qu’il a de se fonder sur le rapport du Home Office :

[traduction]

Je donne ma préférence au rapport du Home Office parce qu’il est postérieur d’environ deux ans à la preuve du demandeur, sans oublier la crédibilité et la neutralité de l’auteur. Le rapport ne dit pas que l’un ou l’autre des organismes avec lesquels s’est entretenue la mission est actuellement aux trousses des passagers du MV Sun Sea, ou qu’il existe une présomption d’association entre les passagers du navire et les TLET. Selon le rapport du Home Office, s’agissant des nationaux de retour, les autorités sri‑lankaises s’intéressent d’abord à ceux qui relèvent de la justice criminelle ou à ceux dont on sait qu’ils ont soutenu les TLET. Puisque ces deux catégories ne s’appliquent pas au demandeur, il est raisonnable de conclure que, en cas de retour au Sri Lanka, le demandeur ne risquera pas grand‑chose de la part des autorités sri‑lankaises.

[15] Compte tenu de la situation existant au Sri Lanka, l’agent a conclu qu’un retour au Sri Lanka est envisageable : le demandeur a accompli 11 ans de scolarité, il était, avant de quitter le Sri Lanka, agriculteur autonome, ses parents vivent au Sri Lanka et ils pourront l’aider à se réinstaller dans le pays de sa nationalité. Évidemment, l’obligation de quitter le Canada lui causera quelques difficultés.

[16] Les facteurs CH allégués par le demandeur ne sont pas impérieux au point de justifier la dispense qu’il recherche. Les demandes CH ne constituent pas un moyen parallèle d’immigrer au Canada.

[17] Après évaluation cumulative de la preuve produite, la demande CH a été rejetée. Le demandeur s’est vu refuser la dispense qui lui aurait permis de solliciter depuis le Canada la résidence permanente au Canada. Ce n’est pas la résidence permanente qui lui est refusée, mais plutôt la dispense de l’obligation pour lui de présenter une demande avant son entrée au Canada.

III. La preuve soumise à la Cour

[18] Le demandeur a présenté à la Cour un dossier de demande renfermant ce qu’il avait présenté comme preuve au soutien de sa demande de dispense. Cependant, il est apparu évident que la preuve n’avait jamais été présentée à l’agent principal. Le défendeur a constaté que c’était une nouvelle preuve qui était soumise à la Cour fédérale. Cette nouvelle preuve concerne, pour l’essentiel, les conditions défavorables existant dans le pays. Elle n’est pas admissible, d’affirmer le défendeur. Je partage son avis.

[19] Dans la décision Devadawson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 80 [Devadawson], le juge Boswell faisait un exposé concis de l’état du droit. Je reprends ici certains des paragraphes qui résument parfaitement la question :

[31] La règle générale sur ce point est que le dossier de preuve d’une demande de contrôle judiciaire doit se limiter à celui dont disposait le décideur administratif; voir Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au paragraphe 19, 428 NR 297 [Association des universités]. Par dérogation à cette règle générale, il est parfois possible de produire de nouveaux éléments de preuve s’ils sont nécessaires pour établir un vice de procédure que ne révèle pas le dossier de preuve dont disposait le décideur administratif; voir Association des universités au paragraphe 20. Cette exception ne s’applique cependant pas à la présente espèce puisque le vice de procédure dont la demanderesse se plaint est la décision de l’agent de lui refuser une entrevue.

[32] Selon la demanderesse, l’agent avait l’obligation de consulter les sources les plus récentes de renseignements sur les conditions du pays, sans se limiter aux documents produits par elle, et la preuve en question en l’espèce pourrait se révéler pertinente dans la mesure où elle tend à établir l’existence de documents récents que l’agent n’a pas consultés.

[33] Je rejette cet argument de la demanderesse. La Cour ne peut prendre ni ne prendra en considération, aux fins de l’examen de la décision de l’agent, les preuves additionnelles produites par la demanderesse après la date de cette décision. Il n’est pas permis à la demanderesse de produire maintenant de nouveaux éléments de preuve dont l’agent ne disposait pas, afin d’étayer et de renforcer ses arguments selon lesquels il se serait trompé dans l’appréciation de sa demande.

[…]

[38] La demanderesse, citant le paragraphe 23 de la décision Yang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 20, [2013] ACF no 25 (QL) [Yang], fait valoir que « l’agent a l’obligation de consulter les plus récentes sources d’information et n’est pas limité aux pièces fournies par le demandeur ». Toutefois, dans la décision Yang, M. le juge Mosley contrôlait à la fois une décision d’ordre humanitaire et une décision d’ERAR, et c’est aux décisions d’ERAR que ce principe s’applique; voir Rick Hassaballa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 489 au paragraphe 33, [2007] ACF no 658 (QL); et Dos Rios Lima c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 222 au paragraphe 13. Aucune obligation de cette nature ne s’applique à une décision d’ordre humanitaire, qui repose sur une procédure dans le cadre de laquelle « le demandeur a le fardeau de prouver toute allégation sur laquelle il fonde sa demande pour des raisons humanitaires. Par voie de conséquence, si un demandeur ne soumet aucun élément de preuve à l’appui de son allégation, l’agent est en droit de conclure qu’elle n’est pas fondée. » Voir Owusu, au paragraphe 5.

[39] En outre, les lignes directrices énoncées dans le guide IP 5 de Citoyenneté et Immigration Canada, intitulé Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire [le guide IP 5], n’ont pas l’effet, que la demanderesse leur prête, d’obliger l’agent d’immigration à consulter les sources d’information les plus récentes et à sortir du cadre des éléments de preuve produits par le demandeur. La section 5.18 du guide IP 5 prévoit explicitement que « [l’]agent responsable d’une demande CH peut effectuer une recherche au sujet des questions soulevées dans la demande » (non souligné dans l’original). S’il est vrai qu’on lit plus bas dans la même section que « le demandeur peut s’attendre à ce que l’agent consulte fréquemment les sources d’information les plus récentes énumérées ci‑dessous (5.19) » (non souligné dans l’original), cette observation ne fait que prévenir le demandeur que des renseignements de cette nature pourront être pris en considération. La section 5.18 du guide IP 5 n’oblige pas l’agent responsable d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire à se reporter aux sources d’information les plus récentes, et, quelles que soient les sources que l’agent a prises ou n’a pas prises en considération en l’espèce, il n’a manqué à aucune obligation envers la demanderesse à cet égard.

