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Date : 20220817


Dossiers : T‑10‑22

T‑130‑22

Référence : 2022 CF 1209

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 août 2022

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

ABBVIE CORPORATION et

ABBVIE BIOTECHNOLOGY LTD

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ et

JAMP PHARMA CORPORATION

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] AbbVie Corporation et AbbVie Biotechnology Ltd [collectivement AbbVie] sollicitent le contrôle judiciaire de deux décisions connexes prises par le ministre de la Santé [ministre] au titre du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 [Règlement sur les MB (AC)] pris en application de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4.

[2] La première demande (dossier de la Cour no T‑10‑22) concerne la décision du ministre selon laquelle, s’agissant de sa présentation de drogue nouvelle [PDN] 244990, JAMP Pharma Corporation [JAMP] n’est pas une « seconde personne » pour l’application du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB (AC). La deuxième demande (dossier de la Cour n° T‑130‑22) concerne la décision du ministre de délivrer un avis de conformité [AC] permettant à JAMP de commercialiser trois médicaments au Canada sous la marque nominative SIMLANDI.

[3] SIMLANDI de JAMP est un « médicament biosimilaire » d’HUMIRA (adalimumab) d’AbbVie. Dans sa PDN, JAMP s’est appuyée sur trois médicaments HUMIRA dont les formes posologiques, les dosages et les voies d’administration sont les mêmes que ceux des médicaments devant être commercialisés sous le nom de SIMLANDI. Lorsque JAMP a présenté sa PDN, aucune de ces formulations d’HUMIRA n’était commercialisée par AbbVie sur le marché canadien.

[4] Le Règlement sur les MC(AC) est étroitement lié aux fonctions du ministre, et ce dernier possède une grande expertise dans son application et son interprétation. L’interprétation qu’a donnée le ministre au paragraphe 5(1) du Règlement sur les MC(AC), à savoir qu’il ne s’applique qu’à la version d’un médicament à laquelle on a attribué un numéro d’identification de drogue (DIN) et qui est commercialisée sur le marché canadien, était raisonnable, d’autant plus que l’objectif de la loi est de créer un mécanisme d’application des droits conférés par brevet qui ne vise que les produits qui sont en fait offerts aux Canadiens.

[5] Les demandes de contrôle judiciaire sont donc rejetées.

II. Contexte

A. Règlement sur les MB(AC)

[6] Le Règlement sur les MB(AC) vise à harmoniser le processus d’approbation d’un produit ou médicament générique établi par le Règlement sur les aliments et drogues, CRC, c 870, avec certains droits de brevet liés au premier médicament ou drogue innovante. En particulier, le Règlement sur les MB(AC) vise à maintenir un équilibre entre les droits de brevet associés aux drogues innovantes et l’arrivée sur le marché en temps opportun de médicaments concurrents moins chers (Fresenius Kabi Canada Ltd c Canada (Santé), 2020 CF 1013 au para 13).

[7] Le Règlement sur les MB(AC) exige du ministre qu’il tienne un registre des brevets dans lequel sont inscrites les drogues innovantes telles que HUMIRA, ainsi que tous les brevets connexes. Une fois qu’un brevet est inscrit au registre des brevets, le fabricant subséquent doit soit attendre qu’il soit expiré, soit s’y reporter selon la procédure prescrite.

[8] Selon le paragraphe 55.2(1) de la Loi sur les brevets, les fabricants subséquents peuvent bénéficier d’une exception relative aux « travaux préalables », qui permet à des fabricants tels que JAMP de fabriquer, construire, utiliser ou vendre un médicament breveté à seule fin de développer et faire approuver un médicament concurrent, sans risquer de contrefaire le brevet.

[9] Pour éviter les abus, le fabricant subséquent ou la « seconde personne » doit remplir les conditions prescrites par le paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB(AC). Selon cette disposition, le médicament de référence auquel renvoie le médicament générique ou le médicament biosimilaire proposé doit être « commercialisé » sur le marché canadien :

5 (1) Dans le cas où la seconde personne dépose une présentation pour un avis de conformité à l’égard d’une drogue, laquelle présentation, directement ou indirectement, compare celle‑ci à une autre drogue commercialisée sur le marché canadien aux termes d’un avis de conformité délivré à la première personne et à l’égard de laquelle une liste de brevets a été présentée — ou y fait renvoi —, cette seconde personne inclut dans sa présentation les déclarations ou allégations visées au paragraphe (2.1).

5 (1) If a second person files a submission for a notice of compliance in respect of a drug and the submission directly or indirectly compares the drug with, or makes reference to, another drug marketed in Canada under a notice of compliance issued to a first person and in respect of which a patent list has been submitted, the second person shall include in the submission the required statements or allegations set out in subsection (2.1).

[10] Le paragraphe 5(2.1) du Règlement sur les MB(AC) exige de la seconde personne qu’elle inclue dans sa présentation, à l’égard de chaque brevet inscrit, certaines déclarations ou allégations, notamment une déclaration faisant état du consentement du propriétaire du brevet, ou une déclaration portant que la seconde personne accepte que l’AC ne sera pas délivré avant l’expiration du brevet.

