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Date : 20220727


Dossier : IMM-2990-21

Référence : 2022 CF 1120

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 juillet 2022

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

DIMA AL-JIBORI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Mme Dima Al-Jibori, la demanderesse, a invoqué l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi ou LIPR] dans sa demande de résidence permanente au Canada. Comme il est bien connu, l’article 11 de la Loi exige que ces types de demandes soient présentés à partir à l’extérieur du Canada.

[2] Dans les dossiers où des considérations d’ordre humanitaire justifient l’octroi du statut de résident permanent, le ministre peut lever une obligation applicable de la Loi. Pour l’affaire en instance, le délégué du ministre n’a pas accueilli la demande. La demanderesse présente une demande de contrôle judiciaire de cette décision devant la Cour conformément à l’article 72 de la Loi.

I. Les faits

[3] La demanderesse est née en Iraq en octobre 1995. La famille comptait quatre enfants, la demanderesse étant la plus jeune de ceux-ci. Au moment où elle a présenté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, en septembre 2019, elle avait 24 ans. Ses parents sont tous deux résidents permanents. Une de ses sœurs, née en 1984, est citoyenne canadienne, et son frère, qui est né en 1987, réside en Jordanie. Un autre frère de la demanderesse est décédé en 2018.

[4] La famille de la demanderesse a quitté l’Iraq pour la Jordanie en 1998, alors que la guerre en Iraq était émergente. Ils sont restés en Jordanie au cours des neuf années suivantes. Le père de la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente (programme des investisseurs) au Canada. Elle a été accueillie. La famille est arrivée au Canada le 23 juillet 2007. Ils ont tous obtenu le statut de résident permanent au Canada, à Montréal.

[5] Cependant, alors que le père et les trois enfants les plus âgés sont restés au Canada, la mère et la demanderesse sont retournées en Jordanie peu de temps après. Il semble que la demanderesse avait besoin d’un traitement orthodontique commencé en Jordanie; de plus, l’adaptation au Canada était difficile et un sentiment de stabilité favorisait de rester en Jordanie. Nous apprenons de la demande qui a motivé la décision examinée que le père de la demanderesse a reçu un diagnostic de hernie discale cervicale. Compte tenu du temps d’attente au Canada, il a choisi de se faire soigner en Suisse. La mère de la demanderesse a rendu visite à son mari en Suisse pendant son traitement, mais est retournée fréquemment en Jordanie, tandis que les grands-parents se seraient déplacés de l’Iraq vers la Jordanie pour s’occuper de la demanderesse en Jordanie pendant que les deux parents étaient en Suisse.

[6] La mère et sa fille sont revenues au Canada en 2011. À ce moment-là, la mère et la fille avaient perdu leur statut de résident permanent dans ce pays (article 28 de la Loi). Selon la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, plusieurs incidents se sont produits au cours du processus pour regagner ce statut au Canada.

[7] Ayant retenu les services d’un consultant en immigration, un appel contre la révocation de la résidence permanente a été interjeté. L’appel a été rejeté, car le consultant ne s’est pas présenté à l’audience.

[8] Pour une raison qui n’a pas été expliquée dans la demande, le même consultant aurait fait une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qui était incorrecte et incomplète, allant jusqu’à soumettre la demande d’une autre personne au nom de la demanderesse. La demande a été rejetée.

[9] Ensuite, le père de la demanderesse a tenté de parrainer sa femme et sa fille en septembre 2015, avec l’aide d’un avocat. On nous dit que l’avocat a dû quitter le pays et qu’il était donc incapable de présenter les documents supplémentaires demandés par l’agent d’immigration dans le délai prescrit : la demande de parrainage a été rejetée.

[10] Une nouvelle demande de parrainage a dû être présentée. On nous dit que [traduction] « à ce moment-là, la demanderesse avait 23 ans et n’était plus admissible à être incluse avec sa mère dans leur demande de parrainage » (observations à l’appui de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, le 27 septembre 2019, p. 4/12).

[11] En fin de compte, la demanderesse est la seule de sa famille à ne pas détenir un statut d’immigration au Canada. Elle a donc présenté une demande de résidence permanente depuis le Canada. Cette demande a été rejetée et la demanderesse conteste cette décision devant la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[12] Dans une décision de trois pages, le décideur affirme que la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est fondée sur l’établissement de la demanderesse et les difficultés liées aux conditions en Iraq.