[Non souligné dans l’original.]

[20] Les règles relatives aux nouvelles preuves sont bien connues. La Cour d’appel s’est exprimée à son tour sur le sujet, après la décision Devadawson du juge Boswell. Dans l’arrêt Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263; 479 N.R. 189; 9 Admin LR (6th) 296 [Bernard], elle a confirmé, encore une fois, que « [l]a règle générale est que la preuve qui aurait pu être présentée au décideur administratif, la Commission en l’occurrence, est irrecevable devant la cour de révision » (para 13). Ce n’est pas simplement pour des raisons d’efficacité que la règle existe, mais plutôt pour quelque chose de plus fondamental.

[21] Le juge Stratas explique que le rôle joué par la cour de révision n’est pas celui du tribunal administratif. Les décisions sur le fond sont confiées par le législateur au tribunal administratif. La cour de révision se limite à contrôler la légalité de la décision, le plus souvent en s’assurant qu’elle est raisonnable. La Cour d’appel cite un long extrait de l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licencing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, 428 N.R. 297 [Access Copyright]. Je reproduis les paragraphes 17 à 19 de cet arrêt :

[17] Pour se prononcer sur l’admissibilité de l’affidavit de M. Juliano, il faut constamment garder à l’esprit le rôle différent joué par notre Cour et par la Commission sur le droit d’auteur. Le législateur a conféré à la Commission du droit d’auteur — et non à notre Cour — la compétence pour trancher certaines questions sur le fond, telles que celles de l’opportunité d’homologuer un tarif provisoire, d’en définir la teneur et de préciser les modalités dont ils peuvent être assortis. Dans le cadre de cette mission, c’est à la Commission et non à notre Cour qu’il appartient de tirer des conclusions de fait, de déterminer les règles de droit applicables, d’examiner la question de savoir s’il existe des questions d’orientations générales dont on devrait tenir compte, d’appliquer les règles de droit et toute orientation générales aux faits qu’elle constate, de tirer des conclusions et, le cas échéant, d’examiner l’opportunité d’accorder une réparation. En l’espèce, la Commission du droit d’auteur s’est déjà acquittée de ce rôle en prenant une décision sur le fond, celle d’établir un tarif provisoire, et en refusant de le modifier.

[18] La Cour est saisie en l’espèce d’une demande de contrôle judiciaire de la décision sur le fond qui a ainsi été rendue. Dans le cas d’une telle demande, notre Cour ne dispose que de pouvoirs limités en vertu de la Loi sur les Cours fédérales en ce qui concerne le contrôle de la décision de la Commission du droit d’auteur. Notre Cour ne peut examiner que la légalité générale de ce que la Commission a fait et elle ne peut se pencher sur le bien‑fondé de la décision de la Commission ou rendre une nouvelle décision sur le fond.

[19] En raison des rôles bien distincts que jouent respectivement notre Cour et la Commission du droit d’auteur, notre Cour ne saurait se permettre de tirer des conclusions de fait sur le fond. Par conséquent, en principe, le dossier de la preuve qui est soumis à notre Cour lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire se limite au dossier de preuve dont disposait la Commission. En d’autres termes, les éléments de preuve qui n’ont pas été portés à la connaissance de la Commission et qui ont trait au fond de l’affaire soumise à la Commission ne sont pas admissibles dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire présentée à notre Cour. Ainsi que notre Cour l’a déclaré dans l’arrêt Gitxan Treaty Society c. Hospital Employees’ Union, [2000] 1 C.F. 135, aux pages 144 et 145 (C.A.F.), « [l]e but premier du contrôle judiciaire est de contrôler des décisions, et non pas de trancher, par un procès de novo, des questions qui n’ont pas été examinées de façon adéquate sur le plan de la preuve devant le tribunal ou la cour de première instance » (voir également les arrêts Kallies c. Canada, 2001 CAF 376, au paragraphe 3, et Bekker c. Canada, 2004 CAF 186, au paragraphe 11).

[Non souligné dans l’original.]

[22] Il y a forcément des exceptions à cette règle générale. Mais aucune ne s’applique en l’espèce. Ainsi, l’une de ces exceptions concerne les informations de caractère général, mais les informations de ce genre sont celles qui aident à comprendre le dossier dont disposait déjà le tribunal administratif, et non celles qui offrent une interprétation tendancieuse ou une prise de position, ou encore une nouvelle preuve. Comme on peut le lire dans l’arrêt Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, la cour de révision pourra trouver utile de recevoir un affidavit qui passe en revue, « d’une manière neutre et non controversée, les procédures qui se sont déroulées devant le décideur administratif » (para 45). Cette exception ne trouve pas non plus application.

[23] Une autre exception est celle de l’affidavit qui révèle une absence complète de preuve et dans lequel il est allégué que la décision administrative est déraisonnable parce que fondée sur une conclusion essentielle nullement étayée par la preuve versée dans le dossier dont disposait le décideur. Une troisième exception concerne l’équité procédurale, la justice naturelle, le but illégitime ou la fraude, lorsque le tribunal administratif n’aurait pas pu être saisi de la preuve censée appuyer des prétentions de cette nature.

[24] Comme le note le juge Stratas, c’est le rôle du décideur administratif en tant que juge des faits et juge du fond qui par principe doit être protégé.

[25] En l’espèce, le demandeur cherche à produire devant la cour de révision une preuve qui aurait dû être soumise à l’agent principal, vu que la cour de révision n’a pas pour rôle de statuer sur le fond d’une affaire. Il a prétendu, à l’audience, que, en réalité, cette preuve avait déjà été présentée en partie au tribunal administratif puisqu’elle avait été affichée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration sur un site web où les sources des conditions existant dans un pays donné sont indiquées « à titre de courtoisie envers les parties intéressées ». Je suis en désaccord. Faire état de l’existence de sources possibles ne signifie pas présenter une preuve tangible et plaider son cas devant l’organisme chargé d’établir les faits et de se prononcer sur le fond. Si le demandeur n’a pas plaidé sa cause sur la base d’une preuve présentée comme il se doit, sa prétention équivaut à transférer la tâche d’établissement des faits et la décision sur le fond à un autre organe, la cour de révision, dont le rôle est tout autre. Comme l’indiquait l’arrêt Access Copyright, il y a près de dix ans, et comme le réaffirmait l’arrêt Bernard, le rôle de la cour de révision et celui du tribunal administratif sont bien distincts; « notre Cour ne saurait se permettre de tirer des conclusions de fait sur le fond » (Access Copyright, au para 19, cité dans l’arrêt Bernard, au para 17).

