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Date : 20220829


Dossier : IMM-3074-20

Référence : 2022 CF 1238

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 août 2022

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

FRANCISCO MONTANO PEREZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, ressortissant du Mexique, est âgé de 51 ans. Il a vécu dix ans sans statut au Canada au terme desquels l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a eu vent de sa situation en mars 2019. Le demandeur est retourné au Mexique en avril 2019.

[2] Il était marié à une citoyenne canadienne depuis 1998. Au fil des années, son épouse avait tenté en vain de le parrainer pour qu’il obtienne la résidence permanente au Canada. Avant qu’une autre demande puisse être remplie, elle est décédée en septembre 2011 suivant l’apparition de complications consécutives à une intervention chirurgicale subie après une longue maladie.

[3] Durant son union avec son épouse et suivant le trépas de celle-ci, le demandeur a développé une étroite relation avec les familles de quatre des filles de la défunte, y compris neuf petits-enfants par alliance (le père biologique des filles était décédé en 1994). Au moment de son interpellation par l’ASFC, le demandeur vivait avec une de ses belles-filles, le mari de celle-ci et leurs deux jeunes fils.

[4] Avant de retourner au Mexique, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [la demande CH] au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Dans la demande, son avocat a, par les propos concis qui suivent, expliqué pourquoi la dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était à la fois nécessaire et justifiée après que le demandeur eut perdu à jamais la chance d’être parrainé par son épouse :

[traduction]

Francisco est bien établi au Canada grâce au rôle filial qu’il joue auprès de ses filles et de la relation qu’il entretient avec ses petits‑enfants. Nous faisons valoir que ce type de liens familiaux constitue la forme la plus prononcée d’enracinement qu’une personne peut avoir au pays.

Francisco n’a guère d’autres moyens de présenter une demande de résidence permanente au Canada que par la présente demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Bien qu’il ait joué un rôle de père pour ses cinq filles durant plus de 20 ans, celles-ci ne peuvent le parrainer du fait qu’il ne satisfait pas à la définition de parent. En effet, il n’est pas lié par le sang avec elles et ne les a pas adoptées.

Pendant qu’Erika [sa défunte épouse] était malade, Francisco lui a promis qu’il serait toujours là pour leurs filles et leurs petits‑enfants. Nous soutenons que, au moyen de la présente demande, vous disposez du pouvoir de permettre à Francisco de tenir la promesse faite à sa défunte épouse et de le réunir à ses cinq filles, ses neuf petits-enfants et sa collectivité au Canada.

[5] Dans la décision du 2 juillet 2020, un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté la demande. Il a conclu ce qui suit :

[traduction]

Pour obtenir une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, le demandeur doit démontrer que, compte tenu de l’ensemble des circonstances, un Canadien honnête, ouvert d’esprit et conscient de la nature exceptionnelle de celle-ci estimerait qu’il est simplement inacceptable de ne pas faire droit à la demande. Tout bien considéré, après avoir apprécié dans leur ensemble les observations présentées par M. Montano Perez, je juge qu’elles n’appuient pas la thèse selon laquelle il devrait en l’espèce être soustrait à l’obligation de présenter sa demande de résidence permanente depuis l’étranger.

[6] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Comme je vais l’expliquer plus loin, je suis convaincu que la présente demande doit être accueillie.

[7] Il est bien établi que la norme de contrôle applicable à une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable : voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44. La Cour suprême du Canada a confirmé au paragraphe 10 de l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 qu’il s’agit de la norme de contrôle appropriée.

[8] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid.). Il incombe au demandeur de démontrer le caractère déraisonnable de la décision de l’agent. Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[9] Le paragraphe 25(1) de la LIPR permet au ministre d’accorder une dispense à un étranger qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire, soit ne se conforme pas à la loi. Le ministre peut octroyer à l’étranger le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables conformément à la loi. Comme le prévoit la disposition, une telle dispense ne sera accordée que si le ministre « estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient ». La question de savoir si une dispense est justifiée dans un cas donné dépend des circonstances précises de l’affaire : voir Kanthasamy, au para 25.

