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Date : 20220812


Dossier : IMM-7580-21

IMM-7584-21

Référence : 2022 CF 1194

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 août 2022

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

MARIWAN KHALEEL IBRAHIM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur. La demande était fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. L’agent a aussi rejeté la demande subsidiaire de permis de séjour temporaire présentée par le demandeur.

Le contexte

[2] Le demandeur, Mariwan Khaleel Ibrahim, est un citoyen d’Irak d’origine kurde. En janvier 2014, il a reçu une bourse pour étudier aux États-Unis, ce qu’il a fait. Il a obtenu une maîtrise ès sciences en statistique en 2016.

[3] Le demandeur prétend que pendant qu’il étudiait aux États-Unis, il a entamé une relation amoureuse avec une femme d’origine péruvienne. En mars 2015, lorsque sa famille, musulmane et conservatrice, a appris l’existence de cette relation, son père et son frère ont menacé de le tuer. En avril 2016, son oncle, qui vivait au Kurdistan, a assassiné sa fille de 16 ans parce qu’elle avait un petit ami. Dans ces conditions, le demandeur craignait que son père et son frère ne mettent leurs menaces de mort à exécution.

[4] Comme son statut d’étudiant aux États-Unis arrivait à échéance, et compte tenu des politiques de l’administration Trump concernant les pays musulmans, le demandeur est entré au Canada le 14 février 2017 et il a présenté une demande d’asile. La Section de la protection des réfugiés a rejeté sa demande le 28 septembre 2018. La Section d’appel des réfugiés a rejeté son appel le 23 janvier 2019.

[5] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur a été rejetée le 27 avril 2021. Cependant, celui-ci n’a pas été informé de la décision en raison d’une erreur d’écriture. N’étant pas au courant du refus, il a présenté une mise à jour concernant sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire le 13 août 2021. Il a été informé de la décision défavorable dans une lettre datée du 7 octobre 2021. La décision comprenait un addenda dans lequel il était indiqué que les documents à jour présentés avaient été examinés.

[6] Le demandeur a introduit deux demandes de contrôle judiciaire, la première à l’égard de la décision du 27 avril 2021 (IMM-7580-21) et la seconde à l’égard de la décision du 7 octobre 2021 (IMM-7584-21), mais il a ensuite demandé qu’elles soient réunies et instruites ensemble puisqu’elles concernaient toutes deux sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et qu’il faisait valoir les mêmes arguments dans les deux cas. Une ordonnance réunissant les deux demandes a été rendue le 16 février 2022.

La décision faisant l’objet du contrôle

[7] Au sujet de l’établissement au Canada, l’agent a souligné que le demandeur vivait au pays depuis plus de quatre ans et qu’il s’était créé un réseau social fort. L’agent a tenu compte des nombreuses lettres d’appui dans lesquelles les collègues et les amis du demandeur décrivaient celui-ci comme étant une bonne personne, un travailleur assidu et un atout pour la communauté. Bien que le demandeur n’ait pas présenté de lettre d’appui de la part de sa petite amie, l’agent a accepté le fait que celui-ci avait tissé des liens et noué des amitiés sincères depuis son arrivée au Canada et que cela, combiné au fait qu’il faisait du bénévolat et qu’il fréquentait l’église, était favorable à son établissement.

[8] En ce qui concerne les difficultés, l’agent a conclu que les documents sur la situation dans le pays démontraient que les conditions au Kurdistan n’étaient [traduction] « pas parfaites », que les chrétiens y étaient exposés à de mauvais traitements et que la situation en matière de sécurité en Irak était précaire. Cependant, selon certains rapports, la situation des chrétiens à Erbil était très stable. Par ailleurs, le demandeur n’avait pas présenté d’éléments de preuve suffisants pour démontrer que les membres de sa famille étaient puissants et qu’ils seraient en mesure de le retrouver s’il retournait en Irak, qu’ils cherchaient activement à s’en prendre à lui ni même qu’ils savaient qu’il explorait la pratique du catholicisme au Canada. De plus, peu d’éléments de preuve donnaient à penser que les Kurdes faisaient l’objet d’une discrimination généralisée à l’extérieur du Kurdistan, et le demandeur n’avait pas laissé entendre qu’il s’installerait ailleurs qu’au Kurdistan s’il était renvoyé.

