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Date : 20220831


Dossier : T-541-10

Référence : 2022 CF 1243

Ottawa (Ontario), le 31 août 2022

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

RÉGENT BOILY

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF

DU CANADA

défenderesse


Table des matières

I. Aperçu 4

II. Contexte factuel 7

A. L’arrestation de M. Boily au Mexique, son évasion et son retour au Canada 7

B. Le processus menant à l’extradition de M. Boily au Mexique 9

C. L’extradition de M. Boily et les épisodes de torture allégués 11

D. La présente action en dommages-intérêts 17

E. La décision du Comité contre la torture 18

III. Les événements allégués ont-ils eu lieu? 20

A. Principes de base 21

(1) La norme de preuve 21

(2) L’évaluation de la crédibilité 23

B. Les antécédents judiciaires et la propension à mentir 28

C. Les contradictions alléguées 29

(1) Un ou deux voyages? 30

(2) Les mensonges et réticences dans ses déclarations aux policiers mexicains 31

(3) La cessation de la crainte 31

D. La corroboration et la preuve contraire 33

(1) Le témoignage du gardien de prison 34

(2) L’absence de signes visibles de torture lors de la visite de M. Dubeau 36

(3) La dénégation des autorités mexicaines 39

E. La vraisemblance 41

(1) L’utilisation fréquente de la torture au Mexique 41

(2) Le degré d’implication criminelle de M. Boily 43

(3) L’événement du 21 août 44

F. La preuve psychiatrique concernant la simulation 45

G. Sommaire de l’évaluation de la crédibilité 48

IV. Les dommages-intérêts pour violation de l’article 7 de la Charte 50

A. La violation de l’article 7 51

(1) La portée de l’article 7 en matière de renvoi ou d’extradition 52

(2) Un nouveau risque 56

(3) Un risque sérieux de torture 60

(4) L’extradition en présence d’un risque sérieux de torture viole l’article 7 63

(5) L’absence de justification 67

(6) Autres questions 69

B. Les fonctions remplies par l’octroi de dommages-intérêts 73

(1) L’indemnisation et le lien de causalité 74

(2) La défense des droits 78

(3) La dissuasion 85

C. Les facteurs faisant contrepoids à l’octroi de dommages-intérêts 85

(1) L’existence d’autres recours 86

(2) L’efficacité de l’action gouvernementale et l’immunité relative 86

D. Le montant des dommages-intérêts 93

(1) Principes 93

(2) La preuve du préjudice 95

(3) Le préjudice préexistant et la prédisposition 102

(4) Le montant convenable 105

(5) La solidarité 110

V. Conclusion, intérêts et dépens 112


JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La torture est une pratique universellement réprouvée. Elle constitue une forme radicale d’anéantissement de la dignité humaine. Elle inflige des souffrances aiguës à ceux qui en sont victimes et entraîne souvent des séquelles psychologiques à long terme.

[2] La torture est prohibée tant à l’échelle internationale que nationale. La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, RT Can 1987, no 36 [la Convention] a été ratifiée par plus de 170 pays, dont le Canada. Elle oblige les États qui l’ont ratifiée à criminaliser la torture et interdit d’extrader ou de renvoyer une personne vers un pays où elle serait exposée à un risque sérieux de torture. Le droit canadien contient des règles semblables. L’article 269.1 du Code criminel prohibe la torture, et celle-ci est également contraire aux articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte], comme la Cour suprême l’a indiqué dans les arrêts Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3 [Suresh], et R c Bissonnette, 2022 CSC 23 [Bissonnette].

[3] Dans la présente action en dommages-intérêts, le demandeur, M. Régent Boily, reproche à la défenderesse, Sa Majesté la Reine [l’État fédéral], de l’avoir extradé vers le Mexique malgré avoir reçu de nouveaux renseignements qui démontraient qu’il y serait exposé à un risque sérieux de torture.

[4] La trame factuelle de l’affaire se résume ainsi. M. Boily a été déclaré coupable de trafic de drogue au Mexique. Il s’est évadé de la prison de Cieneguillas, dans l’État de Zacatecas, où il était incarcéré. Lors de l’évasion, un gardien de prison a été tué. M. Boily est ensuite revenu au Canada. Par la suite, le Mexique a demandé son extradition, afin qu’il purge le reste de sa peine et qu’il réponde à des accusations d’évasion et d’homicide involontaire. Le ministre de la Justice a acquiescé à cette demande, à condition que le Mexique donne des assurances diplomatiques concernant la sécurité de M. Boily. Après que le Mexique a obtempéré, la Cour d’appel du Québec a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Boily à l’encontre de l’arrêté d’extradition. Compte tenu des assurances diplomatiques, la Cour estimait que M. Boily ne serait pas exposé à un risque sérieux de torture. Or, la veille de l’extradition, des représentants de l’État fédéral ont appris que les autorités mexicaines avaient l’intention d’incarcérer M. Boily à la prison de Cieneguillas, dont il s’était évadé et où travaillait le gardien qui avait été tué lors de l’évasion. Même s’il était conscient du risque sérieux que ces nouveaux renseignements avaient révélé, l’État fédéral a tout de même remis M. Boily aux autorités mexicaines le lendemain. M. Boily allègue que les gardiens de la prison de Cieneguillas lui ont fait subir trois séances de torture dans les jours qui ont suivi son extradition. Les techniques de torture utilisées comprenaient la noyade simulée dans un baril d’eau souillée, l’asphyxie au moyen d’un sac de plastique et l’injection de sauce piquante dans le nez.

[5] J’accueille l’action de M. Boily, parce que l’État fédéral a porté atteinte à son droit à la sécurité de sa personne, garanti par l’article 7 de la Charte. Les notes internes déposées en preuve démontrent clairement que les fonctionnaires savaient que retourner M. Boily à la prison dont il s’était évadé exposait celui-ci à un risque grave de représailles. Or, sauf circonstances exceptionnelles qui ne sont pas présentes ici, extrader ou renvoyer une personne vers un pays où elle sera exposée à un risque sérieux de torture constitue une violation de l’article 7. Si l’État fédéral n’avait pas extradé M. Boily après avoir pris conscience de ce risque sérieux ou avait pris des dispositions pour contrer ce risque, celui-ci n’aurait pas été torturé par les gardiens de la prison de Cieneguillas. La conduite de l’État fédéral a donc causé le préjudice subi par M. Boily.

[6] Je rejette également les moyens de défense présentés par l’État fédéral. La décision d’extrader M. Boily malgré les nouveaux renseignements obtenus la veille de l’extradition ne bénéficie d’aucune immunité de poursuite. Ces renseignements et le risque qui en découlait n’avaient pas été évalués par le ministre de la Justice ou par la Cour d’appel du Québec. L’action de M. Boily n’équivaut donc pas à une remise en question de ces décisions. De plus, le témoignage de M. Boily était crédible et l’État fédéral ne peut lui reprocher l’absence de corroboration de ses allégations de torture. À la lumière de l’ensemble de la preuve, je conclus que M. Boily a prouvé par prépondérance des probabilités qu’il a été torturé dans les jours suivant son extradition.

[7] J’accorde donc à M. Boily des dommages-intérêts au montant de 500 000 $, afin de l’indemniser et d’assurer la défense de ses droits.

[8] Certains pourraient se surprendre qu’une somme si importante soit accordée à une personne qui a été déclarée coupable de crimes graves. Peut-on être à la fois délinquant et victime? Personne ne remet en cause le bien-fondé des condamnations prononcées contre M. Boily et des peines qui lui ont été imposées. M. Boily a violé plusieurs normes fondamentales de la société mexicaine. La vie d’un gardien innocent a été le prix de son évasion. Rien ne peut compenser la perte subie par la famille de celui-ci. En raison de ces crimes, M. Boily a été incarcéré durant près de quatorze ans, dont onze ans dans les prisons mexicaines. Le châtiment légitime qu’il méritait n’incluait cependant pas la torture. La prohibition de la torture découle de l’obligation de respecter la dignité humaine de toute personne, « sans égard à ses agissements » : Bissonnette, au paragraphe 59. L’État fédéral ne demande pas le rejet de l’action de M. Boily seulement en raison de la gravité des crimes qu’il a commis. Ainsi, quels que soient ses antécédents criminels, M. Boily doit être compensé pour le préjudice qui découle de son exposition à un risque sérieux de torture.

II. Contexte factuel

[9] Il est tout d’abord nécessaire de bien camper le contexte factuel qui a donné lieu à l’action en dommages-intérêts de M. Boily. Je décrirai les principaux faits non contestés relatifs à son arrestation, son évasion, son extradition et les premiers jours de sa détention au Mexique. Je ferai également état de ses allégations de torture, dont j’évaluerai la crédibilité plus loin. J’exposerai ensuite le contexte procédural de la présente action et je ferai état de la décision que le Comité contre la torture des Nations Unies a rendue à l’égard de M. Boily.

A. L’arrestation de M. Boily au Mexique, son évasion et son retour au Canada

[10] M. Boily est né en 1944. À la suite du décès accidentel de son épouse, il a quitté le Canada pour s’établir au Mexique en 1993. Il s’est remarié avec une citoyenne mexicaine.

[11] Le 9 mars 1998, près de la ville de Fresnillo, dans l’État de Zacatecas, M. Boily a été arrêté par des policiers mexicains qui ont découvert plus de 500 kg de marijuana dans son véhicule récréatif. M. Boily allègue que les policiers l’ont menacé de mort s’il ne dénonçait pas ses complices. Puisqu’il refusait de parler, les policiers l’auraient torturé, notamment en l’asphyxiant au moyen d’un sac de plastique et en lui injectant de la sauce chili et de l’eau gazeuse dans les narines. Il aurait été forcé de signer une déclaration rédigée en espagnol, qu’il ne pouvait comprendre. Par la suite, les policiers ont menacé de le tuer s’il révélait les sévices dont il avait été victime.

[12] Le 10 novembre 1998, M. Boily a été condamné à purger une peine de 14 années d’emprisonnement. Il a été incarcéré à la prison de Cieneguillas, dans l’État de Zacatecas.

[13] Le 9 mars 1999, M. Boily s’est évadé de prison. Prétextant avoir perdu ses lunettes, il a été emmené sous escorte à une clinique d’ophtalmologie. Au retour, le véhicule dans lequel il se trouvait a été intercepté par des hommes armés qui se sont emparés de lui. Lors de cet événement, l’un des deux gardiens qui accompagnaient M. Boily a été tué d’un coup de feu. M. Boily soutient qu’il n’a jamais entendu ce coup de feu et en déduit qu’il avait déjà quitté les lieux lorsque le gardien a été tué.

[14] Au cours des semaines suivantes, M. Boily a séjourné à divers endroits au Mexique. Avec l’aide de sa belle-famille, il a traversé clandestinement le Rio Grande, puis a pris des vols intérieurs aux États-Unis pour se rendre à Burlington (Vermont). Il a ensuite traversé la frontière canadienne à pied. Au cours des années suivantes, il a vécu dans la région de l’Outaouais, sous sa véritable identité.

B. Le processus menant à l’extradition de M. Boily au Mexique

[15] En 2003, le Mexique a demandé l’extradition de M. Boily, afin qu’il purge le reste de sa peine et qu’il réponde à des accusations d’homicide involontaire et d’évasion. Il a été arrêté le 1er mars 2005. Le 27 mai 2005, le ministre de la Justice a émis un arrêté introductif d’instance selon l’article 15 de la Loi sur l’extradition, LC 1999, c 18. M. Boily a été incarcéré dans l’attente de son extradition. Le 25 novembre 2005, la Cour supérieure a statué qu’il existait une preuve suffisante afin de justifier son extradition.

[16] Selon l’article 40 de la Loi sur l’extradition, il appartenait alors au ministre de la Justice de décider s’il y avait lieu de prendre un arrêté d’extradition. Pour s’opposer à la prise d’un tel arrêté, M. Boily a soutenu qu’il serait exposé à un risque sérieux de torture au Mexique. Il a invoqué trois motifs pour étayer sa crainte : (1) il avait déjà subi la torture lors de son arrestation initiale; (2) il était maintenant accusé de l’homicide d’un gardien de prison; et (3) des rapports concernant la situation des droits de la personne au Mexique font état du recours fréquent à la torture. Le 24 mai 2006, après avoir examiné les observations de M. Boily, le ministre de la Justice a ordonné son extradition. Le ministre a reconnu que les rapports sur la situation des droits de la personne au Mexique indiquaient que la police et les forces armées mexicaines étaient impliquées dans diverses violations des droits de la personne. De l’avis du ministre, cependant, il était possible de respecter l’obligation du Canada de ne pas renvoyer M. Boily dans un pays où il serait exposé à un risque sérieux de torture en obtenant des assurances du Mexique concernant (1) la prise de précautions raisonnables pour assurer la sécurité de M. Boily, (2) la possibilité que son avocat ou les services consulaires canadiens puissent lui rendre visite en tout temps, (3) qu’il puisse communiquer avec ceux-ci en tout temps et (4) la tenue de son procès dans un délai raisonnable.

[17] Le 16 novembre 2006, le Mexique a donné les assurances demandées. Le 22 janvier 2007, le ministre de la Justice a écrit aux procureurs de M. Boily, informant ceux-ci qu’il était satisfait des assurances reçues du Mexique.

[18] M. Boily a demandé la révision judiciaire de la décision du ministre de la Justice d’autoriser son extradition. Le 22 février 2007, la Cour d’appel du Québec a rejeté cette demande : Boily c Canada (Ministre de la Justice), 2007 QCCA 250. La Cour a estimé que la décision du ministre était raisonnable eu égard à l’ensemble de la preuve. Elle a souligné que les craintes de M. Boily découlant de l’accusation d’homicide d’un gardien de prison et des rapports concernant la pratique fréquente de la torture au Mexique étaient de nature générale. Selon la Cour, le ministre a tenu compte de ces craintes et a raisonnablement considéré qu’elles étaient atténuées par les assurances données par le Mexique.

[19] M. Boily a présenté une demande d’autorisation de pourvoi à l’encontre de l’arrêt de la Cour d’appel. Le 5 juillet 2007, la Cour suprême du Canada a rejeté cette demande.

[20] Le 4 juillet 2007, M. Boily a déposé une communication auprès du Comité contre la torture des Nations Unies, demandant la prise de mesures d’urgence visant à surseoir à son extradition. Le 6 juillet 2007, le Comité a demandé au Canada de surseoir à l’extradition de M. Boily dans l’attente d’un examen plus complet de l’affaire. Le 26 juillet 2007, le gouvernement canadien a demandé au Comité de retirer sa demande de surseoir à l’extradition, parce que les craintes de M. Boily étaient de nature générale, qu’elles n’étaient pas étayées par les rapports sur les droits de la personne au Mexique et qu’elles avaient été examinées par les tribunaux canadiens. Le 13 août 2007, le Comité a retiré sa demande de sursis.

C. L’extradition de M. Boily et les épisodes de torture allégués

[21] L’extradition de M. Boily au Mexique a été fixée au 17 août 2007, un vendredi. Le 15 août, soit deux jours auparavant, des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères ont appris l’extradition imminente de M. Boily en lisant les journaux.

[22] Mme Sally Dowe Marchand, agente de cas au service des affaires consulaires à Ottawa, a alors cherché à obtenir le texte des assurances diplomatiques. À la lecture de ce document, le 16 août 2007, elle a conclu que M. Boily serait incarcéré à la prison dont il s’était évadé et où travaillait le gardien qui est mort lors de son évasion. De son côté, Mme Isabelle Desjardins, agente consulaire à l’ambassade du Canada au Mexique, a exprimé de sérieuses préoccupations quant aux représailles que M. Boily pourrait subir s’il retournait dans cette prison. Mme Desjardins et M. Robin Dubeau, consul général du Canada au Mexique, ont immédiatement entrepris des démarches auprès des autorités mexicaines afin que M. Boily soit transféré dans une autre prison.

[23] Or, au cours du même après-midi, des discussions à ce sujet ont eu lieu entre des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères à Ottawa. Il a alors été décidé de ne pas intervenir auprès des autorités mexicaines. M. Dubeau et ses collègues de l’ambassade ont immédiatement cessé leurs démarches.

[24] M. Boily a été extradé le lendemain, le 17 août 2007. Au moment de prendre l’avion vers le Mexique, il a appris des agents mexicains qui l’escortaient qu’il serait détenu à la prison de Cieneguillas (transcription du 2 mai 2022, pp 99–100). À son arrivée à l’aéroport de Mexico, les médias mexicains étaient présents pour filmer l’événement (compte-rendu de Mme Desjardins, pièce 47). M. Boily a ensuite rencontré Mme Desjardins et lui a fait part de son inquiétude d’être retourné à la même prison. Étant donné cette inquiétude, Mme Desjardins a décidé d’assurer un suivi plus serré que ce qui est normalement le cas. M. Boily a ensuite repris l’avion pour Zacatecas et est arrivé à la prison de Cieneguillas en soirée.

[25] M. Boily allègue avoir été torturé durant les premiers jours de sa détention à la prison de Cieneguillas. Lors de son arrivée, le 17 août 2007, deux gardiens l’ont malmené et ont menacé de le tuer pour venger leur collègue décédé lors de son évasion en 1999. Dans la soirée, ces deux gardiens, accompagnés du chef de la sécurité de la prison, ont emmené M. Boily dans un secteur désert de la prison et l’ont torturé. M. Boily aurait été frappé à plusieurs reprises, puis sa tête aurait été immergée une dizaine de fois dans un baril rempli d’eau souillée. Après qu’il se soit écroulé sur le ventre, l’un des gardiens se serait assis sur son dos et aurait tenté à plusieurs reprises de lui mettre un sac de plastique sur la tête. Puisque M. Boily se débattait, les gardiens s’y sont pris à trois pour lui mettre le sac de plastique sur la tête, l’asphyxier et lui faire perdre connaissance. À son réveil, ils ont cherché à maintenir sa tête sous un robinet d’eau, puis lui ont injecté de la sauce piquante dans les narines. Ils lui ont déclaré qu’ils voulaient ainsi venger la mort de leur collègue et l’ont menacé de mort s’il dénonçait ce qui venait de se passer.

[26] Un autre détenu a vu M. Boily lorsque celui-ci a été ramené à sa cellule. Il lui a ensuite offert son aide. M. Boily lui a demandé de communiquer avec sa famille et son avocat canadien, Me Deslauriers. En effet, à ce moment, les autorités de la prison ne permettaient pas à M. Boily de faire des appels téléphoniques (transcriptions du 2 mai 2022, pp 136–137, et du 3 mai 2022, p 3).

[27] Le dimanche 19 août 2007, M. Boily a été emmené au bureau du directeur de la prison, où on lui a demandé de répondre aux questions d’un journaliste de la télévision mexicaine. Le soir, les trois mêmes gardiens lui ont infligé des traitements semblables à ceux du 17 août.

[28] Le lundi 20 août 2007, M. Boily a reçu un appel téléphonique de sa fille, qui avait été alertée par le codétenu. Il lui a sommairement raconté ce qui s’était passé et lui a demandé de communiquer avec son avocat et sa sœur.

[29] Le même jour, le personnel de l’ambassade du Canada au Mexique a entamé des démarches visant à faire respecter les assurances données à l’égard de M. Boily. Une agente consulaire, Mme Valérie Malingreau, a tenté de rejoindre le directeur de la prison. En milieu d’après-midi, elle a réussi à parler au chargé des affaires juridiques de celle-ci, qui était déjà au courant du cas de M. Boily et qui l’a rassurée quant à la possibilité de celui-ci de faire des appels téléphoniques (pièce 56). De son côté, Mme Desjardins a transmis une lettre officielle au directeur de la prison (pièce 57), indiquant que « nous sommes préoccupés pour la sécurité du détenu considérant la nature des chefs d’accusation retenus contre lui ».

[30] Enfin, étant donné la distance qui sépare l’État de Zacatecas de la ville de Mexico, l’ambassade a communiqué avec la Commission des droits de la personne de l’État de Zacatecas, une organisation non gouvernementale dont la mission inclut la surveillance des conditions de détention dans les prisons et qui était en mesure de dépêcher rapidement un représentant sur place. Mis au fait des circonstances de l’affaire, un représentant de la Commission a décidé de se rendre sur le champ à la prison de Cieneguillas pour rencontrer M. Boily. Cependant, celui-ci ne savait pas s’il pouvait faire confiance à cette personne et ne lui a pas divulgué les actes de torture dont il avait été victime.

[31] En fin d’après-midi, Mme Desjardins a réussi à parler à M. Boily. Celui-ci lui a dit qu’on ne lui permettait pas de téléphoner à l’ambassade et qu’il n’avait pas eu accès aux médicaments dont il avait besoin, puisqu’un gardien avait déchiré sa prescription. Il ne lui a pas divulgué, à ce moment, les actes de torture. Il lui a plutôt dit qu’il était entouré de gardiens et qu’il ne se sentait pas à l’aise pour parler, « de peur d’empirer sa situation » (voir la note de Mme Desjardins, pièce 59; transcription du 3 mai 2022, pp 5–6).

[32] Le 21 août 2007 au matin, la sœur de M. Boily a téléphoné à Mme Dowe Marchard pour lui dire que son frère avait été « maltraité, insulté, bafoué ». En début d’après-midi, Me Deslauriers a transmis une lettre à Mme Desjardins, indiquant avoir appris que M. Boily avait été victime de torture durant la soirée du 19 août et qu’il n’avait pas accès à un téléphone. Le personnel de l’ambassade a alors pris des dispositions pour visiter M. Boily le plus rapidement possible. (Les témoins entendus à l’audience n’ont pas été très précis quant au moment où la décision de devancer la visite a été prise.) Une lettre (pièce 75) a été envoyée au directeur de la prison pour l’informer que la visite aurait lieu le lendemain.

[33] Le mardi 21 août 2007, en soirée, M. Boily aurait à nouveau été torturé par les trois mêmes gardiens, selon des procédés semblables.

[34] Le mercredi 22 août 2007, M. Dubeau et Mme Malingreau ont rendu visite à M. Boily à la prison de Cieneguillas. Celui-ci leur a divulgué les actes de torture dont il venait d’être victime. Il leur a cependant demandé de garder ces informations secrètes, puisqu’il était préoccupé pour sa sécurité. Lors de l’entretien, M. Boily a exprimé son souhait d’être transféré dans une autre prison, où il ne serait pas connu des gardiens. Les représentants de l’ambassade ont ensuite discuté avec le directeur de la prison. Ils lui ont rappelé l’importance d’assurer la sécurité de M. Boily, notamment en raison de l’animosité que certains gardiens pouvaient avoir envers lui. Il a été entendu que M. Boily téléphonerait à l’ambassade deux fois par semaine et qu’il recevrait les médicaments que nécessitait son état de santé. M. Dubeau et Mme Malingreau ont également discuté avec le médecin de la prison, principalement au sujet de l’état de santé de M. Boily et de ses médicaments.

[35] Le même jour, le chef de mission intérimaire de l’ambassade du Canada, M. Grant Manuge, a téléphoné au directeur général adjoint pour l’Amérique du Nord du ministère mexicain des Affaires étrangères (pièce 83; transcription du 9 mai 2022, pp 74–76). Il lui a fait part de la plainte de M. Boily concernant les mauvais traitements qu’il avait reçus, évitant toutefois d’utiliser le mot « torture ». Il lui a rappelé les assurances diplomatiques données par le Mexique et a souligné l’intérêt consulaire du Canada pour le cas de M. Boily. Son interlocuteur l’a rappelé le lendemain, le 23 août, et l’a informé qu’il avait demandé aux autorités de l’État de Zacatecas de tenir une enquête et de respecter les droits fondamentaux de M. Boily. Quelques semaines plus tard, les autorités mexicaines ont transmis une note diplomatique faisant état d’une réponse donnée par le directeur de la prison le 23 août, affirmant que M. Boily avait toujours eu accès à un téléphone et niant les allégations de torture, ajoutant que M. Boily avait été examiné par un médecin en présence de M. Dubeau et qu’aucune blessure n’avait été observée (pièce 123A).

