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Date : 20220906


Dossier : IMM‐4567‐21

Référence : 2022 CF 1259

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 6 septembre 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

Md Lutfur RAHMAN et autres

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Monsieur Lutfur Rahman, son épouse Nelofer Yeasmin, leur fils Mushfiqur (aujourd’hui âgé de 14 ans) et leur fille Moontwaha (aujourd’hui âgée de six ans) [collectivement, les demandeurs] ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 29 juin 2021 par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a rejeté leur demande [la décision contestée].

[2] Les demandeurs sont des citoyens du Bangladesh. Monsieur Rahman et madame Yeasmin ont également un enfant né au Canada, aujourd’hui âgé de trois ans, qui pourrait être affecté par l’issue de la demande.

[3] Monsieur Rahman a vécu en Espagne de 2008 à 2017, où il a obtenu le statut de résident permanent en 2012. Il a été rejoint par sa femme et Mushfiqur en septembre 2012. Moontwaha est née en Espagne et n’est jamais allée au Bangladesh. Le plus jeune enfant du couple n’y est jamais allé non plus.

[4] Les demandeurs sont arrivés au Canada le 1er septembre 2017. Ils ont déposé une demande d’asile qui a été refusée en avril 2019 par la Section de la protection des réfugiés. Leur appel a été rejeté par la Section d’appel des réfugiés en 2020. Les membres de la famille n’ont pas conservé leur statut en Espagne.

[5] Dans sa décision contestée, l’agent a conclu que les demandeurs ont un niveau d’établissement au Canada très faible, que les conditions de vie au Bangladesh ne présentent aucune difficulté exceptionnelle compte tenu du fait que les demandeurs y avaient résidé par le passé et que les éléments de preuve relatifs à l’intérêt supérieur de l’enfant étaient insuffisants pour démontrer que le renvoi de la famille aurait des conséquences négatives pour les enfants.

[6] Je suis d’avis que la décision contestée n’est pas raisonnable, car l’agent a procédé à une analyse inadéquate de l’intérêt supérieur des enfants en écartant des éléments de preuve allant dans le sens contraire de ses conclusions et en évaluant ce facteur selon un critère inapproprié. Par conséquent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[7] Les demandeurs soutiennent que la décision contestée n’était pas raisonnable pour les raisons suivantes : a) l’agent n’était pas suffisamment « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants; b) l’agent a déraisonnablement omis de tenir compte du travail de M. Rahman dans le secteur de la restauration, et c) l’évaluation par l’agent des difficultés dues à la violence fondée sur le genre était déraisonnable.

[8] Le défendeur soutient que la décision contestée était raisonnable.

[9] Les parties conviennent que la décision contestée est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[10] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il incombe aux demandeurs de démontrer que la décision est déraisonnable. Pour pouvoir infirmer une décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

III. Analyse

[11] La question déterminante est l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants par l’agent.

[12] Comme la Cour suprême du Canada l’a souligné au paragraphe 34 de l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], le paragraphe 25(1) de la LIPR exige que les agents tiennent compte de l’intérêt supérieur de tout enfant directement touché. Le juge de la Cour suprême du Canada a par ailleurs confirmé que cet intérêt s’entend « notamment des droits, des besoins et des intérêts supérieurs des enfants, du maintien des liens entre les membres d’une famille et du fait d’éviter de renvoyer des gens à des endroits où ils n’ont plus d’attaches ».

[13] En l’espèce, je conviens avec les demandeurs que l’agent a commis deux erreurs en ce qui concerne l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants. Premièrement, l’agent a n’a pas tenu compte de la preuve selon laquelle les deux demandeurs mineurs, Mushfiqur et Moontwaha, ont de faibles compétences linguistiques en bengali. Deuxièmement, l’agent a appliqué un critère inapproprié lors de son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants.

i. L’agent a ignoré les preuves concernant les capacités linguistiques limitées des enfants en bengali

[14] À l’appui de leur demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, les demandeurs ont présenté des éléments de preuve révélant que Mushfiqur avait fait toute sa scolarité primaire en Espagne et au Canada, et non pas au Bangladesh où il avait passé les cinq premières années de sa vie. Les demandeurs ont également soumis une lettre datée du 7 janvier 2021 et signé par Serajual Islam Kazi, membre du personnel du Bangladesh Centre and Community Services [BCCS] où les demandeurs ont fait du bénévolat pendant plus de trois ans. Monsieur Kazi, qui est un Canadien d’origine bangladaise, affirme dans sa lettre que, lorsque les enfants venaient avec leurs parents à la BCCS, il discutait avec eux dans sa langue maternelle, le bangla (ou bengali, nom anglicisé de cette langue). Monsieur Kazi a déclaré ce qui suit :

[traduction]
En discutant avec [Mushfiqur et Moontwaha], je me suis rendu compte qu’ils avaient [une connaissance] limitée [du] bangla. Tous deux peuvent à peine parler le bangla, et ne savent pas l’écrire. Ils sont tous deux plus à l’aise de parler et d’écrire en anglais que dans leur langue maternelle, le bangla.