[26] Le demandeur a aussi donné à entendre que la nouvelle preuve serait admissible puisque l’agent avait l’obligation de consulter les sources d’information les plus actuelles. Les paragraphes 32, 33 et 38 de la décision Devadawson rendue par le juge Keith Boswell répondent parfaitement, selon moi, à cette prétention.

[27] Il en résulte que la preuve a posteriori produite pour la première fois dans le dossier de demande n’est pas admissible dans la présente procédure de contrôle judiciaire. Elle ne sera pas prise en compte par la Cour.

[28] Par ailleurs, le demandeur a fait valoir, durant l’instruction de la présente demande de contrôle judiciaire, qu’il y a eu au Sri Lanka, en novembre 2019, des élections qui ont ramené au pouvoir un gouvernement dont certains membres étaient déjà au pouvoir vers 2010, époque pour laquelle sont attestées des exactions envers la communauté tamoule. Les élections, faut‑il le noter, ont eu lieu cinq mois avant la décision de l’agent principal, et le demandeur avait le loisir d’invoquer cet événement. Quoi qu’il en soit, l’importance qu’il lui accorde n’est qu’une supposition.

IV. Arguments et analyse

[29] Selon le demandeur, la décision de refus de sa demande CH visant à être dispensé de l’obligation de solliciter hors du Canada la résidence permanente, comme c’est la règle (art 11(1) de la LIPR), est déraisonnable. Il avance les arguments suivants pour le montrer :

  • 1) l’agent a considéré la demande de dispense [traduction] « à travers le prisme d’un critère juridique élevé et erroné d’appréciation des difficultés »,

  • 2) l’agent [traduction] « a introduit un critère erroné… pour juger du degré d’établissement du demandeur »;

  • 3) le traitement des conditions existant dans le pays a été déraisonnable :

    1. il n’a pas été tenu compte d’un rapport d’Amnistie internationale; le décideur aurait laissé de côté un « important » changement survenu dans les conditions existant dans le pays;

    2. il était absurde de penser que les autorités canadiennes, après avoir conclu que le demandeur n’était pas un sympathisant des TLET, puissent croire que les autorités sri‑lankaises seraient du même avis;

    3. l’agent a fait bon marché de l’abondante preuve relative aux conditions existant au Sri Lanka, notamment de celle qui atteste une discrimination envers les Tamouls ayant le profil du demandeur.

[30] Le demandeur affirme d’abord que [traduction] « la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Kanthasamy, a appelé les agents à ne plus examiner les demandes CH à travers le prisme restreint des “difficultés” » (exposé des faits et du droit, au para 10). Je crois que l’affirmation du demandeur dépasse largement ce que voulait dire la Cour suprême.

[31] L’avocate du demandeur a regretté que la décision de l’agent analyse abusivement la demande de dispense à travers le prisme restreint des « difficultés ». Priée de préciser sa pensée, elle s’est référée au paragraphe 33 de l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy]. Je ne crois pas que ce paragraphe confirme les craintes de l’avocate. Il est ainsi rédigé :

[33] L’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » a donc vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1). Par conséquent, ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous‑tendent.

Comme on peut le voir, l’opinion majoritaire de la Cour suprême parle clairement des « trois adjectifs » (inhabituelles, injustifiées et démesurées). Le mot « difficultés » n’est pas devenu un mot à éviter, un genre de « mot compromettant ». Il doit plutôt faire partie intégrante de l’analyse, ce que n’a jamais nié la Cour suprême. Sauf que, me semble‑t‑il, la Cour suprême ne souhaite pas que l’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » ait pour effet de réduire à ces trois adjectifs la portée de la disposition. À chacun de ces adjectifs s’appliquerait alors un seuil particulier, qui pourrait exclure l’examen d’autres considérations d’ordre humanitaire. Les adjectifs sont des éléments instructifs, non décisifs. Selon la Cour suprême, l’intervention d’une cour de révision serait alors justifiée dès lors que le décideur applique un critère plus exigeant que celui prévu à l’article 25 en exigeant qu’il soit démontré l’existence de difficultés « inhabituelles », « injustifiées » et « démesurées », au point de supplanter d’autres considérations d’ordre humanitaire; ce qui aura pour effet de limiter l’aptitude du décideur d’accorder du poids à d’autres considérations.

[32] Il faut se rappeler le contexte dans lequel la Cour suprême analysait les trois adjectifs. Elle venait d’examiner, dans les paragraphes précédant le paragraphe 33, ce qu’elle voyait comme deux écoles de pensée au sein de la Cour fédérale (Kanthasamy, au para 29). L’une d’elles était celle où il semblait que, selon la Cour fédérale, le « bon critère », celui que doit remplir le demandeur en quête d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, est le « critère des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées ». Selon cette grille d’analyse, la Cour suprême voyait un rejet tacite du critère issu de la décision Chirwa [1] (nous reviendrons sur ce critère). D’autres précédents ont reçu l’adhésion des juges majoritaires (Kanthasamy, au para 30), « la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale établiss[ant] clairement que les Lignes directrices et le critère des “difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées” offrent seulement des repères et ne limitent pas le pouvoir discrétionnaire qui permet à l’agent d’immigration de tenir compte d’autres facteurs que ceux prévus par les Lignes directrices » (Kanthasamy, au para 30). Le champ d’appréciation du décideur n’est pas limité aux difficultés. Cette deuxième approche serait « plus compatible avec les objectifs du par. 25(1) » (Kanthasamy, au para 31).

[33] Dans le cas qui nous occupe, le demandeur reproche à l’agent d’immigration son emploi du mot « difficultés ».