[13] Le fait que la demanderesse soit au Canada depuis 10 ans, qu’elle ait terminé ses études secondaires ainsi qu’un programme de quatre ans en design de mode (suivi d’une étude complémentaire de six mois afin d’obtenir un certificat en décoration intérieure) à Montréal a été considéré comme un poids positif. Le décideur a souligné ce qui suit : [traduction] « elle a développé un réseau de soutien et a maintenu un bon dossier civil, auquel j’ai accordé un poids positif ». Quoi qu’il en soit, la durée est considérée comme ayant un poids positif, mais de valeur minimale.

[14] Le décideur procède ensuite à l’examen des antécédents professionnels du demandeur. Tout en reconnaissant que la demanderesse a pris des mesures pour acquérir des compétences par le biais de l’éducation afin de renforcer ses perspectives d’emploi, il n’en demeure pas moins que son entreprise de conception de bijoux n’a pas été couronnée de succès; l’agent d’immigration se plaint du manque de détails concernant la raison pour laquelle [traduction] « elle a été contrainte d’arrêter en raison de la dépression causée par ses problèmes d’immigration », comme l’a affirmé l’avocat dans la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Le décideur note que la demanderesse n’a pas fourni de détails sur les raisons pour lesquelles elle n’a pas trouvé d’emploi permanent et continue de dépendre de son père pour son soutien financier.

[15] Un troisième élément relatif à l’« établissement » faisant l’objet de commentaires touche les liens de la demanderesse dans sa communauté qui mériteraient un poids positif.

[16] Le décideur traite des difficultés auxquelles la demanderesse serait confrontée si elle devait quitter le Canada pour l’Iraq ou la Jordanie. Le décideur semble accepter « le lien affectif avec le Canada » et note que la demanderesse a quitté l’Iraq à l’âge de trois ans, sans aucun lien familial immédiat dans son pays d’origine. Cependant, sans explication, il est déduit [traduction] « qu’il est raisonnable de croire que la demanderesse a un certain degré de connaissance et a été exposée à la langue et à la culture iraquiennes ». Dans ce qui me semble assez équivoque, il est indiqué que, compte tenu de la suspension temporaire des renvois (STR) touchant l’Iraq, le refus de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’entraînera pas, à ce stade, l’expulsion de la demanderesse.

[17] Pour une raison inexpliquée, le décideur considère la Jordanie comme une option pour une destination possible si la demanderesse est renvoyée du Canada. Au lieu d’établir que la demanderesse a conservé un certain statut en Jordanie, en dépit du fait qu’elle est au Canada depuis 10 ans et qu’elle déclare dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire que tout statut de résident permanent en Jordanie a été perdu, l’agent d’immigration déclare simplement qu’il n’y a [traduction] « aucun élément de preuve indiquant qu’elle a perdu sa résidence permanente dans ce pays ou qu’elle ne pourra pas y retourner en cas de renvoi ». En outre, le décideur suppose que le frère qui se trouvait en Jordanie à l’époque, et dont le statut était inconnu, accepterait et serait en mesure de l’aider à se réétablir et à se réinstaller en Jordanie. Le décideur indique même que [traduction] « la présence d’un frère ou d’une sœur en Jordanie est la preuve d’un lien familial avec ce pays ».

[18] Enfin, l’agent d’immigration concède que la demanderesse serait confrontée en Iraq à un « degré de difficulté en raison de son sexe, de son statut et de l’absence de liens familiaux ». Mais là encore, le décideur constate la présence de la STR, comme si les questions de genre, de statut et d’absence de liens familiaux disparaissaient en raison de cette suspension temporaire. Comme l’a observé l’agent, la demanderesse pouvait rester au Canada, mais seulement jusqu’à ce que la STR soit levée.