[36] Lors de la visite du 22 août, M. Dubeau a rassuré M. Boily quant à la possibilité de parler en toute confiance aux représentants de la Commission des droits de la personne (transcription du 3 mai 2022, p 118). M. Boily a indiqué à M. Dubeau qu’il souhaitait être transféré dans une autre prison, où les gardiens ne seraient pas au courant de son histoire. Le 4 septembre 2007, il a fourni une déclaration écrite à la Commission des droits de la personne dans laquelle il affirme avoir été torturé à la prison de Cieneguillas les 17, 19 et 21 août 2007. Dès le 4 septembre, cependant, M. Boily s’est montré plus hésitant au sujet d’un transfert, en raison des informations qu’il avait reçues concernant la prison fédérale de Puente Grande, où règne une discipline plus sévère. Il a aussi déclaré que l’attitude du personnel de la prison avait complètement changé après la visite de M. Dubeau et de Mme Malingreau le 22 août. Il a affirmé : « Maintenant, je me sens tranquillisé. Je n’ai plus peur. » Il a déclaré ne pas vouloir porter plainte. Il a finalement décidé d’abandonner les démarches en vue d’un transfert (transcription du 3 mai 2022, pp 21–22, 127–131). Il est demeuré incarcéré à la prison de Cieneguillas jusqu’en 2010.

[37] Avant d’aller plus loin, il peut être utile de signaler que M. Boily a été déclaré coupable d’évasion et d’homicide involontaire en lien avec les événements de mars 1999 et a été condamné à purger une peine de 30 ans de prison, éventuellement réduite à 16 ans. En juin 2017, il a été rapatrié au Canada en vertu de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, LC 2004, c 21. Il bénéficie d’une libération conditionnelle depuis décembre 2017.

D. La présente action en dommages-intérêts

[38] M. Boily a intenté la présente action en dommages-intérêts en 2010. L’État fédéral a répliqué par une requête en radiation, affirmant que cette action constituait un abus de procédure, puisqu’elle remettait en question la décision du ministre de la Justice d’extrader M. Boily, décision qui avait été confirmée par la Cour d’appel du Québec.

[39] Le protonotaire Morneau a accueilli cette requête en partie : Boily c Canada (Procureur général), 2010 CF 1228. Il a conclu que les parties de la déclaration qui attaquaient la décision d’extrader M. Boily ou la décision d’accepter les assurances du Mexique constituaient un abus de procédure. Cependant, il a refusé de radier les parties de la déclaration qui portaient sur l’absence de suivi adéquat auprès des autorités mexicaines une fois prise la décision d’extrader M. Boily. Selon le protonotaire, il s’agissait là d’une cause d’action distincte.

[40] La décision du protonotaire Morneau n’a pas été portée en appel. Elle a donc acquis force de chose jugée. Elle circonscrit les questions en litige en l’instance.

[41] Il aura fallu douze ans pour que l’action soit mise en état. Les parties ont soulevé de nombreuses questions procédurales qui ont dû être tranchées par notre Cour, et à deux occasions par la Cour d’appel fédérale. Il n’est pas utile d’en faire l’inventaire.

[42] Précisons également que même si l’affaire soulève des questions de droit constitutionnel, voire de droit international, les parties s’entendent pour dire que le droit supplétif applicable est le droit québécois, vraisemblablement en application de l’article 3126 du Code civil du Québec, puisque M. Boily résidait au Québec au moment de son extradition et y réside encore aujourd’hui. Sur le plan des règles de preuve, il faut bien sûr appliquer la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5, mais aussi le droit québécois à titre supplétif.

E. La décision du Comité contre la torture

[43] Parallèlement à la présente action, M. Boily a poursuivi les démarches visant à faire trancher la plainte qu’il a présentée au Comité contre la torture des Nations Unies. Le 14 novembre 2011, le Comité a accueilli cette plainte : Doc NU CAT/C/47/D/327/2007. Après avoir rappelé les observations des parties et jugé la plainte recevable, le Comité a affirmé que la question en litige était de savoir « si, au moment de l’extradition, [M. Boily] courait personnellement un risque réel et prévisible d’être soumis à la torture ». Les conclusions du Comité figurent au paragraphe 14.5 de sa décision :

Dans la présente affaire, le Comité est d’avis que l’État partie n’a pas tenu compte, avant d’approuver l’extradition, de toutes les circonstances indiquant que le requérant courait un risque prévisible, réel et personnel d’être torturé. Premièrement, l’État partie n’a pas pris en considération le fait que le requérant serait incarcéré dans la prison où un gardien avait été tué pendant son évasion plusieurs années auparavant, sachant que l’extradition était demandée, entre autres, en raison du décès de ce gardien. Deuxièmement, le système des assurances diplomatiques n’a pas été conçu de façon assez minutieuse pour prévenir efficacement la torture. Les autorités diplomatiques et consulaires de l’État partie n’ont pas été dûment informées de l’extradition du requérant et de la nécessité de rester en contact étroit et continu avec lui dès son transfert aux autorités mexicaines. En l’espèce, les assurances diplomatiques et les visites consulaires qui étaient prévues n’ont pas permis d’anticiper le risque élevé d’être soumis à la torture encouru par le requérant pendant les premiers jours de sa détention. Ce risque s’est avéré réel puisque le requérant, qui est arrivé au Mexique le 17 août, a déclaré avoir été par la suite torturé entre le 17 et le 20 août 2007. Or l’État partie n’a pas pris de mesures pour s’assurer de sa sécurité avant le 22 août 2007. Le Comité en conclut donc que l’extradition de l’auteur au Mexique dans ces circonstances a constitué une violation de l’article 3 de la Convention par l’État partie.

[44] Malgré la décision du Comité, j’entreprendrai un examen indépendant de la réclamation de M. Boily, pour deux raisons principales.

[45] Premièrement, notre Cour est un tribunal canadien qui applique en premier lieu le droit canadien. À l’opposé, le Comité statue en fonction du droit international. L’application du droit international par les tribunaux canadiens soulève des questions complexes, délicates et parfois controversées, comme en font foi les récents arrêts Nevsun Resources Ltd c Araya, 2020 CSC 5, et Québec (Procureure générale) c 9147-0732 Québec inc, 2020 CSC 32. Il peut arriver que le droit canadien offre une solution complète à un litige. Comme on le verra plus loin, c’est le cas en l’espèce. Il n’est alors pas nécessaire de se pencher sur les questions de droit international.

[46] Deuxièmement, la preuve présentée à notre Cour est beaucoup plus étoffée que celle dont disposait le Comité. Le Comité statue sur dossier et n’entend pas de témoins. Par contre, l’instance devant notre Cour comporte la communication de la preuve documentaire en possession des parties et un procès lors duquel les témoins sont entendus de vive voix et contre-interrogés. Or, le contre-interrogatoire des témoins au procès demeure un instrument privilégié de recherche de la vérité, notamment lorsque leur crédibilité est une question centrale. L’avantage dont notre Cour bénéficie quant à la détermination des faits a été résumé ainsi par la Cour suprême du Canada : « [l]e juge de première instance est celui qui est le mieux placé pour tirer des conclusions de fait, parce qu’il a l’occasion d’examiner la preuve en profondeur, d’entendre les témoignages de vive voix et de se familiariser avec l’affaire dans son ensemble » : Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 au paragraphe 18, [2002] 2 RCS 235.

III. Les événements allégués ont-ils eu lieu?

[47] Avant d’aborder les questions de droit soulevées par l’action de M. Boily, il faut établir les faits. L’exercice est tout aussi nécessaire que délicat, puisque l’État fédéral soutient que M. Boily n’est pas un témoin crédible et qu’il ne s’est pas acquitté du fardeau de prouver les faits qui fondent son recours, notamment qu’il a été torturé lors de son arrivée à la prison de Cieneguillas en août 2007.

[48] En somme, l’État fédéral affirme que les antécédents criminels de M. Boily affectent sérieusement sa crédibilité. Le témoignage de M. Boily serait incohérent et contredit par d’autres preuves présentées au procès. Surtout, le récit de M. Boily serait invraisemblable, notamment en ce qui a trait à son implication criminelle et aux circonstances de son retour au Canada après son évasion. Enfin, la version des faits de M. Boily ne serait pas corroborée; au contraire, elle serait contredite par la dénégation des autorités mexicaines et par le témoignage de l’un des gardiens de prison qu’il a accusés de l’avoir torturé.

[49] Pour les motifs qui suivent, j’estime que M. Boily est crédible et qu’il a fait la preuve des faits qu’il allègue par prépondérance des probabilités.

A. Principes de base

[50] L’analyse de ces prétentions exige que l’on rappelle certains principes de base concernant la norme de preuve en matière civile et l’évaluation de la crédibilité des témoins.

(1) La norme de preuve

[51] La recherche de la vérité est souvent présentée comme l’objectif ultime du procès. Cependant, les juges n’ont pas un accès direct à la vérité. Ils doivent se fier à la preuve qui leur est présentée afin de tirer des conclusions de fait. Dans un procès, la preuve est souvent équivoque. Les juges cherchent la vérité, mais trouvent rarement la certitude absolue. Il faut souvent trancher malgré une incertitude résiduelle quant aux faits.

[52] Le degré d’incertitude que l’on peut tolérer dans la détermination des faits se traduit par ce qu’il est convenu d’appeler la norme de preuve. Dans un procès pénal, la marge d’incertitude est mince : la culpabilité doit être prouvée hors de tout doute raisonnable. Si l’on adopte une norme de preuve si élevée, c’est que l’on veut à tout prix éviter de condamner un innocent. En d’autres termes, s’il subsiste une incertitude quant aux faits, on préfère qu’elle joue au détriment du ministère public.

[53] Par contre, en matière civile, on tolère un plus grand degré d’incertitude, puisque la société ne cherche pas à protéger le défendeur au détriment du demandeur. La norme de preuve ne favorise pas l’une des parties; elle ne cherche pas à faire supporter le fardeau de l’incertitude à une partie plutôt qu’à l’autre : Sidney N Lederman, Alan W Bryant et Michelle K Fuerst, The Law of Evidence in Canada, 5e ed, Markham, LexisNexis, 2018 au paragraphe 5.65 [Sopinka on Evidence]; FH c McDougall, 2008 CSC 53 au paragraphe 42, [2008] 3 RCS 41 [McDougall].

[54] Cette norme de preuve, c’est la prépondérance des probabilités. Elle est décrite à l’article 2804 du Code civil du Québec :

2804. La preuve qui rend l’existence d’un fait plus probable que son inexistence est suffisante, à moins que la loi n’exige une preuve plus convaincante.

2804. Evidence is sufficient if it renders the existence of a fact more probable than its non-existence, unless the law requires more convincing proof.

[55] La question factuelle qui est au centre du présent dossier est de savoir si M. Boily a bel et bien été torturé dans les jours suivant son extradition au Mexique. La norme de preuve de la prépondérance des probabilités signifie que je dois me demander s’il est plus probable que cette affirmation soit vraie que fausse. Si c’est le cas, je dois tenir pour avéré que M. Boily a été torturé, même s’il subsiste un doute ou une possibilité que cela soit faux.

[56] Ni la gravité des allégations de M. Boily, ni le fait qu’elles puissent constituer par ailleurs une infraction criminelle ne justifient l’imposition d’un fardeau plus élevé : McDougall, aux paragraphes 40 et 49.

[57] Le fait que la norme de preuve soit moins élevée en matière civile qu’en matière pénale ne signifie pas que l’établissement des faits est une tâche qui peut être prise à la légère. Lorsqu’un juge tire une conclusion de fait alors qu’il subsiste une incertitude, il ne fait qu’appliquer la norme de la prépondérance des probabilités. Bien sûr, cette incertitude rend l’établissement des faits plus ardu, mais « [a]ussi difficile que puisse être sa tâche, le juge doit trancher » : McDougall, au paragraphe 46.

(2) L’évaluation de la crédibilité

[58] En l’espèce, la crédibilité de M. Boily est un facteur crucial dans l’évaluation de la prépondérance des probabilités. En effet, la preuve des épisodes de torture d’août 2007 repose presque entièrement sur le témoignage de M. Boily. Il s’ensuit que la crédibilité de M. Boily est un facteur décisif, puisque la véracité de son témoignage emporte nécessairement le rejet de la thèse de l’État fédéral sur le plan des faits; voir, par analogie, McDougall, au paragraphe 86.

[59] La crédibilité est tout simplement la mesure de la fiabilité du témoignage d’une personne. Les tribunaux attachent une grande importance à l’évaluation de la crédibilité des témoins, afin d’éviter de fonder leurs décisions sur des preuves mensongères ou simplement erronées.

[60] Évaluer la crédibilité n’est pas un exercice scientifique ou mathématique. C’est plutôt une affaire de bon sens. Comme toute personne qui doit se demander si elle croit ce que lui relate une autre personne, les juges soupèsent l’ensemble des renseignements disponibles afin de porter un jugement sur la crédibilité des témoins. Les règles relatives à l’admissibilité de la preuve circonscrivent le type de renseignements qui peuvent être pris en considération, notamment afin d’éviter que l’évaluation de la crédibilité prenne davantage d’importance que les questions de fond ou qu’elle se transforme en procès de la moralité d’un témoin.

[61] Les règles de preuve, cependant, ne dictent ni le résultat de l’exercice ni le poids qu’il convient d’accorder à chaque élément pertinent. Néanmoins, la jurisprudence a développé un certain nombre de principes qui guident le processus. Ces principes ont surtout été développés dans le contexte pénal. À plusieurs égards, ils sont liés à la présomption d’innocence et aux rôles respectifs du juge et du jury. Néanmoins, la sagesse qu’ils incarnent est tout aussi utile en matière civile, afin d’éviter les écueils du mensonge et de la mémoire défaillante.

[62] La nature des arguments présentés par l’État fédéral m’amène à me pencher sur le rôle des antécédents judiciaires et de la corroboration dans l’évaluation de la crédibilité. En matière pénale, le juge doit mettre le jury en garde contre le danger de condamner un accusé sur la foi d’un témoignage dont la crédibilité est douteuse, à moins que celui-ci ne soit corroboré : Vetrovec c La Reine, [1982] 1 RCS 811 [Vetrovec]; R c Khela, 2009 CSC 4, [2009] 1 RCS 104. Les antécédents judiciaires d’un témoin constituent un facteur qui peut affecter négativement sa crédibilité et qui déclenche l’application de cette règle. La raison en est bien simple : une personne qui viole les normes sociales de base incarnées dans le droit pénal est également susceptible de faire peu de cas de la norme sociale qui consiste à dire la vérité. À cette fin, l’article 12 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC, c C-5, permet de demander à un témoin s’il a déjà été déclaré coupable d’une infraction criminelle et d’en faire la preuve le cas échéant.

[63] Toutefois, les antécédents judiciaires ne constituent pas une fin de non-recevoir ni une présomption que le témoignage n’est pas crédible : R c Corbett, [1988] 1 RCS 670 à la p 687. Dans cet arrêt, la Cour suprême suggère une approche plus nuancée (à la p 685) :

[...] on ne saurait nier que le casier judiciaire d’un témoin influe, du moins jusqu’à un certain point, sur sa crédibilité. Il est toutefois évident que ce n’est pas simplement parce qu’un témoin a déjà été déclaré coupable d’une infraction qu’on doit nécessairement le considérer comme indigne de foi [...].

[64] La règle établie dans l’arrêt Vetrovec ne se traduit pas non plus par une exigence stricte de corroboration. En matière pénale, un accusé peut être condamné sur la foi du témoignage d’un témoin douteux, pourvu que le jury soit convaincu de la véracité de ce témoignage : Khela, au paragraphe 37. Il n’y a pas non plus d’exigence stricte de corroboration en matière civile. Bien sûr, une preuve corroborative augmente la probabilité qu’un fait allégué soit avéré. Néanmoins, un témoignage non corroboré peut, selon les circonstances, établir un fait par prépondérance des probabilités. L’article 2844 du Code civil du Québec précise d’ailleurs que la preuve par témoignage peut être apportée par un seul témoin. De la même manière, dans l’arrêt McDougall, au paragraphe 80, la Cour suprême a statué que le juge du procès pouvait croire un témoin qui avait des motifs de mentir, même en l’absence de corroboration, après avoir soigneusement soupesé l’ensemble des faits pertinents. Voir aussi Superior Energy Management Gas, lp c 9102-8001 Québec inc, 2013 QCCA 682, au paragraphe 7.

[65] Un autre grand principe permettant d’évaluer la crédibilité est la cohérence à laquelle on s’attend de la part d’un témoin. Une personne qui a observé certains faits devrait être en mesure d’en faire une description similaire à différents moments et de livrer un récit dont les différentes composantes sont compatibles. À cet égard, la contradiction peut révéler les failles de la mémoire ou mettre à nu le mensonge. Le contre-interrogatoire est sans doute l’un des instruments les plus incisifs en vue de détecter les incohérences d’un témoignage. Un témoin peut aussi être mis en contradiction avec ses déclarations antérieures ou avec le témoignage d’autres personnes.

[66] Enfin, la crédibilité est évaluée à l’aune de la vraisemblance, c’est-à-dire en se demandant si les faits relatés sont compatibles avec le bon sens ou l’expérience commune. Le concept de vraisemblance a été décrit ainsi dans un arrêt classique de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique : [traduction] « sa correspondance [du témoignage] à la prépondérance des probabilités qu’une personne pratique et bien renseignée reconnaîtrait facilement comme raisonnable lorsqu’elle est à cette place et dans ces conditions » : Faryna v Chorny, [1952] 2 DLR 354 à la p 357. Dans l’évaluation du caractère vraisemblable d’un témoignage, deux écueils doivent être évités.

[67] Premièrement, il ne faut pas confondre improbable et invraisemblable : Al Dya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 901 aux paragraphes 35 et 36 [Al Dya]. Un fait n’est pas invraisemblable simplement parce que sa probabilité de réalisation est inférieure à 50 p. cent. Il arrive que des choses improbables se produisent. C’est pourquoi des conclusions d’invraisemblance ne doivent être tirées que dans les cas les plus clairs.

[68] Deuxièmement, lorsque l’on se demande si des faits survenus dans un pays étranger sont vraisemblables, il faut prendre garde de ne pas accorder un poids démesuré à une expérience commune ancrée dans le contexte canadien : Al Dya, aux paragraphes 27 et 28. En effet, ce qui serait invraisemblable au Canada peut survenir fréquemment dans un autre pays. Cela est particulièrement important en l’espèce. Il est hasardeux de tirer des conclusions d’invraisemblance à propos de faits liés à la criminalité ou au milieu carcéral du Mexique en l’absence d’informations fiables à ce sujet.

[69] Les principes qui précèdent doivent être appliqués en gardant à l’esprit le contexte particulier des allégations de torture. Dans la grande majorité des cas, ce sont les autorités policières ou carcérales qui pratiquent la torture. On ne doit pas se surprendre que bon nombre de victimes de torture soient accusées d’un crime ou aient des antécédents judiciaires. Étant donné que la torture est officiellement interdite sur une grande partie de la planète, elle est habituellement pratiquée en secret et les victimes auront du mal à fournir des preuves corroboratives. Il faut donc éviter d’imposer des exigences de preuve irréalistes qui, dans les faits, offriraient aux tortionnaires une impunité aux effets délétères.

[70] Ces principes étant établis, je me penche maintenant sur les motifs soulevés par l’État fédéral pour mettre en doute la crédibilité de M. Boily. J’examinerai d’abord les répercussions de ses antécédents judiciaires. Je m’interrogerai ensuite sur la cohérence de son témoignage, puis j’évaluerai si d’autres preuves contredisent ou corroborent celui-ci. J’aborderai enfin la question de la vraisemblance, puis celle du rôle des témoignages d’expert dans l’évaluation de la crédibilité.

B. Les antécédents judiciaires et la propension à mentir

[71] Monsieur Boily a été déclaré coupable de trafic de drogue, d’évasion et d’homicide involontaire, des infractions commises en 1998 et 1999. Il s’agit à n’en pas douter de crimes graves, pour lesquels M. Boily a été condamné à purger de lourdes peines. Ces déclarations de culpabilité indiquent certainement que M. Boily était disposé, à cette époque, à violer les normes de base de la société.

[72] Toutes les infractions n’ont pas le même effet sur la crédibilité. Une condamnation relative à un « crime de malhonnêteté » entache plus lourdement la crédibilité d’un témoin puisqu’elle tend à indiquer une plus forte propension à mentir. De la même manière, une condamnation récente aura davantage de poids qu’une condamnation plus ancienne, surtout si celle-ci est suivie par une longue période de respect de la loi : Corbett, aux pp 740 à 742.

[73] À mon avis, l’évasion de la prison de Cieneguillas est un crime qui présente un élément important de malhonnêteté, puisqu’il implique un plan complexe visant à tromper les autorités carcérales. L’évasion démontre également un profond manque de respect face aux institutions judiciaires et carcérales. Étant donné la gravité de l’évasion, il ne m’est pas nécessaire de me prononcer sur les autres crimes dont M. Boily a été déclaré coupable.

[74] En contre-interrogatoire, M. Boily a également reconnu avoir tenté de scier l’un des barreaux de la fenêtre de sa cellule de la prison de Hull, où il était incarcéré dans l’attente de son extradition. Cependant, on ne m’a pas présenté la preuve de quelque déclaration de culpabilité, ni même d’une infraction disciplinaire, en lien avec cette affaire. En l’absence de renseignements additionnels, il m’est difficile d’évaluer le degré de gravité de cette tentative. À tout événement, l’évasion de 1999 est une infraction bien plus grave.

[75] Il est évident que ces antécédents judiciaires constituent un facteur important à prendre en compte dans l’évaluation de la crédibilité de M. Boily. Par ailleurs, comme la Cour suprême l’a signalé dans l’arrêt Corbett, l’écoulement du temps doit également entrer en ligne de compte. Or, les seules déclarations de culpabilité de M. Boily ont trait à des infractions qui ont eu lieu en 1998 ou en 1999, c’est-à-dire il y a plus de vingt ans. L’événement à la prison de Hull, quant à lui, aurait eu lieu il y a au moins quinze ans. Tout semble indiquer que depuis son extradition en 2007, M. Boily a été respectueux des lois, et que c’était également le cas pendant les cinquante premières années de sa vie. Ainsi, son implication dans des activités criminelles a été un épisode circonscrit.

[76] Les antécédents criminels de M. Boily m’obligent donc à jeter un regard critique sur son témoignage et à soupeser soigneusement l’ensemble des éléments qui influent sur sa crédibilité. Ils ne constituent cependant pas, quinze ou vingt ans après les faits, un empêchement dirimant à son recours ou une raison péremptoire de balayer son témoignage du revers de la main.

C. Les contradictions alléguées

[77] Au procès, M. Boily a livré un témoignage cohérent. Même en tenant compte de l’écoulement du temps, son témoignage concernant les premiers jours passés à la prison de Cieneguillas et la torture qu’on lui a fait subir est précis et détaillé. La description des techniques que ses tortionnaires ont employées et des sensations qu’il a éprouvées est à première vue crédible. En contre-interrogatoire, il a maintenu sa version des faits et ne s’est pas contredit.

[78] Je me penche maintenant sur certaines incohérences soulevées par l’État fédéral. D’entrée de jeu, je souligne que les deux premières incohérences ne portent pas sur les épisodes de torture subis en août 2007, mais plutôt sur des faits collatéraux.

(1) Un ou deux voyages?

[79] Lors de son témoignage en chef au procès, M. Boily a affirmé qu’il avait transporté une première cargaison de drogues en janvier 1998. Le transport qu’il a effectué en mars 1998, lors de son arrestation, était donc le deuxième voyage qu’il effectuait. Pourtant, dans son interrogatoire écrit de 2015, à la question « Votre arrestation en lien avec du trafic de marijuana en 1998 constitue-t-il le premier moment où vous avez été impliqué dans du trafic de drogues? », il a répondu « Oui c’est la première fois ».

[80] Au procès, confronté à cette contradiction, il a simplement affirmé que, selon lui, les voyages de janvier et de mars 1998 constituaient une seule occasion ou implication (transcription du 3 mai 2022, pp 146–147). À première vue, cette explication peut laisser songeur. Cependant, M. Boily avait déjà divulgué l’existence du voyage de janvier 1998 lors de son témoignage devant la Cour supérieure en 2005. Ainsi, en répondant à l’interrogatoire écrit en 2015, M. Boily ne cherchait pas à garder le silence sur un aspect de son passé qu’il avait réussi à dissimuler jusqu’alors. J’estime qu’il cherchait plutôt, en jouant sur les mots, à décrire les événements sous un jour qui l’avantageait. Cela peut avoir un certain effet négatif sur sa crédibilité.