[9] L’agent a reconnu que l’Irak était en proie à la violence et que la situation en matière de sécurité y était instable; par conséquent, le demandeur serait confronté à des difficultés à son retour. Cependant, puisque l’Irak faisait alors l’objet d’une suspension temporaire des renvois [STR], l’agent a conclu que le rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur n’entraînerait pas le renvoi de celui-ci du Canada.

[10] De plus, l’agent a tenu compte des difficultés auxquelles le demandeur serait confronté s’il était séparé du réseau social fort qu’il s’était créé au Canada. Il a déclaré que rien ne donnait à penser que le demandeur ne pourrait pas se bâtir un nouveau réseau social à son retour en Irak. Il a ajouté que le demandeur pourrait utiliser les médias sociaux et d’autres moyens de communication pour réduire le plus possible les difficultés causées par la séparation physique d’avec ses amis canadiens.

[11] L’agent a accordé un faible poids favorable au facteur relatif aux difficultés et il a conclu que les considérations d’ordre humanitaire invoquées devant lui ne justifiaient pas l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[12] L’agent n’a pas non plus délivré de permis de séjour temporaire au demandeur puisqu’il a conclu que la présence de celui-ci au Canada ne constituait pas un besoin urgent et que le demandeur n’avait pas établi l’existence d’un motif impérieux de lui en octroyer un. En raison des [traduction] « facteurs atténuants » énoncés dans la décision de l’agent relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il ne s’agissait pas d’une circonstance exceptionnelle qui justifiait la délivrance d’un permis de séjour temporaire.

Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[13] Toutes les questions soulevées par le demandeur relèvent de la question générale de savoir si la décision de l’agent était raisonnable. Le demandeur a soulevé les questions suivantes : L’agent a-t-il commis une erreur en s’appuyant sur la STR pour n’accorder qu’un faible poids favorable au facteur lié aux difficultés? L’agent a-t-il appliqué correctement le critère relatif aux considérations d’ordre humanitaire? L’agent a-t-il raisonnablement évalué l’établissement du demandeur au Canada et la situation en Irak?

[14] Les parties soutiennent, et je suis d’accord avec elles, que la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 23, 25). Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour doit « se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‐ci » (Vavilov, au para 99).

L’incidence de la STR sur l’analyse des difficultés

[15] S’appuyant notamment sur les décisions Bawazir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 623 [Bawazir] et Omar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1201 [Omar], le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur dans son analyse des difficultés en n’accordant qu’un faible poids favorable à ce facteur au motif qu’un renvoi n’était pas imminent compte tenu de la STR qui visait l’Irak. Il soutient aussi que, selon les instructions d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] sur l’exécution du programme lié aux demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, une STR devrait être considérée comme étant un facteur favorable à l’octroi d’une dispense. Il ajoute que si une STR ou un sursis administratif aux renvois [SAR] peuvent empêcher son renvoi imminent, ces mesures n’écartent pas l’exigence selon laquelle les étrangers sans statut au Canada doivent présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger. Cela signifie donc qu’il devrait retourner en Irak, une zone de guerre, pour présenter une demande de résidence permanente. Il fait valoir que l’agent a effectivement écarté deux facteurs importants, soit la situation désastreuse en Irak et l’exigence légale selon laquelle il doit retourner dans ce pays pour présenter une demande de résidence permanente. Il fait aussi valoir que l’agent n’a pas tenu compte des grandes difficultés auxquelles il serait confronté du fait qu’il est originaire d’un pays visé par une STR, en ce sens qu’il se retrouverait dans une situation inconnue et précaire durant une période indéterminée.

[16] À l’inverse, le défendeur soutient que l’agent n’a pas rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur uniquement au motif qu’il existait une STR; à son avis, la STR n’était qu’un facteur supplémentaire à prendre en compte. Il prétend que, bien qu’un agent ne puisse pas faire fi de l’existence d’une STR, cette mesure n’empêche pas en soi qu’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire soit rejetée (les décisions citées à l’appui de cette affirmation comprennent la décision Piard c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 170 [Piard] au para 19). Il ajoute que les agents sont en droit d’accorder peu de poids à la situation difficile qui règne dans le pays d’origine d’un demandeur lorsqu’une STR est en vigueur (les décisions citées à l’appui de cette affirmation comprennent les décisions Ndikumana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 328 [Ndikumana] aux para 17-21, et Leteyi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 572 [Leteyi] aux para 25-26). Enfin, il fait valoir que le demandeur soulève, pour la première fois dans le cadre du contrôle judiciaire, le nouvel argument selon lequel le caractère précaire de son statut au Canada pourrait justifier une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. Puisque cet argument n’avait pas été soulevé devant l’agent, le défendeur affirme qu’il ne peut pas être pris en compte par la Cour.

