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Date : 20220819


Dossier : IMM‑5162‑20

Référence : 2022 CF 1216

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 août 2022

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

JOYCE ONOSE AGBAN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 7 octobre 2020 par laquelle un agent principal d’immigration (l’agent) a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse.

[2] Le défendeur soutient que la Cour devrait refuser d’examiner la demande de contrôle judiciaire parce que la demanderesse ne se présente pas devant la Cour [Traduction] « sans rien avoir à se reprocher », sachant qu’elle ne s’est pas présentée pour son renvoi du Canada. Je conviens que le défaut de la demanderesse de se conformer aux lois canadiennes sur l’immigration est un facteur raisonnable à prendre en considération dans le contexte d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, mais j’estime qu’il ne s’agit pas d’un facteur déterminant en l’espèce.

[3] Pour les motifs exposés ci‑après, j’ai conclu que l’agent n’a pas tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant de la demanderesse qui est né au Canada. La demande de contrôle judiciaire est accueillie sur ce seul fondement.

I. Contexte

[4] La demanderesse, une citoyenne du Nigéria, est entrée au Canada en 2013 munie d’un visa de visiteur. Elle a donné naissance à sa fille au Canada en 2014.

[5] Sa demande d’asile a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) et la Section d’appel des réfugiés (la SAR). Sa première demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été rejetée en 2015.

[6] En janvier 2019, la demanderesse a présenté une deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaires, à savoir l’intérêt supérieur de sa fille née au Canada, son établissement au Canada et les difficultés auxquelles elle serait confrontée si elle devait retourner au Nigéria.

[7] La demanderesse devait être renvoyée du Canada en novembre 2019. Elle ne s’est pas présentée pour son renvoi, de sorte qu’un mandat d’arrestation a été lancé. En octobre 2020, la demanderesse s’est présentée à l’Agence des services frontaliers du Canada.

A. La décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire faisant l’objet du présent contrôle

[8] Dans le cadre de son examen de la deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’agent a accordé un certain poids à l’établissement de la demanderesse au Canada, reconnaissant qu’elle fait du bénévolat pour son église et travaille comme assistante de la petite enfance. L’agent a également noté que sa fille est scolarisée au Canada.

[9] S’agissant des difficultés, l’agent a examiné les observations de la demanderesse portant qu’elle n’a aucun soutien familial au Nigéria, se retrouverait sans emploi et sans logement, subirait les contrecoups d’un système de soins de santé inadéquat et serait victime de violence fondée sur le sexe – compte tenu des mauvais traitements que lui a fait subir son conjoint de fait au Nigéria. L’agent a indiqué qu’il y avait peu d’éléments de preuve objectifs à l’appui des allégations de la demanderesse concernant la violence fondée sur le sexe. En ce qui concerne la difficulté de trouver un emploi, l’agent a souligné que la demanderesse avait fait ses études en anglais au Nigéria, qu’elle avait auparavant occupé un emploi d’agente de bord au Nigéria et qu’elle avait travaillé au Canada.

[10] L’agent a tenu compte d’une évaluation psychologique qui a été effectuée par le Dr Gerald M. Devins et du diagnostic de trouble dépressif majeur qui a été posé. Le Dr Devins a conclu qu’il était dans l’intérêt de la santé mentale de la demanderesse et de celle de sa fille que la demanderesse demeure au Canada. L’agent a souligné que l’évaluation a été effectuée [Traduction] « aux seules fins de la présente demande, puisqu’il a été mandaté de procéder à cette évaluation par l’avocat de la demanderesse ». L’agent a également noté que les observations de la demanderesse contenaient peu de renseignements sur son état de santé, et que rien n’indiquait que le Dr Devins avait rencontré la demanderesse plus d’une fois. L’agent a accordé un certain poids à ce facteur dans l’ensemble.

[11] L’agent a également accordé un certain poids à l’intérêt supérieur de l’enfant, mais a indiqué qu’il n’était [Traduction] « pas convaincu que le renvoi de la demanderesse au Nigéria compromettrait l’intérêt supérieur de l’enfant ». L’agent a formulé l’observation suivante : [Traduction] « comme [l’enfant] est âgée de 6 ans, on peut s’attendre à ce qu’elle s’adapte à la vie au Nigéria ».

II. Question en litige et norme de contrôle applicable

[12] La demanderesse a soulevé un certain nombre de questions en ce qui concerne la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Or, la question de l’intérêt supérieur de l’enfant est déterminante dans le cadre du présent contrôle judiciaire, si bien que je n’examinerai pas les autres questions.

[13] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

[14] Comme l’a formulé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], « [l]orsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (au para 15). En outre, « [l]e caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, au para 126).

III. Analyse – Intérêt supérieur de l’enfant

[15] La demanderesse soutient que l’agent a fait une évaluation déraisonnable de l’intérêt supérieur de l’enfant, car il n’a pas tenu compte de la preuve et n’a pas procédé à l’analyse requise.