[10] Lorsque le paragraphe 25(1) de la LIPR est invoqué, le décideur doit déterminer s’il y a lieu de faire exception à l’application usuelle de la loi : voir Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 aux para 16-22. Comme l’explique la majorité dans l’arrêt Kanthasamy, le pouvoir discrétionnaire d’accorder une exception assure la souplesse voulue pour mitiger les effets découlant d’une application rigide de la loi : voir Kanthasamy, au para 19. Il doit être exercé en tenant compte de la vocation équitable de la disposition : Kanthasamy, au para 31. Ainsi, les décideurs doivent comprendre que les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout[e] [personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la [LIPR] » (Kanthasamy, au para 13, souscrivant à l’approche formulée dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1970), 4 AIA 351). Le paragraphe 25(1) doit donc être interprété par les décideurs de manière à pouvoir « répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui [le] sous-tendent » (Kanthasamy, au para 33).

[11] À l’inverse, dans l’arrêt Kanthasamy, les juges dissidents (le juge Moldaver, avec l’accord du juge Wagner (maintenant juge en chef)) auraient formulé le critère pour l’octroi de la dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR de la manière suivante : « si, compte tenu de l’ensemble des circonstances, dont la nature exceptionnelle de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire, un Canadien honnête et ouvert d’esprit estimerait qu’il est simplement inacceptable de ne pas faire droit à la demande ». « Pour que le refus soit simplement inacceptable, la situation doit être suffisamment pressante pour que l’opportunité d’une dispense exceptionnelle fasse largement consensus » (au para 101, italique omis). Ce critère est manifestement plus rigoureux que celui de la majorité. De même, la minorité rejette expressément le choix de celle-ci d’intégrer les principes d’équité dans le processus décisionnel visant une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Elle affirme ainsi qu’un tel ajout placerait la barre trop bas et « risque d’atténuer la rigueur du critère des difficultés » (Kanthasamy, au para 107).

[12] À mon sens, la décision qui fait l’objet du présent contrôle est déraisonnable parce que l’agent n’a pas appliqué le critère retenu par la majorité dans l’arrêt Kanthasamy relatif aux cas de dispenses fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a plutôt eu recours au critère élaboré par la minorité dans sa dissidence, comme le montre l’extrait cité plus haut au paragraphe 5.

[13] Comme il est établi dans l’arrêt Vavilov, « [t]out précédent sur la question soumise au décideur administratif ou sur une question semblable aura pour effet de circonscrire l’éventail des issues raisonnables » (para 112). Si, par exemple, « une cour de justice a examiné une disposition législative dans un jugement pertinent, il serait déraisonnable que le décideur administratif interprète ou applique celle-ci sans égard à ce précédent » (ibid.).

[14] L’arrêt Vavilov permet effectivement à un décideur administratif de s’écarter raisonnablement d’un précédent contraignant : voir para 112. Or, même en supposant, pour les fins de l’argument, qu’un agent d’IRCC qui se prononce sur une demande CH dispose du pouvoir discrétionnaire d’écarter le cadre analytique établi par la majorité dans l’arrêt Kanthasamy (une thèse que je trouve douteuse malgré l’énoncé général figurant dans l’arrêt Vavilov), pour que sa décision soit raisonnable, elle doit à tout le moins inclure une explication ou une justification quant aux motifs pour lesquels le précédent contraignant n’a pas été suivi : voir Vavilov, au para 112. En l’espèce, l’agent est muet quant aux raisons qui l’ont poussé à retenir le critère applicable à la dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire élaboré dans les motifs dissidents de l’arrêt Kanthasamy au détriment du critère construit par la majorité.