Analyse

[17] Le paragraphe 230(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, prévoit que le ministre peut imposer un sursis aux mesures de renvoi vers un pays ou un lieu donné si la situation dans ce pays ou ce lieu expose l’ensemble de la population civile à un risque généralisé qui découle de l’existence d’un conflit armé dans le pays ou le lieu, d’un désastre environnemental qui entraîne la perturbation importante et temporaire des conditions de vie ou d’une circonstance temporaire et généralisée. Le paragraphe 230(2) prévoit que le ministre peut révoquer le sursis si la situation n’expose plus l’ensemble de la population civile à un risque généralisé, et le paragraphe 230(3) énonce les cas où le sursis ne s’applique pas.

[18] À ce sujet, l’agent a déclaré ce qui suit dans son analyse des difficultés :

[traduction]
Dans l’ensemble, j’accepte le fait que l’Irak est en proie à la violence et que la situation dans le pays en matière de sécurité est instable. Bien [que le demandeur] n’ait pas démontré que les membres de sa famille seraient en mesure de le retrouver en Irak ni qu’ils chercheraient à s’en prendre à lui à son retour, j’accepte le fait qu’il serait confronté à certaines difficultés s’il devait retourner dans un pays où la violence a atteint un niveau important dans les dernières années. En revanche, je souligne que l’Irak est actuellement visé par une STR puisqu’il a été établi que la situation dans le pays exposait l’ensemble de la population civile à un risque généralisé, et que le demandeur ne fait partie d’aucune des catégories de personnes pouvant être renvoyées malgré la STR. Par conséquent, le rejet de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’entraînera pas le renvoi du demandeur. Au contraire, il pourra demeurer au Canada jusqu’à ce que la STR soit levée. Durant son séjour, il peut être autorisé à demander un permis de travail ou un permis d’études.

[19] Dans sa conclusion, l’agent a répété ses conclusions antérieures quant aux difficultés et il a déclaré que, de façon générale, l’obligation de quitter le Canada causerait [traduction] « certaines difficultés » au demandeur, mais que celui-ci n’avait pas établi que les membres de sa famille présenteraient un risque pour lui en Irak. Il a ajouté ce qui suit : [traduction] « De plus, une STR est en vigueur pour l’Irak. Ainsi, le présent refus n’entraînera pas son renvoi du Canada. J’ai donc accordé un faible poids favorable au facteur relatif aux difficultés. »

[20] Dans les observations qu’il a présentées à l’agent, le demandeur a fait mention de l’existence de la STR et il a mentionné qu’il n’aurait d’autre choix que de quitter le Canada pour présenter une demande de résidence permanente, sauf si une exception était faite dans son cas. Cette obligation lui occasionnerait des difficultés extrêmes compte tenu de la situation désastreuse en Irak. Cependant, l’agent n’a pas traité de cette observation dans ses motifs.

[21] Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que sa situation est semblable à celle de l’affaire Bawazir. Dans cette affaire, l’agent avait conclu que l’existence d’un SAR visant le Yémen étayait les affirmations du demandeur concernant la situation désastreuse qui existait dans ce pays, mais aussi qu’elle rendait cette situation beaucoup moins pertinente par rapport à sa situation personnelle, car il ne serait pas renvoyé au Yémen tant que le gouvernement canadien ne jugerait pas approprié de renvoyer des personnes dans ce pays. L’agent avait déclaré que bien que la situation au Yémen fût désastreuse, elle n’avait pratiquement aucune incidence sur la situation personnelle du demandeur tant que subsistait le SAR. L’agent n’avait donc accordé que peu de poids à la situation au Yémen.

