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Date : 20220805


Dossier : IMM‑6019‑21

Référence : 2022 CF 1172

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 août 2022

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE ::

MOHAMMED MAHFUGUR RASHID MUSA

demandeur

Et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, un citoyen du Bangladesh, sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 12 août 2021 [la décision contestée] rendue par la Section de l’immigration [la SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, dans laquelle il a été conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], à l’égard d’un acte visé à l’alinéa 34(1)c).

II. Contexte

[2] Le 18 avril 2018, le demandeur est entré au Canada au moyen d’un visa d’étudiant. Il a présenté une demande d’asile le 2 octobre 2018.

[3] Le 15 novembre 2019, le ministre a présenté un rapport établi au titre du paragraphe 44(1) de la LIPR à l’encontre du demandeur, dans lequel il déclarait qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre d’une organisation qui se livrait au terrorisme et qu’il était donc interdit de territoire aux termes des alinéas 34(1)c) et 34(1)f) de la LIPR.

[4] L’article 34 de la LIPR énonce divers motifs de sécurité aux termes desquels les étrangers ou les résidents permanents peuvent être tenus pour interdits de territoire au Canada, ce qui les empêche de rester au Canada. Les alinéas 34(1)c) et f) sont énoncés ci‑dessous :

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[…]

c) se livrer au terrorisme;

(c) engaging in terrorism;

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

[5] Le rapport du ministre expose les raisons pour lesquelles il a conclu que le PNB et le Jatiyatabadi Chatra Dal (JCD) étaient des organisations qui s’étaient livrées à des activités terroristes.

[traduction]

La preuve documentaire démontre que les militants du Parti national du Bangladesh et du Chatra Dal se sont livrés à des activités terroristes. Le Parti nationaliste du Bangladesh et le Chatra Dal sont des organisations s’étant livrées à des actes visant au renversement du gouvernement du Bangladesh par la force ou seraient les instigatrices de tels actes. Les dirigeants du Parti nationaliste du Bangladesh et du Chatra Dal n’ont pas clairement condamné ces activités violentes ni pris des mesures pour se dissocier de telles activités. Au contraire, la preuve démontre que le Parti nationaliste du Bangladesh et le Chatra Dal ont implicitement organisé des activités de violence dans les rues et des activités terroristes pour atteindre leur objectif.

[6] Le ministre a déféré l’affaire à la SI pour qu’elle tienne une enquête au titre du paragraphe 44(2) de la LIPR. L’enquête a eu lieu le 13 avril 2021.

A. La preuve dont disposait la SI

[7] Lors de l’audience devant la SI, la conseil du ministre a présenté des dizaines de documents pour établir qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre du JCD, l’aile étudiante du PNB, et qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le PNB s’est livré à des activités terroristes.

[8] Il convient de relever d’emblée que le demandeur n’a pas nié son adhésion au PNB et sa participation aux activités de cette organisation, puisqu’il a lui‑même admis ce fait. Cependant, il a nié que le PNB soit une organisation violente qui se livre, se livrera ou s’est livrée à des actes de terrorisme.

[9] La conseil du ministre a présenté l’historique du paysage politique du Bangladesh. En résumé, les principaux partis politiques du Bangladesh sont le PNB et la Ligue Awami [LA]. Le PNB a remporté les élections de 1991 et de 2001, tandis que la LA a remporté les élections générales de 1996, de 2008 et de 2014, les trois premières élections ayant été menées sous l’égide d’un gouvernement intérimaire.

[10] En 2011, le gouvernement de la LA a aboli le régime de gouvernement intérimaire. En réaction à ce changement, le PNB a appelé à des barrages et à des grèves générales (connus au Bangladesh sous le nom de hartals) pour forcer le gouvernement de la LA à rétablir le gouvernement intérimaire. Les hartals ont entraîné la fermeture de magasins et d’entreprises, ce qui a causé des pertes économiques globales de plusieurs millions de dollars par jour dans tous les secteurs. Des troubles majeurs et des épisodes de violence ont éclaté dans les rues du Bangladesh.