  • Si le demandeur devait quitter son employeur, ses tâches pourraient être accomplies par d’autres; il n’en résulterait pas de difficultés excessives pour l’entreprise;

  • Les deux oncles évoquent les difficultés qu’eux‑mêmes rencontreraient si leur neveu devait partir, bien que l’un d’eux parle de « troubles affectifs ». L’interdépendance de la famille au Canada n’a pas même été évoquée;

  • Le mot « difficultés » apparaît également à la page 5 de 5, où l’agent principal écrit : « l’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire suivant le par. 25(1) ». Je remarque que ces mots sont tirés du paragraphe 23 de l’arrêt Kanthasamy.

Il se trouve que le mot « difficultés » apparaît de nombreuses fois dans la décision de l’agent principal. Mais les trois adjectifs (« inhabituelles », « injustifiées », « démesurées ») n’y apparaissent nulle part. J’ai du mal à saisir comment l’agent pourrait « voir dans le par. 25(1) trois adjectifs correspondant à chacun desquels s’applique un seuil élevé » (Kanthasamy, au para 33), le résultat étant que les trois adjectifs deviennent un moyen « qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes » (Kanthasamy, au para 33). Les juges majoritaires, dans l’arrêt Kanthasamy, affirment que le paragraphe 25(1) de la LIPR doit être interprété d’une manière qui permette à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous‑tendent. Ils ne disent nulle part que le terme « difficultés » est désormais impropre. C’est plutôt que les trois adjectifs ne doivent pas être considérés comme décisifs, simplement instructifs et descriptifs. D’autres considérations peuvent être soumises à l’appréciation du décideur.

[34] Il est impossible de ne pas tenir compte des circonstances de la présente affaire. Le demandeur a présenté des faits qui intéressent son degré d’établissement au Canada, en mettant l’accent sur son emploi. Il évoque aussi les conditions existant au Sri Lanka pour prouver le risque de persécution et de discrimination, compte tenu de l’idée selon laquelle, en tant que passager du navire MV Sun Sea, il est de quelque manière un partisan ou un sympathisant des TLET. Rien n’indique ici que d’autres considérations d’ordre humanitaire ont été présentées, mais qui auraient été évacuées, entravant de ce fait l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui est inhérent à l’application de l’article 25 de la Loi. Les faits ont leur importance. Comme l’écrivaient les juges majoritaires dans l’arrêt Kanthasamy, « [c]e qui justifie une dispense dépend évidemment des faits et du contexte du dossier, mais l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids (Baker, aux para 74‑75) » (Kanthasamy, au para 25). Je n’ai trouvé aucune considération d’ordre humanitaire qui ait été présentée et laissée de côté. C’est plutôt que le dossier soumis à l’agent était mince.

[35] Le demandeur renvoie la Cour à deux précédents. Dans la décision Mursalim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 596 [Mursalim], il cite le paragraphe 37 :

[37] À mon avis, l’agent a appliqué le mauvais critère en ne tenant compte que des difficultés. Contrairement à l’instruction donnée dans l’arrêt Kanthasamy, les difficultés étaient la pierre angulaire de l’analyse de l’agent pour chaque aspect de la demande CH. Autrement dit, le langage utilisé par l’agent démontre que la demande a été examinée exclusivement sous l’angle des difficultés. Lors de passages clés de la décision, l’agent a appliqué le critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » et n’a pas procédé à une analyse plus poussée une fois convaincu que ce critère n’avait pas été respecté. Même si la question des difficultés est bel et bien pertinente en vertu du paragraphe 25(1) et que diverses formes de difficultés ont été soulignées dans les observations du demandeur, l’agent a utilisé l’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une façon qui limitait sa capacité à tenir compte de tous les motifs d’ordre humanitaire et d’y donner tout le poids nécessaire dans le dossier du demandeur (voir l’arrêt Kanthasamy au paragraphe 33; la décision Marshall aux paragraphes 33 à 37).

[Non souligné dans l’original.]

Comme on le constate d’emblée, il n’y a, dans la présente affaire, nulle mention du prisme des « trois adjectifs ». Si, comme on peut le lire dans la décision Mursalim, la formule « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » est employée d’une manière qui limite la capacité de l’agent de considérer d’autres facteurs CH, alors l’intervention d’une cour de révision sera justifiée. J’ai lu plusieurs fois la décision de l’agent principal et il m’est impossible d’y trouver une telle limite. La notion de difficultés n’est pas exclue de l’examen. Il n’y a aucune limite à l’examen d’autres considérations d’ordre humanitaire pertinentes qui auraient été portées à son attention. Bien au contraire : l’agent a examiné comme il le devait les autres facteurs CH cités par le demandeur.

[36] Un autre précédent dont s’est prévalu le demandeur est la décision Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72. Il cite les paragraphes 33 et 34 :

[33] Dans mon examen des motifs de l’agent, je n’arrive pas à trouver d’appréciation de l’approche Chirwa. À mon humble avis, les agents chargés des demandes pour motifs d’ordre humanitaire doivent non seulement tenir compte des facteurs traditionnels des difficultés, mais également de l’approche Chirwa. Je ne dis pas qu’ils doivent réciter Chirwa dans son intégralité, non plus qu’ils doivent utiliser une formule magique ou des mots spéciaux. Les cours de révision doivent cependant avoir une raison de croire que les agents ont fait leur travail, autrement dit, que les agents chargés des demandes pour motifs d’ordre humanitaire ont tenu compte, outre les difficultés, de facteurs humanitaires au sens plus élargi.

[34] Le demandeur soutient que le représentant du ministre a évalué chacun des facteurs sous l’angle des difficultés et des difficultés pour lui et que, ce faisant, l’agent a appliqué le mauvais critère juridique. J’ai examiné les motifs de l’agent et j’en viens à la conclusion que le demandeur a raison.

Je partage le point de vue exprimé au paragraphe 33, selon lequel l’approche de la décision Chirwa est celle qui doit être préconisée. Mais le prisme qu’il faut soigneusement éviter est le prisme des trois adjectifs, qui a pour effet de hausser indûment la barre s’ils ne sont pas restreints par une mesure d’intensité, en considérant les adjectifs comme descriptifs et instructifs, plutôt que décisifs comme c’était le cas selon une école de pensée citée par les juges majoritaires dans l’arrêt Kanthasamy. Il est impossible de discerner cette absence de restriction dans la décision de l’agent principal.

