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Date : 20220819


Dossier : IMM-3736-21

Référence : 2022 CF 1213

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 août 2022

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

MEHEDI HASAN

demandeur

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 6 mai 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[2] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

I. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen du Bangladesh qui est membre du Parti Jatiya. Sa demande d’asile était fondée sur la crainte d’être persécuté par les forces policières et les membres de la Ligue Awami, le parti au pouvoir, en raison de ses activités politiques menées en opposition à cette dernière.

[4] Pendant qu’il était étudiant à l’université, le demandeur était membre de l’aile étudiante de la Ligue Awami et participait à des rassemblements politiques. Une fois ses études universitaires terminées, il affirme avoir éprouvé une inquiétude grandissante face aux activités et tactiques employées par la Ligue Awami et a commencé à songer à se joindre à un parti politique démocratique.

[5] En août 2016, il est devenu membre du parti d’opposition, le Parti Jatiya, et en novembre 2016, il est devenu un secrétaire organisateur du Parti Jatiya de Bahubal.

[6] Selon le demandeur, après s’être joint au Parti Jatiya, il a été victime d’une agression orchestrée par les membres de la Ligue Awami. Il allègue avoir signalé en vain les attaques à la police, qui n’a rien fait. Les agressions étaient si graves qu’il a eu besoin de soins médicaux.

[7] En mars 2017, un policier a informé le demandeur qu’une rencontre secrète s’était tenue entre la police et des membres de la Ligue Awami locale et qu’un plan pour le tuer avait été orchestré. Le policier a dit au demandeur qu’il ressemblait à son fils et que c’était la raison pour laquelle il lui révélait l’information.

[8] Le demandeur a fui le Bangladesh en juillet 2017.

A. La décision de la SAR faisant l’objet du contrôle

[9] Selon la SAR, la question déterminante était celle de la crédibilité.

[10] La SAR a conclu que le demandeur n’était pas crédible parce que ses descriptions de la façon dont il est devenu membre de la Ligue Chhatra (l’aile étudiante de la Ligue Awami) et du Parti Jatiya ne concordent pas avec les processus exposés dans la preuve objective tirée du cartable national de documentation (le CND).

[11] Durant son témoignage, le demandeur a déclaré qu’il avait payé la cotisation de 10 taka pour devenir membre de la Ligue Chhatra, mais la preuve documentaire révèle que les membres ne paient aucuns frais. Lorsque cette contradiction a été soulevée, le demandeur a précisé que les partis politiques ne suivent pas les règles officielles. La SAR a conclu que cette explication n’était pas crédible.

[12] Elle a également conclu que la description du demandeur quant au processus d’adhésion du Parti Jatiya ne concorde pas avec la preuve documentaire. Le demandeur a témoigné qu’il n’existait pas de procédure particulière à suivre pour devenir membre du parti et que le formulaire d’adhésion n’était pas obligatoire. La SAR a souligné que la preuve documentaire indiquait que le processus pour devenir membre consistait à remplir un formulaire et à payer une cotisation.

[13] Elle a également conclu que le demandeur avait produit des éléments de preuve incohérents sur la structure du Parti Jatiya et le rôle qu’il a joué au sein de ce parti. Il avait allégué qu’il était le seul secrétaire organisateur dans l’upazila de Bahubal, alors que le président du parti avait affirmé dans une lettre qu’il était « l’un des secrétaires organisateurs du Parti Jatiya dans l’upazila de Bahubal, au Bangladesh ».

[14] La SAR a jugé que le témoignage de Jahirul Haque (Jharu Mia), un avocat du Bangladesh, et le dossier d’hôpital faisant état de l’agression physique subie par le demandeur en janvier 2017 ne permettaient pas de dissiper les doutes relatifs à la crédibilité du demandeur.

[15] La SAR a tenu les propos suivants concernant la lettre de l’avocat : « Étant donné que l’avocat mentionne expressément dans sa lettre qu’il n’a pas reçu les documents d’information de la part de la police, sa croyance selon laquelle l’appelant peut être arrêté, sans que des éléments de preuve viennent étayer son point de vue, ne permet pas d’établir que l’appelant est exposé à une possibilité sérieuse de persécution de la part de la police du fait de ses opinions politiques. »

[16] En ce qui concerne la preuve médicale, la SAR a déclaré ce qui suit : « Bien qu’il soit mentionné dans le rapport [TRADUCTION] “agression physique H/O”, rien n’indique que l’appelant a déclaré que l’agression était liée à son engagement politique ».