[11] La preuve documentaire présentée au nom du ministre démontre que le PNB a planifié et mis en œuvre des hartals pendant son mandat d’opposition, ce qui a souvent entraîné des actes de violence, y compris des décès et des blessures graves. Les actes de violence ont pris diverses formes, comme le lancement de bombes à essence sur des victimes innocentes pour faire respecter les barrages et l’endommagement de lignes de chemin de fer susceptible de causer de graves blessures à ses usagers.

[12] Un article intitulé Party Politics and Political Violence in Bangladesh : Issues, Manifestation and Consequences ([traduction] la politique des partis et la violence politique au Bangladesh : enjeux, manifestations et conséquences), rédigé par M. Moniruzzaman en mars 2009, offre un regard analytique sur la nature des interactions politiques entre partis, ainsi que sur la manifestation et les conséquences de la violence politique au Bangladesh. L’article indique ce qui suit : [traduction] « Un aspect dominant du système des partis au Bangladesh est sa culture de la violence. Il est devenu courant pour les partis politiques de se livrer à des actes de violence dans la rue. »

[13] La conseil du ministre a fait valoir devant la SI que le JCD est une création du PNB et que ses membres sont les principaux acteurs de la violence politique au Bangladesh. Cette affirmation va dans le même sens que le rapport de Human Rights Watch selon lequel les membres des ailes étudiantes du PNB et de la LA [traduction] « sont souvent impliqués dans des attaques et des affrontements violents ». Elle soutient que le PNB doit être tenu responsable, en tant qu’organisation, de la violence qui résulte de ses appels aux hartals et aux barrages. Le PNB savait que ces incidents entraîneraient des décès et de graves blessures, et pourtant il a nié ses actes. Le PNB a fait preuve d’inaction pour éliminer de ses rangs les individus impliqués dans des activités subversives et terroristes. Ce faisant, il a démontré qu’il approuvait la violence. La conseil a fait valoir qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre du JCD, et que le JCD s’est livré au terrorisme, puis elle a demandé qu’une mesure d’expulsion soit prise à son encontre.

[14] Le demandeur a admis sous serment qu’il était membre du JCD. Il a déclaré s’être joint au JCD parce qu’il avait besoin d’un endroit où rester et d’une protection pendant ses études. Il représentait le PNB au sein de l’association étudiante métropolitaine, et a remporté le siège de secrétaire organisateur de l’association étudiante de l’université métropolitaine; il croyait que cette expérience paraîtrait bien dans son curriculum vitae. Dans le cadre de ses fonctions, il a occasionnellement publié des informations antigouvernementales, mais n’a jamais participé à des réunions, des rassemblements ou des hartals liés au JCD.

[15] Le demandeur a déclaré qu’il n’avait jamais voté pour les candidats du JCD, qu’on ne lui avait jamais demandé de participer à des activités violentes et qu’il n’avait jamais vu les dirigeants du JCD ordonner aux membres des échelons inférieurs de se livrer à des actes de violence. Il a nié que le PNB soit une organisation violente qui se livre, se livrera ou s’est livrée à des actes de terrorisme.

B. La décision de la SI

[16] La SI a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le PNB et le JCD se livraient au terrorisme. Dans son analyse, la SI a adopté la définition du « terrorisme » énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1 [Suresh] au para 98 :

98. À notre avis, on peut conclure sans risque d’erreur, suivant la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, que le terme « terrorisme » employé à l’art. 19 de la Loi inclut tout « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ». Cette définition traduit bien ce que l’on entend essentiellement par « terrorisme » à l’échelle internationale. […]

[17] La SI a relevé que le fait que le PNB ne figure pas sur la liste des entités terroristes au Canada n’est pas un élément déterminant pour établir s’il s’agit ou non d’une organisation terroriste aux fins de l’alinéa 35(1)c) de la LIPR.

[18] La SI a examiné les éléments de preuve produits par le ministre, en particulier ceux se rapportant à la période entre les années 2012 et 2015. Pour établir si le PNB s’est livré au terrorisme, la SI s’est concentrée sur quatre facteurs énumérés par le juge Sébastien Grammond dans la décision M.N. c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 796 [M.N.] au para 12, notamment : 1) la structure interne de l’organisation; 2) le degré de contrôle exercé par la direction de l’organisation sur ses membres; 3) la connaissance par la direction de l’organisation des actes de violence, et 4) la dénonciation ou l’approbation publique de ces actes.