[37] En fin de compte, la Cour suprême a rejeté une approche qui aurait nécessité un seuil élevé de difficultés, sans qu’il soit prêté attention (et sans qu’un poids soit accordé), dans un cas donné, à toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. S’il est montré que telle est l’approche retenue, qui exclut d’autres considérations d’ordre humanitaire, alors le critère de la décision Chirwa n’aura pas été rempli. Mais cela doit ressortir du dossier soumis à l’agent : quelles sont les considérations d’ordre humanitaire qui ont été présentées et laissées de côté?

[38] La notion de « difficultés » fait partie intégrante de l’article 25. Par ailleurs, le paragraphe 25(1) n’a jamais été censé remplacer le régime d’immigration en vigueur. Cela est explicitement énoncé au paragraphe 23 de l’arrêt Kanthasamy.

[23] L’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire suivant le par. 25(1) (voir Rizvi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 463, par. 13 (CanLII); Irimie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16640 (C.F. 1re inst.), par. 12). De plus, ce paragraphe n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle (Chambre des communes, Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration, Témoignages, no 19, 3e sess., 40e lég., 27 mai 2010, 15 h 40 (Peter MacDougall); voir également Témoignages, no 3, 1re sess., 37e lég., 13 mars 2001, 9 h 55 à 10 h (Joan Atkinson)).

Ce point est d’ailleurs implicite dans le critère de la décision Chirwa. Au paragraphe 13 de l’arrêt Kanthasamy, on peut lire ce qui suit :

[13] C’est la Commission d’appel de l’immigration qui, dans la décision Chirwa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 A.I.A. 351, s’est penchée la première sur la signification de l’expression « considérations d’ordre humanitaire ». La première présidente de la Commission, Janet Scott, a jugé que les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi » (p. 364). Cette définition s’inspire de celle que renferme le dictionnaire à l’entrée « compassion », soit [traduction] « chagrin ou pitié provoqués par la détresse ou les malheurs d’autrui, sympathie » (Chirwa, p. 363). La Commission reconnaît que cette définition « implique un certain élément de subjectivité », mais elle dit qu’il doit aussi y avoir des éléments de preuve objectifs pour que la mesure spéciale soit accordée (Chirwa, p. 363).

[Non souligné dans l’original.]

Une preuve doit être présentée au décideur, et les faits qu’elle établit doivent être de nature « à inciter tout homme raisonnable… à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ces malheurs [justifient la prise de mesures spéciales] aux fins des dispositions de la Loi sur l’immigration ». Une preuve objective est requise.

[39] Ce n’est évidemment pas tout malheur, ou toute difficulté, qui peut donner lieu à une dispense au titre de considérations d’ordre humanitaire. Inversement, ce ne sont pas seulement les difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées qui peuvent appeler une mesure spéciale. Ce que doit examiner le décideur pour savoir si le critère de la décision Chirwa est rempli ou non, c’est le cumul des considérations d’ordre humanitaire apportées comme preuve par le demandeur. Mais, comme le montre le paragraphe 13 de l’arrêt Kanthasamy, les considérations d’ordre humanitaire doivent être d’un genre et d’une intensité bien définis. Comme l’écrit la Cour suprême au paragraphe 14, le critère fait aussi obstacle à toute portée excessive de la disposition :

[14] Le critère issu de la décision Chirwa visait non seulement à assurer l’accès à la dispense pour considérations d’ordre humanitaire, mais aussi à faire obstacle à une portée indûment excessive de la disposition en cause. Comme le dit la Commission :

Il est clair qu’en promulguant [le sous‑al.] 15(1) b) (ii), le Parlement a jugé approprié de donner au présent Tribunal le pouvoir d’assouplir la rigidité de la loi dans des cas spéciaux, mais il est également évident que le Parlement n’a pas voulu que [le sous‑al.] 15(1) b) (ii) de la Loi sur la Commission d’appel de l’immigration soit interprété d’une façon si large qu’il détruise la nature essentiellement exclusive de la Loi sur l’immigration et de ses règlements. [p. 364]

[40] La question à laquelle la Cour doit répondre est donc celle‑ci : la décision de l’agent principal était‑elle raisonnable? Le demandeur n’a pas cherché à discuter le rôle qu’une cour de révision peut jouer lorsqu’elle examine une décision administrative selon la norme de la décision raisonnable. Selon moi, il est impossible de s’y soustraire.

[41] Le rôle d’une cour de révision saisie d’une demande de contrôle judiciaire est bien circonscrit. Elle n’a pas à analyser le fond de l’affaire ni ne substituera sa propre opinion à celle du décideur administratif. Ce rôle est celui du décideur administratif : il a été choisi à cette fin par le législateur et c’est lui qui détient les connaissances requises.

[42] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême nous rappelle que le point de départ est le principe de la retenue judiciaire, que doivent observer les cours de révision, un principe qui « témoigne d’un respect envers le rôle distinct des décideurs administratifs » (para 13). L’attitude en est une de respect (para 14) envers les décideurs administratifs.

[43] Il en résulte que c’est au demandeur qu’il appartient de démontrer que la décision doit être annulée (para 100). Nul ne conteste que, dans le cas présent, ce fardeau consiste à montrer que la décision de l’agent est déraisonnable. Le demandeur doit donc prouver que les failles de la décision sont sérieuses au point de justifier son annulation.

[44] Je ne vois en l’espèce rien qui permette d’affirmer que le décideur a restreint l’examen du cas afin de limiter les facteurs CH qui étaient en jeu. Le problème que pose le cas présent concerne la faiblesse des considérations d’ordre humanitaire qui ont été présentées à l’agent. Le demandeur a invoqué son degré d’établissement au Canada, quelques liens familiaux au Canada et les mauvaises conditions existant dans son pays d’origine. Comme nous le verrons, le niveau d’établissement au Canada était faible, les liens familiaux étaient négligeables et les conditions existant au Sri Lanka n’ont pas été jugées spécialement périlleuses eu égard au profil du demandeur, et compte tenu de la preuve documentaire.