[15] Dans la décision, l’agent mentionne ceci au sujet des compétences linguistiques des enfants en bengali :

[traduction]
Selon la lettre du conseil, les enfants ne parlent pas suffisamment bien le bengali pour s’intégrer à la société bangladaise. Par conséquent, [leur renvoi] aurait un impact négatif sur leur instruction et, éventuellement, sur leur emploi. Je conçois que l’anglais ou l’espagnol soit la principale langue utilisée par les enfants. Toutefois, je note que le bengali est la langue principale utilisée par leurs parents, qui ont indiqué avoir besoin des services d’un interprète bengalais pour les entretiens. Évidemment, le bengali doit être fréquemment utilisé au sein de la famille. En outre, le demandeur principal a maintenu des liens avec la communauté bangladaise au Canada et fournit des services bénévoles lors d’événements et d’activités communautaires. Comme le montrent les photos fournies par les demandeurs, les enfants semblaient également assister à ces événements et activités. Comme les enfants sont relativement jeunes, il est raisonnable de penser qu’avec l’aide de leurs parents, ils pourront améliorer leurs compétences en bengali. Par conséquent, je ne peux accorder beaucoup de poids à ce facteur.

[16] Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas tenu compte de la lettre de M. Kazi dans laquelle ce dernier faisait état de la capacité limitée des deux enfants les plus âgés à communiquer en bengali, et qu’il a plutôt émis l’hypothèse que, puisque la langue maternelle des parents est le bengali, on devrait s’attendre à ce que les enfants perfectionnent leur bengali en conséquence. Plus précisément, les demandeurs soutiennent que l’agent a conclu de manière déraisonnable qu’avec l’aide de leurs parents, les enfants pourront améliorer leurs compétences en bengali compte tenu de leur âge relativement jeune. Les demandeurs soutiennent que le défaut de l’agent de tenir compte de la preuve à l’effet contraire et des répercussions qu’aurait un retour au Bangladesh sur la scolarisation des enfants était déraisonnable.

[17] Je suis du même avis que les demandeurs.

[18] Tout d’abord, l’incapacité d’un enfant à parler la langue du pays de retour est un facteur qui doit être pris en compte lors de l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants (Bautista c Canada, 2014 CF 1008 [Bautista], au para 28).

[19] En l’espèce, l’agent avait à sa disposition des éléments de preuve selon lesquels les enfants, nommément Mushfiqur et Moontwaha, ne parlent qu’un bengali « approximatif » et ne savent pas écrire dans cette langue. L’agent ne mentionne nulle part dans la décision contestée la lettre de M. Kazi. Au lieu de cela, l’agent a supposé que la capacité des enfants à parler le bengali s’améliorerait avec le temps parce qu’il s’agit de la langue maternelle de leurs parents. Les motifs qui ont mené l’agent à cette conclusion ne sont pas clairs, étant donné que Mushfiqur a eu 14 ans pour apprendre le bengali parlé par ses parents et qu’il n’a toujours pas, d’après les preuves, acquis une certaine maîtrise de la langue.

[20] Une règle de droit bien connue veut que « plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée “sans tenir compte des éléments dont il [disposait]” » (Cepeda‐Gutierrez c Canada, 1998 CanLII 8667 (CF), au para 17).

[21] Je rejette l’argument du défendeur selon lequel l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants était raisonnable en raison du fait que l’agent a accordé un « poids considérable » à ce facteur et qu’il a pris le temps d’évaluer les répercussions potentielles d’un retour des demandeurs au Bangladesh. Avec tout le respect que je leur dois, les agents sont tenus de tenir compte des répercussions potentielles du retour des enfants dans leur pays d’origine. Lorsqu’ils s’acquittent de cette obligation, les agents doivent prendre en considération l’incapacité des enfants à parler la langue du pays vers lequel ils seraient renvoyés (Bautista). Dans le cas qui nous occupe, l’agent a manqué à son devoir de le faire.