[11] Subsidiairement, la seconde personne peut faire une ou plusieurs des allégations suivantes :

(i) la déclaration faite par la première personne en application de l’alinéa 4(4)d) est fausse,

(ii) le brevet ou le certificat de protection supplémentaire est invalide ou nul,

(iii) le brevet ou le certificat de protection supplémentaire est inadmissible à l’inscription au registre,

(iv) en fabriquant, construisant, exploitant ou vendant la drogue pour laquelle la présentation ou le supplément est déposé, la seconde personne ne contreferait pas le brevet ou le certificat de protection supplémentaire,

(v) le brevet ou le certificat de protection supplémentaire est expiré,

(vi) dans le cas d’un certificat de protection supplémentaire, celui‑ci ne peut pas prendre effet.

(i) the statement made by the first person under paragraph 4(4)(d) is false,

(ii) that patent or certificate of supplementary protection is invalid or void,

(iii) that patent or certificate of supplementary protection is ineligible for inclusion on the register,

(iv) that patent or certificate of supplementary protection would not be infringed by the second person making, constructing, using or selling the drug for which the submission or the supplement is filed,

(v) that patent or certificate of supplementary protection has expired, or

(vi) in the case of a certificate of supplementary protection, that certificate of supplementary protection cannot take effect.

[12] Pour se conformer à ces exigences, la seconde personne doit déposer le « formulaire V » de la manière prescrite par le Bureau des médicaments brevetés et de la liaison [BMBL] de Santé Canada. Le formulaire contient des renseignements sur la PDN de la seconde personne, le médicament auquel la drogue nouvelle est comparée, ainsi que les déclarations et allégations requises par le paragraphe 5(2.1) du Règlement sur les MB(AC).

[13] Si la seconde personne fait une allégation visée au paragraphe 5(2.1), elle doit ensuite, selon le paragraphe 5(3), signifier un avis d’allégation à la première personne. La première personne dispose alors de 45 jours pour intenter une action contre la seconde personne devant la Cour, comme le prévoit le paragraphe 6(1) :

6 (1) La première personne ou le propriétaire d’un brevet qui reçoit un avis d’allégation en application de l’alinéa 5(3)a) peut, au plus tard quarante‑cinq jours après la date à laquelle la première personne a reçu signification de l’avis, intenter une action contre la seconde personne devant la Cour fédérale afin d’obtenir une déclaration portant que la fabrication, la construction, l’exploitation ou la vente d’une drogue, conformément à la présentation ou au supplément visé aux paragraphes 5(1) ou (2), contreferait tout brevet ou tout certificat de protection supplémentaire visé par une allégation faite dans cet avis.

6 (1) The first person or an owner of a patent who receives a notice of allegation referred to in paragraph 5(3)(a) may, within 45 days after the day on which the first person is served with the notice, bring an action against the second person in the Federal Court for a declaration that the making, constructing, using or selling of a drug in accordance with the submission or supplement referred to in subsection 5(1) or (2) would infringe any patent or certificate of supplementary protection that is the subject of an allegation set out in that notice.

[14] Dès lors que l’action prévue au paragraphe 6(1) est intentée, le ministre ne peut, selon le paragraphe 7(1)d), délivrer d’AC à la seconde personne à moins que vingt‑quatre mois ne se soient écoulés depuis la date à laquelle l’action a été intentée, ou que l’action ait été rejetée. Lorsqu’elle n’a pas encore fait la déclaration visée au paragraphe 6(1), la Cour peut abréger ou prolonger cette période de vingt‑quatre mois si elle conclut qu’une partie n’a pas agi avec diligence en remplissant les obligations qui lui incombent au titre du Règlement sur les MB(AC) ou qu’elle n’a pas collaboré de façon raisonnable au règlement expéditif de l’action.

B. HUMIRA (AbbVie)

[15] HUMIRA (adalimumab) est un médicament biologique injectable dont la mise en marché a d’abord été autorisée au Canada en 2004 à une concentration de 50 mg/ml. HUMIRA est fréquemment utilisé dans le traitement de nombreuses affections, dont la polyarthrite rhumatoïde, la maladie de Crohn chez l’adulte et chez l’enfant, ainsi que le psoriasis.

[16] Lorsque HUMIRA a été approuvé en 2004, les seules formes autorisées étaient le flacon de 40 mg/0,8 ml et la seringue préremplie à usage unique de 40 mg/0,8 ml. Il n’était autorisé que pour le traitement de la polyarthrite rhumatoïde. Même si HUMIRA était alors offert en flacon, en seringue et en stylo auto‑injecteur, il s’est vu attribuer un seul numéro d’identification (DIN 02258595).

[17] Une concentration plus élevée d’HUMIRA a été autorisée au Canada en 2016 sous la forme d’une seringue préremplie de 40 mg/0,4 ml (DIN 02458349) et d’un stylo auto‑injecteur prérempli de 40 mg/0,4 ml (DIN 02458357). Lorsque AbbVie a demandé l’autorisation de mettre en marché des formes concentrées d’HUMIRA, le ministre a exigé que chacune d’elles ait son propre DIN, mais il n’a attribué aucun autre DIN aux formes originales.

[18] AbbVie a l’autorisation de commercialiser diverses concentrations sur le marché canadien, mais n’offre actuellement à la vente que la concentration originale de 50 mg/ml sous la forme d’un stylo auto‑injecteur et d’une seringue, préremplis d’une dose de 40 mg/0,8 ml, et la plus récente concentration de 100 mg/ml sous la forme d’une seringue préremplie de 20 mg/0,2 ml.

C. SIMLANDI (JAMP)

[19] En décembre 2020 ou janvier 2021, JAMP a soumis pour approbation réglementaire au Canada SIMLANDI sous la forme d’une seringue préremplie de 40 mg/0,4 ml, d’un stylo auto‑injecteur de 40 mg/0,4 ml et d’une seringue préremplie de 80 mg/0,8 ml [collectivement, les présentations de JAMP].