[22] Le juge Norris a conclu que l’agent, dans l’affaire Bawazir, avait commis une erreur en accordant peu de poids à la situation désastreuse au Yémen dans son appréciation des considérations d’ordre humanitaire :

[16] Il est vrai que M. Bawazir n’était pas exposé à un renvoi au Yémen si sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était refusée, à tout le moins tant que le sursis administratif aux renvois demeure en vigueur. À cet égard, sa situation est différente de celle de bon nombre de personnes qui sollicitent une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire, comme M. Kanthasamy lui‐même (voir Kanthasamy, au paragraphe 5). Mais ce n’est pas la raison pour laquelle M. Bawazir a demandé une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire. Selon lui, des considérations d’ordre humanitaire justifiaient dans son cas la levée de son obligation de quitter le Canada pour présenter sa demande de résidence permanente. Normalement, l’article 11 de la LIPR exige qu’un résident permanent éventuel présente une demande de visa de résident permanent avant d’entrer au Canada. S’il n’est pas dispensé de cette obligation, M. Bawazir ne pourra demander la résidence permanente que s’il retourne au Yémen ([rien n’indique qu’il pourrait la demander] ailleurs). Monsieur Bawazir a également soutenu que la situation au Yémen (et d’autres facteurs) devrait être prise en compte lors de l’examen au fond de sa demande de résidence permanente.

[17] On peut certainement comprendre pourquoi M. Bawazir souhaite obtenir son statut au Canada en y devenant un résident permanent. À mon avis, toute personne raisonnable et impartiale estimerait que l’obligation de quitter le Canada pour se rendre dans une zone de guerre où sévit une grave crise humanitaire afin de présenter sa demande de résidence permanente est un malheur qui mérite sans doute d’être soulagé. Le sursis administratif aux renvois montre que le Canada considère que la situation qui existe au Yémen en raison de la guerre civile « expose l’ensemble de la population civile à un risque généralisé ». La situation est à ce point critique qu’à quelques exceptions près, le Canada n’expulsera pas de ressortissants vers ce pays. Même si l’application des exigences habituelles de la loi dans ces conditions fait clairement intervenir la raison d’être équitable du paragraphe 25(1) de la LIPR (voir Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 au paragraphe 43), l’agent n’en estime pas moins que la situation au Yémen et les « difficultés extrêmes » auxquelles M. Bawazir serait exposé méritent qu’on leur accorde « peu de poids » dans le cadre de cette analyse. Cette conclusion s’explique par le fait que M. Bawazir n’est pas menacé d’un renvoi imminent et involontaire. Toutefois, l’agent n’a pas tenu compte du fait que M. Bawazir n’avait d’autre choix que de quitter le Canada pour le Yémen s’il souhaitait demander la résidence permanente, sauf si une exception était faite dans son cas. L’agent a commis une erreur en ignorant effectivement un facteur qui concernait manifestement la raison d’être équitable du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[...]

[23] En l’espèce, comme dans l’affaire Bawazir, le demandeur a fait valoir qu’il n’aurait d’autre choix que de quitter le Canada pour présenter une demande de résidence permanente, sauf si une exception était faite dans son cas. Cependant, l’agent ne s’est pas penché sur ce facteur.

[24] De même, dans l’affaire Omar, l’agent avait souligné les conditions défavorables en Somalie, mais il n’y avait accordé que peu de poids parce que le SAR empêchait d’y renvoyer le demandeur. Renvoyant à la décision Bawazir, le juge Southcott, a déclaré ce qui suit :

[16] Je ne vois rien qui permette d’établir une distinction entre les faits en l’espèce et ceux de l’affaire Bawazir. Comme dans l’affaire Bawazir, le demandeur a fait valoir dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que, compte tenu des conditions défavorables dans son pays d’origine, il serait confronté à des difficultés s’il y retournait pour présenter une demande de résidence permanente au Canada, comme l’exige normalement l’article 11 de la LIPR. Comme dans l’affaire Bawazir, l’agent a accordé peu de poids aux conditions dans le pays en raison du sursis administratif aux renvois et n’a pas tenu compte du fait que, à défaut d’obtenir une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, le demandeur n’a d’autre choix que de quitter le Canada pour son pays d’origine s’il souhaite présenter une demande de résidence permanente.

[25] Le juge Southcott a rejeté l’argument du défendeur selon lequel l’affaire Bawazir était différente, car, dans l’affaire dont le juge était saisi, le demandeur n’avait pas à retourner en Somalie pour présenter une demande de résidence permanente. En effet, il était alors autorisé à demeurer au Canada en raison du SAR. Le juge Southcott a conclu que le nœud de l’affaire dont il était saisi était effectivement identique à celui décrit par le juge Norris : même si le demandeur n’était pas forcé de retourner en Somalie pendant que le SAR était en vigueur, il ne pouvait pas présenter de demande de résidence permanente au Canada sans y retourner.

[26] À mon avis, dans la présente affaire, il n’existe pas non plus de raison de distinguer les faits de ceux des affaires Bawazir et Omar.