(2) Les mensonges et réticences dans ses déclarations aux policiers mexicains

[81] Lorsque M. Boily a été arrêté en 1998, il a initialement prétendu qu’il ignorait que de la drogue était dissimulée dans son véhicule. Selon l’État fédéral, ce mensonge entache sa crédibilité. De plus, interrogé par les policiers mexicains, il n’a pas dénoncé les gens pour qui il travaillait. Dans les deux cas, il a expliqué au procès qu’il avait agi ainsi par crainte de représailles envers lui-même ou sa belle-famille (transcription du 2 mai 2022, p 76; 3 mai 2022, p 74).

[82] Bien que l’on puisse souhaiter que les criminels passent aux aveux complets dès le moment où ils sont pris, j’estime que les craintes de M. Boily concernant les représailles sont suffisamment sérieuses pour que les déclarations qu’il a faites aux policiers mexicains au moment de son arrestation ou peu de temps après ne soient pas retenues contre lui et n’entachent pas sa crédibilité à l’heure actuelle.

(3) La cessation de la crainte

[83] Au procès, M. Boily a témoigné du sentiment de peur extrême qui l’a habité durant plusieurs semaines après les événements. Cette peur l’empêchait de dormir la nuit, puisqu’il anticipait et visualisait une nouvelle séance de torture. Elle lui a causé des maux de tête, des étourdissements et de la nausée. Il a fait des déclarations semblables au professeur Brunet, le psychologue qui l’a examiné et qui a témoigné au procès. Or, le 4 septembre 2007, il a fait une déclaration à la Commission des droits de la personne de l’État de Zacatecas, selon laquelle il n’avait plus peur. Il a aussi abandonné les démarches visant à obtenir un transfert d’établissement. L’État fédéral considère qu’il s’agit là d’une contradiction et que si M. Boily avait véritablement été torturé, il aurait cherché à tout prix à être éloigné de ses tortionnaires.

[84] M. Boily a tout de même présenté des explications crédibles pour expliquer l’évolution de sa position. Dans les déclarations écrites à la Commission, il a affirmé que l’attitude du personnel de la prison avait radicalement changé après la visite de M. Dubeau le 22 août. De plus, il a expliqué qu’il ne souhaitait pas être transféré à la prison fédérale de Puente Grande parce qu’il avait appris que la discipline y était plus rigoureuse (transcription du 3 mai 2022, pp 21–22, 127–131).

[85] À mon avis, il n’y a pas de véritable incompatibilité entre ces diverses déclarations. Les déclarations à la Commission et l’abandon de sa demande de transfert sont le fruit d’une réflexion rationnelle sur la stratégie à suivre pour réduire le risque de torture et de mauvais traitements et s’assurer de conditions de détention convenables. Constatant le changement d’attitude du personnel de la prison depuis la visite de M. Dubeau et la mise en place d’un suivi consulaire serré, M. Boily pouvait croire, à tort ou à raison, qu’il avait tout à perdre d’un transfert vers un autre établissement. Comme le dit l’adage, « qui change prend pire ». C’est dans ce contexte qu’il faut lire sa déclaration selon laquelle il n’avait plus peur. Il ne faut pas non plus oublier que M. Boily n’a jamais souhaité déposer une plainte formelle auprès de la Commission. De plus, on ne saurait présumer qu’une victime cherche immanquablement à éviter son agresseur : R v JC, 2021 ONCA 131, au paragraphe 66.

[86] Par contre, les affirmations faites au professeur Brunet renvoient plutôt à une situation d’hypervigilance et d’incapacité à dormir la nuit. En d’autres termes, M. Boily décrit alors ses réactions instinctives et non le résultat d’une réflexion rationnelle (transcription du 3 mai 2022, pp 19–20).

D. La corroboration et la preuve contraire

[87] L’État fédéral insiste lourdement sur l’absence de preuve corroborant les épisodes de torture allégués par M. Boily. La question de la corroboration doit néanmoins être abordée avec une certaine dose de bon sens, en tenant compte de la nature des événements qu’il s’agit de prouver. Est-il nécessaire de le rappeler, la torture fait l’objet d’une réprobation universelle. Les pays qui, comme le Mexique, ont ratifié la Convention ont l’obligation de criminaliser la torture. Dans ces circonstances, on doit s’attendre à ce que ceux qui pratiquent la torture évitent d’en laisser des preuves. Exiger la corroboration systématique d’allégations de torture pourrait fort bien priver de toute efficacité les recours pour violation de la Convention; voir, à titre d’analogie, Canada (Citoyenneté et Immigration) c USA, 2014 CF 416 au paragraphe 24. Dans l’arrêt McDougall, au paragraphe 80, le juge Rothstein a noté qu’il faut se garder d’ériger la corroboration en exigence stricte, en l’occurrence en matière d’agression sexuelle, puisque celles-ci « ont généralement lieu en privé ». Le même raisonnement s’applique à la torture : on ne peut exiger la corroboration si personne d’autre n’a assisté à la scène.

[88] Cela étant dit, je me penche maintenant sur trois aspects de la preuve qui, selon l’État fédéral, contrediraient le témoignage de M. Boily.

(1) Le témoignage du gardien de prison

[89] Au procès, l’État fédéral a présenté le témoignage, reçu par visioconférence, de l’un des trois gardiens de prison qui auraient torturé M. Boily. Ce gardien a catégoriquement nié avoir torturé ou maltraité M. Boily de quelque manière que ce soit.

[90] L’appréciation de ce témoignage soulève des questions délicates.

[91] Il faut bien se rendre à l’évidence : il est hautement improbable qu’un gardien de prison avoue avoir pratiqué la torture. Un tel aveu donnerait lieu à des conséquences pénales majeures pour l’intéressé et possiblement d’autres personnes. Cela est d’autant plus vrai que les allégations de M. Boily n’ont fait l’objet d’aucune enquête sérieuse au Mexique. Le gardien ne subit donc aucune pression qui le pousserait à avouer son crime. Bref, si ce gardien a commis un crime grave en torturant M. Boily, il a tout intérêt à mentir.

[92] Par conséquent, le témoignage que j’ai entendu peut aussi bien être celui d’un honnête homme qui n’a rien à se reprocher que celui d’un tortionnaire. Ce témoignage n’est donc pas d’une grande utilité afin d’établir si M. Boily a été torturé. J’ajouterais que, devant la dénégation totale du gardien en interrogatoire principal, les procureurs de M. Boily n’avaient pas à contre-interroger celui-ci directement sur les épisodes de torture allégués.

[93] Il est tout de même utile de s’attarder à certains détails de ce témoignage. Le gardien a reconnu qu’il travaillait à la prison de Cieneguillas en août 2007. Il se rappelle que M. Boily s’y trouvait et qu’il avait été placé dans une section de la prison appelée « los separos ». Même s’il ne se souvient pas s’il était au travail les soirs des 17, 19 et 21 août 2007, ces faits sont compatibles avec le récit de M. Boily. Il a évoqué le fait que ses quarts de travail duraient 24 heures puis qu’il se reposait pendant une journée entière (transcription du 11 mai 2022, pp 75 et 95), ce qui pourrait expliquer le fait que M. Boily ait été torturé à des intervalles de 48 heures. De plus, il a reconnu qu’il connaissait le gardien qui avait perdu la vie lors de l’évasion de M. Boily, même s’il ne s’agissait pas d’un ami proche. Cela est compatible avec la version de M. Boily, qui affirme que ses tortionnaires étaient motivés par le désir de venger le gardien décédé. Il a également confirmé que l’un des gardiens que M. Boily a identifiés par son prénom et son nom de famille avait été le chef de la sécurité de la prison. Même s’il a affirmé dans son témoignage en chef que les gardiens ne pouvaient pas se rendre à la section des « separos » durant la nuit, il a reconnu en contre-interrogatoire qu’il était toujours possible d’y avoir accès en cas d’urgence.

[94] Mais il y a plus. Lors de son témoignage en chef, le gardien a déclaré qu’il ne connaissait pas David, l’un des gardiens ayant participé aux séances de torture et dont M. Boily ne connaît que le prénom. En contre-interrogatoire, on a demandé au gardien quand il avait vu David pour la dernière fois. Il a spontanément répondu qu’il ne l’avait pas revu depuis longtemps, pour ensuite ajouter « si c’est bien le David dont vous parlez ». Il a ajouté qu’il ne connaissait pas le nom de famille de David, mais seulement le surnom que tous lui donnaient à la prison (transcription du 11 mai 2022, pp 75, 90-91).

[95] Tout cela donne l’impression que le gardien en sait davantage que ce qu’il veut bien révéler. Au surplus, ce qu’il dit corrobore certains détails du témoignage de M. Boily, même s’il nie avoir torturé celui-ci.

[96] En concluant sur ce sujet, je tiens à préciser que le présent jugement ne devrait pas être interprété comme une conclusion concernant l’éventuelle responsabilité pénale du gardien. Il suffit de rappeler que la norme de preuve applicable en matière pénale est fondamentalement différente de celle qui prévaut en matière civile. Le présent jugement porte sur la responsabilité civile de l’État fédéral canadien, non sur la responsabilité pénale de qui que ce soit.

(2) L’absence de signes visibles de torture lors de la visite de M. Dubeau

[97] L’État fédéral affirme que M. Boily ne devrait pas être cru puisqu’il ne portait aucune marque visible de la torture qu’il venait de subir lorsqu’il a rencontré M. Dubeau le 22 août 2007.

[98] Cet argument se heurte à un obstacle évident : il est bien connu que les techniques de torture sont souvent conçues de manière à ne pas laisser de traces visibles. Les tortionnaires sont habituellement conscients de l’illégalité de leur conduite et cherchent à dissimuler leur crime. La Cour suprême du Canada a reconnu cette sinistre réalité dans l’arrêt Badesha, aux paragraphes 64 et 65, et dans l’arrêt Schreiber c Canada (Procureur général), 2002 CSC 62 au paragraphe 63, [2002] 3 RCS 269; voir aussi Cetinkaya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 8 au paragraphe 53.

[99] De toute manière, M. Boily ne prétend pas qu’il portait de telles marques (transcription du 3 mai 2022, p 12). Il ignorait cependant la condition de son dos, qu’il était incapable de constater lui-même. Il ajoute qu’il pleurait lorsqu’il a raconté son épreuve à M. Dubeau.

[100] L’État fédéral soutient néanmoins qu’étant donné le degré de violence dont M. Boily a fait état dans son témoignage, il est inconcevable qu’il n’ait pas eu de fractures ou, à tout le moins, d’ecchymoses. Il est cependant difficile de mesurer la force physique employée par les tortionnaires de M. Boily et d’en déduire que des marques visibles auraient nécessairement dû être présentes. L’exercice comporte une large part de spéculation. On peut tout aussi bien dire que les tortionnaires de M. Boily ont nécessairement dû prendre les précautions voulues pour ne pas lui infliger de blessures physiques visibles.

[101] De toute manière, le témoignage de M. Dubeau à cet égard n’est pas très fiable. Rappelons que celui-ci a fourni trois comptes-rendus de sa rencontre avec M. Boily : dans un rapport qu’il a rédigé le jour même, lors de son interrogatoire au préalable en 2012, puis lors du procès. Ces trois versions du récit ne concordent pas toujours. En contre-interrogatoire, M. Dubeau a dû reconnaître que certaines de ses réponses étaient inexactes (par exemple au sujet des vêtements que portait M. Boily), qu’il avait omis de noter certaines déclarations de M. Boily (le prénom de l’un des tortionnaires et le fait qu’un codétenu ait été témoin de son retour en cellule) et que sa mémoire pouvait lui jouer des tours (transcription du 10 mai 2022, pp 141–147, 183–185). Au procès, il a affirmé avoir eu une conversation le 16 août 2007 avec le ministère mexicain des Affaires étrangères, sans être tout à fait certain de l’identité de son interlocuteur, alors qu’il avait nié avoir eu une telle conversation lors de l’interrogatoire préalable en 2012 (transcription du 10 mai 2022, pp 35–36, 117–121, 123–125).

[102] En fait, au procès, M. Dubeau a tenté de dépeindre l’état de M. Boily comme étant normal, puisque celui-ci marchait normalement et ne présentait pas de courbatures ni de signes de détresse psychologique. Ces affirmations doivent cependant être prises avec une certaine réserve, puisque ces faits ne sont pas mentionnés dans le rapport rédigé le jour même de la rencontre (pièce 84). Le rapport mentionne plutôt que M. Boily était émotif au moment de raconter les épisodes de torture et qu’il était soulagé à la fin de la rencontre. L’État fédéral a choisi de ne pas faire témoigner Mme Malingreau, qui assistait également à la rencontre. Pour ces raisons, j’estime que le compte-rendu rédigé le jour même reflète plus fidèlement le déroulement de la rencontre. Tout compte fait, ce compte-rendu corrobore les allégations de M. Boily davantage qu’il ne les contredit.

[103] De toute manière, M. Dubeau n’a pas fait certaines démarches élémentaires qui auraient jeté un éclairage additionnel sur les allégations de M. Boily. Il n’a pas demandé à celui-ci d’enlever sa chemise. Il n’a pas demandé au médecin de la prison de l’examiner; en fait, l’entretien avec ce médecin a porté sur ses problèmes de tension artérielle. Il n’a pas cherché activement à obtenir de M. Boily des détails qui permettraient de faire avancer une éventuelle enquête. Dans la mesure où M. Boily a lui-même mentionné certains détails, il ne les a pas pris en note. L’absence de telles démarches a pour effet de réduire la valeur probante du témoignage de M. Dubeau. De plus, l’État fédéral peut difficilement reprocher à M. Boily l’absence des preuves corroboratives qui auraient pu être obtenues si M. Dubeau avait fait de telles vérifications élémentaires.

(3) La dénégation des autorités mexicaines

[104] L’État fédéral s’appuie aussi sur une note diplomatique transmise par le Mexique le 10 septembre 2007, qui reproduit un rapport transmis par le directeur de la prison de Cieneguillas le 23 août 2007, c’est-à-dire le lendemain de la visite de M. Dubeau. Le directeur nie que M. Boily ait été torturé, essentiellement parce que celui-ci aurait été examiné par le médecin de la prison, en présence du personnel de l’ambassade du Canada, et qu’aucune blessure n’aurait été observée.

[105] Bien que M. Boily ne se soit pas opposé à l’admission de ce document en preuve, il s’agit de ouï-dire à plusieurs degrés. Ni l’auteur de la note diplomatique, ni le directeur de la prison, ni le médecin n’ont témoigné au procès et n’ont pu être contre-interrogés. On ne m’a pas expliqué pourquoi il aurait été impossible de le faire.

[106] De toute manière, aucune valeur ne peut être accordée à cette dénégation. Comme je l’ai souligné plus haut, l’absence de blessures physiques n’est pas déterminante. De plus, les affirmations du directeur sont contredites par le rapport et le témoignage de M. Dubeau. Contrairement à ce qu’affirme le directeur, M. Dubeau n’était pas présent lorsque le médecin de la prison a examiné M. Boily. Cet examen a eu lieu pendant l’entretien initial entre M. Dubeau et le directeur de la prison. Rien n’indique que le médecin ait été mis au courant des allégations de torture ou que son examen visait à déceler des marques de torture. La rencontre subséquente entre M. Dubeau, M. Boily, le médecin et le directeur de la prison portait principalement sur la tension artérielle de M. Boily et les médicaments qui lui avaient été prescrits à cet égard (voir le rapport de M. Dubeau, pièce 84; le témoignage de M. Boily, 3 mai 2022, pp 15–16; le témoignage de M. Dubeau, 10 mai 2022, pp 102–104).

[107] La dénégation du directeur n’est fondée sur aucune démarche autre que les constatations du médecin. Or, en présence d’une allégation de torture, on se serait attendu à ce que le directeur effectue des vérifications plus poussées, notamment en questionnant les gardiens présents lors des faits allégués. Cela est d’autant plus vrai que l’affaire attirait l’attention des représentants d’un État étranger. La brève réponse du directeur n’est manifestement pas celle d’une personne qui recherche la vérité.

[108] D’autres affirmations du directeur sont contredites par la preuve présentée au procès. En particulier, il est établi que M. Boily n’a pas eu accès à un téléphone durant les trois ou quatre premiers jours de sa détention. Pourtant, le directeur nie toute entrave à son accès au téléphone. Il est donc difficile d’ajouter foi aux dénégations du directeur.

[109] D’ailleurs, les témoins de l’État fédéral ont tous reconnu que la note diplomatique du 10 septembre 2007 ne faisait pas suite à une enquête adéquate (transcriptions du 6 mai 2022, pp 125–126; 9 mai 2022, pp 150–152; 10 mai 2022, pp 232–234). On voit mal comment l’État fédéral pourrait l’utiliser pour miner la crédibilité de M. Boily.

E. La vraisemblance

[110] J’aborde maintenant le récit de M. Boily sous l’angle de sa vraisemblance. Je démontre tout d’abord le caractère vraisemblable des allégations de torture de M. Boily. Je me penche ensuite sur certains aspects particuliers de son récit.

(1) L’utilisation fréquente de la torture au Mexique

[111] Lors des plaidoiries finales, l’État fédéral a reconnu le caractère vraisemblable des éléments de base du récit de M. Boily, à savoir qu’il aurait été torturé par des gardiens qui souhaitaient venger la mort d’un de leurs collègues. Malgré cette concession, il peut être utile de préciser ce qui rend ces faits vraisemblables.

[112] Le caractère endémique de la torture au Mexique a été abondamment documenté dans les rapports d’organisations non gouvernementales et des organismes de surveillance des traités des Nations Unies. En matière d’immigration ou d’extradition, de tels rapports sont fréquemment utilisés afin d’évaluer les risques auxquels serait exposée une personne en cas de renvoi : voir notamment Badesha, au paragraphe 44; Koffi c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 970 au paragraphe 58. Lors du procès, M. Robertson, qui à l’époque dirigeait la division de la gestion des cas consulaires, a reconnu que de tels rapports étaient fréquemment utilisés par le ministère des Affaires étrangères (transcription du 6 mai 2022, pp 78–79). Dans le cadre d’un procès civil, de tels rapports ne font pas preuve des faits en litige – ou des « faits adjudicatifs » – mais ils peuvent servir à distinguer ce qui est vraisemblable dans un pays donné de ce qui ne l’est pas.

[113] Ainsi, le rapport du Département d’État des États-Unis sur la situation des droits de la personne au Mexique pour l’année 2005 (pièce 215) mentionne que la torture demeure un problème sérieux, que des aveux obtenus sous la torture étaient souvent admis en preuve malgré les dispositions de la loi qui l’interdisent et que les tortionnaires étaient rarement punis. En 2014, Amnistie internationale a publié un rapport (pièce 223) qui faisait la synthèse des constatations réalisées au cours des années précédentes concernant la torture au Mexique. Ce rapport fait état de l’utilisation très fréquente de la torture par les forces de l’ordre et de l’impunité dont celles-ci bénéficient. En 2019, le World Justice Project a publié un rapport intitulé Failed Justice: Prevalence of Torture in Mexico’s Criminal Justice System (pièce 227), fondé sur des données colligées entre 2006 et 2016. Ce rapport souligne que la torture est surtout utilisée pour soutirer des aveux, mais qu’elle est également pratiquée dans les prisons (pages 34 et 35 du rapport). Enfin, en 2004, dans son quatrième rapport périodique présenté au Comité contre la torture, le gouvernement mexicain a lui-même reconnu que « malgré les instruments internationaux que notre pays a signés et les mesures législatives et administratives qu’il a adoptées pour éradiquer la torture, celle-ci est toujours pratiquée au Mexique » (Doc NU CAT/C/55/Add.12; pièce 231, paragraphe 299). Ces rapports ne font pas preuve des faits en litige en l’espèce, mais ils démontrent que le récit de M. Boily correspond « à la prépondérance des probabilités qu’une personne pratique et bien renseignée reconnaîtrait facilement comme raisonnable lorsqu’elle est à cette place et dans ces conditions », pour reprendre les termes employés par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’arrêt cité plus haut.

(2) Le degré d’implication criminelle de M. Boily

[114] En réalité, les allégations d’invraisemblance formulées par l’État fédéral ne portent pas tant sur les épisodes de torture que M. Boily aurait subis, mais plutôt sur la description que fait celui-ci des activités criminelles dans lesquelles il s’est engagé, ainsi que sur les circonstances de son évasion.

[115] En somme, on affirme qu’il est invraisemblable que, lors de sa première ou de sa deuxième implication dans des activités criminelles, on ait confié à M. Boily une cargaison dont la valeur au détail serait de plusieurs millions de dollars. On affirme également qu’il est invraisemblable qu’après son évasion, M. Boily ait réussi à se rendre au Canada sans l’aide des organisations criminelles pour lesquelles il avait transporté de la drogue.

[116] Même en présumant que la valeur de la cargaison était importante, il est tout à fait possible que la perspective de représailles envers sa belle-famille ait constitué un puissant incitatif pour que M. Boily livre la cargaison à la destination convenue. Il n’est donc pas invraisemblable qu’une organisation criminelle lui ait confié une cargaison d’une grande valeur. Par ailleurs, si M. Boily était impliqué à un haut niveau dans le crime organisé, on peut supposer qu’il n’aurait pas lui-même effectué un tel transport.

[117] Quant aux circonstances de son évasion et de son retour au Canada, je conviens que le témoignage de M. Boily est demeuré vague à certains égards. Je comprends néanmoins qu’il n’a pas voulu nommer les personnes qui l’ont aidé, possiblement parce que celles-ci seraient exposées à des poursuites pénales au Mexique. En contre-interrogatoire, il a nié avoir reçu l’aide du crime organisé et aucun élément de preuve n’établit le contraire. On pourrait aussi s’étonner du fait que, recherché par les autorités mexicaines pour des infractions graves, M. Boily ait pu prendre l’avion aux États-Unis en utilisant un permis de conduire indiquant sa véritable identité. Or, ce n’est qu’en 2003 que les autorités mexicaines ont demandé aux corps policiers canadiens de rechercher M. Boily, en épelant erronément son nom de famille. Cette erreur a causé des délais considérables (transcription de l’audience de 2005 en Cour supérieure, pièce 1, pp 53, 83, 86–88). Il est donc possible qu’aucun avis de recherche n’ait été transmis aux autorités américaines en 1999 ou que le nom de M. Boily ait été épelé incorrectement, ce qui lui aurait permis de prendre l’avion sans être inquiété.

[118] Tout compte fait, j’estime qu’il ne s’agit pas de l’un des cas les plus clairs qui justifierait une conclusion d’invraisemblance et le rejet de l’ensemble du témoignage de M. Boily. De plus, les invraisemblances alléguées n’ont pas trait aux faits qui constituent la cause d’action, mais plutôt à des faits collatéraux.

(3) L’événement du 21 août

[119] Un dernier aspect du récit de M. Boily peut également soulever des interrogations. Le 21 août 2007, Mme Desjardins a transmis une lettre par télécopieur au directeur de la prison pour lui annoncer la visite de M. Dubeau le lendemain. L’État fédéral soutient qu’il est invraisemblable que M. Boily ait été torturé le soir du 21 août, alors que la visite du personnel consulaire canadien était imminente.

[120] Même s’il est légitime de poser cette question, y répondre relève de la spéculation. La preuve ne révèle pas l’heure de transmission de la lettre du 21 août, ni le moment auquel le directeur de la prison en a pris connaissance. On ne sait pas non plus si, à ce moment précis, le directeur de la prison était au courant des allégations de M. Boily ni de l’identité des gardiens qui l’auraient torturé. Il est donc possible que le directeur de la prison n’ait tout simplement pas eu l’occasion d’agir pour prévenir un nouvel épisode de torture. Quoi qu’il en soit, la jurisprudence de notre Cour rappelle qu’il est hasardeux de spéculer sur la conduite qu’adopterait un « agent de persécution raisonnable » : Senadheerage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 968 au paragraphe 19, [2020] 4 FCR 617; Hernandez Cortez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1392 au paragraphe 36; Aboutaleb v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 810 au paragraphe 17. Il ne s’agit donc pas d’un des cas les plus clairs dans lesquels il serait approprié de tirer une conclusion d’invraisemblance.

F. La preuve psychiatrique concernant la simulation

[121] L’État fédéral a fait témoigner le psychiatre Gilles Chamberland, principalement au sujet du degré d’incapacité fonctionnelle dont M. Boily serait atteint. Le Dr Chamberland a aussi affirmé que M. Boily présentait plusieurs des critères de la simulation. Je ne tiens pas compte de cette affirmation du Dr Chamberland, pour les raisons suivantes.