[19] La SI a convenu avec le demandeur que la définition du mot « terrorisme » telle qu’elle figure dans la loi en matière d’immigration exige la preuve, de la part de l’organisation, d’une intention de causer des blessures graves, la mort, la mise en danger de la vie et un risque sérieux pour la vie et la sécurité. La SI a jugé que les quatre facteurs énoncés dans la décision M.N. étaient réunis en l’espèce, en raison du raisonnement exposé ci‑dessous.

[traduction]

[71] Facteur 1 : Le PNB est un parti politique légalement constitué. En ce qui concerne la structure interne de l’organisation, la décision d’appeler à un hartal est prise pendant les réunions du comité de direction du PNB. Les hartals et les barrages ne sont pas survenus spontanément. Ils ont été planifiés et initiés par la direction du PNB. La mise en œuvre des hartals et des barrages aurait nécessité du temps et de l’argent pour les préparatifs visant leur succès. Elle nécessite de mobiliser facilement des membres et des partisans prêts à s’engager dans les activités prévues. Cela emporte très certainement une coordination détaillée pour s’assurer que toutes les pièces de l’échiquier soient bien en place.

[72] Facteur 2 : Les membres du PNB et de son aile étudiante, le JCD, sont assujettis à la discipline et au contrôle de la direction nationale du PNB. La direction nationale du PNB avait le contrôle, l’autorité et le pouvoir d’ordonner à ses membres et à ses partisans de se plier à ses ordres. À partir d’octobre 2013, le PNB a organisé des barrages et des manifestations et a appelé au boycottage des élections, ce qui a entraîné la mort ou des blessures graves chez les personnes qui ne respectaient pas les barrages. La minorité hindoue a été particulièrement visée par les actes de violence. Des écoles et des bâtiments qui servaient de bureaux de vote ont été la cible d’attaques (pièce C‑28, page 212). L’objectif du PNB était de forcer la Ligue Awami à, entre autres, rétablir un gouvernement intérimaire pour superviser les élections générales.

[73] Facteur 3 : La preuve documentaire révèle que les dirigeants du PNB connaissaient les conséquences des appels lancés à ses membres et à ses partisans afin que ces derniers participent à des hartals, des manifestations et des barrages, puisque de nombreux membres de la direction étaient eux‑mêmes accusés de crimes violents, y compris le président Zia. Un autre élément de preuve démontrant que les dirigeants du PNB avaient connaissance des meurtres commis et des blessures graves infligées par des membres de leur parti consiste en la vaste couverture médiatique de la situation politique au Bangladesh, en particulier à partir de 2012. Des rapports sur les événements d’actualité au Bangladesh publiés lors de la période pertinente figurent dans les multiples articles de journaux faisant partie des documents communiqués par le ministre. Les dirigeants du PNB ont continué à lancer un appel à ses partisans afin qu’ils participent aux hartals et aux agitations dans les rues, tout en étant conscients de leurs conséquences dévastatrices sur la population bangladaise; la directive a été entendue par les membres du PNB et ceux‑ci l’ont suivie.

[74] Facteur 4 : Human Rights Watch (pièce C‑36, p. 357‑360) et Amnesty International (pièce C‑34, p. 351) ont exhorté les trois principaux partis politiques, y compris le PNB, à faire des déclarations publiques claires et fermes de leur plus haute instance pour dénoncer la violence à caractère politique et exclure les membres des partis qui s’y seraient livrés, et ce, en vue d’y mettre un terme (pièce C‑28, p. 271). Malgré ces recommandations importantes des organisations de défense des droits de la personne, le PNB n’a que vaguement dénoncé les actions de ses membres, et a plutôt blâmé d’autres partis pour les actes de violence commis pendant les hartals et les barrages. Aucune série de mesures n’a été prise par les dirigeants du PNB pour assurer la sécurité de la population bangladaise ou pour mettre un terme à la violence. Le tribunal estime […] qu’il existe des éléments suffisants pour établir que le PNB a toléré et approuvé les activités illégales et violentes de ses membres.