[20] Le Bureau des présentations et de la propriété intellectuelle [BPPI] de Santé Canada a d’abord considéré que la PDN de JAMP était incomplète parce qu’elle n’incluait pas la déclaration (formulaire V) exigée par le paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB(AC) quant aux brevets inscrits au registre qui se rapportent aux trois médicaments HUMIRA. Le 30 décembre 2020, le BPPI a écrit à JAMP pour lui demander de se conformer à la réglementation, tout en précisant que la PDN serait mise en suspens jusqu’à ce qu’il ait reçu le formulaire V.

[21] Le 7 janvier 2021, JAMP a fourni trois formulaires V pour SIMLANDI, un pour chacun de ses trois médicaments, dans lesquels elle nommait les médicaments HUMIRA correspondants comme produits de référence (DIN 02458349, 02458357 et 02466872). Le BPPI a considéré que la PDN était complète du point de vue administratif, et qu’elle avait été déposée le 7 janvier 2021.

[22] Dans une lettre adressée au BPPI le 28 janvier 2021, JAMP a précisé qu’elle avait soumis les formulaires V « sous toutes réserves » pour éviter les retards. Elle a fait valoir qu’elle n’était pas tenue de se conformer au paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB(AC). Dans une autre lettre du 19 février 2021, JAMP a expliqué que les produits HUMIRA auxquels elle faisait renvoi n’avaient pas été commercialisés sur le marché canadien depuis plusieurs années, et elle a demandé au BPPI des renseignements concernant la commercialisation.

[23] Le même jour, JAMP a signifié des avis d’allégation à AbbVie, conformément au paragraphe 5(3) du Règlement sur les MB(AC), sans renoncer à sa position selon laquelle elle n’était pas tenue de se conformer à l’article 5.

D. Les décisions du ministre

[24] Le 15 mars 2021, le BMBL a avisé AbbVie que, suivant son opinion préliminaire, les présentations d’HUMIRA suivantes n’avaient jamais été commercialisées sur le marché canadien : une seringue préremplie de 80 mg/0,8 ml (DIN 02466872) et une seringue préremplie de 40 mg/0,4 ml (DIN 02458349). Le BMBL a aussi exprimé l’opinion préliminaire voulant que le stylo auto‑injecteur de 40 mg/0,4 ml (DIN 02458357) n’avait pas été commercialisé sur le marché canadien depuis le 21 novembre 2018. Il a demandé à AbbVie de lui transmettre des renseignements ou des documents concernant la situation des médicaments biologiques de référence (MBR) HUMIRA sur le plan de la commercialisation, et ce, dans les 10 jours civils suivants.

[25] Dans une lettre du 18 mars 2021, AbbVie a demandé une prolongation du délai pour répondre et a indiqué qu’elle entendait faire valoir que [traduction] « JAMP réalisait des travaux préalables touchant les brevets inscrits, et qu’elle comparait, directement ou indirectement, son médicament biosimilaire à un médicament commercialisé sur le marché canadien au titre d’un avis de conformité, ou renvoyait à un tel médicament ».

[26] Le 29 mars 2021, le BMBL a informé JAMP et AbbVie qu’il [traduction] « reprenait le processus depuis le début afin qu’il soit plus transparent ». Les parties se sont vu accorder du temps pour préparer leurs observations et répondre à une décision préliminaire du BMBL. Elles ont toutes deux présenté des observations.

[27] Le BMBL a rendu sa décision préliminaire le 22 septembre 2021. Il a conclu que JAMP n’était pas une seconde personne au sens du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB(AC), estimant que les médicaments visés par cette disposition doivent avoir leur propre DIN et qu’ils se limitent aux MBR recensés par la Direction des médicaments biologiques et radiopharmaceutiques (DMBR).

[28] Le BMBL a estimé que l’interprétation du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB(AC) ne devait pas compromettre celle de l’article 4, qui permet à la première personne de présenter une liste de brevets admissibles à l’inscription au registre qui se rattache à sa PDN. Le paragraphe 4(4) exige que la liste de brevets mentionne, entre autres, le brevet, la présentation de drogue, le DIN, l’ingrédient médicinal, la marque nominative, la forme posologique, la concentration et la voie d’administration auxquels elle se rapporte.

[29] Le BMBL a invité les parties à répondre à ses conclusions préliminaires, ainsi qu’à présenter des observations sur l’application du paragraphe 7(1) du Règlement sur les MB(AC) à la délivrance d’un AC à JAMP pour le médicament SIMLANDI. JAMP et AbbVie ont soumis leurs réponses le 29 octobre 2021.

[30] AbbVie a reconnu que les présentations de 40 mg/0,4 ml et de 80 mg/0,8 ml d’HUMIRA n’étaient pas vendues au Canada. Cependant, elle a informé le BMBL que la présentation de 20 mg/0,2 ml, qui contient une concentration élevée (100 mg/ml) d’HUMIRA dans une seringue préremplie, était vendue au Canada. AbbVie a souligné que la PDN de JAMP comparait SIMLANDI à HUMIRA à haute concentration (100 mg/ml) qu’elle continuait de commercialiser et de vendre sur le marché canadien.