[19] Je reproduis dans son intégralité le paragraphe qui constitue la décision, au bas de la page 5 de cette décision :

[traduction]

« Après avoir pris en considération toutes les circonstances de la demanderesse et examiné les documents soumis, je constate que les facteurs favorables de cette évaluation (à savoir les liens de la demanderesse avec la communauté, l’absence de liens suffisants dans son pays d’origine) sont insuffisants pour justifier l’octroi d’une exemption. Par conséquent, je ne suis pas convaincu que les considérations d’ordre humanitaire dont je suis saisi justifient l’octroi d’une exemption aux termes du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. »

III. Argumentation et analyse

[20] Contrairement à ce qui est affirmé dans la décision faisant l’objet du contrôle, la demanderesse ne s’est pas limitée à l’établissement au Canada et à l’absence de liens avec son pays d’origine dans sa demande. Elle énumère les éléments suivants dans sa demande :

– Établissement au Canada

– Incapacité à quitter le Canada ayant mené à son établissement

– Liens avec le Canada

– Conséquences de la séparation avec les membres de sa famille [sic]

– Facteurs dans votre pays d’origine (non liés à la demande d’asile)

– Tout autre facteur pertinent que vous souhaitez voir pris en compte et qui n’est pas lié à la demande d’asile

Plus important encore, le document énonce des considérations d’ordre humanitaire, notamment les efforts déployés pour régulariser le statut d’immigration au Canada depuis le retour de la demanderesse, ainsi que le fait que toute sa famille immédiate a un statut dans ce pays. la demanderesse renvoie précisément au critère à appliquer aux demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire depuis la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy] :

[21] Mais comme le montre l’historique législatif, la série de dispositions « d’ordre humanitaire » formulées en termes généraux dans les différentes lois sur l’immigration avait un objectif commun, à savoir offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Chirwa, p. 364).

Comme on le sait maintenant, les difficultés ne constituent pas le seul facteur à prendre en compte dans les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire.

[21] Devant la Cour, la demanderesse fait valoir que la décision faisant l’objet du contrôle ne satisfait pas au critère d’intelligibilité devant être respecté pour qu’une décision soit considérée comme raisonnable (Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov]). Elle se plaint du manque d’engagement par rapport aux éléments de preuve présentés au décideur. En effet, elle rappelle à la Cour que l’arrêt Vavilov cherche à développer et à renforcer une culture de la justification dans la prise de décision administrative.

[22] Pour sa part, le défendeur met l’accent sur la nécessité pour la Cour de faire preuve de déférence à l’égard d’un tribunal administratif, comme l’a confirmé l’arrêt Vavilov, dans l’évaluation du caractère raisonnable d’une décision. La dispense pour considérations d’ordre humanitaire étant une mesure exceptionnelle, le défendeur fait valoir que la demanderesse n’est pas d’accord avec la décision sur le fond, et demande donc à la Cour d’apprécier à nouveau les éléments de preuve. Ce n’est pas le rôle que doit jouer une cour de révision.

[23] Je suis d’accord avec le défendeur qu’une cour de révision doit adopter une attitude de respect envers les décideurs administratifs « en reconnaissance de leur légitimité et de leur compétence (Vavilov, au para 14) ». « Il tire son origine du principe de la retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers le rôle distinct des décideurs administratifs » (Vavilov, au para 13). Je conviens également avec le défendeur que, par définition, l’article 25 de la LIPR est censé être l’exception plutôt que la règle. Il prévoit une dispense par rapport aux critères ou obligations applicables de la LIPR. L’article 25 est rédigé en ces termes :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

Comme la Cour suprême l’a constaté dans l’arrêt Kanthasamy, l’article 25 n’a jamais censé constituer un régime d’immigration parallèle (au paragraphe 23). L’article ne détruit pas « la nature essentiellement exclusive de la Loi sur l’immigration et de ses règlements » (au paragraphe 14). Comme il est énoncé au paragraphe 19, « Comme le pouvoir de même nature dont il s’inspire, le pouvoir discrétionnaire fondé sur les considérations d’ordre humanitaire que prévoit le par. 25(1) se veut donc une exception souple et sensible à l’application habituelle de la Loi ou, pour reprendre les termes employés par Janet Scott, un pouvoir discrétionnaire permettant “de mitiger la sévérité de la loi selon le cas”. »

[24] Cependant, il ne s’agit pas de la question en l’espèce. L’arrêt Vavilov fait valoir un autre principe. La retenue judiciaire et une attitude de respect ne sont que la moitié de l’équation. L’autre moitié est la reconnaissance du fait que « la prise de décisions motivées constitue la pierre angulaire de la légitimité des institutions » (tel qu’il est reproduit au paragraphe 74 de l’arrêt Vavilov).