[45] Le demandeur s’est dit en désaccord avec l’observation de l’agent selon laquelle son niveau d’établissement n’était pas « exceptionnel par rapport à d’autres candidats qui ont vécu au Canada durant une période semblable » (décision, à la p 3 de 5). D’après lui, cela constitue une erreur. Je suis en désaccord. L’observation de l’agent reproduisait simplement ce qui lui avait été présenté. L’agent ne faisait qu’énoncer une évidence : il n’y a rien qui sort de l’ordinaire dans le degré d’établissement du demandeur. L’article 25 de la Loi parle de la dispense d’une obligation qu’elle prévoit, et l’arrêt Kanthasamy avalise la décision Chirwa où l’on peut lire que l’article prévoyant la dispense ne saurait être « interprété d’une façon si large qu’il détruise la nature essentiellement exclusive » de la Loi (Kanthasamy, au para 14). Contrairement à ce qui apparaissait dans les observations écrites du demandeur, il n’est pas exact de dire que les années passées au Canada [traduction] « n’ont bénéficié d’aucune considération favorable dans l’appréciation globale du dossier » (observations écrites, au para 19). En fait, une considération favorable est accordée à l’assiduité du demandeur sur le marché du travail. C’est plutôt que, si le degré d’établissement n’a eu guère de poids, c’est parce que le demandeur ne s’est pas attardé sur cet aspect. La Cour a devant elle une personne dont on dit qu’elle est respectueuse des lois, et qui a occupé un emploi dans ce pays (six ans chez le même employeur). Elle envoie de l’argent au Sri Lanka et passe du temps auprès de membres de sa famille (deux oncles) au Canada. L’analyse de l’agent s’inscrit dans le rôle qui lui est assigné : le demandeur n’a pas montré en quoi l’exercice du pouvoir discrétionnaire du décideur était déraisonnable.

[46] À maintes reprises, la Cour a dit que les agents d’immigration ont la connaissance et l’expérience requises pour mesurer le degré d’établissement (entre autres, Villanueva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 585 [Villanueva]; Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 757; Bhatia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1000). Je reproduis le paragraphe 11 de la décision Villanueva :

[11] Dans le même ordre d’idées, je ne relève aucune erreur dans l’analyse de l’agent relative au degré d’établissement des demandeurs au Canada. L’agent a l’expertise et l’expérience voulues pour évaluer le degré d’établissement typique de personnes qui sont au Canada depuis environ le même nombre d’années que les demandeurs et, par conséquent, pour utiliser ce critère dans le cadre de l’appréciation de leur établissement. À cet égard, l’agent a souligné qu’il n’était pas rare que des personnes aient un emploi, paient des impôts, fassent du bénévolat, soient des membres actifs d’une communauté religieuse et participent à d’autres activités, comme le font les demandeurs, quand elles s’installent dans un autre pays. Il convient de faire preuve de retenue à l’égard de la décision de l’agent. L’agent n’a pas non plus commis d’erreur quand il a apprécié l’allégation de discrimination fondée sur l’âge des demandeurs. Il a apprécié les éléments de preuve qui ont été produits et énoncé les raisons pour lesquelles ceux‑ci n’étayaient pas les observations des demandeurs.

[47] Si la norme d’après laquelle doit être évaluée la situation particulière d’un demandeur d’asile est l’inclination de « tout homme raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne », alors des faits probants doivent être invoqués. Selon l’opinion majoritaire dans l’arrêt Kanthasamy, il est clair que l’article 25 de la Loi ne doit pas constituer un régime parallèle d’immigration. La nature essentiellement exclusive de la Loi n’a pas été éclipsée par l’article 25.

[48] Il s’ensuit que chaque demande CH est, de par sa nature même, un cas d’espèce. Il se trouve que, dans la présente affaire, les faits invoqués par le demandeur n’appuient pas sa position. L’arrêt Kanthasamy confirme que les faits, qui font partie de la preuve présentée par un demandeur, doivent montrer des infortunes justifiant l’octroi d’une dispense spéciale de l’application des dispositions de la Loi. Il vaut la peine de répéter que la Cour suprême, au paragraphe 13 de l’arrêt Kanthasamy, évoque l’idée de « compassion », soit [traduction] « chagrin ou pitié provoqués par la détresse ou les malheurs d’autrui, sympathie » (Chirwa, à la p 350).

[49] Le degré d’établissement n’était pas le seul élément analysé par l’agent. En fait, comme indiqué, c’est le cumul d’éléments qui doit être évalué. Comme l’a noté à juste raison le décideur, seuls quelques facteurs CH ont été invoqués par le demandeur au soutien de sa demande de dispense. Ils sont énumérés au paragraphe 6 des présents motifs. Les faits censés prouver son degré d’établissement, ce qui comprend son emploi, ont été jugés plutôt minces. Les liens familiaux (lettres de deux oncles qui vivent au Canada) sont eux aussi des éléments plutôt minces si on les mesure à l’aune du critère de la décision Chirwa. Ainsi, le seul facteur CH digne d’attention concernait le risque auquel serait exposé le demandeur s’il retournait au Sri Lanka.

[50] Ici encore, le demandeur a la charge de convaincre la Cour que la décision administrative est déraisonnable. Selon l’arrêt Vavilov, une décision est raisonnable si elle est fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique, sans qu’il faille se livrer à une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur (para 102). La décision doit aussi être justifiée à la lumière des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur elle.

[51] Encore une fois, la preuve soumise au décideur constitue un élément essentiel. Je cite l’arrêt Vavilov :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41— 42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15— 18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision et celle‑ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48.

[52] En toute déférence, la preuve relative aux conditions défavorables existant au Sri Lanka à la date de la décision de l’agent principal a été jugée lacunaire par celui‑ci, et il n’a pas été montré qu’il s’agit d’une conclusion déraisonnable au vu de la preuve produite.

[53] L’agent a passé en revue la preuve produite par le demandeur et il l’a jugée périmée. Il a préféré l’information figurant dans le rapport du Home Office du Royaume‑Uni de janvier 2020 (la décision a été rendue le 30 avril 2020), qui faisait suite à une mission d’enquête conduite à la fin de 2019. Les grandes lignes du rapport du Home Office pointent une perte d’intérêt des autorités sri‑lankaises pour les anciens membres des TLET. S’agissant du demandeur, l’agent note dans sa décision que le demandeur [traduction] « n’a pas dit qu’il était, ou qu’il est encore, un sympathisant des TLET ou de groupes similaires » (décision, à la p 4 de 5).