[20] En se fondant sur le dossier dont elle disposait, la SI a conclu que l’intention spécifique de causer la mort et des blessures graves par le PNB avait été établie par le ministre. Ayant conclu que le PNB, avec l’aide de ses ailes de la jeunesse étudiante et de ses alliés, s’était livré à des actes de violence extrême pour diverses raisons politiques, la SI a jugé que le demandeur était interdit de territoire aux termes de l’article 34(1)f) de la LIPR et elle a pris une mesure de renvoi contre lui.

C. La norme de contrôle

[21] Il est établi en droit qu’une décision prise au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR quant à savoir s’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une organisation s’est livrée à des actes de terrorisme est examinée en fonction de la norme du caractère raisonnable : Intisar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1128 au para 15; Miah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 38 [Miah] au para 18.

[22] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, la Cour suprême du Canada décrit une décision raisonnable comme une décision fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique (au para 102), et justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents (au para 105). La Cour doit donc être en mesure de « suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’“[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, [. . .] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait” » (au para 102).

D. Analyse

[23] La seule question à trancher est celle de savoir si la SI a raisonnablement conclu qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le PNB, et par conséquent le JCD, est une organisation qui se livre à des actes visés par la définition du terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR.

[24] Les parties conviennent qu’il est crucial qu’il y ait une intention de causer la mort ou des blessures graves par l’usage de la violence pour établir si un ou des actes constituent du terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c).

[25] Bien que le demandeur ne conteste pas que les éléments de preuve présentés à la SI établissent que des actes de violence ont eu lieu lors des appels aux hartals par le PNB au cours des périodes durant lesquelles il était membre de l’organisation, il fait valoir qu’aucun élément de preuve ne permet de conclure que les dirigeants du PNB voulaient que des civils soient blessés ou tués pendant les manifestations, les grèves ou les hartals.

[26] La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si la SI a correctement appliqué la définition du terrorisme énoncée dans l’arrêt Suresh à la preuve dont elle disposait pour conclure que le PNB avait l’intention de causer la mort ou des blessures graves en appelant à des hartals pour atteindre ses objectifs politiques.

[27] Le caractère raisonnable d’une telle conclusion a fait l’objet de nombreux débats devant la Cour. Comme l’a récemment relevé le juge William Pentney dans la décision Babu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 510 au para 26, la division au sein de la Cour quant à la façon d’aborder la question de l’intention révèle l’existence d’un véritable schisme en ce qui concerne la démarche qui doit être adoptée :

[26] Je m’arrête pour souligner que, dans plusieurs affaires antérieures, la SI s’était appuyée sur des constatations semblables pour conclure qu’un membre du BNP était interdit de territoire en raison du lien entre les hartals et la violence, et qu’il était prévisible que la violence éclaterait lorsqu’un hartal était déclenché. Dans plusieurs de ces affaires, la Cour a jugé les décisions déraisonnables parce que la SI n’avait pas appliqué l’exigence relative à l’intention spécifique et qu’elle s’était plutôt appuyée sur des concepts comme la « prévisibilité », l’« ignorance volontaire » ou l’« insouciance » (voir Rana, aux para 23‑26; Islam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 912 au para 23; MN c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 796 [MN] aux para 10‑12; Islam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 108 au para 22; Foisal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 404 aux para 14‑15). Dans d’autres affaires, la Cour a jugé que la preuve et le raisonnement suffisaient à étayer le caractère raisonnable de la décision (voir, par exemple, SA, au para 19; Saleheen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 145 aux para 46‑47; Miah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 38 [Miah] aux para 43‑44).

[28] Il existe toutefois un consensus : en ce qui concerne la preuve d’une intention spécifique de causer la mort ou des blessures graves pour conclure à l’existence d’un acte de terrorisme, il faut plus qu’une simple connaissance de la probabilité que l’appel à un hartal se solde par de la violence ou plus qu’un aveuglement volontaire quant au fait qu’un appel à un hartal entraînerait des décès et des blessures graves (voir Saleheen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 145 au para 41; Miah, au para 34; Islam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 108 au para 20).