[31] AbbVie a affirmé que JAMP s’appuyait sur les données relatives aux présentations initiales d’HUMIRA à 50 mg/ml. JAMP a répondu que le dossier réglementaire qu’elle avait produit ne portait que sur les présentations de 40 mg/0,4 ml et de 80 mg/0,8 ml d’AbbVie. Elle a insisté sur le fait qu’elle ne cherchait pas à obtenir l’approbation réglementaire en faisant une comparaison avec les présentations de 40 mg/0,8 ml ou de 20 mg/0,2 ml d’AbbVie.

[32] Le BMBL a rendu sa décision finale le 23 décembre 2021. La décision comptait 36 pages de texte à simple interligne.

[33] Le BMBL a confirmé sa décision préliminaire selon laquelle JAMP n’était pas une seconde personne pour l’application du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB(AC) et qu’elle n’était tenue à aucune des obligations découlant de cette disposition à moins que la PDN, [traduction] « directement ou indirectement, compare le médicament à une autre drogue, ou y fasse renvoi ». Le BMBL a conclu que le terme « autre drogue » s’entend du [traduction] « produit de référence canadien (PRC) ou du médicament biologique de référence (MBR) (selon le cas), et que sa concentration, sa forme posologique et sa voie d’administration doivent être précisées (c’est‑à‑dire qu’il doit avoir son propre DIN) ». L’abréviation PRC signifie produit de référence canadien, le produit de comparaison du nouveau médicament générique.

[34] Le BMBL a poursuivi en ces termes :

[traduction]

Le sens du terme « autre drogue » ne peut être élargi pour englober la concentration ou la forme posologique de l’ingrédient médicinal contenu dans le PRC ou le MBR, et la comparaison ou référence directe ou indirecte doit être faite avec l’« autre drogue » associée à un DIN qui lui est propre. Enfin, comme l’« autre drogue » est associée à un DIN qui lui est propre, l’« autre drogue » visée par la condition de commercialisation est aussi associée à un DIN qui lui est propre.

[35] Le BMBL a jugé que, pour l’application du paragraphe 5(1), le terme « autre drogue » s’entendait exclusivement des MBR recensés par la DMBR. Lorsque JAMP a déposé sa PDN, les MBR n’étaient pas commercialisés au Canada. Le BMBL a donc conclu que JAMP n’était pas une seconde personne au sens du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB(AC).

[36] Le 5 janvier 2022, le ministre a délivré un AC à JAMP pour ses présentations de SIMLANDI sous forme de seringue préremplie de 40 mg/0,4 ml, de stylo auto‑injecteur de 40 mg/0,4 m et de seringue préremplie de 80 mg/0,8 ml. JAMP a mis ses produits sur le marché le 13 avril 2022.

III. Questions en litige

[37] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. La décision du ministre selon laquelle JAMP n’est pas une « seconde personne » pour l’application du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB(AC) était‑elle raisonnable?

  3. La décision du ministre de délivrer un AC à JAMP pour ses présentations de SIMLANDI était‑elle raisonnable?

IV. Analyse

A. Quelle est la norme de contrôle applicable?

[38] AbbVie affirme que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique à l’interprétation qu’a donnée le ministre au terme « une autre drogue » qui figure au paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB(AC), parce que « la primauté du droit exige une cohérence et [qu’]une réponse décisive et définitive s’impose » (citant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 53). Elle ajoute que la norme de la décision correcte s’applique lorsque le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire ont compétence concurrente en première instance sur une question d’interprétation législative.

[39] Dans l’arrêt Rogers Communications Inc. c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35 [Rogers], la Cour suprême du Canada a jugé qu’il serait illogique de contrôler une décision administrative sur un point de droit selon une norme déférente, mais d’examiner de novo la décision d’une cour de justice rendue en première instance sur le même point de droit dans le cadre d’une action pour violation du droit d’auteur (aux para 13‑14).

[40] Le 15 juillet 2022, après que les parties eurent présenté leurs arguments dans la présente instance, la Cour suprême du Canada a rendu l’arrêt Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c Entertainment Software Association, 2022 CSC 30. Dans cette décision, les juges majoritaires (sous la plume du juge Rowe) ont confirmé qu’il convenait de reconnaître une autre catégorie de questions appelant la norme de la décision correcte : lorsque les cours de justice et les organismes administratifs ont compétence concurrente en première instance sur une question de droit dans une loi. Appliquer la norme de la décision correcte à ces questions concorde avec l’intention du législateur et favorise la primauté du droit (au para 28).

[41] AbbVie affirme que ce raisonnement s’applique au régime établi par le Règlement sur les MB(AC). Comme le paragraphe 6(1) donne à la Cour compétence pour instruire une action, AbbVie affirme que la Cour et le ministre ont compétence concurrente pour déterminer si une entité est une « seconde personne » pour les besoins du paragraphe 5(1). Je ne suis pas d’accord.

[42] Dans l’arrêt Teva Canada Limited c Pfizer Canada Inc, 2016 CAF 248 [Teva], la Cour d’appel fédérale a conclu que l’arrêt Rogers ne s’appliquait pas dans le cas où le ministre a « la compétence exclusive de décider si une présentation de drogue déposée par une seconde personne établit une comparaison avec un produit de référence canadien, de sorte que la seconde personne doive traiter d’un brevet inscrit au registre des brevets » (au para 55). Comme elle l’a expliqué aux paragraphes 56 et 57 de ses motifs (la juge Dawson) :

Sauf pour le rôle éventuel de la Cour lors d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision ministérielle prise en vertu de l’article 5, le Règlement AC prévoit que la Cour ne joue le rôle de décideur de première instance qu’en vertu de l’article 6, c’est‑à‑dire que lorsqu’une première personne a déposé une demande d’interdiction, c’est à la Cour de décider si les allégations figurant dans l’avis d’allégation de la seconde personne sont fondées. La Cour saisie d’une demande d’interdiction n’examine pas si l’application de l’article 5 aurait dû, au départ, être déclenchée. Il s’ensuit que, dans une demande d’interdiction, il est impossible que la question de savoir si l’application de l’article 5 a été déclenchée donne lieu à des interprétations divergentes entre le ministre et la Cour.