B. La question préliminaire

[17] À titre préliminaire, le défendeur fait valoir que l’affidavit souscrit par le demandeur à appui de la présente demande ne devrait se voir accorder aucun poids vu qu’il est rédigé en anglais, alors que le demandeur a témoigné devant la Section de la protection des réfugiés (la SPR) avec l’aide d’un interprète.

[18] Le demandeur réplique que son formulaire Fondement de la demande d’asile a été rempli en anglais et qu’il y a indiqué qu’il comprenait cette langue. De plus, il s’est exprimé en anglais durant l’audience devant la SPR, et il a également eu recours aux services d’un interprète. Il a confirmé dans son témoignage qu’il comprenait l’anglais, et, en fait, la SPR a souligné dans sa décision que ses aptitudes en anglais s’étaient améliorées.

[19] Dans ces circonstances, rien ne justifie d’écarter l’affidavit du demandeur en raison de sa connaissance limitée de l’anglais.

II. Question en litige et norme de contrôle

[20] La seule question en litige est celle de savoir si la décision de la SAR est raisonnable.

[21] Lorsqu’elle examine une décision selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 99).

III. Analyse

[22] Le demandeur soutient que la SAR a tiré des conclusions déraisonnables quant à sa crédibilité, qu’elle s’est livrée à une analyse microscopique de la preuve et qu’elle n’a pas tenu compte des éléments de preuve se rapportant à ses activités politiques, lesquels forment le cœur de sa demande d’asile.

A. La Ligue Chhatra

[23] Le demandeur a témoigné qu’il avait payé une cotisation pour devenir membre de la Ligue Chhatra. La SAR a conclu que cette allégation n’était pas crédible parce que les renseignements tirés du CND indiquaient que les membres n’avaient pas à payer de frais. L’extrait sur lequel elle s’est appuyée fait état de ce qui suit :

[traduction]

« Fondée en 1948, la Ligue Chhatra est l’aile étudiante de la Ligue Awami et est active dans les campus des collèges et des universités. […] Les membres ne paient pas de cotisation. Le Dhaka Tribune a signalé que, au cours des dernières années, l’image de la Ligue Chhatra a été ternie parce que ses chefs et ses militants ont eu recours à de la violence, à de l’extorsion et à d’autres activités criminelles. [Renvois omis.]

[24] La SAR a privilégié ces renseignements et a rejeté l’explication du demandeur selon laquelle les partis politiques ne suivent pas nécessairement leurs règles officielles et sont souvent corrompus. Elle a conclu qu’il ne s’agissait pas d’une explication raisonnable pour dissiper l’incohérence entre le renseignement tiré du CND voulant qu’aucune cotisation ne soit versée et son témoignage portant qu’il en avait payé une.

[25] Concernant la prétendue pratique officielle de la Ligue Chhatra, la SAR s’est appuyée sur une seule phrase tirée d’un rapport extrait du CND. De plus, la note en bas de page citée à l’appui de l’extrait sur lequel s’est fondée la SAR ne se rapporte pas à la déclaration qui a été faite.

[26] En l’espèce, la SAR s’est appuyée sur un seul extrait non corroboré du rapport tiré du CND — lequel confirme également que les chefs de la Ligue Awami pratiquent l’extorsion et commettent des activités criminelles — pour conclure que l’explication du demandeur était déraisonnable. En effet, elle a privilégié des renseignements qui reconnaissent ouvertement que le parti participe à des activités criminelles au détriment de la version du demandeur.

[27] À mon avis, cette conclusion résulte d’une appréciation déraisonnable de la preuve par la SAR. Il n’est pas raisonnable pour la SAR de supposer que la Ligue Awami, reconnue pour ses activités criminelles, ait fait preuve d’honnêteté lors de la rédaction des renseignements sur lesquels la SAR s'est appuyée (Venegas Beltran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1475 aux paras 7-8).

B. Le Parti Jatiya

[28] La SAR a conclu que le processus décrit par le demandeur en vue de devenir membre du Parti Jatiya ne concordait pas avec les renseignements tirés du rapport du CND.

[29] Selon lui, il n’existait aucune procédure particulière pour devenir membre de ce parti, et le formulaire d’adhésion n’était pas obligatoire. La SAR a renvoyé à l’extrait du rapport tiré du CND selon lequel pour devenir membre « il faut remplir un formulaire d’adhésion et payer une cotisation ».