[15] À cet égard, j’estime que l’espèce est similaire à l’affaire Alghanem c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1137. Dans cette décision, le décideur avait également tourné le critère applicable pour la dispense fondée sur les considérations d’ordre humanitaire dans des termes identiques à ceux tirés des motifs dissidents de l’arrêt Kanthasamy. Comme l’a statué le juge Diner dans la décision Alghanem : « [l]e fait d’adopter textuellement le critère énoncé par les juges dissidents dans l’arrêt Kanthasamy, plutôt que d’adopter les directives formulées par les juges majoritaires dans une décision contraignante, est en effet déraisonnable, surtout en l’absence d’une explication justifiant ce choix. » (au para 25).

[16] Le défendeur soutient que la façon dont l’agent a libellé le critère tenait simplement du lapsus calami et que la pondération des facteurs pertinents par l’agent dans son analyse démontrait une compréhension appropriée du critère applicable. Je ne peux souscrire à cet argument. Je conviens plutôt avec le demandeur que la présente analyse reflète l’accent mis sur les difficultés excessives au détriment de considérations plus générales fondées sur l’equity, démarche que la majorité a rejetée dans l’arrêt Kanthasamy.

[17] En outre, comme nous l’avons soulevé plus haut, la question de savoir si une dispense est justifiée dans un cas donné dépend des circonstances précises de l’affaire. Un point essentiel mis de l’avant par le demandeur est la perte de la chance d’obtenir la résidence permanente grâce au parrainage de son épouse en raison de son décès prématuré. Toutefois, il n’en est question nulle part dans la décision. Comme l’indique l’arrêt Vavilov « le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (au para 128). J’estime que c’est le cas en l’espèce.

[18] Assurément, ce ne sont pas l’ensemble des circonstances du demandeur qui font pencher la balance en faveur de l’octroi de la dispense qu’il sollicite. Le demandeur est tout d’abord entré illégalement au Canada en 1997 à bord d’un train où il était passager clandestin. Il a présenté une demande d’asile infructueuse sous une fausse identité. Une première demande de parrainage par sa défunte épouse a été rejetée parce que le demandeur l’avait épousée en Colombie-Britannique et avait présenté cette demande de parrainage sous la même fausse identité (le demandeur et son épouse ont ensuite tenté de rectifier la situation en se remariant au Mexique en 2007 sous le véritable nom du demandeur). Le demandeur a quitté le Canada en 2005, mais est revenu sans autorisation en février 2009 et ne s’est pas présenté à un port d’entrée. Il a alors vécu et travaillé au Canada sans statut durant une dizaine d’années. Or, c’est souvent précisément parce qu’une personne ne s’est pas conformée aux lois canadiennes en matière d’immigration qu’il est nécessaire de solliciter une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire : voir Mitchell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190 au para 23 ; voir également Mateos de la Luz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 599 au para 28). L’importance de cette violation doit être appréciée eu égard aux circonstances particulières de l’affaire.

[19] En l’espèce, l’agent a accordé un [traduction] « poids défavorable » au manque d’égard du demandeur envers les lois canadiennes en matière d’immigration simplement parce que « [c]eux qui méprisent les lois canadiennes et refusent de s’y conformer ne peuvent bénéficier, grâce à leur inconduite, d’une meilleure situation que celle des gens qui respectent les lois et le régime d’immigration du Canada » (citant Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 904 au para 29). À mon avis, il existe des difficultés et des circonstances atténuantes en l’espèce — y compris un effort constant déployé par le demandeur en vue de régulariser son statut et le fait qu’il était retourné au Canada en 2009 pour être au chevet de son épouse malade — que l’agent n’a, au mieux, abordées qu’en surface. Cet aspect entache également le caractère raisonnable de la décision.

[20] Pour conclure, le demandeur avait droit à ce qu’il soit statué raisonnablement sur sa demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Comme je l’ai expliqué plus haut, je suis persuadé que cela n’a pas été le cas.

[21] Par conséquent, pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue par l’agent principal le 2 juillet 2020 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

[22] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3074-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision rendue par l’agent principal le 2 juillet 2020 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est soulevée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3074-20

 

INTITULÉ :

FRANCISCO MONTANO PEREZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 novembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 29 août 2022

 

COMPARUTIONS :

Darcy Golden

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Courtenay Landsiedel

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Immigration & Refugee Legal Clinic

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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