[22] Le défendeur soutient toutefois qu’il était loisible à l’agent de déduire que le bengali était fréquemment utilisé à la maison, étant donné que les parents avaient indiqué qu’ils auraient besoin d’un interprète bengali pour les entretiens. L’argument du défendeur ne fait que réitérer la conclusion conjecturale de l’agent. L’agent ne dispose tout simplement d’aucune preuve quant à la manière dont les deux demandeurs adultes communiquent avec leurs enfants à la maison, ou quant à savoir si les enfants pourraient apprendre et maîtriser le bengali simplement en communiquant avec leurs parents.

[23] En outre, même si l’agent pouvait déduire que les enfants étaient capables de parler le bengali pour communiquer avec leurs parents, celui‐ci n’avait toujours aucune preuve lui permettant de déduire que les enfants acquerraient aussi la capacité de lire et d’écrire le bengali simplement parce qu’ils parlaient à leurs parents à la maison [dans cette langue].

[24] Lors de l’audience, le défendeur a avancé plusieurs nouveaux arguments qui ne faisaient pas partie de ses observations écrites : a) la lettre de M. Kazi n’avait pas été rédigée par un éducateur ou un expert; b) les interactions occasionnelles et limitées entre M. Kazi et les enfants ne constituent pas le type de preuve qui permettrait de démontrer les capacités linguistiques des enfants; c) la lettre n’indique pas à quel moment M. Kazi avait fait des observations sur les capacités linguistiques des enfants, et d) le fait qu’un enfant de cinq ou six ans qui commence tout juste à aller à l’école puisse avoir une capacité limitée à parler le bengali ne constitue pas une preuve significative.

[25] Je rejette chacun de ces arguments, car ils ne constituent pas le fondement du refus de l’agent. Étant donné que l’agent n’a jamais fait mention de la lettre de M. Kazi, il n’y a aucun moyen de savoir s’il partageait le point de vue du défendeur au sujet de cette lettre. Il est malvenu pour le défendeur de tenter de justifier la décision en donnant de nouveaux motifs. Il convient de noter que les nouveaux arguments présentés par le défendeur visent surtout Moontwaha, âgée de 6 ans, sans que Mushfiqur, âgé de 14 ans, ne soit mentionné. L’argument selon lequel la capacité d’un enfant à parler une langue est censée être limitée à un âge précoce perd de sa pertinence si l’enfant en question est âgé de 14 ans.

[26] Lors de l’audience, le défendeur a également fait valoir que l’agent n’avait pas besoin de mentionner explicitement la lettre, car la question de la capacité des enfants à parler le bengali avait été soulevée par différentes sources, y compris les parents. Le défendeur a renchéri en plaidant que les parents des enfants étaient les mieux placés pour apporter ce type de preuve. Cependant, je note qu’en l’espèce, les parents des enfants n’ont fourni aucune preuve indiquant que leurs enfants pouvaient parler, lire ou écrire le bengali.

[27] Bien que les faits de l’affaire Bautista soient différents, je note, comme l’a fait le juge Diner dans cette décision, que l’incapacité des enfants à parler la langue du pays de retour est un fait probant, car elle aurait un impact sur la capacité des enfants à apprendre une nouvelle langue, un nouveau système scolaire et une nouvelle culture (Bautista, au para 21).

[28] Ainsi, je suis d’avis que l’agent n’a pas correctement examiné la preuve concernant l’incapacité de Mushfiqur et Moontwaha à parler le bengali, ni les répercussions, le cas échéant, que cette incapacité pourrait avoir sur la capacité des enfants à s’intégrer dans le système scolaire au Bangladesh et sur leurs perspectives d’emploi futures. L’agent n’a donc pas été suffisamment réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants, contrairement à ce qu’enseigne l’arrêt Kanthasamy.

ii. L’agent a appliqué le mauvais critère en ce qui a trait à l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants

[29] Dans sa décision, l’agent reconnaît que les deux enfants plus âgés [TRADUCTION]°« se sont bien adaptés à l’école et à la vie en général au Canada et qu’il pourrait être difficile pour eux de changer d’école et de s’installer dans un autre endroit ». L’agent a poursuivi en tirant la conclusion suivante : « Cependant, la preuve est insuffisante pour conclure que les enfants seraient très affectés s’ils devaient déménager et intégrer un nouveau système d’éducation ». [Non souligné dans l’original.]