[122] Il est bien établi qu’une preuve d’expert visant uniquement à rehausser ou à miner la crédibilité d’un témoignage est inadmissible : R c Béland, [1987] 2 RCS 398 aux pages 415 et 416 [Béland]; R c Marquard, [1993] 4 RCS 223 aux pages 247 à 249 [Marquard]; Sopinka on Evidence, au paragraphe 12.160; Catherine Piché, La preuve civile, 6e éd, Montréal, Yvon Blais, 2020 aux pages 385 et 386. Il en est ainsi parce que le témoignage d’expert ne peut porter que sur des faits ou des opinions qui excèdent l’expérience ou la connaissance du juge des faits. Or, « l’un des principes fondamentaux de notre système juridique porte que les juges et les jurys sont compétents pour déterminer la crédibilité et la fiabilité d’une preuve » : Béland, à la page 416. Le témoignage d’expert portant sur la crédibilité n’est admissible que lorsqu’il concerne des comportements ou des difficultés à témoigner que le juge des faits ne peut apprécier lui-même : Marquard, à la page 249.

[123] Pour affirmer qu’une simulation était probable, le Dr Chamberland s’est fondé sur le manuel de l’American Psychiatric Association, DSM-5. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Paris, Elsevier Masson, 2015 [le DSM-5], p 857 :

Une simulation doit être fortement suspectée en présence d’une ou de plusieurs des manifestations suivantes :

1. Existence d’un contexte médico-légal (p. ex. la personne est adressée au clinicien par un procureur ou la personne se présente elle-même alors qu’un procès ou une inculpation est en cours).

2. Discordance importante entre la souffrance ou l’incapacité rapportée par le sujet et les résultats objectifs de l’examen.

3. Manque de coopération au cours de l’évaluation diagnostique et manque d’observance du traitement médical prescrit.

4. Existence d’une personnalité antisociale.

[124] Il est évident que dans le contexte d’un procès, le premier critère est de nature tautologique et n’apporte absolument rien à l’analyse. Dans une large mesure, les trois autres critères recoupent les facteurs que les tribunaux emploient afin d’évaluer la crédibilité. L’opinion d’un psychologue ou d’un psychiatre fondée sur ces critères n’est rien d’autre qu’une tentative de déguiser en expertise ce qui est ultimement un jugement basé sur le sens commun et qui relève de la responsabilité exclusive du juge. Un témoignage fondé sur ces critères est inadmissible, puisqu’il est contraire aux principes découlant des arrêts Béland et Marquard.

[125] De toute manière, pour les raisons exposées plus loin, le Dr Chamberland n’est pas un témoin crédible. De plus, quant aux critères de la simulation, il n’y a aucune discordance entre ce que rapporte M. Boily et le résultat des tests administrés par le Dr Chamberland, puisque M. Boily ne prétend pas être affecté d’un déficit fonctionnel et que le Dr Chamberland n’évalue pas la souffrance. Lors de son témoignage, le Dr Chamberland a reconnu que M. Boily a collaboré à l’entrevue (transcription du 13 mai 2022, p 57). Par ailleurs, celui-ci a donné des raisons tout à fait valables pour préférer la psychothérapie à la médication. Enfin, le Dr Chamberland a reconnu qu’il n’était pas en mesure d’établir un diagnostic de personnalité antisociale à l’égard de M. Boily (transcription du 13 mai 2022, pp 72–73).

[126] Pour les mêmes raisons, je ne tiens pas compte, au stade de l’évaluation de la crédibilité, du témoignage du professeur Brunet. Celui-ci a fait état des échelles de validité des tests psychologiques administrés à M. Boily et de son habileté clinique à apprécier la véracité du récit de ses patients. Pour les raisons mentionnées plus haut, cette preuve est inadmissible aux fins d’apprécier la crédibilité d’un témoin.

G. Sommaire de l’évaluation de la crédibilité

[127] Résumons. En 1998 et 1999, M. Boily a commis des crimes graves. L’évasion de la prison de Cieneguillas suppose un certain degré de tromperie qui peut indiquer une propension à mentir. Ces faits appellent un regard critique sur la crédibilité de M. Boily.

[128] Néanmoins, M. Boily a livré un témoignage cohérent et exempt de contradictions importantes avec ses déclarations antérieures.

[129] En vérité, la remise en question de la crédibilité de M. Boily par l’État fédéral repose essentiellement sur l’idée que M. Boily serait beaucoup plus engagé dans la criminalité organisée qu’il ne veut le laisser paraître. On cherche à dépeindre M. Boily comme un criminel endurci qui n’hésiterait pas à inventer une histoire de toutes pièces afin d’obtenir un gain financier. Un tel scénario n’est pas impossible, mais il n’est pas exempt de problèmes. Notamment, en alléguant faussement qu’il avait été torturé, M. Boily aurait très bien pu s’exposer à des représailles pouvant aller jusqu’à la torture. De plus, rien dans la preuve n’appuie un tel scénario. En contre-interrogatoire, M. Boily a maintenu son témoignage selon lequel les crimes commis en 1998 et 1999 représentent une période circonscrite de sa vie. Certains aspects du récit de son implication criminelle et de son évasion peuvent soulever des doutes ou paraître surprenants, mais ne rendent pas l’ensemble de son témoignage invraisemblable.

[130] À cet égard, je comprends que l’on puisse faire preuve d’une certaine réticence face à une demande d’indemnisation présentée par un homme qui a commis des crimes sérieux. Disons-le sans détour, les antécédents judiciaires de M. Boily suscitent une indignation morale légitime. Cependant, le châtiment qu’il méritait pour ces crimes ne comprenait pas la torture. La question de savoir s’il a été torturé est tout à fait indépendante des crimes qu’il a commis ou des liens qu’il aurait pu avoir avec des organisations criminelles. Ses antécédents judiciaires ne sont pertinents qu’afin d’évaluer sa crédibilité. Il faut se garder de leur accorder un poids démesuré en raison d’un désir instinctif de punir davantage une personne qui a commis des crimes graves.

[131] Il reste le témoignage du gardien de prison. Comme je l’ai expliqué plus tôt, il est difficile d’accorder un poids important à une telle dénégation, puisque, dans les circonstances du présent cas, une personne qui aurait pratiqué la torture n’aurait aucune raison de passer aux aveux. De plus, certains aspects du témoignage du gardien corroborent celui de M. Boily.

[132] En somme, même s’il peut subsister certaines préoccupations résiduelles, j’estime que M. Boily est globalement crédible et qu’il a fait la preuve, par prépondérance des probabilités, de la torture qu’il a subie les 17, 19 et 21 août 2007 à la prison de Cieneguillas.

[133] Bien que cela ne soit pas sérieusement contesté, je précise que les traitements subis par M. Boily constituent de la torture au sens de l’article 1 de la Convention. En effet, ce sont des « agents de la fonction publique » qui ont intentionnellement infligé des « souffrances aiguës, physiques ou mentales » à M. Boily, dans le but de punir celui-ci pour la mort du gardien tué lors de l’évasion en 1999 et pour obtenir que celui-ci se reconnaisse coupable d’homicide volontaire.

IV. Les dommages-intérêts pour violation de l’article 7 de la Charte

[134] Ayant établi que M. Boily a été torturé dans les jours suivant son extradition au Mexique, il faut maintenant déterminer si ces faits donnent lieu à un recours en dommages-intérêts contre l’État fédéral. Pour ce faire, j’emploierai le cadre d’analyse établi par la Cour suprême dans l’arrêt Vancouver (Ville) c Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 RCS 28 [Ward]. En effet, la faute alléguée par M. Boily consiste en une violation de l’article 7 de la Charte. Bien que M. Boily ait aussi fondé son recours, à titre subsidiaire, sur la responsabilité extracontractuelle et sur la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C-50, je préfère me fonder sur le cadre d’analyse de l’arrêt Ward, puisqu’il faudrait aborder les mêmes questions de fond, à savoir la violation de l’article 7, le lien de causalité, les facteurs qui pourraient donner lieu à une immunité et l’évaluation du montant des dommages-intérêts. Comme dans l’arrêt Francis c Ontario, 2021 ONCA 197 au paragraphe 29 [Francis], il est préférable d’aborder l’affaire sous l’angle de la Charte plutôt que celui de la responsabilité extracontractuelle.

[135] Dans l’arrêt Ward, au paragraphe 4, la Cour suprême a résumé ainsi le cadre d’analyse qu’elle propose :

À la première étape de l’analyse, il doit être établi qu’un droit garanti par la Charte a été enfreint. À la deuxième, il faut démontrer pourquoi les dommages‐intérêts constituent une réparation convenable et juste, selon qu’ils peuvent remplir au moins une des fonctions interreliées suivantes : l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation. À la troisième, l’État a la possibilité de démontrer, le cas échéant, que des facteurs faisant contrepoids l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages‐intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables, ni justes. La dernière étape consiste à fixer le montant des dommages‐intérêts.

[136] L’analyse qui suit sera donc divisée en fonction des quatre étapes de ce cadre d’analyse.

A. La violation de l’article 7

[137] J’estime que l’État fédéral a violé l’article 7 de la Charte en extradant M. Boily alors que les fonctionnaires venaient d’apprendre que celui-ci serait exposé à un risque sérieux de torture. Ce risque n’avait été évalué ni par le ministre de la Justice, ni par la Cour d’appel du Québec, puisque personne n’avait alors envisagé que, contrairement au bon sens le plus élémentaire, M. Boily serait incarcéré dans la prison dont il s’était évadé et où travaillait le gardien qui a été tué lors de l’évasion. En présence de ce nouveau risque, la décision du ministre de la Justice et l’arrêt de la Cour d’appel ne constituaient plus une garantie suffisante du respect des droits que l’article 7 garantit à M. Boily.

[138] Pour en faire la démonstration, il convient tout d’abord d’exposer comment l’article 7 s’applique dans le contexte de l’extradition ou du renvoi dans un pays étranger. J’appliquerai ensuite ces principes à la situation qui découlait de la prise de conscience, le 16 août 2007, du risque découlant de l’intention des autorités mexicaines d’incarcérer M. Boily à la prison de Cieneguillas. On constatera que ce risque n’avait pas été pris en considération dans les décisions précédentes, et il s’agissait d’un risque sérieux de torture. L’État fédéral n’a rien fait pour contrer ce risque, ce qui rend l’extradition de M. Boily contraire à l’article 7. L’État fédéral n’a fait valoir aucune circonstance exceptionnelle de nature à justifier l’extradition de M. Boily malgré un risque sérieux de torture.

(1) La portée de l’article 7 en matière de renvoi ou d’extradition

[139] L’article 7 de la Charte se lit comme suit :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

[140] Les conséquences de l’article 7 sur le processus d’extradition ou de renvoi ont été analysées par la Cour suprême du Canada dans plusieurs décisions, notamment les arrêts États-Unis c Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 RCS 283 [Burns]; Suresh; et Inde c Badesha, 2017 CSC 44, [2017] 2 RCS 127 [Badesha].

[141] L’arrêt Burns portait sur l’extradition aux États-Unis de personnes accusées de meurtre. Le ministre avait autorisé leur extradition sans exiger l’assurance que la peine de mort ne leur serait pas appliquée. Dans cette affaire, la Cour suprême a établi un premier principe utile pour analyser la situation de M. Boily : pour décider si l’extradition d’une personne est conforme à l’article 7, on doit tenir compte des conséquences que cette personne pourrait potentiellement subir dans le pays vers lequel elle serait extradée. Ainsi, même si ce n’est pas le Canada qui applique la peine de mort, le risque que M. Burns soit exécuté s’il était extradé avait pour conséquence que son extradition sans assurances violait l’article 7.

[142] L’arrêt Suresh portait sur le renvoi au Sri Lanka d’une personne que l’on soupçonnait d’appartenir à une organisation terroriste et qui prétendait que son renvoi l’exposait à un risque de torture, ce qui donnait lieu à une violation de l’article 7. Un deuxième principe pertinent découle de l’arrêt de la Cour suprême : renvoyer une personne dans un pays où elle risque de subir la torture constitue une violation de l’article 7, sauf dans des circonstances exceptionnelles. Plus précisément, la Cour a fait remarquer que les principes de justice fondamentale exigent que l’on soupèse les facteurs qui militent en faveur de l’extradition et les facteurs qui s’y opposent. Cependant, étant donné que les Canadiennes et les Canadiens rejettent fermement le recours à la torture et que ce rejet découle également du droit international, la Cour a affirmé que ce processus de pondération mènerait dans la très grande majorité des cas à la conclusion que l’extradition en présence d’un risque sérieux de torture viole l’article 7.

[143] Enfin, l’arrêt Badesha portait sur l’extradition vers l’Inde de deux personnes accusées de meurtre. L’une d’entre elles affirmait qu’elle y serait exposée à un risque de torture. En réponse à cet argument, la Cour suprême a établi un troisième principe pertinent en l’espèce : l’extradition peut être conforme à l’article 7 si le risque de torture est réduit à un niveau acceptable par l’obtention d’assurances diplomatiques. Elle a aussi affirmé qu’il était nécessaire de prendre l’ensemble du contexte en considération afin de juger de la fiabilité des assurances et a fourni une liste de facteurs pertinents. Dans le cas dont elle était saisie, la Cour a jugé raisonnable la décision du ministre d’accepter les assurances de l’Inde, notamment parce que les intéressés n’avaient pas démontré qu’ils seraient exposés à un risque de torture plus élevé que l’ensemble de la population carcérale de ce pays.

[144] L’État fédéral soutient qu’une fois que le ministre de la Justice a rendu une décision conforme à ces principes et que la Cour d’appel valide celle-ci le cas échéant, les recours découlant de l’article 7 étaient en quelque sorte épuisés. Cela n’est pas tout à fait exact. Il est vrai que la décision du ministre (ou celle de la Cour d’appel statuant en contrôle judiciaire de celle-ci) tranche définitivement les questions qui lui sont soumises. Or, si des faits nouveaux donnent lieu à un risque sérieux de torture, la décision du ministre ne suffit plus à garantir le respect de l’article 7. La situation doit être réévaluée. Il en va de même lorsqu’une preuve nouvelle affecte fondamentalement l’évaluation du risque qui sous-tend la décision du ministre.

[145] La jurisprudence de la Cour d’appel fédérale en matière de sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi permet de bien comprendre pourquoi, dans les circonstances de l’espèce, l’article 7 exige une réévaluation du risque. Cette jurisprudence tire son origine du contexte suivant. La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, prévoit un processus robuste visant à prévenir le renvoi d’une personne dans des circonstances qui violeraient l’article 7, notamment en présence d’un risque sérieux de torture. Ce processus comprend l’examen d’une demande d’asile par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié et l’examen des risques avant renvoi par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Lorsqu’une décision est rendue au terme de l’un de ces processus, on peut habituellement présumer que le renvoi de l’intéressé est compatible avec l’article 7. Toutefois, si un nouveau risque survient ou si une nouvelle preuve de risque est découverte, notre Cour peut accorder un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi afin que ce risque soit convenablement évalué.

[146] Ainsi, dans l’arrêt Atawnah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144, [2017] 1 RCF 153, la Cour d’appel fédérale a passé en revue la jurisprudence qui affirme qu’en présence d’un nouveau risque ou d’une nouvelle preuve de risque, un agent d’exécution de la loi ou notre Cour peuvent surseoir au renvoi. Cette possibilité contribue à assurer le respect des garanties de l’article 7.

[147] La Cour d’appel fédérale a réitéré ce principe dans l’arrêt Savunthararasa c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 51 au paragraphe 7, [2017] 1 RCF 318 :

[...] lorsque la preuve d’un nouveau risque est présentée, un agent d’exécution peut reporter le renvoi lorsque tout défaut de le reporter exposera la personne qui demande le report à un risque de préjudice grave. Plus précisément, un agent d’exécution peut reporter le renvoi lorsque le demandeur établit un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain qui est survenu depuis le dernier examen des risques [...].

[148] La Cour a explicitement tracé le lien entre l’article 7 et cette « soupape de sécurité » visant à assurer une évaluation continue du risque dans l’arrêt Revell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 262 au paragraphe 51, [2020] 2 RCF 355 :

Lorsqu’elle fait le contrôle judiciaire du refus d’un agent d’exécution de différer le renvoi, la Cour fédérale peut (et, à mon avis, doit) évaluer tout risque de préjudice dont l’agent d’exécution n’aurait pas tenu compte afin de décider si les droits garantis par l’article 7 de la Charte sont en jeu [...].

[149] Bref, même si la loi met en place des mécanismes qui visent à s’assurer que le renvoi d’une personne vers un pays étranger est conforme à l’article 7, l’État fédéral demeure obligé de réévaluer la situation lorsqu’il est mis au courant d’un nouveau risque ou d’une nouvelle preuve de risque. Élaboré dans le contexte des renvois, ce principe s’applique également en matière d’extradition, puisque la portée de l’article 7 est substantiellement la même dans les deux cas.

(2) Un nouveau risque

[150] Pour démontrer une violation de l’article 7 en l’espèce, il faut donc commencer par faire la démonstration d’un nouveau risque qui n’avait pas été évalué. La première étape de cette démonstration est de cerner les risques qui ont été évalués par le ministre de la Justice lors de la prise de l’arrêté d’extradition puis par la Cour d’appel statuant en révision judiciaire de cet arrêté. Le ministre conclut tout d’abord que, sans assurances diplomatiques, l’extradition de M. Boily serait contraire à l’article 7. Après avoir constaté que les rapports concernant la situation des droits de la personne au Mexique font état d’abus continuels par les forces de l’ordre, le ministre s’exprime ainsi :

À mon avis, le Canada peut s’acquitter à la fois de ses obligations internationales relatives à l’extradition ainsi que de celles qui touchent à la remise à un pays où il existe un risque de torture, en assujettissant la remise de M. Boily à des conditions et des assurances de la part du gouvernement du Mexique [...]

L’imposition de conditions est donc dépendante de ma détermination préliminaire soit que l’extradition sans conditions serait inconstitutionnelle ou qu’il existe d’autres raisons convaincantes pour invoquer ma discrétion à cet égard.

[151] Par ailleurs, le ministre ne mentionne aucune circonstance exceptionnelle qui, selon l’arrêt Suresh, serait susceptible de rendre constitutionnelle l’extradition de M. Boily malgré un risque sérieux de torture. En l’absence de telles circonstances, il faut conclure que tout risque sérieux de torture rend l’extradition contraire à l’article 7.

[152] Cependant, tout indique que personne au sein de l’État fédéral n’a imaginé que M. Boily serait renvoyé à la prison de Cieneguillas. L’arrêté d’extradition est donc fondé sur la prémisse que M. Boily sera incarcéré dans une autre prison. Il s’ensuit que l’incarcération de M. Boily à la prison dont il s’était évadé et où travaillait le gardien qui a été tué lors de l’évasion constitue un nouveau risque que le ministre de la Justice et la Cour d’appel n’avaient pas évalué.

[153] Pour bien comprendre pourquoi les risques découlant de l’incarcération de M. Boily à Cieneguillas n’avaient pas été évalués par le ministre, il est utile d’examiner les étapes subséquentes du processus d’extradition. Les assurances diplomatiques données par le Mexique constituent un document de huit pages, daté du 16 novembre 2006. Le seul passage relatif à l’endroit où M. Boily serait incarcéré est le suivant :

[traduction]

En ce qui concerne les infractions en matière de drogue pour lesquelles il a déjà été reconnu coupable, elles relèveront du Secrétariat de l’intérieur de l’État de Zacatecas, étant donné qu’il n’existe pas de centre de réadaptation sociale fédéral dans cet État. Néanmoins, le gouvernement fédéral a signé des ententes avec les autorités de l’État dans lesquelles on autorise les prisonniers fédéraux à purger leur peine dans ces centres.

[154] Rien dans ce paragraphe ne dit explicitement que M. Boily sera incarcéré dans la prison dont il s’est évadé et où travaillait le gardien qui a été tué lors de l’évasion. L’utilisation du pluriel dans la seconde phrase donne à penser qu’il existe plusieurs prisons (ou « centres de réadaptation sociale ») où M. Boily pourrait être incarcéré. Il se peut que la confusion qui a régné à ce sujet au cours de la présente instance découle de l’utilisation fréquente de l’expression « prison de Zacatecas » pour désigner l’endroit où M. Boily a été incarcéré. Or, cette expression est ambiguë, puisqu’elle renvoie à un État et non à un établissement particulier. Il en va de même de l’acronyme « CERESO », qui signifie « centre de réadaptation sociale » et ne désigne pas un établissement particulier.

[155] Le 22 janvier 2007, le ministre de la Justice a informé M. Boily qu’il acceptait les assurances du Mexique. Rien dans la lettre du ministre ne laisse entendre que celui-ci aurait pris conscience du fait que M. Boily serait renvoyé à la prison de Cieneguillas.

[156] L’État fédéral fait grand cas du membre de phrase « Zacatecas, soit l’endroit exact où on veut retourner l’appelant », qui figure dans le mémoire que M. Boily a déposé à la Cour d’appel du Québec. Or, ce membre de phrase se trouve dans un paragraphe qui souligne le fait que le procureur général de cet État a reconnu que la torture y était régulièrement pratiquée. Rien dans ce mémoire ne révèle que M. Boily serait au courant du fait qu’il serait incarcéré à la prison de Cieneguillas. Dans deux autres passages, il souligne qu’il court un risque de torture plus élevé parce qu’il est accusé de l’homicide d’un gardien de prison, mais n’ajoute pas qu’il sera détenu à la même prison. Ce mémoire est d’ailleurs antérieur à la réception des assurances diplomatiques du Mexique. Il ne contredit pas l’affirmation de M. Boily selon laquelle il n’a appris sa destination exacte que le jour de son extradition.

[157] Quoi qu’il en soit, rien ne laisse croire que la question du lieu d’incarcération de M. Boily ait été portée à l’attention de la Cour d’appel. Bien que M. Boily ait affirmé que « étant accusé d’avoir participé au meurtre d’un gardien de prison, il y a lieu de craindre le ressentiment des autres gardiens de prison » (paragraphe 24 de l’arrêt), l’affirmation demeure générale et il ne mentionne pas qu’il s’attendait à retourner à la même prison. Lors de l’audience, le texte des assurances diplomatiques a été fourni à la Cour d’appel. Celle-ci en a cité de larges extraits, mais non le passage reproduit plus haut. J’en conclus que la Cour d’appel n’avait pas pris conscience du fait que M. Boily serait retourné à la prison dont il s’était évadé et où travaillait le gardien qui a été tué, parce que rien au dossier ne permettait de tirer une telle conclusion.

[158] Dans la demande de mesures intérimaires qu’il a présentée au Comité contre la torture en juillet 2007, M. Boily n’a pas mentionné que le Mexique entendait l’incarcérer à la prison de Cieneguillas. On peut présumer que s’il avait été au courant de ce fait, il lui aurait accordé une importance considérable. La réponse du Canada au Comité ne mentionne pas non plus la question du lieu d’incarcération.

[159] Bref, le silence quasi total relativement à la question du lieu d’incarcération de M. Boily après son extradition suggère fortement que personne n’avait envisagé qu’il serait renvoyé à la prison dont il s’était évadé et où travaillait le gardien qui a été tué.

[160] En fait, ce sont les agents consulaires postés au Mexique ou ayant une connaissance approfondie de la situation au Mexique, notamment Mmes Desjardins et Dowe Marchand, qui ont été en mesure de déduire que M. Boily serait incarcéré à la prison de Cieneguillas. Selon la preuve présentée au procès, pour faire une telle déduction, il faut soit connaître les différentes prisons de l’État de Zacatecas et comprendre que seule celle de Cieneguillas est en mesure d’accueillir des détenus qui ont commis des crimes graves, soit savoir que cette prison est la seule dans l’État de Zacatecas qui fait l’objet d’une entente avec l’État fédéral mexicain afin d’accueillir des détenus qui purgent une peine fédérale. Sans ces renseignements, il est difficile de déduire quoi que ce soit. Par exemple, en contre-interrogatoire, M. Robertson a reconnu qu’il ne connaissait ni le nom de la prison où M. Boily se trouvait ni le nombre de prisons dans l’État de Zacatecas, et qu’il était difficile de déduire quoi que ce soit de façon certaine du texte des assurances diplomatiques (transcription du 6 mai 2022, pp 105–107). M. Dubeau, quant à lui, affirme avoir appris ces détails lors de sa conversation avec son homologue mexicain le 16 août 2007 (transcription du 10 mai 2022, p 36). Tout semble indiquer que ni le ministre de la Justice, ni la Cour d’appel du Québec, ni les procureurs de M. Boily ne possédaient ces renseignements.