[27] Le défendeur reconnaît que l’existence d’une STR constitue un facteur pertinent dans la décision d’un agent à l’égard d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, que l’existence d’une STR ne peut pas être écartée et qu’un agent doit évaluer l’incidence d’une STR dans le cadre de son obligation d’examiner chaque demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en fonction des faits qui lui sont propres (renvoyant aux décisions Al-Khamees c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 803 aux para 17-18; Al-Abayechi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1280 aux para 17-19; Leteyi, au para 25; Emhemed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 167 [Emhemed] au para 9).

[28] Cependant, le défendeur soutient qu’un agent peut rejeter une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire malgré l’existence d’un SAR visant le pays d’origine du demandeur. À cet égard, il invoque le paragraphe 19 de la décision Piard (qui renvoie au paragraphe 12 de la décision Nkitabungi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 331) et le paragraphe 25 de la décision Leteyi. Il soutient aussi qu’aux paragraphes 17 à 21 de la décision Ndikumana, la Cour a déclaré qu’un agent est autorisé à accorder peu de poids à la situation difficile qui règne dans le pays d’origine du demandeur lorsqu’une STR est en vigueur.

[29] Dans la décision Omar, le juge Southcott s’est penché sur un argument semblable :

[19] J’ai également examiné d’autres décisions sur lesquelles s’appuie le défendeur. Il renvoie la Cour à la jurisprudence selon laquelle la simple existence d’un sursis administratif aux renvois applicable à un pays donné ne veut pas dire qu’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par un citoyen de ce pays sera automatiquement accueillie (voir Nkitabungi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 331, au para 12; Lalane c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 6, au para 41; Emhemed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 167, au para 9). J’accepte ce courant jurisprudentiel, mais je juge qu’il s’applique peu à la question en litige en l’espèce. Le demandeur n’a pas affirmé à l’agent, et ne fait pas valoir devant la Cour, que, compte tenu de l’existence du sursis administratif aux renvois, sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire doit nécessairement être accueillie.

[...]

[22] Enfin, le défendeur renvoie la Cour à l’affaire Ndikumana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 328 [Ndikumana], qui concerne un demandeur du Burundi. Il insiste sur la déclaration de la Cour, dans la décision Ndikumana, selon laquelle il ne serait pas déraisonnable de conclure que la demanderesse continuera de bénéficier du sursis administratif aux renvois dans ce pays, et qu’elle n’aura donc pas à affronter les conditions actuelles au Burundi (au para 19). Toutefois, cette déclaration doit être interprétée dans le contexte des paragraphes voisins de cette décision et de la jurisprudence qui y est invoquée.

[23] Dans la décision Ndikumana, comme dans la jurisprudence citée plus haut, est souligné le principe selon lequel, dans le contexte d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’existence d’un sursis administratif aux renvois relativement à un pays particulier ne peut pas automatiquement mener à une issue précise, qu’elle soit favorable ou défavorable (au para 18). À l’appui de ce principe, le paragraphe 40 de la décision Likale c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 43 [Likale], et le paragraphe 55 de la décision Alcin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1242, sont cités avec justesse. Dans la mesure où la décision Ndikumana fournit des indications supplémentaires à propos de l’effet d’un sursis administratif aux renvois sur l’examen d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, ces indications peuvent être comprises à la lumière du raisonnement exposé dans la décision Likale sur lequel elles sont fondées (au para 20) :

20 Dans la cause Likale, il a d’ailleurs été conclu que la décision de l’agente était raisonnable car le demandeur n’avait pas démontré que le retour dans son pays lui causerait des difficultés inhabituelles ou démesurées « une fois que la STR [la suspension temporaire des mesures de renvoi] sera levée » (Likale, au para 36). La Cour a conclu qu’il était raisonnable de noter que « le demandeur peut continuer de bénéficier de [la] STR et de demeurer au Canada », et que cette analyse était conforme aux valeurs humanitaires (Likale au para 38).