[29] En l’espèce, la SI a conclu que : a) le PNB a planifié et déclenché des grèves ou des hartals pendant son mandat dans l’opposition; b) l’objectif du PNB était, en partie, de forcer la LA à rétablir un gouvernement intérimaire pour superviser les élections générales; c) les membres du PNB et de son aile étudiante, le JCD, étaient assujettis à la discipline et au contrôle de la direction nationale du PNB; d) les hartals ont été organisés par la direction du PNB en sachant que le fait d’appeler ses membres à y participer pourrait entraîner des violences causant des blessures graves ou la mort; e) certains dirigeants et militants du PNB et de ses ailes étudiantes ont été impliqués dans des actes de violence, et f) le PNB a tout juste dénoncé la violence, et ce, avec tiédeur. Je ne décèle aucune erreur dans ces conclusions de fait qui sont fondées sur des sources crédibles et dignes de foi.

[30] Après avoir énoncé ses conclusions aux paragraphes 71 à 74 de la décision contestée, la SI a formulé la conclusion suivante :

[traduction]

[75] Pour tous les motifs qui précèdent, le tribunal conclut que l’intention spécifique du PNB de causer la mort et des blessures graves a été établie par le ministre, et que les quatre facteurs énoncés dans la décision M.N. sont réunis.

[31] À mon avis, cette conclusion déterminante s’avère non étayée et ne contient aucune analyse quant au raisonnement suivi pour y parvenir.

[32] La SI ne mentionne pas que le PNB est un parti politique légitime et reconnu au Bangladesh et qu’il a comme programme et comme but la formation d’un gouvernement démocratique à la suite d’élections générales légitimes qui permettraient au peuple bangladais de voter librement. Elle passe également sous silence le fait que, dans l’histoire politique du Bangladesh, les hartals constituent le moyen le plus fréquemment utilisé de faire connaître son opposition. Les activités expressives, telles que la défense d’intérêts, les protestations, les manifestations d’un désaccord et les perturbations de services, d’installations ou de systèmes essentiels, à condition qu’elles n’aient pas pour but les situations empreintes de violence mentionnées dans l’arrêt Suresh, ne peuvent constituer des activités terroristes. Voici un extrait de l’article de M. Moniruzzaman :

[traduction]

Même si les hartals sont utilisés depuis de nombreuses années, jusqu’aux années 1980, leurs objectifs concernaient exclusivement l’intérêt public et national. Toutefois, durant l’ère parlementaire qui a débuté en 1991, les hartals ont été utilisés par comme un outil par l’opposition pour manifester son antagonisme politique à l’égard du gouvernement. […]

Les boycottages parlementaires débouchent souvent sur une politique de rue, le hartal, qui se traduit par des agitations de masse, des convois dans les rues, des actes de violence considérables et des désordres publics de grande envergure et parfois par des pertes de vies humaines. L’opposition s’en sert commodément pour établir sa base de soutien, la renforcer et la consolider et pour provoquer des perturbations au sein du parti au pouvoir. Les affrontements et la violence qui découlent des hartals entraînent la tenue d’autres hartals et encore plus de violence.

[33] Certains rapports présentés à la SI contiennent des descriptions troublantes d’attaques violentes qui ont eu lieu pendant les hartals lancés par le PNB et qui ont entraîné des blessures graves et des pertes de vies humaines. Toutefois, ces rapports ne démontrent pas que le PNB s’est livré au terrorisme et ne contiennent aucune conclusion à cet égard.

[34] Le PNB peut être critiqué de ne pas avoir clairement condamné les activités violentes ou pris des mesures pour s’en dissocier, y compris celles de ses dirigeants et de ses membres. Cependant, rien ne prouve que la direction du PNB ait donné des instructions à ses membres, soit par des discours politiques, soit par un langage codé, de commettre des actes violents lors des manifestations. L’existence d’un lien entre des actes de violence isolés et l’intention d’une organisation doit être prouvée. En l’espèce, il n’y a pas de preuve en ce sens.

[35] En ne tenant pas compte du fait que la loi exige que l« acte » d’appeler à des hartals [traduction] « soit destiné à tuer ou blesser grièvement », et en substituant une norme plus faible, exigeant seulement qu’il y ait connaissance, ou aveuglement volontaire, que l’appel à des hartals entraînerait des décès ou des blessures, la SI a rendu une décision déraisonnable.