[161] Par conséquent, le risque qui découle du fait que M. Boily serait incarcéré à la prison dont il s’était évadé et où travaillait le gardien qui a été tué n’a jamais été évalué par le ministre de la Justice ou par la Cour d’appel du Québec, puisque ni l’un ni l’autre n’en avait pris conscience. Invoquer ce risque en l’instance ne constitue donc pas une attaque collatérale de leurs décisions. Au contraire, il s’agissait d’un nouveau risque dont l’existence n’a été révélée qu’une fois le processus judiciaire épuisé. M. Boily ne pouvait être extradé si ce risque se qualifiait de sérieux, une question sur laquelle je me penche maintenant.

(3) Un risque sérieux de torture

[162] Dans les circonstances, il est évident que M. Boily était exposé à un risque sérieux de torture à son arrivée à la prison de Cieneguillas. Tout observateur raisonnable conviendra qu’il n’était pas prudent de renvoyer une personne accusée d’évasion et de l’homicide d’un gardien de prison dans l’établissement où ces faits ont eu lieu, puisque cette personne sera alors en contact avec des collègues de travail du gardien qui a été tué et qu’elle sera donc exposée à des représailles. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle le personnel consulaire canadien est très rapidement parvenu. Ainsi, dans une note versée au dossier le 16 août 2007 (pièce 31; voir aussi les transcriptions du 9 mai 2022, p 26, et du 10 mai 2022, pp 33–34), Mme Desjardins écrit ceci :

J’ai appris aujourd’hui que suivant l’extradition de M. Boily vers le Mexique demain, il serait incarcéré à la prison de Zacatecas pour purger sa peine. Ce transfert vers Zacatecas aura lieu tout de suite après son arrivée à l’aéroport de Mexico.

D’un point de vue consulaire, je suis préoccupée par le fait que l’endroit où M. Boily purgera sa peine est la prison de laquelle il s’est échappé; surtout qu’un gardien a été tué durant cette fuite. Au Mexique comme au Canada, attaquer un gardien est très mal reçu des autorités carcérales et des représailles sont possibles. Je comprends qu’au Canada, on essaierait d’éviter de placer un détenu dans une telle situation.

En dépit des garanties offertes par les autorités mexicaines, je demeure inquiète quant à la sécurité personnelle et à la santé physique et psychologique de M. Boily dans sa vie de tous les jours à la prison de Zacatecas.

Serait-il possible de faire des représentations auprès des autorités mexicaines pour que M. Boily soit transféré dans une prison autre que celle de Zacatecas afin de minimiser les risques pour sa sécurité et sa santé?

[163] À peu près au même moment, Mme Dowe Marchand exprime son accord avec les préoccupations soulevées par Mme Desjardins. Toujours dans la chaîne de courriels qui figure à la pièce 31, elle s’exprime ainsi :

[traduction]

Je comprends qu’à ce stade, des raisons juridiques nous empêchent de retarder le transfert. Cependant, je suis d’accord avec les préoccupations exprimées par la mission au sujet du transfert de M. Boily à Zacatecas après son arrivée au Mexique. [...] mon sentiment est que la mission devrait envoyer une note diplomatique pour exprimer nos préoccupations concernant son transfert à Zacatecas.

[164] La nature du risque encouru par M. Boily était précisément décrite dans une note que Mme Malingreau écrivait le 20 août 2007 : « nous étions préoccupés pour sa sécurité à cause de possibles représailles de la part du personnel de la prison » (pièce 56).

[165] De plus, le degré d’urgence avec lequel M. Dubeau et son collègue M. Daniel Caron ont entrepris des démarches le 16 août 2007 afin que M. Boily ne soit pas incarcéré à Cieneguillas montre bien que la situation soulevait des préoccupations graves (transcription du 10 mai 2022, pp 34–35). En contre-interrogatoire, M. Dubeau a d’ailleurs reconnu que les discussions qui ont eu lieu le 16 août n’ont pas fait disparaître ces préoccupations (transcription du 10 mai 2022, pp 158–159) :

Me SWANSTON: Alors tout le monde a les mêmes préoccupations, M. Boily, les gens qui représentent le Canada sur le terrain, tout le monde est inquiet puisqu’il retourne exactement à la même prison, c’est exact ?

M. DUBEAU: Il y a des inquiétudes, oui.

Me SWANSTON: Comment... pouvez-vous nous expliquer que la lecture des assurances diplomatiques fait disparaitre ces inquiétudes-là.

M. DUBEAU: Que la lecture... pouvez-vous répéter ça, s’il vous plait ?

Me SWANSTON: Mais c’est suite à la lecture là, de la décision plutôt, excusez-moi, de la décision ministérielle qu’on se rend compte que M. Boily doit retourner au même endroit, et puis là, les préoccupations se sont envolées ?

M. DUBEAU: Non, certaines préoccupations sont restées.

[166] D’autres sources corroborent le caractère sérieux du risque de torture auquel M. Boily était exposé. À sa descente d’avion, après avoir appris qu’il retournait à Cieneguillas, M. Boily s’est dit inquiet pour sa sécurité et a demandé à Mme Desjardins s’il pouvait être transféré vers une autre prison (transcription du 2 mai 2022, pp 101–102; voir aussi la pièce 47). Lorsque la Commission des droits de la personne de l’État de Zacatecas a été mise au courant de la situation de M. Boily le 20 août 2007, elle a immédiatement dépêché l’un de ses représentants à la prison de Cieneguillas afin qu’il rencontre M. Boily. Enfin, dans sa décision, le Comité contre la torture a conclu que M. Boily « courait un risque prévisible, réel et personnel d’être torturé » notamment parce qu’il « serait incarcéré dans la prison où un gardien avait été tué pendant son évasion plusieurs années auparavant, sachant que l’extradition était demandée, entre autres, en raison du décès de ce gardien ». Cette conclusion est fondée sur le bon sens et l’expérience et non sur quelque particularité du droit international.

[167] Enfin, signalons que ce risque sérieux était un risque personnalisé, puisqu’il découlait de la combinaison des infractions reprochées à M. Boily et du lieu où l’on entendait l’incarcérer. Cela distingue la présente affaire de la situation en cause dans l’arrêt Badesha, dans lequel aucun risque personnalisé n’était en cause et aucun changement important n’était survenu depuis la décision du ministre.

(4) L’extradition en présence d’un risque sérieux de torture viole l’article 7

[168] À la lumière de ces constats, l’extradition de M. Boily donnait lieu à un risque sérieux de torture qui n’avait pas été évalué par le ministre. Selon l’arrêt Suresh, son extradition était donc contraire à l’article 7 de la Charte, à moins de circonstances exceptionnelles, une question sur laquelle je me penche plus loin dans les présents motifs.

[169] Selon l’arrêt Badesha, il était tout de même possible de mettre en place des mesures visant à ramener ce risque à un niveau tolérable. À ce sujet, l’État fédéral soutient que les assurances diplomatiques données par le Mexique visaient précisément à minimiser le risque de torture. Or, à la lumière des renseignements dont l’État fédéral a pris connaissance le 16 août 2007, il n’était plus possible de se fier à ces assurances. Les autorités mexicaines s’apprêtaient à exposer directement M. Boily aux représailles des compagnons de travail du gardien tué lors de son évasion. Cette intention était manifestement une violation des assurances.

[170] L’État fédéral conservait néanmoins certains moyens de rendre l’extradition de M. Boily conforme à l’article 7. Il a cependant omis ou négligé d’emprunter l’une de ces voies.

[171] La première possibilité était d’exiger des autorités mexicaines que M. Boily soit incarcéré dans un autre établissement. Il s’agissait là de la solution la plus évidente, immédiatement identifiée par le personnel consulaire canadien. Pourtant, le 16 août 2007, l’État fédéral a décidé de ne pas présenter une telle demande. Cette décision a été prise à la suite d’échanges par courriel impliquant des responsables du ministère des Affaires étrangères et des conseillers juridiques de ce ministère et du ministère de la Justice. L’État fédéral n’a pas révélé la teneur de ces discussions, au motif qu’elles seraient visées par l’immunité des communications entre un avocat et son client. La décision a été communiqué au personnel consulaire en poste au Mexique par le biais d’un courriel de Mme Dowe Marchand, transmis vers 14h00 le 16 août :

Suite à des consultations internes, nous suggérons qu’étant donné les garanties données par les autorités mexicains et acceptés par le gouvernement canadien, que nous n’intervenions pas présentement.

Nous allons bien sûr suivre notre mandat consulaire afin de s’assurer le bien-être de Monsieur Boily et de rappeler aux autorités locaux de leur devoir de le protéger en tout temps. [sic]

[172] Il est vrai que les démarches entreprises par M. Dubeau ont donné lieu à une conversation avec un responsable du ministère mexicain des Affaires étrangères durant l’après-midi du 16 août 2007. Cependant, cette conversation a eu lieu seulement après que M. Dubeau a reçu instruction de ne pas entreprendre de démarches (transcription du 11 mai 2022, p 55). Dans ces circonstances, la conversation tenait davantage de la demande d’information et M. Dubeau n’était pas en position d’exiger quoi que ce soit des autorités mexicaines. Rien ne permet d’affirmer que les autorités mexicaines auraient refusé d’incarcérer M. Boily dans un autre établissement si l’État fédéral avait insisté pour en faire une condition sine qua non de son extradition.

[173] Une seconde possibilité aurait été de prendre des mesures immédiates et fermes visant à réduire le risque de torture avant l’arrivée de M. Boily à la prison de Cieneguillas. Étant donné le caractère exceptionnel de la situation, des mesures exceptionnelles aurait été requises. Je ne peux préciser quelles mesures auraient pu être mises en œuvre, notamment parce que le raisonnement fondant la décision du 16 août 2007 ne m’a pas été divulgué. À la lumière de l’ensemble de la preuve, il est néanmoins raisonnable de croire que l’État fédéral aurait pu : (1) manifester clairement son mécontentement à l’égard de l’intention des autorités mexicaines de renvoyer M. Boily à Cieneguillas, par une note diplomatique ou des moyens équivalents; (2) informer la direction de la prison de Cieneguillas des assurances diplomatiques données par le Mexique et de l’intention du Canada de veiller étroitement à leur respect; (3) accompagner M. Boily à son arrivée à Cieneguillas; (4) annoncer l’intention de maintenir des contacts fréquents avec M. Boily.

[174] Or, l’État fédéral a choisi de ne pas mettre en place de telles mesures. La note de Mme Dowe Marchand, reproduite plus haut, ne demande pas au personnel consulaire de mettre en place des mesures exceptionnelles. Au contraire, tout semble indiquer qu’il est question du suivi consulaire régulier.

[175] Il est vrai que M. Dubeau et Mme Desjardins ont, dans les faits, pris des mesures qui allaient au-delà du suivi consulaire régulier. Ils ont rencontré M. Boily à sa descente d’avion le 17 août. Ils ont téléphoné à la prison le lundi 20 août. Ils ont demandé à un représentant de la Commission des droits de la personne de rendre visite à M. Boily. Enfin, ils ont planifié une visite en personne dans un délai de deux semaines (transcriptions du 9 mai 2022, p 37, et du 10 mai 2022, p 46). Cependant, ces mesures n’étaient pas suffisantes pour contrer le risque sérieux de torture. Elles ne lançaient pas un message fort voulant que le Canada surveillait la situation de près, notamment en assurant une présence physique à la prison au moment de l’arrivée de M. Boily ou même avant. Trois jours se sont écoulés avant que le personnel consulaire n’entre en communication avec la direction de la prison. Pourtant, c’est au cours des premiers jours de la détention que le risque de torture est le plus élevé. En fait, ce n’est qu’après avoir reçu des allégations de torture le 21 août que l’État fédéral s’est décidé à prendre des mesures plus énergiques; mais il était déjà trop tard.

[176] M. Boily a également fait valoir que l’article 7 se traduit par une obligation de l’État fédéral de mettre en place des mesures de suivi qui soient bien adaptées à la nature et au degré du risque que les assurances diplomatiques visent à contrer. Étant donné l’analyse qui précède, il n’est pas nécessaire que je tranche cette question. Il est possible que de telles mesures de suivi eussent permis de découvrir plus rapidement l’intention des autorités mexicaines d’incarcérer M. Boily à Cieneguillas et de prendre les mesures qui s’imposaient. Cependant, l’absence de mesures de suivi n’ajoute rien à l’analyse, puisque le risque sérieux a, de fait, été découvert et l’État fédéral a extradé M. Boily malgré la présence de ce risque. Pour les mêmes raisons, il n’est pas nécessaire d’aborder la question de savoir si le ministre de la Justice, dans sa décision d’extrader M. Boily, a pris l’engagement de mettre en place des mesures de suivi qui excèdent la portée du suivi consulaire habituel.

(5) L’absence de justification

[177] Selon l’arrêt Suresh, je dois aussi évaluer s’il existe des facteurs qui militent en faveur de l’extradition de M. Boily malgré la présence d’un risque sérieux de torture. À cet égard, je note que le ministre de la Justice n’a pas fait état de tels motifs au soutien de son arrêté d’extradition. En fait, le ministre a reconnu qu’il n’aurait pas pu ordonner l’extradition de M. Boily en présence d’un risque sérieux de torture; c’est pourquoi il a exigé des assurances diplomatiques du Mexique.

[178] Un obstacle à cette évaluation est le fait que l’État fédéral n’a pas révélé les motifs de la décision prise le 16 août 2007 de ne pas exiger que M. Boily soit incarcéré dans une autre prison. L’État fédéral a invoqué l’immunité des communications avocat-client pour s’opposer à la communication du contenu des courriels qui auraient pu jeter un éclairage sur ce qui a pu motiver cette décision. Néanmoins, il a mis en preuve le fait que des avocats des ministères de la Justice et des Affaires étrangères ont participé à ces discussions. M. Boily s’est opposé à cette preuve. Je rejette cette objection. L’État fédéral peut renoncer à l’immunité dans la mesure qu’il choisit. Cependant, le fait que la décision du 16 août 2007 a été prise après une discussion impliquant plusieurs personnes, dont des conseillers juridiques, ne fait pas preuve de quelque motif impérieux d’extrader M. Boily malgré la présence d’un risque sérieux de torture.

[179] Au procès, les témoins de l’État fédéral ont tout de même évoqué certaines justifications potentielles de la décision du 16 août 2007. M. Robertson a mentionné le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures du Mexique (transcription du 6 mai 2022, p 114). Mme Desjardins a affirmé que le Mexique était un « partenaire de confiance » (transcription du 9 mai 2022, pp 116 et 127). M. Dubeau a laissé entendre qu’il avait reçu instruction de se fier aux assurances données par le Mexique (transcription du 10 mai 2022, pp 158–159). Les observations présentées au Comité contre la torture en juillet 2007 soulignent également que la Loi sur l’extradition prévoit que l’extradition doit avoir lieu dans les 45 jours suivant l’épuisement des recours, en l’occurrence au plus tard le 20 août 2007. Enfin, le dossier contient certaines mentions du sommet des chefs d’État et de gouvernement du Canada, des États-Unis et du Mexique prévu pour le 20 août 2007, soit trois jours après l’extradition de M. Boily.

[180] Même en supposant que ce sont là les motifs de la décision de ne pas intervenir, je ne vois là rien qui rendrait l’extradition de M. Boily conforme aux principes de justice fondamentale. Ces considérations, qui relèvent essentiellement de la commodité administrative ou du désir de ne pas froisser les autorités mexicaines, ne justifiaient aucunement d’exposer M. Boily à un risque sérieux de torture. J’ajouterais qu’exiger des assurances constitue en soi une forme d’ingérence dans les affaires intérieures du pays qui demande l’extradition et suppose que l’on ne fait pas entièrement confiance à celui-ci.

[181] Par ailleurs, l’idée que l’on pouvait ou que l’on devait se fier aux assurances données par le Mexique perdait considérablement de sa force dès lors que l’on se rendait compte que M. Boily serait retourné à la prison de Cieneguillas. Comme je l’ai expliqué plus haut, il est difficile de réconcilier les assurances concernant la sécurité de M. Boily avec le fait que les autorités mexicaines s’apprêtaient à exposer celui-ci aux représailles des compagnons de travail du gardien qui a été tué. L’extradition ne pouvait plus avoir lieu sur le fondement de ces seules assurances, dont le peu de valeur était révélé au grand jour.

[182] Je conclus donc que l’extradition de M. Boily a violé l’article 7 de la Charte, puisqu’elle n’était pas accompagnée de mesures visant à contrer le risque sérieux de torture dont l’État fédéral a pris connaissance le 16 août 2007, notamment en raison du fait que M. Boily serait incarcéré dans la prison dont il s’était évadé et où travaillait le gardien qui a été tué.

(6) Autres questions

[183] L’État fédéral a présenté divers autres arguments tendant à démontrer qu’aucune violation de l’article 7 ne pouvait donner ouverture à l’octroi de dommages-intérêts en l’espèce. Pour les motifs qui suivent, je rejette ces arguments.

a) La portée de la décision du protonotaire Morneau

[184] Comme je l’ai indiqué plus haut, le protonotaire Morneau a radié les parties de la déclaration initiale qui s’en prenaient à la décision du ministre de la Justice d’extrader M. Boily et d’accepter les assurances diplomatiques du Mexique. Selon lui, ces parties de la déclaration initiale constituaient une attaque collatérale de la décision du ministre et de l’arrêt de la Cour d’appel du Québec. Il a cependant laissé subsister les parties de la déclaration relatives à la faute du ministre des Affaires étrangères dans le « suivi de l’extradition ».

[185] L’État fédéral soutient maintenant que les allégations de faute de M. Boily équivalent à une remise en question de la décision du ministre et de celle de la Cour d’appel, interdite par la décision du protonotaire Morneau. Selon l’État fédéral, la prétention selon laquelle il aurait fallu effectuer un suivi plus intense que les services consulaires habituels aurait dû être présentée au ministre et, puisqu’elle ne l’a pas été, l’invoquer maintenant constitue une attaque collatérale déguisée.

[186] Or, ce n’est pas ce que dit le protonotaire. Dans sa décision, il a laissé subsister les parties de la déclaration portant sur l’omission du ministre des Affaires étrangères d’assurer un suivi. Au paragraphe 20, il s’exprime ainsi :

Par ailleurs, il en va toutefois autrement quant aux allégations que le demandeur formule aux paragraphes 27, puis 54 à 88 de la déclaration d’action. Ces paragraphes traitent essentiellement de l’absence alléguée de mécanisme de suivi de la part du ministre des Affaires étrangères afin de s’assurer en tout temps que le demandeur une fois rendu sur place au Mexique après son extradition ne soit pas torturé.

[187] D’ailleurs, ces parties de la déclaration comprenaient des allégations qui renvoyaient explicitement aux discussions du 15 et du 16 août 2007 entre les fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères. La mention « après son extradition » a trait au moment où la torture a eu lieu et non au moment des actes ou omissions fautifs de l’État fédéral. Le protonotaire n’a donc pas exclu les gestes posés par les fonctionnaires dans les jours précédant l’extradition de la portée de l’action.

[188] L’État fédéral fait grand cas des observations que M. Boily a présentées au Comité contre la torture le 14 avril 2011, dans lesquelles il a déclaré que, selon la décision du protonotaire, notre Cour devait restreindre l’étude de la responsabilité de l’État fédéral à « ce qui s’est déroulé en aval de l’extradition ». Si cette expression est prise au pied de la lettre, elle n’est pas tout à fait exacte, comme je viens de le démontrer. De toute manière, la lecture globale de ces observations démontre bien que M. Boily voulait dire que les décisions du ministre de la Justice de l’extrader et d’accepter les assurances du Mexique ne pouvait fonder une action devant notre Cour.

[189] Quant à l’argument selon lequel toute mesure de suivi aurait dû faire l’objet d’une discussion lors de l’instance devant le ministre de la Justice, il ne peut évidemment s’appliquer à la découverte de faits qui donnent lieu à un nouveau risque.

b) Une action ou une omission?

[190] L’État fédéral a aussi fait valoir que la faute reprochée est une faute d’omission et que l’article 7 n’impose pas à l’État d’obligations positives d’agir. Or, les distinctions entre action et omission et entre obligations positives et négatives ne sont pas pertinentes en l’espèce. Ce qui est ultimement en cause, c’est l’extradition de M. Boily. Les arrêts Suresh et Badesha établissent que l’extradition peut, dans certaines circonstances, violer l’article 7 si des mesures suffisantes ne sont pas prises pour contrer un risque de torture. La violation de l’article 7 réside non pas tant dans l’omission de prendre ces mesures, mais dans l’action d’extrader en l’absence de mesures adéquates. L’État fédéral invoque la distinction entre obligations positives et négatives, souvent employée dans l’analyse de la justiciabilité des droits économiques et sociaux, par exemple dans l’arrêt Gosselin c Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 RCS 439. Cependant, aucune analogie utile ne peut être tracée entre cette question et le processus d’extradition.

c) Une application extraterritoriale de la Charte?

[191] L’État fédéral fait également valoir que l’action de M. Boily équivaut à donner une application extraterritoriale à la Charte, contrairement aux principes énoncés dans l’arrêt R c Hape, 2007 CSC 26 aux paragraphes 107 à 111, [2007] 1 RCS 292 [Hape]. Or, il n’en est rien. La violation de l’article 7 découle de l’action de l’État fédéral d’extrader M. Boily en présence d’un risque sérieux de torture. En présence d’un tel risque et en l’absence de mesures pour le contrer, les arrêts Burns, Suresh et Badesha ont établi que l’extradition viole l’article 7 même si la torture a ultimement lieu en sol étranger. Cela ne constitue pas une application extraterritoriale de la Charte, puisque la violation découle essentiellement de l’acte d’extrader M. Boily. On ne peut tirer d’analogie utile avec les règles qui régissent l’application de la Charte aux policiers canadiens qui font enquête en sol étranger, dont faisait état l’arrêt Hape.

[192] Même s’il fallait mettre l’accent sur les omissions de l’État fédéral, la principale omission a eu lieu en sol canadien. Il s’agit de la décision, prise le 16 août 2007, de ne pas intervenir pour faire changer le lieu d’incarcération de M. Boily, alors que celui-ci était toujours au Canada.

d) Une obligation de réévaluer?

[193] L’État fédéral soutient enfin que les fonctionnaires n’ont pas l’obligation de réévaluer constamment le bien-fondé de la décision du ministre. Cela peut signifier deux choses. Si cela équivaut à dire que les fonctionnaires pouvaient fermer les yeux sur un nouveau risque dont ils ont pris connaissance et qui n’avait pas été évalué par le ministre ou la Cour d’appel, je ne puis accepter cette prétention. Comme je l’ai expliqué plus haut, il devenait alors nécessaire de s’assurer que l’extradition demeurait conforme à l’article 7. Par contre, cet argument peut aussi signifier que les fonctionnaires n’ont pas l’obligation de rechercher eux-mêmes des faits qui pourraient rendre nécessaire une réévaluation du risque. Cependant, la question ne se pose pas en l’espèce, puisque les fonctionnaires ont, de fait, pris connaissance d’un nouveau risque. Je m’abstiens donc de me prononcer sur cette question.

B. Les fonctions remplies par l’octroi de dommages-intérêts

[194] Une fois établie la violation d’un droit garanti par la Charte, la seconde étape de la grille d’analyse de l’arrêt Ward est de vérifier si l’octroi de dommages-intérêts remplirait l’une des trois fonctions reconnues, à savoir l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion.

(1) L’indemnisation et le lien de causalité

[195] L’indemnisation est habituellement la plus importante des fonctions des dommages-intérêts. Comme l’indique la Cour suprême, « l’atteinte à un droit garanti par la Charte peut causer une perte personnelle qui exige réparation » : Ward, au paragraphe 25. En d’autres termes, « l’objectif d’indemnisation vise à replacer la demanderesse dans la même situation que si ses droits n’avaient pas été violés » : Ward, au paragraphe 48.