[24] Encore là, la décision Ndikumana reprend précisément la conclusion tirée dans la décision Likale. Cependant, d’après mon interprétation de la décision Likale, le demandeur dans cette affaire a soutenu qu’il risquait de demeurer sans statut au Canada pour une période indéfinie en raison de la suspension temporaire des mesures de renvoi applicable au Congo. L’agent a analysé les difficultés auxquelles le demandeur serait confronté s’il devait déposer sa demande de visa de résident permanent de l’extérieur du Canada une fois que la STR serait levée (au para 13) Par conséquent, il semble que, dans l’affaire Likale, ni l’agent ni la Cour n’ont examiné l’argument que le demandeur avance en l’espèce (qui a été semblablement présenté par le demandeur et examiné par la Cour dans l’affaire Bawazir) selon lequel, compte tenu des conditions actuelles dans le pays d’origine visé par un sursis administratif aux renvois en vigueur, y retourner pour présenter une demande de résidence permanente au Canada, comme l’exige normalement l’article 11 de la LIPR, exposerait le demandeur à des difficultés.

[Non souligné dans l’original.]

[30] La décision Leteyi, que le défendeur a invoquée en l’espèce, renvoie aux décisions Ndikumana et Likale de même qu’au paragraphe 11 de la décision Emhemed, où il a été établi qu’il n’était pas déraisonnable pour un agent, dans son évaluation des difficultés, de s’appuyer sur le fait qu’un demandeur ne serait pas renvoyé du Canada compte tenu de l’existence d’un SAR. Le juge Roy a conclu ce qui suit :

26 Il me semble que le caractère raisonnable doit inclure le simple fait qu’un demandeur ne saurait invoquer une situation de faits à laquelle il ne sera pas confronté de par la présence de la STR (ou du sursis administratif au renvoi [SAR]). Si la situation devait changer dans le pays de citoyenneté de telle manière que le sursis temporaire de renvoi était levé, il y aurait alors lieu de considérer en quoi, et de combien, la situation intérieure est défavorable. À ce stade-ci, l’exercice est artificiel et fondamentalement théorique.

[31] Selon moi, ce jugement n’est d’aucune utilité pour le défendeur puisque la question en litige en l’espèce, comme dans les décisions Bawazir et Omar, est de savoir si, compte tenu de la situation qui règne dans le pays d’origine du demandeur, visé par une STR (ou un SAR), le fait de devoir y retourner pour présenter une demande de résidence permanente, ce qu’exige normalement l’article 11 de la LIPR, constituerait pour le demandeur une difficulté telle qu’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR serait justifiée.

[32] En somme, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que l’agent a commis une erreur en accordant peu de poids à la situation en Irak dans son évaluation des difficultés en partie au motif que la STR en vigueur empêchait le renvoi du demandeur dans ce pays. L’erreur découle du fait que l’agent n’a pas tenu compte de l’observation du demandeur selon laquelle il n’aurait d’autre choix que de quitter le Canada et de retourner en Irak pour y présenter une demande de résidence permanente. Si l’agent en avait tenu compte, il lui aurait fallu se demander si un retour en Irak dans ces circonstances justifiait une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, plus particulièrement compte tenu de sa conclusion selon laquelle [traduction] « l’Irak [était] en proie à la violence et [...] la situation dans le pays en matière de sécurité [était] instable ». Je prends acte du fait que l’agent a examiné d’autres aspects du facteur relatif aux difficultés. Cependant, il est impossible d’analyser le traitement fait par l’agent de la STR à partir de sa conclusion selon laquelle un faible poids favorable devait être accordé au facteur relatif aux difficultés.

[33] Comme il a été établi dans la décision Al-Abayechi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 873 :

[13] Or, le résultat de l’approche de l’agent est le suivant. Bien qu’ils soient exposés à un véritable risque en Irak, reconnu par le gouvernement du Canada (la STR pour l’Irak est en vigueur depuis près de 20 ans), les demandeurs devraient néanmoins y retourner pour présenter une demande de résidence permanente. En d’autres termes, les demandeurs ne peuvent pas être contraints de retourner en Irak, mais ils doivent tout de même le faire s’ils veulent obtenir un statut au Canada. Il ne semble pas que l’agent ait envisagé les conséquences de sa décision pour les demandeurs.

[34] À mon avis, il s’agit d’une situation similaire. Cette question est déterminante et la demande doit donc être accueillie.