[30] Les demandeurs soutiennent que, dans la mesure où l’agent a reconnu que l’instruction des enfants pourrait être affectée à la suite d’un déménagement au Bangladesh, il a appliqué le mauvais critère en attendant des demandeurs qu’ils démontrent que les enfants seraient « très affectés ». Les demandeurs, s’appuyant sur les décisions Jimenez c Canada, 2015 CF 527 [Jimenez], au para 29, et Dayal c Canada, 2019 CF 1188 au para 39, soutiennent qu’aucun critère relatif à un « effet défavorable marqué » n’est prescrit par la loi. Même si c’était le cas, les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas justifié sa conclusion selon laquelle le fait d’exiger que Mushfiqur, alors âgé de 13 ans, commence sa huitième année au Bangladesh, malgré le fait qu’il ne sait pas écrire en bengali, n’aura pas un « effet défavorable marqué ».

[31] Les demandeurs ajoutent également que l’agent a appliqué un critère relatif aux « difficultés » que devraient surmonter les enfants, ce que notre Cour a jugé comme étant inapproprié (Bautista, au para 28).

[32] En réponse, le défendeur réitère la conclusion de l’agent selon laquelle la preuve que les enfants seraient très affectés en cas de renvoi est insuffisante. Le défendeur cite l’arrêt Kanthasamy pour faire valoir que 1) bien que la norme des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » est présumée inapplicable, cela n’empêche pas un agent d’envisager les difficultés auxquelles l’enfant serait exposé si la dispense lui était refusée, et 2) tant que l’agent apprécie de manière appropriée la totalité des circonstances de l’enfant et accorde un poids considérable à l’intérêt supérieur de celui‐ci, la décision est raisonnable.

[33] Je considère que l’argument du défendeur n’est pas convaincant.

[34] Comme l’a confirmé des juges majoritaires de la Cour suprême du Canada au paragraphe 41 de l’arrêt Kanthasamy, les enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à quelque difficulté. À ce titre, la notion de difficultés « inhabituelles et injustifiées » ne saurait généralement s’appliquer aux difficultés alléguées par un enfant à l’appui de sa demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Toutefois, les agents doivent plutôt « [...] décider de ce qui [...], dans les circonstances, paraît le plus propice à la création d’un climat qui permettra le plus possible à l’enfant d’obtenir les soins et l’attention dont il a besoin » (Kanthasamy, au para 36).

[35] En l’espèce, l’agent a non seulement commis une erreur en demandant expressément aux demandeurs qu’ils fassent la preuve que les enfants seraient « très affectés » en cas de renvoi, mais il a également fait erreur en fondant sa décision sur l’aptitude des enfants à surmonter les difficultés liées à une possible intégration à la société bangladaise, plutôt que sur leur intérêt supérieur. Cette importance excessive accordée à l’aptitude des enfants à surmonter les difficultés a été mise en évidence dans les conclusions de l’agent élaborées dans sa décision. À titre d’exemple, il a mentionné ce qui suit : [TRADUCTION]°« Je ne suis pas convaincu que les enfants RAHMAN sont si bien intégrés dans la société canadienne, pas plus que je ne le suis que les conditions de vie au Bangladesh sont si défavorables à leur situation que le fait d’accompagner les demandeurs adultes au Bangladesh compromettrait grandement leur bien‐être ». Il note encore que [TRADUCTION]°« la preuve que les enfants rencontreront des difficultés pour s’intégrer à la société bangladaise est insuffisante ».

[36] Plus grave encore, outre l’affirmation que [TRADUCTION]°« l’intérêt supérieur des enfants est de rester sous la garde de leurs parents s’ils retournent au Bangladesh », l’agent n’a pas une seule fois établi quel serait en réalité l’intérêt supérieur des enfants concernés.

[37] En agissant ainsi, l’agent a adopté une approche à l’égard de l’intérêt supérieur de l’enfant qui est incompatible avec celle exposée dans l’arrêt Kanthasamy.

[38] Comme la Cour l’affirme dans la décision Jimenez :

[29] De plus, les motifs de l’agent concernant l’intérêt supérieur des enfants abondent en mentions quant à la question de savoir si les enfants seraient ou non exposés à un [TRADUCTION]°« effet défavorable marqué » dans l’éventualité où la dispense demandée n’était pas accordée. Il a lui‐même introduit un seuil de difficultés en exigeant des demandeurs qu’ils prouvent que [TRADUCTION]°« que l’intérêt supérieur des enfants visés par la présente demande serait compromis au point de justifier l’octroi d’une dispense » [non souligné dans l’original]. Que l’agent insiste sur les effets négatifs défavorables jette une ombre et crée de la confusion dans son appréciation de l’intérêt supérieur des enfants. Les motifs ne contiennent aucune indication claire de ce que pourrait réellement être l’intérêt supérieur des enfants, en dehors du fait de demeurer avec leurs parents. [Non souligné dans l’original.]