[196] La mise en œuvre de l’objectif d’indemnisation repose en partie sur des concepts de droit privé, notamment le lien de causalité. En effet, pour que le demandeur soit indemnisé en raison d’un préjudice qu’il a subi, encore faut-il que ce préjudice ait été causé par l’atteinte à un droit garanti par la Charte. Ce lien, comme les autres éléments du recours, doit être prouvé selon la prépondérance des probabilités.

[197] Lors de leurs plaidoiries, les parties ont abordé la question du critère applicable à l’évaluation du lien de causalité. M. Boily a mis l’accent sur la norme du « lien de causalité suffisant » mise de l’avant par la Cour suprême dans les arrêts Suresh, aux paragraphes 54 et 55; Canada (Premier ministre) c Khadr, 2010 CSC 3 aux paragraphes 19 à 21, [2010] 1 RCS 44 [Khadr]; et Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72 aux paragraphes 74 à 78, [2013] 3 RCS 1101. Dans ce dernier arrêt, la norme est décrite ainsi, au paragraphe 76 :

La norme du lien de causalité suffisant n’exige pas que la mesure législative ou autre reprochée à l’État soit l’unique ou la principale cause du préjudice subi par le demandeur, et il y est satisfait par déduction raisonnable, suivant la prépondérance des probabilités ([Khadr], par. 21). L’exigence d’un lien de causalité suffisant tient compte du contexte et s’attache à l’existence d’un lien réel, et non hypothétique.

[198] L’État fédéral, de son côté, s’appuie plutôt sur les remarques suivantes de la Cour suprême dans l’arrêt Henry c Colombie‐Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24 aux paragraphes 95 et 97, [2015] 2 RCS 214 [Henry] :

Le ministère public n’engage sa responsabilité que si l’on conclut à l’existence d’un lien de causalité fondé sur un « facteur déterminant ». [...]

Quelle que soit la nature du préjudice subi, le demandeur devrait établir selon la prépondérance des probabilités que « n’eut été » le défaut injustifié de communiquer des renseignements, il n’aurait pas subi ce préjudice. Cela garantit que la responsabilité n’est engagée que dans les cas où l’omission intentionnelle de communiquer des renseignements constitue bel et bien la cause du préjudice subi par l’accusé.

[199] Sans éclairage additionnel, réconcilier ces propositions est un exercice périlleux. De plus, le critère du « facteur déterminant » (« but for », en anglais) est issu de la common law, alors que les parties s’accordent pour dire qu’en l’espèce, le droit supplétif est le droit civil québécois, qui applique habituellement le critère de la causalité adéquate : Imperial Tobacco Canada ltée c Conseil québécois sur le tabac et la santé, 2019 QCCA 358 aux paragraphes 661 à 666. Selon ce critère, la cause adéquate est celle qui rend objectivement possible la réalisation du préjudice ou qui en accroît sensiblement la possibilité. Une manière de réconcilier ces énoncés serait d’appliquer des critères différents à l’étape de la violation de l’article 7 et à l’étape de l’analyse du caractère adéquat de l’octroi de dommages-intérêts. Néanmoins, cela pourrait mener à une situation incongrue dans laquelle le lien entre la conduite de l’État fédéral et le préjudice serait suffisant pour conclure à une violation de l’article 7, mais insuffisant pour justifier l’octroi de dommages-intérêts. Il n’est cependant pas nécessaire de trancher la question, puisque je suis d’avis que, quel que soit le critère choisi, le lien de causalité est établi.

[200] En l’espèce, j’ai conclu que l’État fédéral avait violé l’article 7 extradant M. Boily sans prendre de mesures pour contrer un risque sérieux de torture. En d’autres termes, l’extradition de M. Boily devait être accompagnée de mesures qui réduiraient ce risque à un degré qui ne peut être qualifié de sérieux. Or, par définition, s’il n’y a pas de risque sérieux de torture, selon la prépondérance des probabilités M. Boily ne sera pas torturé. Ainsi, en raison de la manière dont la portée de l’article 7 est définie dans les cas d’extradition ou de renvoi, une violation de l’article 7 aura nécessairement un lien de causalité avec la torture qui en découle. Cela rappelle, à titre d’analogie, le principe énoncé dans l’arrêt Morin c Blais, [1977] 1 RCS 570 : lorsqu’une norme vise à prévenir un type particulier de préjudice et que ce préjudice survient immédiatement après une violation de cette norme, il est raisonnable de présumer que l’une a causé l’autre.

[201] On peut illustrer cela à l’aide du premier type de mesure qui aurait été susceptible de rendre l’extradition de M. Boily conforme à l’article 7, à savoir exiger qu’il soit incarcéré ailleurs qu’à la prison de Cieneguillas. Si M. Boily avait été transféré dans une autre prison, il n’aurait probablement pas été torturé. En toute probabilité, il n’aurait pas été en présence de gardiens qui étaient des collègues de travail du gardien qui a été tué lors de l’évasion et qui étaient susceptibles d’être animés par un désir de vengeance. En fait, lorsque le ministre de la Justice a pris l’arrêté d’extradition, le scénario qu’il avait à l’esprit n’incluait pas le risque accru découlant du retour de M. Boily à la prison de Cieneguillas. Le ministre a alors conclu que ce scénario n’entraînait pas de risque sérieux de torture. En d’autres termes, M. Boily n’aurait fort probablement pas été torturé dans une autre prison. Il y a donc un lien de causalité entre le fait de ne pas avoir posé de telle exigence et les épisodes de torture subis par M. Boily, peu importe le critère que l’on emploie. Si l’on applique le critère du facteur déterminant, M. Boily n’aurait pas été torturé n’eût été de l’omission d’exiger son transfert dans une autre prison. Si l’on applique plutôt le critère de la causalité adéquate, l’omission d’exiger le transfert a sensiblement augmenté la possibilité que M. Boily soit torturé. Dans tous les cas, il s’agit d’un lien suffisant au sens de l’arrêt Bedford.

[202] J’ai aussi évoqué la possibilité que l’État fédéral eût pu remplir son obligation découlant de l’article 7 en mettant en place un suivi immédiat et serré destiné à contrer le risque élevé de torture découlant de l’incarcération de M. Boily à la prison de Cieneguillas. Il ne m’appartient pas de dire précisément quelles mesures l’État fédéral aurait dû prendre. Cependant, si de telles mesures rendent l’extradition conforme à l’article 7, c’est parce qu’elles font que M. Boily n’est plus exposé à un risque sérieux de torture. Ainsi, en appliquant le critère du facteur déterminant, on doit conclure que M. Boily n’aurait pas été torturé n’eût été de l’omission de prendre de telles mesures. Dans la perspective de la causalité adéquate, cette omission a sensiblement augmenté la possibilité que M. Boily soit torturé.

[203] L’État fédéral soutient qu’il ne peut y avoir de lien de causalité entre son omission et la torture que M. Boily a subie, puisque celle-ci est le fait de gardiens de prison agissant en secret, contrairement aux lois mexicaines et à l’insu de leurs supérieurs. Cependant, il va de soi que le risque de torture contre lequel l’article 7 protège inclut la torture infligée en secret, illégalement et sans ordres explicites de la part des supérieurs. De plus, cet argument relève de la spéculation. Nous savons en réalité très peu de choses sur le fonctionnement interne de la prison de Cieneguillas et sur les rapports entre la direction et les tortionnaires. Nous savons tout de même que l’un des gardiens qui ont torturé M. Boily est le directeur de la sécurité de la prison. Cela rend probable un certain degré de connivence entre les gardiens et la direction. Quoi qu’il en soit, on sait que la torture a cessé dès la visite de M. Dubeau le 22 août. Ce fait, qui ne relève pas de la spéculation, est la meilleure preuve disponible du contrôle que la direction exerce sur les gardiens.

[204] De toute manière, dans l’arrêt Suresh, la Cour suprême a noté que l’État fédéral pouvait commettre une violation de l’article 7 même s’il ne pratiquait pas lui-même la torture. Cela est compatible avec la manière dont le droit civil analyse la question du lien de causalité. Un préjudice peut avoir été causé par plus d’une faute. Le fait que l’une de ces fautes paraisse particulièrement grave ou constitue un acte criminel n’écarte pas les autres fautes. Par exemple, dans l’arrêt Salomon c Matte-Thompson, 2019 CSC 14, [2019] 1 RCS 729 [Salomon], la Cour suprême a tenu un avocat responsable des pertes financières que sa cliente a subies en raison de la fraude commise par le conseiller financier recommandé par l’avocat. Le fait que l’avocat lui-même n’ait pas commis la fraude n’empêchait pas l’établissement d’un lien de causalité entre sa propre faute et la perte subie par sa cliente : Salomon, aux paragraphes 82 à 92.

(2) La défense des droits

[205] Ayant conclu que l’octroi de dommages-intérêts est nécessaire afin d’indemniser M. Boily, il faut maintenant évaluer si ceux-ci serviraient également le deuxième objectif identifié dans l’arrêt Ward, à savoir la défense des droits. Contrairement à l’indemnisation, qui vise à réparer le préjudice subi par la victime, la défense des droits concerne le préjudice que l’atteinte à un droit cause à la société dans son ensemble. En effet, tolérer une atteinte mine la confiance que la société porte à la garantie constitutionnelle des droits fondamentaux : Ward, au paragraphe 28.

[206] Dans l’arrêt Ward, la Cour suprême n’a pas élaboré une grille d’analyse détaillée permettant de déterminer si l’objectif de défense des droits entre en jeu dans un cas précis. Elle a tout de même laissé entendre que la gravité et le caractère intentionnel de l’atteinte à un droit garanti étaient des facteurs pertinents : Ward, aux paragraphes 65 et 72. J’examine ici ces deux facteurs, ainsi que l’argument de M. Boily concernant la réaction de l’État fédéral à ses allégations de torture.

a) La gravité de l’atteinte

[207] Il n’y a pas de doute que l’atteinte aux droits de M. Boily est grave. La protection contre la torture est l’un des droits les plus fondamentaux et touche au cœur de la dignité humaine : Suresh, au paragraphe 51; Bissonnette, au paragraphe 66. Une composante essentielle de la protection contre la torture est le principe de non-refoulement, c’est-à-dire l’interdiction d’extrader ou de renvoyer une personne vers un pays où elle sera exposée à un risque sérieux de torture. Ce principe est reconnu en droit international par l’article 3 de la Convention et en droit canadien par les arrêts Suresh, au paragraphe 76, et Badesha, au paragraphe 42.

[208] Ainsi, l’extradition de M. Boily alors qu’on venait de découvrir qu’elle serait accompagnée d’un risque sérieux de torture constitue une atteinte grave à ses droits. Si le Canada réprouve fermement la torture parce qu’elle est fondamentalement contraire à la dignité humaine, il ne peut prendre le risque qu’un de ses citoyens y soit soumis.

[209] M. Boily soutient que l’omission de l’État fédéral de mettre en place un programme de suivi avant son extradition est un facteur qui milite en faveur de l’octroi de dommages-intérêts visant la défense des droits. Comme je l’ai souligné plus haut, il est possible qu’un tel programme ait pu contrer le risque sérieux de torture auquel M. Boily était exposé, mais c’est là une question hypothétique. Ce qui constitue une atteinte grave, c’est d’avoir extradé M. Boily en présence d’un tel risque.

b) Le caractère intentionnel de l’atteinte

[210] Ce qui rend la situation particulièrement choquante est le caractère intentionnel de l’atteinte aux droits de M. Boily ou, en d’autres termes, le fait que les représentants de l’État fédéral ont agi en toute connaissance de la situation et des conséquences probables de leur conduite. Voir, à titre d’exemples, les arrêts Québec (Curateur public) c Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 RCS 211 au paragraphe 121 [St-Ferdinand]; Henry, aux paragraphes 86 à 88.

[211] À ce propos, je rappelle que, le 16 août 2007, Mmes Desjardins et Dowe Marchand ont toutes deux consigné par écrit leur profond malaise face au retour de M. Boily à la prison dont il s’était évadé. Les conséquences probables de son extradition étaient précisément identifiées, comme je l’ai indiqué plus haut aux paragraphes [162] et [163] . Le sentiment d’urgence avec lequel M. Dubeau et Mme Desjardins ont entrepris des démarches afin que M. Boily soit incarcéré dans une autre prison témoigne de la gravité de ces conséquences.

[212] Or, l’État fédéral n’a présenté aucune preuve suggérant que cette évaluation initiale était erronée ou qu’elle a été écartée. Même si les responsables du ministère des Affaires étrangères à Ottawa ont ordonné à M. Dubeau et Mme Desjardins de cesser leurs démarches, rien n’indique que cette décision était fondée sur une appréciation différente du risque auquel M. Boily serait exposé à la prison de Cieneguillas. De fait, dans les jours qui ont suivi, Mme Desjardins a écrit au directeur de la prison pour lui mentionner ses préoccupations « pour la sécurité du détenu considérant la nature des chefs d’accusation retenus contre lui » (pièce 57) et Mme Malingreau a rédigé une note faisant état de « possibles représailles de la part du personnel de la prison » (pièce 56). J’imagine mal Mmes Desjardins et Malingreau employer un tel langage si leurs supérieurs à Ottawa avaient conclu que leurs préoccupations n’étaient pas fondées.

[213] Bref, l’atteinte aux droits de M. Boily n’était pas accidentelle, mais plutôt intentionnelle. L’État fédéral connaissait le risque de torture auquel celui-ci serait exposé à la prison de Cieneguillas et a néanmoins décidé de l’extrader. Lorsque l’on prend en considération la réprobation universelle de la torture et la gravité des conséquences pour M. Boily, une telle décision est de nature à choquer la conscience de la société et donne à penser que l’État fédéral n’accorde pas d’importance à la dignité humaine. L’objectif de défense des droits est donc pertinent en l’espèce.

[214] L’État fédéral rétorque que le personnel consulaire canadien au Mexique a agi de bonne foi en offrant à M. Boily des services consulaires bien au-delà des normes habituelles. Je n’ai aucun doute que Mme Desjardins était sincèrement préoccupée par la sécurité de M. Boily et qu’elle a déployé, avec l’aval de M. Dubeau, des efforts importants pour éviter qu’il ne fasse l’objet de représailles. Cependant, la portée de ces efforts était inévitablement limitée par la décision, prise par ses supérieurs à Ottawa, de ne pas demander le transfert de M. Boily dans une autre prison et de l’extrader malgré le risque qui venait d’être découvert. L’atteinte grave aux droits de M. Boily découle principalement de cette décision et non des démarches de Mme Desjardins.

c) La réaction de l’État fédéral aux allégations de torture

[215] M. Boily insiste lourdement sur la manière dont l’État fédéral a réagi à ses allégations de torture. Celui-ci aurait fait défaut de faire enquête lui-même ou d’exiger que les autorités mexicaines le fassent. Il aurait omis de divulguer des renseignements en sa possession aux avocats de M. Boily. Il aurait plutôt adopté une attitude d’adversaire, ce qui l’a conduit à nier que M. Boily ait été torturé. Ce déni aurait été fondé exclusivement sur la note diplomatique du 10 septembre 2007, dont les témoins de l’État fédéral ont reconnu le caractère insuffisant. Enfin, l’État fédéral n’a adopté aucune sanction contre le Mexique, ce qui, selon M. Boily, démontrerait l’inefficacité des assurances diplomatiques, puisque ni l’État d’origine ni l’État qui demande l’extradition n’a intérêt à reconnaître qu’une violation a eu lieu.

[216] En substance, ces allégations équivalent à reprocher à l’État fédéral de s’être défendu aux allégations de M. Boily ou, en d’autres termes, d’avoir abusé de son droit d’ester en justice. Une telle situation peut être prise en considération en vue d’octroyer des dommages-intérêts punitifs : voir, par exemple, Whiten c Pilot Insurance Co, 2002 CSC 18, [2002] 1 RCS 595 [Whiten]. Logiquement, elle peut également faire intervenir l’objectif de défense des droits dans le cadre d’un recours fondé sur la Charte. Pour que ce soit le cas, cependant, il faut que la situation soit caractérisée et puisse se qualifier d’abus.

[217] En l’espèce, certains aspects de la conduite de l’État fédéral soulèvent des questions. Si la décision de contester l’action de M. Boily n’était fondée que sur la note diplomatique du 10 septembre 2007, la situation serait en effet préoccupante. Cependant, rien ne permet d’affirmer que c’est ce qui s’est produit. Il ne faut pas perdre de vue que si j’accueille l’action de M. Boily, c’est en fonction de la preuve qui a été présentée au procès. On ne peut prédire avec certitude la manière dont les témoins résistent à l’épreuve du contre-interrogatoire. Les procureurs de l’État fédéral ont pu légitimement croire qu’ils réussiraient à miner la crédibilité de M. Boily ou que leurs propres témoins livreraient un témoignage plus convaincant. À cet égard, il n’y a aucune preuve que la conduite de l’État fédéral soit le résultat d’abus semblables à ceux qui ont fait l’objet de la censure de la Cour dans l’affaire Whiten. De plus, des questions légitimes ont été soulevées concernant le montant réclamé par M. Boily. En somme, les renseignements dont je dispose ne me permettent pas de conclure que l’État fédéral a abusé de son droit d’ester en justice en contestant l’action de M. Boily. Pour les mêmes raisons, on ne saurait reprocher à l’État fédéral de ne pas avoir imposé, jusqu’à présent, des sanctions diplomatiques au Mexique.

[218] C’est également dans cette optique qu’il faut évaluer les allégations concernant le défaut d’effectuer une enquête adéquate. Bien que l’article 12 de la Convention impose aux États parties le devoir de tenir une enquête impartiale concernant toute allégation de torture, ce devoir incombe à l’État sur le territoire duquel la torture alléguée a eu lieu, en l’occurrence le Mexique. Même si l’article 7(3.7)d) du Code criminel pourrait fonder la compétence des tribunaux canadiens à l’égard de la torture subie par M. Boily, il est difficile d’imaginer que les autorités canadiennes puissent entreprendre une enquête au Mexique à l’égard des autorités mexicaines alors que celles-ci nient les faits. On peut déplorer que les démarches du personnel consulaire canadien aient principalement visé à prévenir la répétition de la torture plutôt qu’à faire également la lumière sur ce qui s’était produit. Il ne faut cependant pas oublier qu’à ce moment, M. Boily avait déjà déposé une plainte contre le Canada auprès du Comité contre la torture des Nations Unies et que, par ailleurs, il avait déclaré qu’il ne souhaitait pas déposer une plainte formelle auprès des autorités mexicaines compétentes.

[219] Quant aux arguments concernant le conflit d’intérêts inhérent à toute situation dans laquelle l’extradition est accompagnée d’assurances diplomatiques, je ne saurais y donner suite sans contredire l’arrêt Badesha de la Cour suprême, qui envisage précisément le recours à de telles assurances.

[220] Bref, dans les circonstances, je ne dispose pas d’une preuve suffisante qui me permettrait de reprocher à l’État fédéral sa réaction aux allégations de M. Boily et d’en faire un facteur qui exigerait un degré rehaussé de défense des droits.

(3) La dissuasion

[221] Le troisième objectif que l’arrêt Ward assigne aux dommages-intérêts est la dissuasion. Je suis d’avis qu’il ne s’agit pas d’un objectif prépondérant en l’espèce. Bien sûr, l’obligation d’indemniser M. Boily renforcera le devoir de l’État d’évaluer les conséquences de sa conduite future sur les droits que la Charte garantit à tout individu. C’est ce qu’on appelle la dissuasion générale : Ward, au paragraphe 29. Par définition, toute condamnation à des dommages-intérêts compensatoires a aussi un effet dissuasif : voir, par exemple, Western Canadian Shopping Centres Inc c Dutton, 2001 CSC 46 au paragraphe 29, [2001] 2 RCS 534.

[222] Cependant, M. Boily n’a pas démontré que la conduite de l’État fédéral en l’espèce appelait un degré plus élevé de dissuasion. Les faits du présent dossier sont exceptionnels à bien des égards. Il n’y a aucune preuve que des situations semblables se soient produites ou que la violation des droits de M. Boily soit la manifestation d’un problème systémique. Encore une fois, dans la mesure où il s’en prend au mécanisme des assurances diplomatiques lui-même, je ne puis suivre cet argument sans contredire l’arrêt Badesha.

C. Les facteurs faisant contrepoids à l’octroi de dommages-intérêts

[223] Dans l’arrêt Ward, la Cour suprême a affirmé que l’octroi de dommages-intérêts pouvait ne pas être convenable et juste si certains facteurs y font contrepoids. Ces facteurs incluent notamment l’existence d’autres recours et les considérations liées à l’efficacité de l’action gouvernementale. Il appartient à l’État de faire la preuve de ces facteurs : Ward, au paragraphe 35.

(1) L’existence d’autres recours

[224] Étant donné l’importance de l’objectif d’indemnisation dans le cas de M. Boily, on ne saurait sérieusement soutenir que d’autres recours, comme une demande de jugement déclaratoire, seraient davantage convenables.

[225] De la même manière, la possibilité de fonder une action en dommages-intérêts sur les principes de la responsabilité extracontractuelle ne fait pas échec à un recours fondé sur la Charte, pourvu qu’il n’en résulte pas une double indemnisation. Selon la Cour suprême, « [l]a possibilité d’exercer un recours en responsabilité délictuelle n’empêche donc pas un demandeur d’obtenir des dommages‐intérêts en vertu de la Charte » : Ward, au paragraphe 36; voir aussi Francis, au paragraphe 29. En l’espèce, le fondement principal de l’action de M. Boily est une violation de l’article 7 de la Charte.

(2) L’efficacité de l’action gouvernementale et l’immunité relative

[226] L’État fédéral soutient que l’action de M. Boily doit être rejetée, puisque les décisions en cause jouissent d’une immunité de poursuite. Se fondant sur les arrêts R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 RCS 45 [Imperial Tobacco]; Hinse c Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 RCS 621 [Hinse], et Ressources Strateco inc c Procureure générale du Québec, 2020 QCCA 18 [Ressources Strateco], l’État fédéral soutient que la décision de ne pas entreprendre de démarches pour que M. Boily ne soit pas incarcéré à la prison de Cieneguillas est une décision de politique publique (policy decision). Puisqu’elle est fondée sur l’appréciation d’une vaste gamme de facteurs, une telle décision bénéficierait d’une immunité relative, c’est-à-dire qu’elle ne donnerait lieu à la responsabilité civile que si l’État fédéral a fait preuve de mauvaise foi ou d’insouciance grave.

[227] Les arguments de l’État fédéral sont formulés en des termes qui conviennent davantage à une action en responsabilité extracontractuelle (ou délictuelle) qu’à une action en dommages-intérêts fondée sur la Charte. Il faut donc recadrer l’analyse en fonction des principes établis par la Cour suprême à ce sujet. Dans l’arrêt Ward, au paragraphe 39, la Cour suprême a affirmé que « dans certaines situations, l’État pourrait démontrer que l’octroi de dommages‐intérêts en vertu de la Charte nuirait au bon gouvernement et devrait être limité aux cas où la conduite de l’État atteint un seuil minimal de gravité ». Ce faisant, la Cour s’est apparemment éloignée de l’approche qui consiste à accorder une immunité à de vastes catégories de décisions qui relèvent de la politique publique. Étant donné la priorité que doivent recevoir les droits constitutionnels, il est logique de ne pas accorder une immunité du simple fait que l’État a pris une décision en soupesant une vaste gamme d’intérêts opposés. Ainsi, dans l’arrêt Conseil scolaire francophone de la Colombie‐Britannique c Colombie‐Britannique, 2020 CSC 13 aux paragraphes 170 à 179, la Cour a affirmé que de simples politiques gouvernementales qui ne sont pas établies par la loi ne bénéficient pas d’une immunité.

[228] Toutefois, l’approche fondée sur des catégories de décisions n’a pas été entièrement écartée. Dans l’arrêt Henry, la Cour a affirmé qu’une personne qui réclame des dommages-intérêts pour violation de l’obligation de communiquer la preuve dans le contexte d’un procès pénal doit prouver que le ministère public a agi délibérément et en toute connaissance des conséquences de la violation. On peut décrire cette approche soit comme une forme d’immunité relative, soit comme une exigence rehaussée de faute. Dans l’arrêt Ernst c Alberta Energy Regulator, 2017 CSC 1, [2017] 1 RCS 3, la Cour a laissé entendre que les décisions de nature adjudicative bénéficieraient d’une immunité similaire, bien qu’aucune majorité claire ne se dégage de cet arrêt.

