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Date : 20220728


Dossier : IMM-2061-20

Référence : 2022 CF 1142

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 28 juillet 2022

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

JOSE LUIS LOPEZ AREVALO

ANDREA PAOLA PACHON CASTILLO MARGARITA LOPEZ PACHON

ANDREINA LOPEZ PACHON

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur principal, son épouse et ses deux enfants mineurs [collectivement, les demandeurs] sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision [la décision] rendue le 24 février 2020 par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. La SAR a estimé que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État colombien et qu’ils n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, suivant les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la SAR, qui n’a pas démontré qu’elle avait tenu compte des éléments de preuve pertinents tirés du Cartable national de documentation [le CND], n’a pas suffisamment justifié sa conclusion. Par conséquent, la présente demande sera accueillie.

I. Le contexte

[3] Les demandeurs, qui sont des citoyens de la Colombie, sont arrivés au Canada le 3 septembre 2017. Ils demandent la protection du Canada parce qu’ils craignent d’être persécutés et parce qu’ils ont reçu des menaces de la part du groupe criminalisé Clan del Golfo, en Colombie.

[4] En janvier 2016, le demandeur principal a accepté un poste de chef du Bureau des affaires juridiques et du Bureau de la supervision disciplinaire dans un hôpital de Santa Marta. En mars 2017, il a été informé que plusieurs membres du personnel infirmier auxiliaire autonome de l’hôpital avaient fourni des documents falsifiés relativement aux paiements obligatoires pour les soins de santé, la pension et la gestion des risques professionnels. Les versements dus à ces employés ont été suspendus jusqu’à ce que les déficits soient recouvrés. Leurs contrats, qui expiraient le 30 juin 2017, n’ont pas été renouvelés. Une rumeur circulait selon laquelle le demandeur principal était responsable du non-renouvellement de ces contrats.

[5] Le demandeur principal allègue que des membres du groupe Clan del Golfo lui ont envoyé des appels téléphoniques et des textos de menace les 14 juillet 2016, 16 août 2017 et 18 août 2017, dans lesquels ils lui disaient que sa vie serait ruinée ou qu’il serait tué si les employés ne retrouvaient pas leurs postes. Il prétend également qu’une personne sur une motocyclette l’a menacé le 22 août 2017 alors qu’il était à bord de son automobile.

[6] Le demandeur principal a déposé des plaintes à la police le 20 août 2017 et le 23 août 2017. Le 24 août 2017, les demandeurs ont quitté le pays pour les États-Unis. Au cours de leur séjour, ils ont décidé de ne pas retourner en Colombie, mais plutôt de présenter une demande d’asile au Canada. Ils sont arrivés au Canada le 3 septembre 2017 et ont présenté leur demande d’asile le 9 septembre 2017.

[7] Le 1er mars 2019, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile des demandeurs. La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption selon laquelle l’État colombien était en mesure de leur offrir une protection. Les demandeurs ont informé la police et demandé la protection de l’État, mais ils n’ont pas donné à ce dernier suffisamment de temps pour adopter des mesures de protection et n’ont pas assuré le suivi de leurs plaintes à la police. Subsidiairement, la SPR a conclu que les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [la PRI] valable à Tunja, en Colombie.

[8] Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR, relativement à la protection de l’État et à la PRI. Le 24 février 2020, la SAR a rejeté l’appel des demandeurs. Après avoir souscrit à la décision de la SPR, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État. Compte tenu de sa conclusion sur la question de la protection de l’État, la SAR ne s’est pas prononcée sur l’analyse de la PRI.

II. La question en litige et la norme de contrôle

[9] Les demandeurs soulèvent les deux questions suivantes :

  1. La SAR a-t-elle soustrait à son examen des éléments de preuve essentiels au dossier?

  2. La SAR a-t-elle appliqué le mauvais critère juridique à la question de la protection de l’État?

[10] Comme je suis d’avis que la première question est déterminante, les présents motifs ne porteront que sur celle-ci.

[11] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Giraldo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1052 au para 11, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16, 17 et 25). Aucune des exceptions pouvant réfuter la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable à toutes les décisions administratives ne s’applique en l’espèce (Vavilov, au para 17).

[12] Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, aux para 85-86). Une décision est raisonnable si, prise dans son ensemble et compte tenu du contexte administratif, elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov, aux para 91-95 et 99-100).

III. Analyse

[13] En l’espèce, je conviens avec les demandeurs que la SAR n’a pas démontré qu’elle avait tenu compte de tous les éléments de preuve pertinents tirés du CND pour en venir à sa conclusion sur la question de la protection de l’État.

[14] Dans sa décision, la SAR a examiné l’argument présenté par les demandeurs selon lequel la SPR avait commis une erreur dans son analyse de la preuve documentaire relative à la protection offerte par l’État, et elle a dit que les demandeurs avaient cité l’article du 19 avril 2016 de Stephen Gill intitulé « Columbia State Ties to Paramilitary Groups Alive and Well : Report ». Elle a toutefois conclu que ce document ne figurait pas dans le dossier.