À mon avis, la question de savoir si une présentation de drogue déclenche l’application de l’article 5 du Règlement AC est une question mixte de fait et de droit. Il est bien établi que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable à de telles questions.

[43] L’arrêt Teva rejette catégoriquement l’interprétation que fait AbbVie du Règlement sur les MB(AC), à savoir qu’il confère aux pouvoirs exécutif et judiciaire compétence concurrente sur la question de savoir si le paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB(AC) s’applique dans un cas donné. AbbVie n’a pas réussi à réfuter la présomption de l’arrêt Vavilov selon laquelle la norme du caractère raisonnable s’applique au contrôle des décisions administratives en litige en l’espèce.

[44] La Cour examinera donc les décisions du ministre en fonction de la norme de la décision raisonnable. Elle n’interviendra que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[45] La Cour doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci (Vavilov, au para 15). Les critères « de justification, d’intelligibilité et de transparence » sont respectés si les motifs permettent à la Cour de comprendre le raisonnement qui sous‑tend la décision, et de déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, aux para 85‑86).

[46] La Cour doit accorder une attention respectueuse aux motifs du décideur et reconnaître l’expertise spécialisée de ce dernier. Elle doit en outre se garder de substituer sa propre opinion à celle du décideur quant au résultat approprié (Vavilov, aux para 75, 83). Lorsqu’elle examine l’interprétation qu’un décideur administratif a donnée à une loi ou à un règlement, selon la norme de la décision raisonnable, la Cour ne procède pas à une analyse de novo. Elle doit plutôt tenir pour acquis que les instances chargées d’interpréter la loi, qu’il s’agisse des cours de justice ou des décideurs administratifs, effectueront cet exercice conformément aux principes modernes d’interprétation des lois (Vavilov, aux para 116‑118).

B. La décision du ministre selon laquelle JAMP n’est pas une « seconde personne » pour l’application du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB(AC) était‑elle raisonnable?

[47] AbbVie conteste la conclusion du ministre selon laquelle le terme « une autre drogue », au paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB(AC), se limite aux MBR recensés par la DMBR, et que les MBR doivent avoir une forme posologique, une concentration et une voie d’administration identiques. Elle souligne que le paragraphe 5(1) ne définit pas le terme « une autre drogue », non plus qu’il ne limite son application à une présentation qui a son propre DIN.

[48] AbbVie affirme que les cas où le Règlement sur les MB(AC) renvoie explicitement au DIN sont nombreux, et elle soutient que l’absence d’un tel renvoi explicite au paragraphe 5(1) signifie clairement que, pour l’application de cette disposition, l’« autre drogue » n’a pas besoin d’être associée à un DIN qui lui est propre. Selon AbbVie, le libellé du paragraphe 5(1) est général et vise à englober toutes les formes de comparaison avec un médicament dont la mise en marché au Canada est approuvée au moyen d’un AC, qu’il s’agisse d’une comparaison « directe », « indirecte » ou même d’un « renvoi » lorsque l’AC accordé à la première personne en est un à l’égard duquel une liste de brevets a été déposée.

[49] Le ministre soutient que le paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB(AC) ne s’applique que lorsqu’un fabricant dépose une demande d’AC (1) qui compare directement ou indirectement son médicament à « une autre drogue », ou y fait renvoi, (2) que cette autre drogue est commercialisée sur le marché canadien aux termes d’un AC délivré à une première personne, et (3) que cette autre drogue est un médicament à l’égard duquel la première personne a présenté une liste de brevets. Le ministre a conclu que JAMP n’était pas une seconde personne pour les besoins du paragraphe 5(1) pour la simple raison qu’AbbVie ne commercialisait pas sur le marché canadien les médicaments HUMIRA sur lesquels était fondée la PDN de JAMP.

[50] JAMP convient que l’analyse du ministre était raisonnable, et elle souligne que les brevets de la liste visée au paragraphe 4(1) du Règlement sur les MB(AC) doivent avoir leur propre DIN. La liste de brevets doit mentionner, entre autres, « l’ingrédient médicinal, la marque nominative, la forme posologique [et] la concentration [...] auxquels elle se rapporte ». JAMP soutient que les articles 4 et 5 du Règlement sur les MB(AC) sont réciproques par nature en ce que l’article 4 crée la liste de brevets que doit contourner la seconde personne (citant Bristol‑Myers Squibb c Canada (Procureur général), 2005 CSC 26 [Bristol‑Myers] au para 61, et Teva, aux para 82‑83).

[51] Selon la décision du ministre concernant le statut de JAMP en tant que seconde personne (aux para 14‑16) :

[traduction]

La convenance d’un MBR est un élément essentiel de l’autorisation accordée à l’égard d’un médicament biosimilaire. L’expression « médicament biologique de référence » (c.‑à‑d. MBR) n’est pas définie dans la Loi sur les aliments et drogues ou dans le Règlement sur les aliments et drogues, mais elle est définie à la section 1.4 des Lignes directrices relatives aux médicaments biosimilaires de la DMBR :

Médicament biologique de référence (Reference biologic drug)

Médicament biologique autorisé après l’examen d’un ensemble complet de données cliniques, non cliniques et sur la qualité auquel un médicament biosimilaire est comparé dans le cadre d’études visant à démontrer sa similarité.