[229] Dans l’état actuel de la jurisprudence, la portée de ces principes n’a pas été déterminée avec précision, comme le faisait observer la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Francis, aux paragraphes 80 à 93. Il n’est cependant pas nécessaire de creuser cette question, puisque dans les faits, la décision d’extrader M. Boily malgré un risque sérieux de torture n’était pas une décision de politique et ne faisait pas partie d’une catégorie de décisions pouvant bénéficier d’une immunité. De toute manière, cette décision satisfait au critère de faute rehaussée applicable dans des cas d’immunité relative.

[230] Dans l’arrêt Hinse, au paragraphe 23, la Cour suprême a résumé ainsi les principes qui permettent d’identifier les décisions de politique qui bénéficient d’une immunité relative, en renvoyant à sa décision antérieure dans l’arrêt Imperial Tobacco :

[...] les décisions de politique générale fondamentale à l’égard desquelles le gouvernement est soustrait aux poursuites « se rapportent à une ligne de conduite et reposent sur des considérations d’intérêt public, tels des facteurs économiques, sociaux ou politiques, pourvu qu’elles ne soient ni irrationnelles ni prises de mauvaise foi » : par. 90. Ces décisions forment un sous-ensemble restreint de décisions discrétionnaires. Elles sont réfléchies et traduisent « une “politique générale” dans le sens d’une règle ou orientation générale appliquée dans une situation précise » : par. 87. Pour les identifier, le rôle du décideur peut se révéler pertinent, car les employés au niveau opérationnel ne participent habituellement pas à la prise de décisions de politique générale : par. 87-90.

[231] De plus, dans l’arrêt Ressources Strateco, la Cour d’appel du Québec a affirmé que pour déterminer si une décision gouvernementale bénéficiait d’une immunité relative, il fallait prendre en considération le degré de discrétion exercée par le décideur.

[232] En l’espèce, la décision d’extrader M. Boily malgré un risque sérieux de torture ne possède aucune des caractéristiques de la décision de politique bénéficiant d’une immunité. Contrairement à la décision en cause dans l’arrêt Ressources Strateco, qui avait été prise par un ministre, celle-ci a été prise par des fonctionnaires de rang inférieur. Il n’y a aucune preuve que cette décision a été prise en fonction d’une politique générale applicable à un ensemble de cas semblables. Ce n’est pas une décision de nature législative ou réglementaire. Au contraire, il s’agit d’une décision opérationnelle prise à l’égard d’un cas particulier.

[233] Cette décision ne pouvait pas se fonder sur un ensemble de considérations économiques, sociales et politiques, pour paraphraser la Cour suprême dans l’arrêt Imperial Tobacco. Comme je l’ai expliqué plus haut au paragraphe [142] , ce n’est que dans des cas exceptionnels que la décision d’extrader une personne malgré un risque sérieux de torture pourra être justifiée par des considérations de cette nature. Comme je l’ai dit au paragraphe [177] , l’arrêté d’extradition ne faisait état d’aucune considération de cette nature et se fondait sur la prémisse que l’extradition ne pourrait avoir lieu en présence d’un risque sérieux de torture. La preuve ne révèle aucun motif qui aurait soudain autorisé la prise en considération de tels facteurs la veille de l’extradition. On ne peut donc dire que cette décision a été prise dans l’exercice d’un large pouvoir discrétionnaire.

[234] On ne saurait non plus qualifier cette décision d’adjudicative. Elle ne faisait suite à aucun processus contradictoire. Elle n’a pas été prise en vertu d’un pouvoir décisionnel accordé par la loi. Il s’agit plutôt d’un geste posé par des fonctionnaires qui, dans le processus d’application de la loi, découvrent que ce qu’ils s’apprêtent à faire exposera une personne à un risque sérieux de torture. La décision ne peut non plus être assimilée à une décision prise par le ministère public dans le cadre d’une poursuite pénale, dont il était question dans l’arrêt Henry.

[235] Quoi qu’il en soit, même s’il fallait conclure que la décision au cœur du présent dossier était visée par une immunité relative, j’estime qu’elle satisfait le critère rehaussé de faute évoqué dans les arrêts Hinse et Henry.

[236] Dans l’arrêt Henry, au paragraphe 84, la Cour suprême a statué que la conduite d’un procureur de la Couronne peut donner lieu à l’octroi de dommages-intérêts si celui-ci retient délibérément des renseignements alors qu’il sait que cela portera vraisemblablement atteinte au droit de l’accusé à présenter une défense pleine et entière. En l’espèce, comme je l’ai démontré aux paragraphes [210] à [212] , les représentants de l’État fédéral savaient que M. Boily serait exposé à un risque sérieux de torture, ce qui portait atteinte à son droit à la sécurité de la personne garanti par l’article 7 de la Charte, et malgré cela, ils ont délibérément choisi de l’extrader.

[237] De la même manière, l’arrêt Hinse précise, au paragraphe 53, que les décisions de politique peuvent donner lieu à l’octroi de dommages-intérêts s’il y a « preuve d’insouciance grave révélant un dérèglement tellement fondamental des modalités de l’exercice du pouvoir que l’on peut en déduire l’absence de bonne foi »; voir aussi Finney c Barreau du Québec, 2004 CSC 36 aux paragraphes 37 à 40, [2004] 2 RCS 17. J’estime que cette formulation du critère est également satisfaite en l’espèce. Je peine à imaginer comment les représentants de l’État fédéral ont pu conclure que l’extradition de M. Boily serait compatible avec l’article 7 de la Charte, après avoir appris qu’il serait incarcéré à la prison dont il s’était évadé et où travaillait le gardien qui a été tué lors de l’évasion. L’État fédéral n’a présenté aucune preuve et n’a pas prétendu que les conclusions de Mme Desjardins concernant le risque sérieux de torture auquel M. Boily ferait face étaient erronées ou n’étaient pas partagées par les autres fonctionnaires impliqués dans le processus d’extradition. L’État fédéral n’a pas non plus fait la preuve de motifs qui auraient justifié l’extradition malgré un risque sérieux de torture. Il était donc évident que l’extradition de M. Boily était contraire à l’article 7 de la Charte. Voir, à titre d’analogie, l’arrêt Francis, aux paragraphes 77 et 78.

[238] Au-delà des catégories reconnues de décisions qui donnent lieu à une immunité relative ou auxquelles s’applique une exigence rehaussée de faute, l’arrêt Ward envisage également que des préoccupations relatives à l’efficacité de l’action gouvernementale puissent être invoquées au cas par cas. Cependant, l’État fédéral n’a présenté aucune preuve de telles préoccupations. En raison du caractère exceptionnel de la situation de M. Boily, j’ai du mal à concevoir en quoi l’octroi de dommages-intérêts nuirait à l’efficacité de l’action gouvernementale.

[239] Enfin, l’État fédéral s’est appuyé sur l’arrêt Khadr pour affirmer que plusieurs des gestes incriminés dans l’action de M. Boily, en particulier le fait de ne pas avoir demandé aux autorités mexicaines d’incarcérer M. Boily dans une autre prison, se fondaient sur la prérogative royale et bénéficient d’une immunité. Je rejette cet argument.

[240] D’une part, cet argument est fondé sur une lecture erronée de l’arrêt Khadr. Au paragraphe 36 de cet arrêt, la Cour suprême a statué que les tribunaux pouvaient examiner si une décision prise en vertu de la prérogative royale contrevient à la Charte. Toutefois, les mesures de réparation prises par le tribunal doivent tenir compte du large pouvoir discrétionnaire dont l’État bénéficie en ce qui a trait à la conduite des relations internationales. C’est ce qui a motivé la Cour suprême à substituer un jugement déclaratoire à l’injonction prononcée en première instance dans cette affaire. Rien dans l’arrêt de la Cour ne laisse entendre que les décisions prises en vertu de la prérogative royale bénéficient d’une immunité de principe à l’encontre de l’octroi de dommages-intérêts fondés sur la Charte.

[241] D’autre part, il est inexact de dire que la décision prise le 16 août 2007 était fondée sur la prérogative royale. On définit la prérogative royale comme le résidu du pouvoir de la Couronne qui n’a pas été supplanté par la loi : Khadr, au paragraphe 34. Or, en l’espèce, la décision de poursuivre le processus d’extradition malgré la découverte d’un risque sérieux de torture a été prise dans le cadre de l’application de la Loi sur l’extradition, ce qui l’exclut du domaine de la prérogative royale. Le fait que certaines mesures qui auraient possiblement pu rendre l’extradition conforme à la Charte, comme l’envoi d’une note diplomatique, sont traditionnellement associées à la prérogative royale, n’y change rien. De même, bien que les services consulaires puissent être fournis en vertu de la prérogative royale, j’ai expliqué plus haut pourquoi la violation de l’article 7 de la Charte ne découle pas principalement des services consulaires fournis à M. Boily.

D. Le montant des dommages-intérêts

[242] Étant donné que l’octroi de dommages-intérêts permettrait d’indemniser M. Boily et d’assurer la défense de ses droits et que l’efficacité de l’action gouvernementale ne s’y oppose pas, il convient maintenant d’en déterminer le montant.

(1) Principes

[243] Il est utile de rappeler les principes de base qui régissent l’évaluation des dommages-intérêts, qu’ils soient accordés à des fins d’indemnisation du préjudice ou de défense des droits.

[244] Lorsqu’il est question d’indemnisation, l’arrêt Ward indique que les principes qui régissent l’évaluation des dommages-intérêts en droit privé peuvent être pertinents (paragraphes 49, 50 et 54), notamment le principe de la restitution intégrale. En l’espèce, les parties ont convenu que ce sont les principes du droit civil québécois qui s’appliquent. Cela dit, les principes pertinents sont assez semblables en droit civil et en common law.

[245] On considère généralement que le préjudice corporel donne lieu à trois formes d’indemnisation : le coût des soins de santé nécessaires en raison du préjudice, le remplacement du revenu dont la victime est privée et les pertes non pécuniaires : Jean-Louis Baudouin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore, La responsabilité civile, 9e éd (Montréal : Yvon Blais, 2020) aux paragraphes 1-475 à 1-516 [Baudouin, La responsabilité civile]; Daniel Gardner, Le préjudice corporel, 4e éd (Montréal : Yvon Blais, 2016) aux paragraphes 305 à 551 [Gardner, Le préjudice corporel]. Les pertes non pécuniaires (que l’on appelle aussi préjudice moral) comprennent notamment la souffrance, le préjudice psychologique et les désagréments de la vie. D’ailleurs, dans l’arrêt Ward, au paragraphe 50, la Cour suprême a rappelé que « [l]a souffrance est un préjudice indemnisable ».

[246] M. Boily ne présente aucune réclamation au titre du coût des soins ou des pertes de revenus. On comprendra aisément qu’en raison de son incarcération, la torture qu’il a subie ne l’a pas privé de la possibilité d’exercer un emploi. Il ne demande donc que l’indemnisation du préjudice non pécuniaire.

[247] Dans l’évaluation du préjudice non pécuniaire, les tribunaux québécois s’appuient sur trois méthodes ou approches : St-Ferdinand, aux paragraphes 72 à 80; Cinar Corporation c Robinson, 2013 CSC 73 au paragraphe 105, [2013] 3 RCS 1168 [Cinar]. L’approche conceptuelle assigne une valeur objective à chaque composante de la personne humaine. À l’opposé, l’approche personnelle cherche à évaluer le préjudice du point de vue subjectif de la victime. Enfin, la méthode fonctionnelle est fondée sur le coût de moyens matériels destinés à rendre la vie de la victime plus agréable. Il est admis que ces trois approches peuvent se compléter. De plus, les tribunaux se fondent souvent sur une comparaison avec des indemnités accordées pour des préjudices semblables dans des décisions antérieures : Cinar, au paragraphe 106; Baudouin, La responsabilité civile, au paragraphe 1-506.1.

[248] L’indemnisation du préjudice non pécuniaire découlant d’un préjudice corporel est assujettie à un plafond, fixé à 100 000 $ en 1978 par la Cour suprême dans l’arrêt Andrews c Grand Toy Alberta Ltd, [1978] 2 RCS 229 [Andrews], et dont la valeur indexée est aujourd’hui d’environ 400 000 $. Voir également Cinar, aux paragraphes 95 à 103. Ce plafond ne doit pas être considéré comme la valeur maximale d’une échelle de la souffrance, destinée à être multipliée par un pourcentage reflétant la gravité du préjudice en cause. Il s’agit tout simplement d’une indemnité maximale : Stations de la vallée de St-Sauveur inc c MA, 2010 QCCA 1509 au paragraphe 78, [2010] RJQ 1872. Au paragraphe 50 de l’arrêt Ward, la Cour suprême a explicitement fait allusion à l’arrêt Andrews, ce qui laisse entendre que le plafond s’applique à l’octroi de dommages-intérêts fondés sur la Charte.

(2) La preuve du préjudice

[249] Afin de bien appliquer ces principes, il est tout d’abord nécessaire de décrire plus précisément le préjudice que M. Boily a subi, en examinant d’abord son propre témoignage et celui de sa fille, puis le témoignage des experts.

a) Le témoignage de M. Boily et de sa fille

[250] Dans son témoignage au procès, M. Boily a décrit en détail les sensations qu’il a vécues lors des séances de torture, les conséquences à court et à moyen terme sur sa santé mentale et les séquelles qu’il en conserve encore aujourd’hui.

[251] Lorsqu’il s’est rendu compte qu’il serait torturé, M. Boily a éprouvé un sentiment de panique. Il affirme que l’immersion dans un baril d’eau souillée est le pire moment qu’un être humain peut vivre. Laissons-lui la parole à ce sujet (transcription du 2 mai 2022, pp 122-124) :

[...] j’ai essayé de me tortiller à gauche puis me tortiller à droite, j’ai essayé de dégager un bras, dégager l’autre bras, dégager les autres bras, j’étais pris, j’avais de la misère, mais, ah, Monsieur le juge, comment qu’on se trouve impuissant là dans une situation pareille, tu peux pas te défendre là, tu peux pas leur dire d’arrêter de t’agresser, t’sais? Puis c’est humiliant, c’est humiliant de savoir qu’on fait de toi ce qu’on veut. [...]

[...] y’ont réussi à me rentrer la tête dans l’eau. David, il me l’avait... ça, c’est un pire moment qu’un être humain peut vivre. Là, j’étais certain que j’étais pour mourir noyé là.

[...] y’a ben des pensées qui te passent par la tête là, puis là je pensais à mes enfants, à ma famille, à ma belle-famille, à ma femme mexicaine, j’ai même pensé à ma femme canadienne qui était décédée, à mes parents qui étaient décédés, je leur ai demandé : « Ah non, je veux pas mourir comme ça, j’ai tellement de choses je veux faire dans la vie. » T’sais, c’est... tu vois leur image puis tu les implores, puis tout le monde, tu leur demandes de faire un miracle, de te sortir de cette situation-là.

[...] j’ai même vomi dans le baril même, puis j’ai essayé de me dégager la gorge parce que y’avait de l’eau qui avait... euh, pas la gorge, c’est la trachée puis les poumons, c’est de l’eau qui avait rentré.

[...] Ils m’ont replongé la tête dans la... ma vomissure même. Ah, il a fait ça une dizaine de fois. Mais à chaque fois, moi, j’étais certain que j’étais pour mourir noyé.

[252] M. Boily a aussi décrit ce qu’il a ressenti lorsque les gardiens l’ont asphyxié au moyen d’un sac de plastique (transcription du 2 mai 2022, p 128) :

Puis là, [le sac] s’est rempli rapidement de buée là parce que... à cause de la respiration. Quand j’aspirais, il collait à mon nez, il collait à ma bouche, j’expirais, il s’éloignait. Et là, à un moment donné, j’ai commencé à avoir un bourdonnement dans mes oreilles, puis là, ça s’est amplifié. Là, j’ai vu des points noirs, des points noirs qui sautillaient puis qui dansaient devant mes yeux. Puis là, j’étais étourdi. Étourdi. Là, je me suis senti dans un vide comme si y’avait pu rien. Je me suis senti comme j’étais même pu dans mon corps. Là, je me suis posé des questions stupides : qui j’étais, où j’étais, qu’est-ce que je fais là, qu’est-ce qui se passe.

[253] Entre les séances et dans les jours et les semaines suivantes, M. Boily craignait constamment d’être soumis à nouveau à la torture. La nuit, il anticipait la visite des gardiens, ce qui l’empêchait de dormir. Ces craintes ont été aigües pendant deux mois, jusqu’à ce qu’il soit transféré dans une autre cellule. Elles sont réapparues périodiquement par la suite, notamment lorsqu’il était transféré dans une prison différente. Il a eu des symptômes physiques, comme de la haute pression, des ulcères, des brûlements d’estomac et des saignements de nez.

[254] Durant son séjour dans les prisons mexicaines, M. Boily a fait une dépression. Il a été fortement médicamenté (transcription du 3 mai 2022, pp 30, 43). Il a également tenté de s’enlever la vie (transcription du 3 mai 2022, p 42).

[255] Depuis son retour au Canada et sa libération conditionnelle, M. Boily souffre toujours des séquelles des événements de 2007. Il lui arrive de s’étouffer en mangeant, croyant avoir « des bibittes dans la gorge » (transcription du 3 mai 2022, p 185). Il fait des cauchemars dans lesquels il se noie. Lorsqu’il a emménagé seul dans un appartement, il était constamment craintif au point de se barricader la nuit. Sa fille, chez qui il a vécu durant les premiers mois après sa libération, a confirmé au procès qu’il faisait régulièrement de l’insomnie et qu’il était constamment méfiant lorsqu’il se rendait à l’épicerie ou au restaurant. De plus, M. Boily a fait une dépression majeure peu de temps après être emménagé seul. Il bénéficie maintenant d’un suivi psychiatrique régulier.

b) La preuve d’expert

[256] La preuve d’expert permet de donner un nom à ce que M. Boily a vécu : il s’agit d’un trouble de stress post-traumatique [TSPT]. Elle permet également de mieux en comprendre les conséquences.

[257] M. Boily a fait témoigner le professeur Alain Brunet, qui enseigne la psychologie à l’Université McGill. Il est une sommité en matière de stress post-traumatique, notamment auprès des anciens combattants. Il possède une expertise en psychométrie et est le concepteur d’un test fréquemment utilisé pour diagnostiquer le TSPT. J’ai trouvé son témoignage généralement crédible.

[258] Le professeur Brunet a décrit le TSPT comme une « blessure à l’âme » (transcription du 4 mai 2022, p 28) découlant d’une rencontre inattendue avec la mort, que ce soit la sienne propre ou celle d’autres personnes. Le DSM-5 établit des critères diagnostiques détaillés qui comprennent des souvenirs ou des cauchemars répétitifs, l’évitement des stimuli associés à l’événement traumatique, des altérations de l’humeur, des perturbations du sommeil ou des situations d’hypervigilance. Ces symptômes, qui doivent durer plus d’un mois, doivent entraîner soit une « souffrance cliniquement significative », soit une altération du fonctionnement social.

[259] Le professeur Brunet a examiné M. Boily et lui a administré une batterie de tests. Il a conclu que M. Boily souffrait d’un TSPT en raison de la torture qu’il a subie en 2007. En particulier, il a noté que certains des symptômes évoqués par M. Boily, comme les cauchemars de noyade ou qui impliquent des insectes ou de la vermine, sont spécifiquement liés à l’expérience de noyade simulée qu’on lui a fait subir à ce moment (transcription du 4 mai 2022, pp 83-84).

[260] L’État fédéral a fait témoigner le psychiatre Gilles Chamberland. Celui-ci exerce sa profession en psychiatrie légale à l’Institut Philippe-Pinel et agit fréquemment comme témoin expert dans une vaste gamme de dossiers. Il a rencontré M. Boily et lui a administré des tests psychométriques. Dans son rapport, il a conclu que M. Boily ne souffrait d’aucun déficit fonctionnel. À l’audience, il a également affirmé que celui-ci ne souffrait pas de TSPT.

[261] Je n’accorde aucun poids à l’avis du Dr Chamberland, pour deux raisons principales : il n’est pas un témoin crédible et il n’a pas reçu le mandat d’évaluer si M. Boily souffrait d’un TSPT.

[262] En effet, le Dr Chamberland a dû avouer, en contre-interrogatoire, que son rapport comportait des lacunes importantes. À titre d’exemples, son rapport contient une critique détaillée de l’utilisation d’un certain test psychométrique par le professeur Brunet, alors qu’en réalité celui-ci avait utilisé un autre test (transcription du 13 mai 2022, pp 67-69). Au moment de rédiger son rapport critiquant l’avis du professeur Brunet, il ne s’était pas rendu compte que celui-ci avait reçu un mandat différent du sien (transcriptions du 12 mai 2022, p 86, et du 13 mai 2022, p 90). Le Dr Chamberland a aussi fait preuve d’incohérence en critiquant le professeur Brunet pour ne pas avoir accompli certaines démarches, alors que lui-même ne s’est pas astreint à la même rigueur. Ainsi, au moment d’écrire son rapport, il n’a pas consulté le dossier médical de M. Boily, il n’a pas cherché à discuter avec la psychiatre qui le traite actuellement et il n’a pas conservé la liste des questions qu’il a posées à M. Boily (transcription du 12 mai 2022, pp 176-184, 247-248).

[263] Ces lacunes sont le symptôme d’un problème plus fondamental. La règle 52.2 des Règles des Cours fédérales exige que tout témoin expert s’engage à se conformer à un code de conduite qui lui impose « l’obligation primordiale d’aider la Cour avec impartialité » et le devoir d’être « indépendant et objectif » et de ne pas « plaider le point de vue d’une partie ». Or, les lacunes identifiées plus haut donnent à penser que le Dr Chamberland fait flèche de tout bois pour défendre la cause de son client et que cela prend le dessus sur la rigueur et l’impartialité. De plus, lors de son témoignage, il a adopté une attitude difficilement réconciliable avec son devoir d’aider la Cour avec impartialité. Il a tenté de maintenir bec et ongles des opinions dont le fondement avait été sapé par le contre-interrogatoire. Pour ce faire, il n’a pas hésité à affirmer une chose et son contraire, puis à jouer sur le sens des mots pour se dédouaner de la contradiction (voir, par exemple, les transcriptions du 12 mai 2022, pp 193-194, et du 13 mai 2022, pp 45-46 et 108-109). Poussé dans ses derniers retranchements, il a soutenu des choses tout à fait invraisemblables, comme le fait que M. Boily ne présentait pas un TSPT au moment où il l’a rencontré, mais qu’il aurait néanmoins pu en souffrir quelques mois plus tôt ou plus tard (transcription du 12 mai 2022, pp 223-224). En somme, il est un témoin extrêmement argumentatif, qui n’admet pas facilement qu’il puisse avoir tort.

[264] L’autre raison pour laquelle je n’accorde aucun poids au témoignage du Dr Chamberland est que le mandat qu’il a reçu n’est pas lié aux questions que j’ai à trancher. Les procureurs de l’État fédéral lui ont demandé d’évaluer si M. Boily présentait un déficit fonctionnel, en employant les méthodes standardisées conçues à cet effet. Or, M. Boily ne réclame pas de dommages-intérêts au titre d’une perte de capacité de gagner sa vie ou d’une perte de fonctionnalité, mais plutôt pour le préjudice non pécuniaire, c’est-à-dire la souffrance. À ce propos, le Dr Chamberland a affirmé à plusieurs reprises qu’il était incapable d’évaluer la souffrance. Ses conclusions relativement à un déficit fonctionnel n’apportent donc aucun éclairage utile sur les questions que je dois trancher.