[16] Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], la Cour suprême du Canada a statué, citant l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, que : « […] pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (au para 38).

[17] Dans Kanthasamy, la Cour a précisé qu’« [une] décision rendue en application du par. 25(1) sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte […] L’agent ne peut donc pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte […] L’intérêt supérieur de l’enfant doit être “bien identifié et défini”, puis examiné “avec beaucoup d’attention” eu égard à l’ensemble de la preuve » (au para 39) [en italique dans l’original].

[18] En l’espèce, l’agent a amorcé son évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant en reconnaissant qu’il s’agit d’un facteur important auquel il convient d’accorder un poids considérable. L’agent a ensuite souligné que l’enfant de 6 ans de la demanderesse est née trois mois après l’arrivée de cette dernière au Canada. L’agent a conclu qu’il n’y avait [Traduction] « pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs » pour établir que l’intérêt supérieur de l’enfant serait compromis si la demanderesse était renvoyée au Nigéria. L’agent a formulé les observations suivantes :

[Traduction]
Je souligne que l’enfant réside actuellement au Canada avec la demanderesse. Je reconnais que la demanderesse aimerait rester au Canada afin d’offrir à sa fille une vie meilleure que celle qu’elle croit qu’elle aurait au Nigéria, mais il est raisonnable de penser que la demanderesse savait – puisqu’elle n’a pas de statut au Canada et qu’elle fait l’objet depuis juillet 2018 d’une mesure de renvoi par l’ASFC – qu’elle devrait un jour ou l’autre retourner au Nigéria avec sa fille. Je souligne qu’aucun père n’est inscrit sur le certificat de naissance canadien de l’enfant, et que la demanderesse et son avocat n’ont présenté aucune observation quant au rôle du père dans la vie de l’enfant. Il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant de rester avec sa mère, et comme elle est âgée de 6 ans, on peut s’attendre à ce qu’elle s’adapte à la vie au Nigéria. Bien que j’accorde un certain poids à ce facteur, je ne suis pas convaincu que le renvoi de la demanderesse au Nigéria compromettrait l’intérêt supérieur de l’enfant au point de justifier une dispense.

[19] Je suis d’avis que cette analyse est déficiente et qu’elle va à l’encontre des directives énoncées dans l’arrêt Kanthasamy. Il est impossible de déterminer comment l’agent a distingué et analysé les facteurs relatifs à l’intérêt supérieur de l’enfant. À part affirmer [Traduction] « [qu’]il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant de rester avec sa mère », l’agent ne mentionne nulle part dans sa décision ce qui serait dans l’intérêt supérieur de l’enfant. L’agent n’a pas tenu compte des questions de l’éducation, des soins de santé et du soutien familial. En outre, l’agent semble avoir accordé de l’importance à la décision de la demanderesse d’avoir un enfant au Canada alors qu’elle était sans statut. J’estime qu’il n’est pas approprié de tenir compte d’un tel facteur dans l’analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant.

[20] La présente affaire est semblable à celle dont la Cour était saisie dans Vieira Sebastiao Melo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 544 [Melo], une décision dans laquelle le juge Zinn a formulé l’observation suivante : « je suis très perplexe de constater que, bien que l’agent reconnaisse que l’intérêt supérieur des enfants [Traduction] “devrait recevoir un poids important”, l’agent conclut que ce facteur n’a reçu qu’un [Traduction] “certain poids” » (au para 75).

[21] La situation en l’espèce est la même que dans Melo. L’agent a reconnu qu’un poids « important » devait être accordé aux facteurs relatifs à l’intérêt supérieur de l’enfant, mais ne leur a finalement attribué qu’un « certain » poids.

[22] En somme, l’approche que l’agent a adoptée à l’égard de l’intérêt supérieur de l’enfant était superficielle et incompatible avec l’examen rigoureux des facteurs relatifs à l’intérêt supérieur de l’enfant qu’exige l’arrêt Kanthasamy.

[23] Enfin, s’agissant du non‑respect des lois canadiennes sur l’immigration, je rappelle que ce facteur ne saurait à lui seul déterminer l’issue d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Comme l’a souligné le juge Ahmed dans Mateos de la Luz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 599 aux paragraphes 28 et 31, l’objectif même de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est d’offrir un recours aux personnes qui ne se sont pas conformées au régime d’immigration du Canada. Qui plus est, une décision peut se révéler déraisonnable si, dans le cadre du processus décisionnel – en particulier l’analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant – l’agent a accordé une trop grande importance au mépris du demandeur pour les lois canadiennes sur l’immigration.

IV. Conclusion

[24] Pour les motifs exposés ci‑dessus, je conclus que l’analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant est déraisonnable et j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

[25] Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5162‑20

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

 

IMM‑5162‑20

INTITULÉ :

AGBAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

le 30 juin 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DES MOTIFS :

le 19 août 2022

 

COMPARUTIONS :

Ugochukwu Udogu

Pour la demanderesse

 

Charles J. Jubenville

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ugo Udogu Law Office

Avocats et notaires

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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