Les exigences relatives à la sélection d’un « médicament biologique de référence » (MBR) se trouvent à la section 2.1.3 :

2.1.3 Médicament biologique de référence

Un médicament biosimilaire doit être ultérieur à un médicament biologique qui est autorisé au Canada et auquel il est fait référence. Les promoteurs peuvent utiliser une version source non canadienne comme substitut du médicament canadien dans les études comparatives.

Il revient au promoteur de démontrer que le médicament biologique de référence choisi est adéquat pour appuyer la présentation. Le promoteur devrait consulter la DPBTG au début du processus de développement du médicament pour s’assurer de la convenance du médicament biologique de référence.

Les points suivants devraient être pris en compte au moment de choisir un médicament biologique de référence :

Les formes posologiques, dosages et voies d’administration du médicament biosimilaire devraient être identiques à ceux du médicament biologique de référence.

[…]

L’ingrédient actif (ingrédient médicamenteux) du médicament biologique de référence et celui du médicament biosimilaire doivent être similaires.

[Non souligné dans l’original]

Par conséquent, les Lignes directrices relatives aux médicaments biosimilaires précisent que les formes posologiques, les dosages et les voies d’administration du médicament biosimilaire doivent être identiques à ceux du MBR, et que les substances actives (ingrédients médicinaux) du médicament biosimilaire et du MBR doivent être similaires.

[52] Le ministre a indiqué au paragraphe 18 de sa décision qu’[traduction] « un DIN est attribué à chaque médicament dont la commercialisation sur le marché canadien est approuvée, et il est associé exclusivement aux caractéristiques suivantes : la marque nominative; le fabricant (c’est‑à‑dire le vendeur ou le promoteur); l’ingrédient médicinal; la concentration de l’ingrédient médicinal; la forme pharmaceutique (par exemple, comprimé ou solution); et la voie d’administration ». Le ministre a estimé que, pour pouvoir être approuvé au Canada, le médicament SIMLANDI devait être ultérieur au médicament biologique autorisé au Canada auquel il était fait référence. Les formes posologiques, les concentrations et les voies d’administration de SIMLANDI devaient être identiques à celles du MBR. En outre, il fallait démontrer que l’adalimumab contenu dans SIMLANDI était le même que dans le MBR.

[53] Dans une lettre du 21 juillet 2021, la DMBR a recensé les MBR pour les présentations de JAMP :

Forme de JAMP

Médicament biologique de référence

SIMLANDI, adalimumab, 40 mg dans 0,4 ml de solution stérile (100 mg/ml), injection sous‑cutanée, seringue préremplie

HUMIRA, adalimumab, DIN 02458349, 40 mg dans 0,4 ml de solution stérile (100 mg/ml), injection sous‑cutanée, seringue préremplie

SIMLANDI, adalimumab, 40 mg dans 0,4 ml de solution stérile (100 mg/ml), injection sous‑cutanée, auto‑injecteur

HUMIRA, adalimumab, DIN 02458357, 40 mg dans 0,4 ml de solution stérile (100 mg/ml), injection sous‑cutanée, stylo prérempli

SIMLANDI, adalimumab, 80 mg dans 0,8 ml de solution stérile (100 mg/ml), injection sous‑cutanée, seringue préremplie

HUMIRA, adalimumab, DIN 02466872, 80 mg dans 0,8 ml de solution stérile (100 mg/ml), injection sous‑cutanée, seringue préremplie

[54] AbbVie affirme que le ministre a [traduction] « mal interprété » la lettre de la DMBR. La DMBR a dit que les présentations de 40 mg/0,4 ml et de 80 mg/0,8 ml d’HUMIRA autorisées au Canada [traduction] « peuvent servir » de produits de référence pour le médicament SIMLANDI, et non qu’elles doivent servir à cette fin. AbbVie soutient donc que la DMBR n’a exprimé aucune opinion sur la question de savoir si la présentation à haute concentration de 20 mg/0,2 ml ou celle à la concentration d’origine de 50 mg/ml d’HUMIRA pouvaient également servir de MBR.

[55] Cet argument n’est pas fondé. La DMBR n’a recensé que trois MBR pour les présentations de JAMP. Rien ne permettait au ministre d’allonger la liste des MBR afin d’englober d’autres présentations d’HUMIRA que celles recensées par le DMBR. Recenser les MBR est une tâche qu’il appartient exclusivement à la DMBR de faire, au nom du ministre.

[56] En outre, la DMBR a dit clairement dans sa lettre qu’elle répondait à une demande de renseignements [traduction] « sur le médicament biologique de référence » utilisé à l’égard des présentations de JAMP. Elle a confirmé que [traduction] « les formes posologiques, concentrations et voies d’administration de SIMLANDI devraient être identiques à celles du médicament biologique de référence ».

[57] AbbVie a admis que la seringue préremplie de 40 mg/0,4 ml (DIN 02458349) et le stylo prérempli de 40 mg/0,4 ml (DIN 02458357) d’HUMIRA étaient des « produits dormants » et que la seringue préremplie de 80 mg/0,8 ml d’HUMIRA (DIN 02466872) était un « produit approuvé », mais pas un « produit commercialisé », ce qui correspond aux renseignements contenus dans les dossiers de Santé Canada. Le ministre a raisonnablement conclu que ces présentations d’HUMIRA n’étaient pas commercialisées sur le marché canadien au moment où JAMP a déposé sa PDN à l’égard de SIMLANDI.