[265] À l’audience, le Dr Chamberland a tenté de transformer son opinion selon laquelle M. Boily ne souffrait d’aucun déficit fonctionnel en opinion selon laquelle il ne souffrait pas de TSPT. Pour ce faire, il a soutenu qu’une personne ne peut souffrir de TSPT en l’absence d’un déficit fonctionnel. Pourtant, le DSM-5 énonce le contraire : le patient peut présenter soit « une souffrance cliniquement significative », soit un déficit fonctionnel. Pour se sortir de cette impasse, le Dr Chamberland a prétendu que pour être cliniquement significative, la souffrance doit être objectivable, entraîner des limitations fonctionnelles ou nécessiter un traitement (transcription du 13 mai 2022, pp 20, 23-24). Il est difficile de réconcilier ces affirmations avec celles qui portent que la souffrance ne peut être quantifiée ou que plusieurs critères du DSM-5, comme les cauchemars, sont intrinsèquement subjectifs (transcription du 12 mai 2022, p 131, et du 13 mai 2022, pp 19, 27-28). En fait, le raisonnement que le Dr Chamberland adopte pour improviser un diagnostic à l’audience prive de tout sens le critère de la souffrance cliniquement significative, qui doit vouloir dire autre chose qu’une altération du fonctionnement, sans quoi il faudrait conclure que les auteurs du DSM-5 ont employé une formulation redondante. Il est également contraire au témoignage du professeur Brunet, qui a souligné que plus de la moitié des personnes qui souffrent de TSPT ne présentent aucun déficit fonctionnel (transcription du 4 mai 2022, p 29). En réalité, le Dr Chamberland a dû avouer en contre-interrogatoire que peu d’êtres humains ne développeront pas de symptômes après avoir subi des séances de torture telles que celles auxquelles M. Boily a été soumis (transcription du 13 mai 2022, p 78).

[266] Je n’ai donc aucune hésitation à accepter l’avis du professeur Brunet selon lequel M. Boily souffre de TSPT.

(3) Le préjudice préexistant et la prédisposition

[267] L’État fédéral soutient qu’il n’a pas à indemniser M. Boily puisque celui-ci souffrait déjà d’un TSPT découlant principalement de la torture qu’il avait subie lors de son arrestation en 1998. Il se fonde notamment sur le rapport du psychologue Raymond David, qui avait diagnostiqué un tel trouble chez M. Boily en 2006. De manière plus générale, l’État fédéral prétend que le TSPT de M. Boily a pu être causé par d’autres traumatismes, qu’il s’agisse de la mort accidentelle de son épouse en 1991, du fait d’avoir été retenu en otage lors de son évasion ou de violences diverses dont il a pu être victime en prison.

[268] Le principe de base en matière de dommages-intérêts est celui de la réparation intégrale (ou restitutio in integrum). L’indemnité doit être suffisante pour replacer le demandeur dans la situation qui aurait été la sienne si l’on n’avait pas porté atteinte à ses droits, mais pas davantage. Lorsque le demandeur présente une vulnérabilité particulière qui rend le préjudice plus important que ce qu’une personne moyenne aurait subi, le défendeur doit tout de même indemniser la totalité du préjudice. C’est ce que l’on appelle la théorie des prédispositions ou, en anglais, la thin skull rule. Par contre, lorsque le demandeur avait déjà subi un préjudice, ou qu’une situation préexistante aurait inévitablement évolué pour causer un préjudice indépendamment de l’atteinte illicite, cela réduit d’autant l’indemnisation à laquelle le défendeur est tenu. Voir, à ce sujet, Gardner, Le préjudice corporel, aux paragraphes 85 à 93; Athey c Leonati, [1996] 3 RCS 458 aux paragraphes 34 à 36; Blackwater c Plint, 2005 CSC 58 aux paragraphes 78 à 81, [2005] 3 RCS 3. Le fardeau de prouver que le préjudice existait déjà ou se serait manifesté indépendamment de l’atteinte illicite appartient au défendeur : Gardner, Le préjudice corporel, au paragraphe 87.

[269] Or, à ce sujet, la preuve est peu concluante. L’impression générale qui se dégage du témoignage du professeur Brunet et de celui du Dr Chamberland est qu’il n’existe pas d’outils qui permettent de départager clairement les conséquences de deux événements traumatiques successifs.

[270] À la lumière de l’ensemble de la preuve, j’estime que seul l’épisode de torture de 1998 mérite d’être envisagé comme cause potentielle du TSPT de M. Boily. Parmi les événements invoqués par l’État fédéral, il s’agit du seul événement qui a donné à M. Boily la sensation qu’il s’apprêtait à mourir. On sait également que plus de 50 p. cent des cas de torture donnent lieu à un TSPT, alors que la probabilité est plus faible en ce qui a trait aux autres types d’événements traumatogènes (transcription du 4 mai 2022, pp 68, 149). Quant au décès de sa femme en 1991, il aurait entraîné une dépression, mais il n’y a aucune preuve qu’il aurait provoqué un TSPT (transcription du 4 mai 2022, pp 191-192).

[271] L’État fédéral insiste lourdement sur le rapport du psychologue David, qui a examiné M. Boily en 2006 et qui a diagnostiqué chez lui un TSPT. Le Dr Chamberland affirme que les symptômes observés à cette époque seraient aussi graves, sinon plus, que ceux que M. Boily présente actuellement, tout en rappelant qu’il ne peut évaluer la souffrance (transcription du 12 mai 2022, pp 130-132).

[272] J’accorde peu de poids au rapport de M. David, parce que celui-ci n’a pas témoigné à l’audience. De plus, le professeur Brunet a critiqué certains aspects de ce rapport, et il est fort possible que M. Boily ait développé une anxiété importante en raison de l’imminence de son extradition (transcription du 4 mai 2022, pp 196-201).

[273] Même en présumant que M. Boily a subi un TSPT en raison de la torture qu’il a subie en 1998, je suis incapable d’accepter que cela expliquerait l’ensemble du préjudice qu’il a subi jusqu’à maintenant. Une telle proposition est tout à fait invraisemblable. Elle équivaut à dire que les trois séances de torture que M. Boily a subies en 2007 n’ont causé aucun préjudice. Elle est également démentie par la preuve : le professeur Brunet explique que certains des symptômes sont spécifiques au deuxième événement de torture (transcription du 4 mai 2022, pp 83-84).

[274] La question plus délicate est de savoir si M. Boily aurait inévitablement continué à souffrir des séquelles des événements de 1998 si ceux de 2007 n’avaient pas eu lieu. Les experts n’ont pas abordé la question sous cet angle. Je suis disposé à conclure que M. Boily aurait continué à souffrir de certains symptômes observés par M. David pour un certain temps. La preuve ne me permet cependant pas d’en préciser la durée ou la gravité. En l’absence d’indications plus précises, j’arbitre à 10 p. cent la réduction de l’indemnité accordée à M. Boily visant à tenir compte de ce préjudice qui ne peut être attribué aux événements de 2007.

(4) Le montant convenable

[275] Ayant établi la nature du préjudice subi par M. Boily et la mesure dans laquelle il a été causé par l’atteinte à ses droits commise par l’État fédéral, il est maintenant possible de fixer le montant des dommages-intérêts. Pour les motifs qui suivent, j’octroie à M. Boily des dommages-intérêts de 360 000 $ à des fins d’indemnisation ainsi qu’une somme additionnelle de 140 000 $ afin d’assurer la défense de ses droits, pour un total de 500 000 $.

[276] La somme de 360 000 $ au titre de l’indemnisation représente 90 p. cent d’un montant de base de 400 000 $. Il est particulièrement difficile de chiffrer le préjudice subi par M. Boily. On peut certes se poser la question hypothétique de savoir quelle somme d’argent on paierait afin d’éviter d’être soumis à un tel supplice, mais au final, « la difficulté d’évaluer en argent un préjudice non pécuniaire tient à ce qu’il n’existe entre l’argent et ce préjudice aucune commune mesure » : Corriveau c Pelletier, [1981] CA 347 à la p 354. C’est donc principalement en recherchant un point de comparaison adéquat que je fixe cette indemnité.

[277] Dans son recours fondé sur la Charte, M. Boily réclame une somme globale de 6 millions $ pour servir de façon indifférenciée les objectifs d’indemnisation, de défense des droits et de dissuasion. Par contre, dans son recours en responsabilité extracontractuelle, il réclame séparément 1 million $ à titre de dommages-intérêts compensatoires et 5 millions $ à titre de dommages-intérêts punitifs. Afin d’étayer le montant de 6 millions $, il invoque principalement les règlements à l’amiable conclus par l’État fédéral avec des victimes de torture, dont MM. Arar, Khadr, Almalki, El-Maati et Nurredin. Ces règlements ont fait l’objet d’une attention médiatique importante. Chaque victime a obtenu environ 11 millions $.

[278] Je ne peux suivre M. Boily sans contredire la Cour suprême du Canada, qui, au paragraphe 153 de l’arrêt Hinse, note qu’il est hasardeux de fixer une indemnité en se fiant à des montants qui ne font pas suite à une condamnation judiciaire. Nous ne connaissons pas précisément la nature et l’étendue du préjudice qui a été indemnisé dans chacun de ces cas. En plus d’être torturées, certaines de ces personnes ont pu être illégalement détenues pendant de longues périodes, ce qui n’est pas le cas de M. Boily. Elles ont pu recevoir une indemnité pour le préjudice pécuniaire qu’elles ont subi, alors que M. Boily ne réclame aucune somme à ce titre. Nous ignorons également si une partie des montants accordés représente des dommages-intérêts punitifs.

[279] L’État fédéral soutient que la base de comparaison appropriée consiste en des décisions portant sur des « agressions physiques de nature criminelle occasionnant un TSPT ». Il donne en exemple les décisions suivantes, dans lesquelles des indemnités de 50 000 $ à 150 000 $ ont été accordées, en valeur actualisée en 2022 : LL c Tsagatakis, 2009 QCCS 4279; Ferland c Langlois, 2015 QCCS 5928; Roy c Privé, 2017 QCCS 986; MH c O’Brien, 2018 QCCS 4918, appel accueilli en partie, 2020 QCCA 1157; et A c B, 2022 QCCS 768. Ainsi, selon l’État fédéral, une somme de 150 000 $ à 200 000 $ pourrait être appropriée pour indemniser M. Boily.

[280] Dans l’arrêt St-Sauveur, aux paragraphes 78 et 79, la Cour d’appel du Québec a affirmé qu’il était très difficile de comparer le préjudice psychologique subi par des individus différents, en raison de son caractère subjectif. Je dispose de peu de renseignements qui me permettent de comparer la gravité du TSPT des victimes dans ces affaires et de celui dont souffre M. Boily. La diversité des situations qui ont donné lieu aux décisions précitées – agression sexuelle sur une mineure, violence conjugale, agression entre collègues de travail – ne facilite pas non plus l’exercice.

[281] Néanmoins, sans vouloir minimiser la gravité des agressions qui ont donné lieu à ces décisions, j’estime que certains aspects du préjudice subi par M. Boily en sont absents. Celui-ci a témoigné de la certitude de mourir qui l’a envahi à chaque immersion dans le baril rempli d’eau souillée. Il ne pouvait prier qui que ce soit de le délivrer de sa torture, puisqu’il était incarcéré et torturé par ses gardiens. Le professeur Brunet a d’ailleurs souligné que la torture est l’un des types d’événements les plus traumatogènes (transcription du 4 mai 2022, pp 68, 149). Bref, la torture ne peut être réduite à des voies de fait, même graves.

[282] À mon avis, c’est l’arrêt Gauthier c Beaumont, [1998] 2 RCS 3 [Gauthier], qui offre la comparaison la plus pertinente. Dans cette affaire, deux policiers ont torturé la victime, M. Gauthier, durant toute une nuit afin de lui faire avouer un crime. En raison de la crainte que cette épreuve lui a inspirée, M. Gauthier a été incapable de travailler durant six mois et a déménagé à l’autre extrémité du pays. On lui a diagnostiqué une « névrose post-traumatique » qui l’a empêché d’intenter un recours civil contre les policiers durant six ans. La Cour suprême lui a accordé une somme de 50 000 $ à titre de dommages-intérêts pécuniaires et une somme de 200 000 $ pour indemniser le préjudice moral. La Cour a fait observer qu’une telle somme se justifiait par les cauchemars et les flash-backs répétitifs, les troubles de l’humeur, « l’humiliation subie au cours des tortures, la perte de dignité, l’atteinte sévère à l’intégrité physique et psychologique, la souffrance physique et psychologique » : Gauthier, au paragraphe 103. De plus, la Cour lui a octroyé une somme de 50 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs.

[283] Certes, le préjudice subi par M. Gauthier n’est pas tout à fait identique à celui infligé à M. Boily. Par exemple, M. Gauthier a subi des blessures physiques qui ont nécessité une hospitalisation de quelques jours. Par contre, M. Boily étant incarcéré, il a continué d’être confronté à ses tortionnaires et n’avait pas la possibilité de déménager à l’autre extrémité du pays. Il a également tenté de s’enlever la vie, ce qui n’a apparemment pas été le cas de M. Gauthier. Il est difficile de comparer la gravité du préjudice psychologique subi par les deux hommes, mais selon les renseignements dont je dispose, il pourrait être du même ordre de grandeur.

[284] Actualisée en 2022, la somme de 200 000 $ octroyée à M. Gauthier équivaut à environ 335 000 $. J’évalue le préjudice subi par M. Boily à une somme légèrement supérieure, soit 400 000 $. Comme je l’ai expliqué plus haut, je réduis cette somme de 10 p. cent pour tenir compte du fait que M. Boily souffrait déjà d’un préjudice préexistant. J’octroie donc 360 000 $ à des fins d’indemnisation.

[285] J’estime que cette somme est insuffisante afin d’assurer l’objectif de défense des droits. Pour les motifs qui suivent, j’ajoute une somme de 140 000 $ à ce titre, pour un total de 500 000 $.

[286] Comme je l’ai établi plus haut, l’atteinte aux droits de M. Boily était grave et intentionnelle. L’État fédéral était parfaitement conscient qu’il faisait courir à celui-ci un risque sérieux de torture. En l’extradant malgré ce risque, l’État fédéral a fait preuve d’une insouciance inexcusable à l’égard de la dignité humaine. Pour des raisons dont on n’a même pas voulu me révéler la teneur, on a sacrifié l’intégrité physique et psychologique de M. Boily. Or, malgré les crimes que celui-ci a commis, la torture est « si intrinsèquement répugnante qu’elle ne saurait jamais constituer un châtiment approprié, aussi odieuse que soit l’infraction » : Suresh, au paragraphe 51. L’octroi d’une somme conséquente à titre de dommages-intérêts est donc nécessaire afin de rassurer les Canadiennes et les Canadiens quant au fait que l’État fédéral ne fait aucun compromis en matière de torture et ne livrera pas une personne à des autorités étrangères lorsque cela l’exposerait à un risque sérieux de torture : Ward, au paragraphe 28.

[287] M. Boily réclame une somme totale de 6 millions $, ce qui, je présume, inclut une somme de 5 millions $ pour la défense des droits et la dissuasion. Même si l’atteinte à ses droits est grave et intentionnelle, l’octroi d’une somme si élevée est difficile à réconcilier avec le message de modération qui se dégage de l’arrêt Ward, notamment aux paragraphes 53 et 54.

[288] J’estime qu’un montant total de 500 000 $, qui comprend un montant de 140 000 $ octroyé spécialement à des fins de défense des droits, est suffisant pour exprimer la réprobation de la Cour face à la gravité de la faute de l’État fédéral. Cette composante de 140 000 $ est du même ordre de grandeur que certains montants accordés à titre de dommages-intérêts punitifs dans des cas de fautes très graves commises par des policiers ou des fonctionnaires. Par exemple, le montant de 50 000 $ accordé à ce titre dans l’affaire Gauthier équivaudrait aujourd’hui à 85 000 $. Dans la récente affaire Procureur général du Canada c Manoukian, 2020 QCCA 1486, une somme de 200 000 $ a été accordée à chacun des demandeurs en raison d’une enquête bâclée de la GRC.

(5) La solidarité

[289] Une dernière question doit être abordée. Invoquant l’article 1478 du Code civil du Québec, l’État fédéral demande à ce que l’obligation d’indemniser soit répartie entre les personnes responsables du préjudice, notamment les gardiens qui ont torturé M. Boily et l’État mexicain à titre d’employeur. Il estime n’être responsable que de 10 p. cent du préjudice.

[290] Or, le Code prévoit certaines situations dans lesquelles l’obligation de réparer le préjudice causé par une faute extracontractuelle est solidaire. En particulier, l’article 1526 se lit ainsi :

1526. L’obligation de réparer le préjudice causé à autrui par la faute de deux personnes ou plus est solidaire, lorsque cette obligation est extracontractuelle.

1526. The obligation to make reparation for injury caused to another through the fault of two or more persons is solidary where the obligation is extra-contractual.

 

[291] Dans l’arrêt Montréal (Ville) c Lonardi, 2018 CSC 29 au paragraphe 72, [2018] 1 RCS 104 [Lonardi], la Cour suprême a précisé que : « Pour que cet article trouve application, la faute de deux personnes ou plus doit avoir causé un préjudice unique. Il peut s’agir d’une faute commune ou de fautes contributoires. » On dit de fautes qu’elles sont contributoires lorsque, sans se concerter, deux personnes commettent des fautes distinctes dont la combinaison cause un préjudice unique. Voir, à titre d’exemples, Salomon; Genex Communications inc c Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, 2009 QCCA 2201 aux paragraphes 108 et 109, [2009] RJQ 2743; Beauchamp c Ville de Montréal, 2021 QCCS 4726 au paragraphe 15; et les exemples cités par Baudouin, La responsabilité civile, au paragraphe 1-721. Par contre, lorsque chaque faute peut être reliée à un préjudice distinct, l’article 1526 ne s’applique pas. C’est ce qui s’est produit dans l’affaire Lonardi.

[292] En l’espèce, les fautes commises par l’État fédéral, les gardiens de prison qui ont torturé M. Boily et divers organes de l’État mexicain sont contributoires, puisqu’elles ont concouru à la réalisation d’un préjudice unique. Contrairement à l’affaire Lonardi, il n’est pas possible d’attribuer une partie distincte du préjudice subi par M. Boily à la faute commise par l’État fédéral.

[293] L’article 1526 trouve donc application et la responsabilité de l’État fédéral est solidaire avec celle des gardiens de prison et des organes de l’État mexicain. Il en résulte, selon l’article 1528, que M. Boily pouvait poursuivre l’État fédéral seul afin d’être indemnisé pour la totalité du préjudice qu’il a subi. L’État fédéral ne pouvait exiger que les autres parties fautives soient également poursuivies : il s’agirait là du bénéfice de division que l’article 1528 écarte explicitement. En outre, cela serait contraire à la définition même de la solidarité que l’on retrouve à l’article 1523, selon laquelle chaque débiteur peut « être séparément contraint pour la totalité de l’obligation ». Dans la mesure ou la décision Garderie Loulou de Marieville inc c Lapierre, 2016 QCCS 1498, s’écarte de ces principes, je m’abstiens de la suivre.

[294] Une condamnation solidaire ne peut être prononcée à l’égard de dommages-intérêts punitifs : Cinar, aux paragraphes 120 à 132. Logiquement, la même règle devrait s’appliquer à la portion des dommages-intérêts qui vise un objectif de défense des droits. Or, le montant que j’ai accordé à ce titre est justifié exclusivement par la conduite de l’État fédéral. Il ne s’agit donc pas d’une condamnation solidaire portant sur des dommages-intérêts punitifs reliés à la conduite d’autres personnes ou organisations.

V. Conclusion, intérêts et dépens

[295] Pour les motifs qui précèdent, l’État fédéral est condamné à verser la somme de 500 000 $ à M. Boily à titre de dommages-intérêts fondés sur la Charte.

[296] Dans sa déclaration, M. Boily réclame l’intérêt et l’indemnité additionnelle prévus à l’article 1619 du Code civil du Québec. Au procès, cependant, M. Boily a soutenu que l’octroi d’intérêts était régi par les articles 31 et 31.1 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C-50. L’État fédéral a plutôt soutenu que ce sont les articles 36 et 37 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, qui s’appliquent. Il n’est pas nécessaire de trancher la question, puisque ces deux ensembles de dispositions prévoient des règles similaires. Lorsque le fait générateur du droit d’action est entièrement survenu dans une province, les règles de droit qui régissent l’octroi d’intérêts dans cette province s’appliquent. Par contre, lorsque le fait générateur n’a pas eu lieu dans une seule province, la Cour accorde des intérêts au taux qu’elle estime raisonnable dans les circonstances.

[297] En l’espèce, les faits générateurs du recours de M. Boily ne sont pas survenus dans une seule province. L’extradition de M. Boily a eu lieu au Québec. La décision du 16 août 2007 a apparemment été prise au siège du ministère des Affaires étrangères, en Ontario. Enfin, le préjudice s’est d’abord manifesté au Mexique. Les intérêts ne seront donc pas accordés selon les dispositions du Code civil du Québec, mais plutôt selon ce que la Cour juge raisonnable.

[298] Quant aux intérêts avant jugement, la pratique de notre Cour est de les octroyer au taux d’emprunt de la Banque du Canada, souvent majoré de 1 p. cent. Quant aux intérêts après jugement, notre Cour peut fixer un taux plus élevé, en tenant compte des taux commerciaux ou des taux fixés par les lois provinciales pour les intérêts postérieurs au jugement : Seedlings Life Science Ventures, LLC c Pfizer Canada SRI, 2020 CF 505 aux paragraphes 33 à 40.

[299] Tenant compte de ces facteurs et de l’évolution des taux d’intérêts depuis l’introduction de l’action en 2010, je suis d’avis d’accorder l’intérêt avant jugement au taux de 2 p. cent et l’intérêt après jugement au taux de 4 p. cent.

[300] À l’audience, l’État fédéral a soutenu que la Cour ne devrait pas octroyer des intérêts d’une manière qui fasse double emploi avec l’indexation de la base de comparaison employée pour établir le montant des dommages-intérêts. Cette préoccupation aurait été particulièrement pertinente si l’intérêt et l’indemnité additionnelle avaient été accordés sous le régime du Code civil du Québec. En effet, l’indemnité additionnelle vise notamment à contrer les effets de l’inflation : Gardner, Le préjudice corporel, au paragraphe 889. Il est notoire que l’intérêt et l’indemnité additionnelle accordés en fonction des règles québécoises excèdent de beaucoup ce que notre Cour accorde à titre d’intérêts avant jugement. Ces intérêts visent essentiellement à compenser le retard à payer la somme due, en se fondant sur les intérêts que celle-ci aurait pu produire, et non à contrer les effets de l’inflation. Il n’y a donc pas de double compensation.

[301] Selon les dispositions précitées, on ne peut accorder d’intérêts avant jugement sur des dommages-intérêts punitifs. Par analogie, on ne saurait accorder d’intérêts avant jugement sur des dommages-intérêts qui remplissent une fonction de défense des droits : Brazeau c Canada (Attorney General), 2019 ONSC 3426 au paragraphe 24. J’accorderai donc des intérêts avant jugement uniquement sur la somme de 360 000 $. L’action ayant été instituée le 8 avril 2010, le montant des intérêts avant jugement s’élève à 89 260 $.

[302] À titre de plaideur victorieux, M. Boily a droit aux dépens. Il réclame des dépens calculés selon la valeur supérieure de la colonne V du tarif, ou encore une somme globale supérieure qui serait justifiée par la conduite de l’État fédéral. Ce dernier plaide plutôt pour l’application de la colonne IV du tarif.

[303] J’accorde les dépens calculés en fonction de la valeur médiane de la colonne V du tarif. Cette décision est fondée essentiellement sur l’importance et la complexité des questions en litige et la durée de l’instance. À mon avis, cependant, l’État fédéral n’a fait preuve d’aucun abus caractérisé dans la conduite de l’instance qui justifierait l’octroi de dépens plus élevés, par exemple au moyen d’une somme globale.


JUGEMENT dans le dossier T-541-10

LA COUR DÉCIDE que :

1. L’action est accueillie.

2. La défenderesse est condamnée à payer au demandeur la somme de 500 000 $ à titre de dommages-intérêts et la somme de 89 260 $ à titre d’intérêts avant jugement.

3. La défenderesse est condamnée à payer au demandeur des intérêts après jugement sur ces sommes au taux de 4 p. cent par année à partir de la date du présent jugement.

4. La défenderesse est condamnée à payer les dépens du demandeur selon la valeur médiane de la colonne V du tarif.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-541-10

INTITULÉ :

RÉGENT BOILY c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

montréal (Québec), ottawa (Ontario) et par visioconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 2, 3, 4, 5, 6, 9, 10, 11, 12, 13, 25 et 26 mai 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 31 août 2022

COMPARUTIONS :

Audrey Boctor

Olga Redko

Vanessa Ntaganda

Michel Swanston

Christian Deslauriers

Pour le demandeur

 

Vincent Veilleux

Bernard Letarte

Ludovic Sirois

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Irving Mitchell Kalichman

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour la défenderesse

 

 

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