[36] Au paragraphe 66 de la décision Rana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1080, le raisonnement du juge John Norris est pertinent compte tenu des circonstances en l’espèce.

[66] Cependant, la commissaire a conclu en l’espèce que les hartals et barrages étaient visés par la définition d’« activité terroriste » du simple fait de l’existence d’un lien de causalité entre ces activités et des actes de violence. Elle semble aussi avoir été disposée à conclure qu’ils constituent une activité terroriste au seul motif qu’ils ont causé un préjudice économique pour faire pression sur le gouvernement. Même en supposant que les hartals et les barrages pourraient satisfaire aux éléments constitutifs du but ultérieur et de l’intention qui se trouvent dans la définition d’« activité terroriste » (comme l’a conclu la commissaire), la commissaire aurait dû reconnaître que ces actes constituent des formes de revendications, de protestations ou de manifestations d’un désaccord ou d’un arrêt de travail, et que, par conséquent, ils ne constituaient des activités terroristes que si le PNB avait appelé à la commission de ces actes pour intentionnellement causer des blessures graves à une personne ou la mort de celle‑ci, par l’usage de la violence, mettre en danger la vie d’une personne, ou compromettre gravement la santé ou la sécurité de la population. Même si les hartals et les barrages auxquels a appelé le PNB ont mené à ces résultats, cet état de fait ne suffit pas. L’intention de causer ce type de préjudice est un élément essentiel de la définition prévue par le Code criminel. En effet, cela rend partiellement compte de ce qu’a défini la Cour suprême du Canada dans Suresh comme étant « ce que l’on entend essentiellement » par « terrorisme » à l’échelle internationale. La commissaire a commis une grave erreur en omettant de tenir compte de cet élément. Elle a décidé de se référer à la définition d’« activité terroriste » prévue par le Code criminel; elle avait donc l’obligation de l’appliquer correctement. En l’absence d’une conclusion expresse selon laquelle les hartals et les barrages auxquels le PNB a appelé avaient pour but de causer des blessures graves à une personne ou la mort de celle‑ci par l’usage de la violence, de mettre en danger la vie d’une personne, ou de compromettre gravement la santé ou la sécurité de la population, la conclusion selon laquelle ces actes constituaient une activité terroriste et, par conséquent, le fait de se livrer au terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR, ne saurait être maintenu. De ce fait, cet élément de la conclusion selon laquelle l’appartenance du demandeur au PNB le rend interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR ne peut subsister.

[37] Je juge, en appliquant le même raisonnement que le juge Norris, que la conclusion selon laquelle l’adhésion du demandeur au PNB le rendait interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR ne peut être confirmée.

[38] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SI en vue d’un nouvel examen.

E. La Cour doit‑elle certifier une question en vue d’un appel?

[39] Le ministre a proposé la question suivante aux fins de la certification :

[traduction]

Une organisation qui appelle de façon répétée à des grèves générales causant une perturbation ou une interruption grave des services essentiels comme moyen d’intimider une population ou de faire pression sur le gouvernement pour qu’il agisse, tout en sachant que, lorsqu’elle l’a fait dans le passé, ses membres se sont livrés à des actes causant la mort ou des blessures graves à des civils, peut‑elle être jugée s’être livrée au terrorisme au titre de l’article 34(1)c) de la LIPR?

Le défendeur a tenté à plusieurs reprises d’obtenir l’avis de la Cour d’appel fédérale sur l’épineuse question de l’intention dans le cadre des procédures d’interdiction de territoire. L’incertitude découlant des opinions divergentes de la Cour est regrettable. Il reste que la question formulée par le défendeur ne satisfait pas au critère d’une question de portée générale, puisqu’elle ne reconnaît pas que la notion d’intention est principalement une question factuelle.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6019‑21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de l’immigration en vue d’un nouvel examen.

  3. Aucune question ne sera certifiée.

Blank

« Roger R. Lafreniѐre »

Blank

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER

IMM‑6019‑21

 

INTITULÉ :

MOHAMMED MAHFUGUR RASHID MUSA c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 JUIN 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 AOÛT 2022

 

COMPARUTIONS :

Viken Artinian

 

pour le demandeur

 

Sonia Bédard

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allen & Associates

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

pour le défendeur

 

 

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