[58] Le ministre a conclu que la spécificité du produit était le principal élément à considérer dans l’application des conditions d’inscription prévues à l’article 4 du Règlement sur les MB(AC) (au par 45) :

[traduction]

Plus précisément, selon le paragraphe 4(2) du Règlement sur les MB(AC), le brevet qui est inscrit sur une liste de brevets n’est admissible à l’adjonction au registre que s’il contient une revendication de l’ingrédient médicinal, une revendication de la formulation contenant l’ingrédient médicinal, une revendication de la forme posologique ou une revendication de l’utilisation de l’ingrédient médicinal, et que l’ingrédient médicinal, la formulation, la forme posologique ou l’utilisation (selon le cas) ont été approuvés par la délivrance d’un avis de conformité à l’égard de la demande d’enregistrement.

[59] Le ministre a fait observer que, selon le paragraphe 4(4) du Règlement sur les MB(AC), la liste de brevets doit contenir, entre autres, le brevet, la présentation de drogue, et, selon l’alinéa 4(4)b), « l’ingrédient médicinal, la marque nominative, la forme posologique, la concentration, la voie d’administration et l’utilisation prévus à la présentation ou au supplément qui s’y rattachent » (au par 46). Le ministre a considéré que cela signifiait que la liste de brevets devait contenir une description du médicament qui correspond à celle en fonction de laquelle le DIN a été attribué.

[60] Le ministre a conclu que le terme comparaison « indirecte », au paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB(AC), n’avait pas pour effet d’élargir l’éventail des médicaments pour lesquels la seconde personne doit se reporter aux brevets inscrits au registre, au‑delà de l’« autre drogue » associée à un DIN. Citant la décision du juge Nicholas McHaffie, Natco Pharma (Canada) Inc c Canada (Santé), 2020 CF 788, le ministre a déclaré, au paragraphe 54 de la décision, que le terme « indirecte » visait à englober le cas où un fabricant de médicaments génériques cherche à comparer son produit à une autre drogue générique plutôt qu’à la drogue innovante d’origine.

[61] Le ministre a conclu qu’un médicament qui n’est pas commercialisé ne peut bénéficier des protections prévues par le Règlement sur les MB(AC), étant donné la condition expresse prévue au paragraphe 5(1) : [traduction] « Pour déterminer si elle est “commercialisée au Canada”, l’“autre drogue” ne sera pas considérée comme étant commercialisée si elle n’est pas mise en vente (c’est‑à‑dire si la drogue nouvelle est approuvée, mais que son fabricant ne la met pas en vente au Canada) ou si elle a été retirée du marché et que le DIN est “dormant” ou annulé » (au para 57).

[62] Si cette condition relative à la commercialisation existe, c’est pour s’assurer que les avantages du Règlement sur les MB(AC) ne soient pas conférés aux titulaires de brevet dont les produits, pour un motif quelconque, ne sont généralement pas offerts aux consommateurs (Astrazeneca Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2005 CAF 189 au para 81 (la juge Sharlow, dissidente, mais dont les motifs ont été confirmés par la Cour Suprême du Canada dans l’arrêt AstraZeneca Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2006 CSC 49 au para 3). Le principe général qui sous‑tend cette condition de commercialisation est que le titulaire de brevet qui obtient un AC, mais qui ne s’en prévaut pas, ne devrait pas pouvoir bénéficier des avantages accessoires que lui procure cet AC en raison du Règlement sur les MB(AC), ce qui tend à confirmer qu’il convient de donner au paragraphe 5(1) une interprétation étroite.

[63] Les divers arguments qu’AbbVie a soulevés à l’encontre de l’interprétation qu’a faite le ministre du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB(AC) sont examinés en détail dans la décision du ministre. Il suffit de dire que les motifs du ministre permettent à la Cour de comprendre pourquoi cette décision a été rendue et de conclure qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, notamment en raison du fait que le ministre a tenu compte des obligations qu’impose au Canada l’article 20.50 de l’Accord Canada–États‑Unis–Mexique, des exigences de l’équité procédurale et de la règle du functus officio, ce dont les parties n’ont guère parlé dans les observations qu’elles ont présentées à la Cour.

[64] Bien que le ministre ait dit que [traduction] « l’approbation des médicaments génériques et des médicaments biosimilaires est fondée sur des produits de référence approuvés [MBR et PRC] qui ont le même dosage et la même forme posologique », AbbVie persiste à dire qu’un MBR n’est pas comparable à un PRC. Cependant, le ministre a seulement dit que [traduction] « les exigences liées à la sélection d’un MBR pour un médicament biosimilaire, c’est‑à‑dire concernant les formes posologiques, les dosages et les voies d’administration, sont intentionnellement cohérentes avec celles liées à la sélection d’un PRC que prévoient les dispositions portant sur la présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN) [...] » [non souligné dans l’original].

[65] Le MBR d’un médicament biosimilaire n’est pas soumis aux conditions légales applicables aux PRC pour les petites molécules génériques. Contrairement au MBR d’un médicament biosimilaire, le PRC d’un médicament générique doit contenir, selon le Règlement sur les aliments et drogues, « les mêmes quantités d’ingrédients médicinaux identiques, sous des formes posologiques comparables ». Toutefois, cela n’empêche pas le ministre de reconnaître qu’il existe une équivalence fonctionnelle entre les MBR et les PRC.