[25] Je ne doute pas qu’une décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire doit être prise appuyée par des motifs pour la justifier. Dans l’arrêt Vavilov, on peut lire que « Parmi les cas où des motifs écrits sont généralement nécessaires, on compte les situations où le processus décisionnel accorde aux parties le droit de participer, où une décision défavorable aurait une incidence considérable sur l’intéressé, ou encore celles où il existe un droit d’appel » (au para 77). Ceci est clairement applicable en l’espèce. Non seulement la décision à prendre revêt une importance significative, voire critique, pour le demandeur, mais la demande repose sur des renseignements pertinents fournis pour appuyer celle-ci. On dit que les motifs expliquent comment et pourquoi une décision a été prise et protègent contre l’arbitraire. Les motifs « constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions » (Vavilov, au para 81). Une cour de révision ne s’intéresse pas seulement au résultat obtenu par un tribunal administratif, mais aussi au processus de prise de décision et aux raisons invoquées pour justifier le résultat obtenu.

[26] Personne ne doute qu’une décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est soumise à la norme de contrôle de la décision raisonnable. Il s’ensuit que la décision devra être justifiée, transparente et intelligible, et elle doit être « justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‐ci » (arrêt Vavilov, au para 99) pour que la décision soit considérée comme raisonnable. Avec respect, la décision examinée manque de transparence et d’intelligibilité pour permettre à la Cour de conclure quant à son caractère raisonnable, et elle doit donc être renvoyée à un autre décideur afin qu’il rende une nouvelle décision.

[27] Comme l’a indiqué la Cour suprême, une cour de révision doit comprendre le raisonnement du décideur afin d’évaluer le caractère raisonnable de la décision. Si les motifs sont censés expliquer comment et pourquoi une décision a été prise, les motifs examinés font défaut. Ce n’est pas que la Cour cherche à examiner le bien-fondé de cette demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, mais plutôt qu’elle a besoin de comprendre le raisonnement afin que les motifs soient véritablement protégés contre l’arbitraire.

[28] Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que le décideur n’a pas tenu compte de tous les éléments de sa situation particulière, car il semble que de nombreuses tentatives aient été faites pour régulariser son statut d’immigration au Canada. Ces tentatives ont été infructueuses pour des raisons qui échappent au contrôle de la présente demanderesse. Le manque de diligence des personnes retenues par le père de la demanderesse en vue d’obtenir un recours, et d’ailleurs la ligne de conduite suivie par le père lui-même, ne sont même pas évoqués par le décideur. La question n’est pas de savoir s’il y avait ou non établissement dans la présentation de ces épisodes liés aux antécédents de la demanderesse en matière d’immigration. Nous l’ignorons. Au contraire, ce qui fait cruellement défaut, c’est que le décideur ne s’est jamais penché sur cet élément de preuve. Par ce qui semble ne pas être de sa faute, cette demanderesse s’est retrouvée sans aucun statut dans ce pays, contrairement aux autres membres de sa famille qui sont devenus citoyens du Canada ou qui détiennent le statut de résident permanent. Pour une personne raisonnable dans une communauté civilisée, cela semblera être des circonstances particulières menant à des difficultés inhabituelles.

[29] Le décideur ne fait pas non plus allusion au critère applicable en l’espèce malgré le fait que les observations de la demanderesse pour la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire s’y réfèrent expressément. Ce n’est pas important. Le critère est le barème sur lequel on s’appuie pour mesurer les circonstances particulières de la demanderesse. Comme il est indiqué dans l’affaire Kanthasamy, ce ne sont pas seulement les difficultés qui doivent être prises en compte, mais plutôt « toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes » (arrêt Kanthasamy, au para 33). Je fais allusion au paragraphe 13 de l’arrêt Kanthasamy, qui est le plus détaillé au sujet du critère :

[13] C’est la Commission d’appel de l’immigration qui, dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 A.I.A. 351, s’est penchée la première sur la signification de l’expression « considérations d’ordre humanitaire ». La première présidente de la Commission, Janet Scott, a jugé que les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi » (p. 364). Cette définition s’inspire de celle que renferme le dictionnaire à l’entrée « compassion », soit [traduction] « chagrin ou pitié provoqué par la détresse ou les malheurs d’autrui, sympathie » (Chirwa, p. 363). La Commission reconnaît que cette définition « implique un certain élément de subjectivité », mais elle dit qu’il doit aussi y avoir des éléments de preuve objectifs pour que la mesure spéciale soit accordée (Chirwa, p. 363).