[39] Le défendeur a également fait valoir que si les agents ne peuvent pas prendre en compte les difficultés temporaires liées à la réinstallation, on peut se demander si tout cas relevant de l’article 25 peut être refusé sur la base de l’intérêt supérieur de l’enfant. En substance, le défendeur invoque l’argument de l’avalanche de demandes, que je rejette. Comme le concèdent les demandeurs, l’intérêt supérieur de l’enfant n’est qu’un des nombreux facteurs que les agents doivent prendre en compte lorsqu’ils traitent une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire. Il n’est ni déterminant ni suffisant pour l’octroi d’une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[40] J’ajouterais toutefois que ce qui constitue une difficulté dite « temporaire » dans un cas peut ne pas l’être dans un autre. C’est pourquoi les agents doivent rester réceptifs, attentifs et sensibles à l’intérêt supérieur d’un enfant lorsqu’ils évaluent l’impact de son renvoi et du renvoi de ses parents du Canada.

[41] Je note également qu’un argument similaire avait été soulevé par le défendeur dans l’affaire Narula c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2021 CF 1423 [Narula], mais qu’il a été rejeté par le juge Little :

[36] Je reconnais la portée des observations formulées par le défendeur en ce qui concerne l’examen par l’agent des conséquences inévitables ou attendues du fait de devoir quitter le Canada (comme il est souligné dans l’arrêt Kanthasamy, au para 23). Toutefois, les motifs laissent entendre que l’agent s’est concentré à tort sur la question de savoir si les petits‐enfants subiraient un préjudice ou connaîtraient des difficultés atteignant un niveau inhabituel s’ils étaient séparés de leur grand‐mère, au lieu de cerner et de prendre en considération en quoi consisterait leur intérêt supérieur, ainsi que le requièrent l’arrêt Kanthasamy et les affaires citées précédemment. L’agent n’a pas expressément défini l’intérêt supérieur des enfants, en général ou personnellement. Comme il est décrit au paragraphe 14, plus haut, dans son analyse de l’[intérêt supérieur de l’enfant], l’agent a utilisé des expressions comme [TRADUCTION]°« compromettrait l’intérêt supérieur des petits‐enfants », [TRADUCTION]°« pas assez d’éléments de preuve que ces enfants dépendent entièrement de la demanderesse », [TRADUCTION]°« pas suffisamment d’éléments de preuve que ces enfants n’arrivaient pas à se débrouiller avant l’arrivée de la demanderesse au Canada » et qu’il n’y avait [TRADUCTION]°« pas assez d’éléments de preuve que ces enfants ne pourraient pas continuer à se débrouiller en son absence ». J’estime que les observations quant à la question de savoir si les enfants [TRADUCTION]°« dépendent entièrement » de leur grand‐mère, ou ne pourraient pas [TRADUCTION]°« se débrouiller » sans elle ne respectent pas les contraintes juridiques établies dans la jurisprudence se rapportant à l’ISE. Les observations donnent à penser que l’agent a, à tort, imposé aux demandeurs le fardeau de démontrer que les enfants subiraient un préjudice inhabituel (ou pire) s’ils étaient séparés d’elle.

[42] Le même type d’erreur que celle qui a été constatée dans les affaires Jimenez et Narula, c’est‐à‐dire accorder une grande importance aux difficultés inhabituelles sans correctement établir et examiner ce qui constitue véritablement l’intérêt supérieur des enfants, a été commise par l’agent en l’espèce.

[43] Étant donné que j’ai conclu que l’agent avait commis une erreur lors de son analyse de l’intérêt supérieur des enfants, je n’ai pas à examiner les autres arguments soulevés par les demandeurs.

IV. Conclusion

[44] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour réexamen.

[45] Il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‐4567‐21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour réexamen.

  3. Il n’y a pas de question à certifier.

« Avvy Yao‐Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‐4567‐21

 

INTITULÉ :

MD LUTFUR RAHMAN et autres c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 31 août 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge Go

 

DATE DES MOTIFS :

Le 6 septembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Steven Blakey

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Lorne McClenaghan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Steven Blakey

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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