[35] Toutefois, je souligne au passage que le demandeur prétend que l’agent a fait fi des grandes difficultés auxquelles il serait confronté au Canada du fait qu’il est originaire d’un pays visé par une STR, en ce sens qu’il se retrouverait dans une situation inconnue et précaire durant une période indéterminée et que sa vie serait effectivement mise en suspens. Dans ses observations écrites, le demandeur a déclaré ce qui suit : [traduction] « [s]ans statut, [je] risquerai[s] de perdre [m]a couverture médicale, il [me] serait difficile d’obtenir des documents d’identité et [j]’éprouverai[s] un stress psychologique important et de grandes difficultés si la STR était levée. [Mes] possibilités d’emploi ou d’avancement risqueraient d’être limitées puisque les employeurs sauraient que [je n’ai] aucun statut et que [je] risque donc de ne pas pouvoir rester au Canada à long terme. » Cependant, comme le fait observer le défendeur, cet argument n’avait pas été soulevé devant l’agent. On ne peut pas reprocher à celui-ci de ne pas avoir abordé une observation qui ne lui avait pas été présentée, et ce nouvel argument ne peut pas être invoqué à l’étape du contrôle judiciaire puisqu’il n’avait pas été soulevé devant le décideur administratif, lequel avait la tâche d’examiner les arguments sur le fond. Il revient au tribunal administratif, et non à la cour de révision, d’examiner les arguments sur le fond (Leteyi, au para 27; Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 18-19; Paramasivam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1084 au para 21; Mohammed c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 193 au para 25).

Question certifiée

[36] Le demandeur propose la certification de la question suivante :

Est-il déraisonnable pour un agent chargé d’évaluer une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de réduire le poids accordé à la situation défavorable qui règne dans le pays d’origine du demandeur parce qu’une suspension temporaire des renvois ou un sursis administratif aux renvois est en vigueur?

[37] Pour que la Cour certifie une question de portée générale, cette question doit être déterminante quant à l’issue de l’affaire, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale (Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 au para 36).

[38] Dans l’arrêt Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, la Cour d’appel fédérale a réexaminé les critères à respecter pour la certification d’une question proposée :

[46] La Cour a récemment réitéré, dans l’arrêt Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile) 2017 CAF 130, au paragraphe 36, les critères de certification. La question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. Cela signifie que la question doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle-même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur la demande. Un point qui n’a pas à être tranché ne peut soulever une question dûment certifiée (arrêt Lai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21, 29 Imm. L.R. (4th) 211, au paragraphe 10). Il en est de même pour une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire (arrêt Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, 485 N.R. 186, aux paragraphes 15 et 35).

[39] Le demandeur fait valoir que l’importance de la question proposée est liée à la dispense sollicitée par les demandeurs au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Il ajoute qu’il existe de la jurisprudence qui répond par l’affirmative à la question proposée, mais que le défendeur s’appuie sur de la jurisprudence qui, selon lui, répond par la négative à cette question.

[40] En revanche, le défendeur soutient que la question proposée ne répond pas aux critères de certification pour trois raisons. Premièrement, elle ne transcende pas les intérêts des parties au litige puisque la pertinence et l’importance d’une STR dépendent de la situation particulière d’un demandeur. Deuxièmement, la question proposée n’est pas déterminante en l’espèce puisque la décision de l’agent était fondée sur l’évaluation et l’appréciation de l’ensemble des considérations d’ordre humanitaire soulevées par le demandeur. Enfin, la question proposée vise essentiellement à demander à la Cour de rectifier une divergence alléguée dans la jurisprudence, transformant ainsi le processus d’appel en une sorte de renvoi.

[41] À mon avis, la question telle qu’elle est formulée n’est pas déterminante. En l’espèce, l’agent n’a pas examiné l’observation du demandeur selon laquelle il n’aurait d’autre choix que de quitter le Canada et de retourner en Irak pour présenter une demande de résidence permanente. Par conséquent, l’agent ne s’est pas demandé si, dans le cas présent, un retour en Irak justifiait l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. La question proposée par le demandeur aux fins de certification ne reflète pas cette situation.


JUGEMENT dans les dossiers IMM-7580-21 et IMM-7584-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision est annulée et l’affaire doit être renvoyée à un autre agent d’immigration afin qu’il rende une nouvelle décision en tenant compte des présents motifs et en offrant au demandeur la possibilité de mettre à jour ses observations sur les considérations d’ordre humanitaire.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

  4. La question proposée n’est pas certifiée.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7580-21 ET IMM-7584-21

 

INTITULÉ :

MARIWAN KHALEEL IBRAHIM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE AU MOYEN DE ZOOM

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 juillet 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 12 août 2022

 

COMPARUTIONS :

Mojan Farshchi

 

Pour le demandeur

 

Keith Reimer

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Maynard Kischer Stojicevic

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le défendeur

 

 

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