[30] Le rapport du CND sur lequel la SAR s’est appuyée datait de 2014 et portait essentiellement sur les représentants nationaux du Parti Jatiya plutôt que sur les bureaux locaux. Ses auteurs ont reconnu que [traduction] « la collecte de données auprès des partis politiques était ardue ». Les auteurs ont admis que la collecte de données a été difficile, et le fait que ce rapport précède de deux ans l’adhésion du demandeur au Parti Jatiya vient mettre en doute le caractère raisonnable de la décision de la SAR d’invoquer en grande partie ce document pour conclure que le demandeur n’était pas crédible. En fait, la SAR a accordé plus de crédit aux déclarations tirées du rapport que les auteurs eux-mêmes n’étaient prêts à le faire.

[31] Quant à la structure du Parti Jatiya, le demandeur a expliqué dans sa déposition qu’il n’était pas l’unique secrétaire organisateur, mais qu’il était [traduction] « pratiquement » le seul parce que plusieurs autres avaient fui le pays ou étaient inactifs.

[32] Pour examiner cette question, la SAR s’est appuyée sur la lettre rédigée par le président du Parti Jatiya. Dans cette lettre, l’auteur confirme que le demandeur est un membre du parti et qu’il est un des secrétaires organisateurs d’une petite unité administrative. Toutefois, la SAR l’écarte au motif qu’elle est rédigée au « temps présent » et qu’elle ne dissipait donc pas les incohérences présentes dans la preuve du demandeur concernant le nombre de secrétaires organisateurs dans le passé. La SAR n’aborde pas autrement les renseignements contenus dans la lettre.

[33] À mon avis, le rejet par la SAR de cet élément de preuve est inintelligible et injustifiable. La lettre constitue un témoignage direct du président du Parti Jatiya que le demandeur est membre du parti et qu’il est un de ses secrétaires organisateurs. La SAR a rejeté la lettre parce qu’elle était rédigée au temps présent. Ce faisant, la SAR s’est livrée à une analyse microscopique ou excessivement zélée de ces éléments de preuve et a relevé des détails non pertinents ou périphériques de manière à caractériser la preuve d’une façon qui sous-tend une conclusion défavorable relative à la crédibilité (Attakora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 444 (CAF) au para 9).

C. La preuve documentaire à l’appui

[34] La SAR a également écarté des éléments de preuve documentaire au motif qu’ils ne dissipaient pas les contradictions trouvées dans la preuve ou qu’ils n’établissaient pas d’eux‑mêmes la prétention du demandeur.

[35] Elle a rejeté la lettre de l’hôpital au sujet des blessures subies par le demandeur parce que celle-ci ne précisait pas que ces blessures étaient le résultat d’une attaque liée à son engagement politique. Toutefois, dans cette analyse, la SAR n’a pas évalué l’élément de preuve sous l’angle des raisons qui ont motivé son dépôt. La preuve médicale n’a pas été produite dans le but d’identifier l’agresseur; elle a plutôt été produite afin de confirmer que le demandeur a subi des blessures, ce qui concorde avec la preuve selon laquelle il a été attaqué par des membres de la Ligue Awami.

[36] Comme je l’ai signalé dans la décision Al Mamun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 534 au para 20, il est déraisonnable de la part de la SAR de s’attendre à ce que les renseignements contenus dans un rapport de police se retrouvent dans un rapport médical, pour ensuite écarter ce dernier sur ce fondement.

[37] De façon similaire, la SAR a mis de côté la lettre de l’avocat. Le demandeur fait valoir que le fait que la police n’a pas transmis à son avocat les renseignements sollicités — parce que celle-ci avait [traduction] « pour instruction des autorités supérieures de ne rien révéler concernant Mehedi Hasan » — étaye sa crainte d’être persécuté en étant arrêté.

[38] Qui plus est, la SAR n’a pas apprécié le reste du contenu de la lettre indiquant que la police avait reçu l’instruction de ne communiquer aucun renseignement concernant le demandeur. Cette allégation corrobore le récit du demandeur selon lequel les forces de l’ordre complotaient contre lui. Puisque la SAR n’a pas examiné cet élément de preuve, la décision manque de justification et de transparence.

[39] Bien que je reconnaisse que ces éléments de preuve pris isolément sont peut-être insuffisants pour établir la prétention du demandeur, la SAR a néanmoins l’obligation d’examiner raisonnablement chaque élément de preuve.

IV. Conclusion

[40] À mon avis, l’appréciation de la preuve faite par la SAR pour étayer ses conclusions quant à la crédibilité n’est pas justifiée, transparente ou intelligible. La décision est donc déraisonnable.

[41] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision. Il n’y a aucune question à certifier.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3736-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

 

IMM-3736-21

INTITULÉ :

MEHEDI HASAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 juin 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DES MOTIFS :

Le 19 août 2022

 

COMPARUTIONS :

Jack C. Martin

POUR LE DEMANDEUR

 

Martin Anderson

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jack C. Martin

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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