[30] Comme l’a soulevé la demanderesse, ses malheurs vont au-delà des critères d’établissement et des conditions en Iraq. Si elle doit invoquer l’article 25, c’est parce qu’elle a échoué dans ses autres tentatives de régulariser son statut au Canada, comme ont réussi à le faire les autres membres de sa famille. Il n’appartient pas à la Cour de dire si les tentatives antérieures de régularisation de sa situation sont suffisantes en elles-mêmes, ou avec d’autres facteurs, pour mitiger la sévérité de la loi selon le cas. Elles peuvent l’être ou non. Cependant, ces tentatives doivent être prises en compte. Ces difficultés sont-elles de nature à éveiller le désir de les soulager?

[31] À mon avis, la décision est également déficiente en ce qu’elle n’est ni transparente ni intelligible quant au rôle que doit jouer la STR en vigueur dans la décision concernant l’Iraq. La décision administrative constate l’existence de la STR. Elle est présentée comme une sorte de protection, sans même aborder les difficultés évidentes d’une jeune femme qui a quitté l’Iraq à l’âge de trois ans et qui serait sans soutien si elle devait être renvoyée dans son pays de naissance, mais dont elle n’a très probablement aucun souvenir. Il est certain que l’existence d’une STR qui, selon le décideur, permettra à la demanderesse de [traduction] « rester au Canada jusqu’à ce que la STR soit levée » ne répond pas aux difficultés d’être renvoyée dans un endroit que la demanderesse ne connaît pas et où, pour ainsi dire, elle n’a jamais vécu. En d’autres termes, le fait que la demanderesse ne puisse pas, pour l’instant, être renvoyée en Iraq ne change rien à la situation : lorsque la STR sera levée, la demanderesse sera renvoyée dans un endroit qu’elle ne connaît pas, tandis que sa famille continuera à vivre au Canada. Un décideur doit examiner la question en litige en tenant compte des circonstances actuelles. Compte tenu de la particularité des faits, l’existence d’une STR est dans une large mesure sans rapport avec la question soulevée.

[32] De même, la possibilité que la demanderesse soit renvoyée en Jordanie, puisqu’elle a vécu pendant un certain temps dans ce pays, n’est pas expliquée. La demanderesse a quitté la Jordanie dix ans plus tôt et elle affirme que son statut de résident permanent a été perdu. Nous ne savons pas pourquoi le décideur n’accepte pas la déclaration de la demanderesse à cet effet et s’appuie plutôt sur le motif [traduction] « aucun élément de preuve » fourni, sans aucune autre explication. De plus, le décideur avance des hypothèses sur la présence du frère de la demanderesse en Jordanie et sur sa capacité à lui prêter assistance, en supposant bien sûr que la demanderesse puisse trouver refuge en Jordanie. Il est surprenant de lire que [traduction] « il n’y a aucun élément de preuve suffisant pour suggérer que le frère de la demanderesse (actuellement établi en Jordanie) ne voudrait pas et ne pourrait pas l’aider à s’établir et à se réinstaller en Jordanie ».

[33] Le même type de déclaration générique et vague est utilisé dans la conclusion de la décision. La conclusion est reproduite au paragraphe 19 des présents motifs. Cette conclusion indique simplement que les facteurs favorables [traduction] « sont insuffisants pour justifier l’octroi d’une dispense ». Comme j’ai essayé de le montrer, certaines considérations ont été écartées et d’autres simplement ignorées, et le décideur ne se livre jamais à une évaluation qui mesurerait toutes ces considérations en fonction du critère de « soulager les malheurs d’une autre personne ».

IV. Conclusion

[34] Il s’ensuit que les motifs pour lesquels le décideur a refusé la demande visant à obtenir le statut de résidente permanente à partir du Canada pour des motifs d’ordre humanitaire sont déraisonnables, car ils manquent de transparence et d’intelligibilité. En conséquence, l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il procède à un nouvel examen. Compte tenu du temps écoulé, la demanderesse est autorisée à mettre à jour sa demande.

[35] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2990-21

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il procède à un nouvel examen.

  3. La demanderesse a la possibilité de mettre à jour son dossier.

  4. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2990-21

 

INTITULÉ :

DIMA AL-JIBORI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 MAI 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Angela Potvin

 

Pour la demanderesse

 

Thi My Dung Tran

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Servimm Inc.

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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