[54] Le demandeur est en désaccord. Il voudrait se prévaloir d’une documentation supplémentaire qui n’a pas été présentée à l’agent. Comme je l’ai déjà dit, cette preuve n’est pas admissible et les documents en cause, qui ne figurent pas dans le dossier certifié du tribunal, mais uniquement dans le dossier du demandeur, ne doivent pas être pris en compte.

[55] Comme on l’a vu, la règle n’est pas nouvelle. Il est assez surprenant que le demandeur puisse trouver judicieux d’ajouter une information qui, à l’évidence, n’a pas été portée à l’attention de l’agent. D’après le calcul fait par le défendeur, quelque 80 pages ont été ajoutées. De toute manière, l’information sur laquelle le demandeur s’est fondé devant la Cour ne pouvait pas être prise en compte, et ne l’a pas été. Elle n’est pas admissible.

[56] Le demandeur ne m’a apporté aucune justification qui ferait que la préférence accordée par l’agent au rapport du Home Office pourrait être jugée déraisonnable. L’agent s’est d’ailleurs directement exprimé sur la question soulevée. Le demandeur a tenté d’invoquer des propos du Haut‑commissariat du Sri Lanka au Canada. Cependant, les propos en question remontaient à 2010, et leur teneur est que [traduction] « la plupart (des passagers du MV Sun Sea) sont de farouches partisans des TLET ». Comment pourrait‑on reprocher à l’agent d’avoir privilégié le rapport d’un gouvernement étranger sorti 10 ans plus tard? Question laissée sans réponse. Il ne suffit pas, c’est bien connu, d’être en désaccord. Le critère est plutôt l’obligation de démontrer que la décision attaquée est déraisonnable. En fait, le demandeur voulait inverser le fardeau de la preuve, obligeant par là même l’agent à montrer que sa décision était raisonnable.

[57] Une observation s’impose. J’ai déjà conclu que les documents ajoutés par le demandeur dans ce dossier ne sont pas admissibles. Je ferais remarquer que le demandeur a tenté d’incorporer une preuve relative à des élections organisées en novembre 2019 au Sri Lanka. Le rapport du Home Office sur lequel s’est fondé l’agent faisait bien état de ces élections, mais la preuve déposée par le demandeur sur le sujet ne renfermait que des suppositions quant à l’incidence des changements anticipés. Il appartiendra à un autre décideur de dire si des faits nouveaux et plus éloquents sont survenus depuis avril 2020.

[58] Les trois facteurs CH allégués par le demandeur à l’appui de sa demande de dispense n’ont pas suffi, séparément ou ensemble, à convaincre l’agent principal. Était‑ce une conclusion déraisonnable? Je ne le crois pas. Le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait d’apporter une preuve convaincante apte à remplir le critère de la décision Chirwa : « […] les considérations d’ordre humanitaire s’entendent “des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ces malheurs [justifient la prise de mesures spéciales] aux fins des dispositions de la Loi » (Kanthasamy, au para 13). À mon avis, il n’a pas été démontré que l’appréciation de la preuve soumise à l’agent n’a été rien moins que raisonnable.

V. Dispositif

[59] Il en découle que la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[60] L’avocate du ministre a amèrement regretté la manière dont l’avocate du demandeur a tenté de persuader la Cour de certifier une question comme le prévoit l’article 74 de la Loi. Se référant aux Lignes directrices consolidées pour les instances d’immigration, de statut de réfugié et de citoyenneté, datées du 5 novembre 2018, l’avocate du ministre a cité la ligne directrice selon laquelle « les parties formulent des observations au sujet de l’alinéa 74a) dans leurs observations écrites, ou oralement à l’audience. Si une partie entend proposer une question à certifier, la partie opposée doit en être informée au moins cinq (5) jours avant l’audience, pour que les parties s’entendent sur le libellé de la question proposée ». Les Lignes directrices ont pour objet de définir les meilleures pratiques et de faire savoir ce que peuvent être les attentes de la Cour. Il est évidemment préférable de montrer de la courtoisie entre avocats, et les meilleures pratiques doivent être cultivées. Je ne m’étendrai pas sur la question.

[61] Du 14 octobre 2021 au 11 novembre 2021, les parties ont échangé leurs vues sur un projet de question que le demandeur voulait faire certifier :

L’agent principal a‑t‑il commis une erreur de droit en restreignant le champ de son pouvoir discrétionnaire en matière de considérations d’ordre humanitaire parce que : (1) il a évalué à travers le prisme des difficultés les facteurs CH allégués par le demandeur, (2) il a qualifié d’exceptionnel le pouvoir discrétionnaire ainsi conféré, et (3) il a refusé de voir le degré d’établissement du demandeur comme une considération justifiant de lui accorder une dispense, après avoir conjecturé que le degré d’établissement du demandeur n’était pas exceptionnel.

Selon le demandeur, les questions soulevées sont de portée générale. Il tente évidemment de satisfaire aux exigences de l’alinéa 74d) de la Loi, ainsi formulé :

Demande de contrôle judiciaire

Judicial review

74 Les règles suivantes s’appliquent à la demande de contrôle judiciaire :

74 Judicial review is subject to the following provisions:

[…]

d) sous réserve de l’article 87.01, le jugement consécutif au contrôle judiciaire n’est susceptible d’appel en Cour d’appel fédérale que si le juge certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et énonce celle‑ci.

(d) subject to section 87.01, an appeal to the Federal Court of Appeal may be made only if, in rendering judgment, the judge certifies that a serious question of general importance is involved and states the question.

[62] Le défendeur s’oppose à la question proposée. Le ministre soutient qu’elle ne satisfait pas aux exigences d’un appel. La présente affaire, d’affirmer l’avocate du ministre, [traduction] « intéresse la manière dont l’agent a évalué la demande CH présentée par le demandeur. Cette demande CH est tributaire des faits ». L’avocate affirme ensuite que [traduction] « le point de savoir si l’agent a évalué les facteurs CH à travers le prisme des difficultés ne serait pas transposable à une autre affaire, la présente affaire étant tributaire des facteurs soulevés dans cette demande ». Finalement, d’ajouter l’avocate, [traduction] « l’affirmation selon laquelle l’agent a qualifié d’exceptionnel le pouvoir discrétionnaire dont il était investi (i) n’apparaissait pas dans les observations du demandeur, non plus que les précédents cités dans la note de bas de page numéro 3 [de la lettre de l’avocate du demandeur datée du 14 octobre 2021] et (ii) s’accorde avec la jurisprudence ». À cette fin, l’avocate se réfère aux paragraphes 12 et 13 de l’arrêt Kanthasamy.