[15] La SAR a ajouté que même si elle devait considérer que le rapport de 2016 faisait état de liens entre les forces de sécurité de la Colombie et les groupes criminalisés issus du démantèlement de l’organisation AUC (United Self-Defense Forces of Colombia), cela ne suffirait pas à réfuter la présomption au sujet de la protection de l’État. Elle a expliqué que c’était parce que d’autres documents du CND, auxquels la SPR avait renvoyé, indiquaient que « de nombreux membres de ces groupes criminalisés [avaie]nt été arrêtés en Colombie ». J’estime que l’analyse de la SAR n’est pas suffisante.

[16] Tout d’abord, j’estime qu’il est déraisonnable de la part de la SAR de ne pas avoir repéré le rapport de 2016 dans le CND, alors que les demandeurs avaient fourni sa date, son titre et le nom de son auteur. Bien que je convienne qu’il aurait été utile pour la SAR de connaître l’emplacement du rapport dans le CND, j’estime que compte tenu des autres renseignements fournis, il était déraisonnable de sa part de conclure que le document était introuvable dans l’index du CND. Il y a lieu d’établir une distinction entre les circonstances de l’espèce et celles des affaires citées par le défendeur où la demande a été rejetée en raison du caractère inadéquat des éléments de preuve (Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 231 au para 56, et Dag c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 375 aux para 14-15). Il est de pratique courante pour la SAR de s’en remettre aux documents qui se trouvent dans le CND, même lorsque le demandeur ne les a pas invoqués (Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 au para 79). La SAR n’avait aucun motif raisonnable de conclure que le rapport de 2016 était introuvable.

[17] En outre, comme l’ont fait valoir les demandeurs, la SAR ne pouvait écarter le rapport de 2016 au motif qu’il était introuvable, et présumer ensuite ce qu’il pourrait indiquer simplement à partir de l’extrait qu’ils avaient cité. Cette chaîne d’analyse est incohérente.

[18] Par ailleurs, pour en arriver à sa conclusion, la SAR ne s’est pas attaquée de façon significative aux documents tirés du CND (Vavilov, au para 128). Elle a dit que l’article de 2016 ne permettait pas de réfuter la présomption applicable à la protection de l’État parce que les autres documents du CND, auxquels la SPR avait fait référence, indiquaient que « de nombreux membres de ces groupes criminalisés [avaie]nt été arrêtés en Colombie ». Elle s’est appuyée sur les conclusions de la SPR qu’elle a elle-même résumées comme suit dans sa décision :

[26] La SPR analyse la preuve documentaire déposée et constate que la Colombie est une démocratie où le gouvernement a le contrôle effectif de son territoire, où il existe un système judiciaire indépendant et des forces de sécurité en place pour appliquer les lois.

[27] La SPR constate ensuite que l’État colombien fait de sérieux efforts pour combattre la criminalité, et souligne le fait qu’en 2015, 1453 [sic] membres de groupes criminalisés ont été arrêtés.

[19] La SAR n’a pas effectué sa propre analyse des documents du CND, conformément aux exigences énoncées dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 (au para 103); elle n’a pas non plus examiné la question de la corruption de l’État colombien soulevée dans les documents. Elle n’a fait aucun lien entre les statistiques reproduites ci-dessus et le groupe Clan del Golfo, ni avec la situation du demandeur. L’examen de la preuve est insuffisant et sélectif (Castillo Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 347 au para 36). À mon avis, cette façon de faire démontre que la SAR n’a pas adéquatement justifié sa conclusion.

[20] Comme l’indiquent les paragraphes 127-128 de l’arrêt Vavilov, « [l]es principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties ». Ces principes, appliqués à la présente affaire, exigent à mon avis de fournir plus qu’une explication superficielle des éléments de preuve présentés dans le CND. Cet exercice est d’autant plus nécessaire lorsque, comme en l’espèce, les demandeurs allèguent que le CND démontre que l’État n’est pratiquement jamais en mesure d’offrir une protection adéquate aux victimes du groupe Clan del Golfo, et que de telles allégations contredisent les interprétations exprimées dans le CND sur lesquelles la SAR cherche à se fonder.

[21] Les motifs de la SAR ne font pas état d’une justification suffisante, ce qui, à mon sens, rend la décision déraisonnable.

IV. Conclusion

[22] Par conséquent, la demande est accueillie et l’affaire sera renvoyée à la SAR pour nouvelle décision.

[23] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2061-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à la SAR pour nouvelle décision.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Angela Furlanetto »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2061-20

 

INTITULÉ :

JOSE LUIS LOPEZ AREVALO, ANDREA PAOLA PACHON CASTILLO, MARGARITA LOPEZ PACHON, ANDREINA LOPEZ PACHON c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 avril 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 28 juillet 2022

 

COMPARUTIONS :

Justin Toh

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Melissa Mathieu

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Czuma, Ritter

Cabinet d’avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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