[66] AbbVie fait valoir que les Lignes directrices « Exigences en matière de renseignements et de présentation relatives aux médicaments biologiques biosimilaires » exigent que l’ingrédient actif, ou l’ingrédient médicamenteux, du médicament biosimilaire et celui du MBR soient similaires, et non pas identiques. Mais il y est aussi prévu que les formes posologiques, les dosages et les voies d’administration du médicament biosimilaire « devraient être identiques » à ceux du MBR. Même si le terme « devraient » est considéré comme discrétionnaire plutôt qu’impératif, on ne peut reprocher au ministre d’avoir suivi la recommandation contenue dans ses propres Lignes directrices.

[67] AbbVie soutient qu’une interprétation étroite du terme « une autre drogue » crée une faille qui permet d’échapper à l’application du Règlement sur les MB(AC). JAMP peut ainsi abuser de l’exception relative aux travaux préalables et s’appuyer sur l’ensemble des données qu’AbbVie a préparées après avoir investi considérablement dans la recherche et le développement. Selon AbbVie, cela n’incite guère à mettre en marché des présentations nouvelles et améliorées, ce qui va à l’encontre de l’objet de la Loi sur les brevets.

[68] Toutefois, cet argument ne tient pas compte du libellé clair du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB(AC). Le mécanisme d’application du Règlement sur les MB(AC) ne s’applique qu’à l’innovateur qui commercialise sa drogue innovante au Canada.

[69] La liste des brevets établie au titre du paragraphe 4(1) du Règlement sur les MB(AC) doit préciser le DIN propre à chaque brevet. Cela est important, car les articles 4 et 5 sont réciproques par nature : l’article 4 crée la liste de brevets que doit contourner la seconde personne (Bristol‑Myers, au para 61).

[70] AbbVie n’a pas démontré que la décision du ministre de traiter les MBR et les PRC comme s’ils jouaient un « rôle équivalent » est déraisonnable. Les Lignes directrices du ministre confirment que les médicaments biosimilaires sont « assujettis aux lois et règlements en vigueur qui sont décrits dans le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) [et] à l’article C.08.004.1 du Règlement sur les aliments et drogues ».

[71] En l’espèce, la DMBR a pu recenser des médicaments biologiques autorisés au Canada dont les formes posologiques, les dosages, les voies d’administration et l’ingrédient actif étaient identiques à ceux des présentations de JAMP. Le ministre n’a pas eu besoin de faire preuve de souplesse dans la sélection des MBR.

[72] Je conclus donc que l’interprétation qu’a donnée le ministre du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB(AC), à savoir qu’il ne s’applique qu’à la version d’un médicament à laquelle on a attribué un numéro d’identification de drogue (DIN) et qui est commercialisée au Canada était raisonnable, d’autant plus que l’objectif de la loi est de créer un mécanisme d’application des droits conférés par brevet qui ne vise que les produits qui sont en fait offerts aux Canadiens. L’autre interprétation proposée par AbbVie, à supposer, sans en décider, qu’elle soit défendable, ne permet pas de démontrer que la façon dont le ministre a appliqué les Lignes directrices n’appartient pas aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[73] Dans la décision Elanco c Canada (Procureur général), 2019 CF 5, le juge Roger Lafrenière a fait observer que le Règlement sur les MC(AC) est étroitement lié aux fonctions du ministre et que ce dernier possède une grande expertise dans son application et son interprétation (au para 43). C’est ce qui ressort du long et minutieux raisonnement que le ministre a adopté dans les décisions contestées en l’espèce.

[74] Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner l’objection de JAMP qui a fait valoir que l’argument d’AbbVie, selon lequel JAMP se serait fondée à tort sur les données d’AbbVie quant à la concentration d’origine de 50 mg/ml, aurait été soulevé pour la première fois au cours du contrôle judiciaire. Je suis d’accord avec JAMP pour dire qu’AbbVie aura l’occasion d’expliquer ses allégations de « travaux préalables » inappropriés dans le cadre de ses actions en contrefaçon de brevet.

C. La décision du ministre de délivrer des AC à JAMP pour ses présentations de SIMLANDI était‑elle raisonnable?

[75] AbbVie conteste la décision du ministre de délivrer un AC à JAMP au seul motif que le ministre a jugé de manière déraisonnable que JAMP n’était pas une « seconde personne » pour l’application du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MB(AC). J’ai conclu que la décision du ministre à cet égard était raisonnable, et la demande de contrôle judiciaire d’AbbVie concernant la délivrance par le ministre d’un AC à JAMP doit donc être rejetée.

V. Conclusion

[76] Les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées avec dépens.


JUGEMENT

LA COUR REJETTE les demandes de contrôle judiciaire avec dépens.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

T‑10‑22

T‑130‑22

 

INTITULÉ :

ABBVIE CORPORATION ET ABBVIE BIOTECHNOLOGY LTD c LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET JAMP PHARMA CORPORATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE TORONTO ET OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 16 ET 17 MAI 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 AOÛT 2022

 

COMPARUTIONS :

Steven G. Mason

David Tait

James S.S. Holtom

Adam H. Kanji

 

Pour les demanderesses

 

J. Sanderson Graham

Elizabeth Koudys

Kirk Shannon

 

Pour le défendeur,

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

Andrew Brodkin

Jordan Scopa

Jaclyn Tilak

 

Pour la défenderesse,

JAMP PHARMA CORPORATION

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demanderesses

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur,

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la défenderesse,

JAMP PHARMA CORPORATION

 

 

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