[63] Je partage l’avis de l’avocate du ministre. Le critère qui est appliqué pour certifier ou non une question est bien connu et s’est perpétué au fil des ans. Ses éléments ont été décrits dans l’arrêt Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 RCF 229 :

[36] La jurisprudence de notre Cour enseigne que, pour qu’une question soit dûment certifiée aux termes de l’article 74 de la LIPR, et que la Cour ait compétence pour entendre l’appel, la question certifiée par la Cour fédérale doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. En corollaire, la question doit avoir été discutée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle‑même, et non des motifs du juge (ou de la manière dont la Cour fédérale peut avoir tranché l’affaire) : Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, au paragraphe 9, [2014] 4 R.C.F. 290; Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, aux paragraphes 28 et 29, [2010] 1 R.C.F. 129; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Zazai, 2004 CAF 89, aux paragraphes 11 et 12 [Zazai]; Liyanagamage c. Canada (Secretary of State), 176 N.R. 4, au paragraphe 4, [1994] A.C.F. no 1637 (C.A.F.).

[64] Selon moi, l’avocate du demandeur soulève en réalité trois questions dans « la question » à certifier. Ces questions ne sont pas déterminantes dans l’affaire soumise à la Cour, et elles ne sauraient donc l’être pour l’issue d’un appel. La présente affaire repose sur des faits qui lui sont propres, et plus précisément sur une absence des preuves qui auraient pu satisfaire au critère de la décision Chirwa. Elle ne transcende pas non plus les intérêts des parties au litige puisqu’elle dépend des circonstances particulières du dossier. En fait, les questions ne découlent pas du dossier lui‑même, lequel est résolu sur le fondement d’une décision dont le caractère déraisonnable n’a pas été démontré. Dans la décision Harkat (Re), 2020 CF 818, madame la juge Roussel, alors juge à la Cour fédérale, notait qu’« une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire ne peut être dûment certifiée » (para 4). Son propos trouve appui dans l’arrêt Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, 485 NR 186, et dans l’arrêt Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, 419 DLR (4th) 566, (2018) Imm L.R. 171 [Lunyamila]. Récemment, la Cour d’appel fédérale a rappelé que le fait de certifier une question ne saurait transformer le processus en un genre de renvoi. À l’alinéa e) du paragraphe 7 de l’arrêt Canada (Sécurité publique et Protection civile) c XY, 2022 CAF 113, elle écrivait :

[traduction]

Le processus de certification ne doit pas être assimilé au processus de renvoi prévu à l’article 18.3 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, ni être utilisé comme un moyen d’obtenir un jugement déclaratoire de la Cour d’appel fédérale à propos de questions qu’il n’est pas nécessaire de trancher pour statuer sur une affaire donnée (Liyanagamage c Canada (Secrétaire d’État), (1994), 176 N.R. 4, 51 A.C.W.S. (3d) 910, para 4 (CAF)).

À mon avis, cela est exactement ce que le demandeur tente d’obtenir.

[65] S’il doit exister une question de grande importance ou de portée générale, elle doit découler du cas lui‑même. Autrement dit, il ne doit y avoir rien d’artificiel (voir Lunyamila, au para 49). Les faits doivent être à l’origine de la question certifiée. Tel n’est pas le cas en l’espèce.

[66] Il en résulte qu’il n’y a aucune question à certifier.

[67] Ainsi, la Cour a estimé qu’il n’y avait aucun « prisme des difficultés », mais plutôt que les facteurs CH allégués par le demandeur ont été raisonnablement évalués au vu de la preuve produite. La question du « prisme des difficultés » n’a tout simplement pas été déterminante. Par ailleurs, l’agent n’a pas dit que l’exercice de son pouvoir discrétionnaire était exceptionnel. Il se référait plutôt à la nature de la mesure souhaitée. Il est incontestable que la dispense de l’application de l’article 25 de la Loi est une « [mesure spéciale] » (Kanthasamy, au para 13), que le critère de la décision Chirwa a été conçu pour prévenir une portée indûment excessive de cette disposition et que le caractère exclusif de la Loi sur l’immigration est préservé (Kanthasamy, au para 14), que le critère lui‑même requiert un degré d’intensité et que les demandes de dispense fondées sur des CH ne sont pas censées constituer un régime d’immigration parallèle (Kanthasamy, au para 23). Dans la mesure où l’on demande une dispense de « tout ou partie des critères et obligations applicables » (art 25 de la Loi), à savoir des règles ordinaires, l’octroi d’une « mesure spéciale » est un cas qui s’écarte de la règle. Il s’agit d’une exception. D’ailleurs, le sens premier du mot « exceptionnel », selon le dictionnaire Petit Robert 2022, est « qui est hors de l’ordinaire ». En tout état de cause, la présente affaire ne reposait nullement sur l’exception qui constitue la « mesure spéciale ». Ce qui faisait manifestement défaut est le genre de preuve « de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ces malheurs [justifient la prise de mesures spéciales] aux fins des dispositions de la Loi » (Kanthasamy, au para 13). La présente affaire est un cas d’espèce, de sorte que la Cour conclut que la décision de l’agent principal était raisonnable au vu du dossier qui lui a été soumis.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2517‑20

LA COUR :

  1. rejette la demande de contrôle judiciaire.

  2. s’abstient de certifier toute question en application de l’article 74 de la Loi.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2517‑20

INTITULÉ :

NIRESHAN PARAMASIVAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE ottawa (ontario) ET Toronto (ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 OctobRe 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 21 JUILLET 2022

COMPARUTIONS :

Meghan Wilson

Barbara Jackman

POUR LE demandeur

Sally Thomas

POUR LE défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman et associés

Toronto (Ontario)

POUR LE demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE défendeur

 



[1] Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] D.C.A.I. no 1 [Chirwa].

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