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Date : 20220824


Dossier : IMM-160-21

Référence : 2022 CF 1226

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 24 août 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

VANESSA CHIDINM UMEH

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Vanessa Chidinm Umeh [la demanderesse] a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire] en avril 2019 au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Elle sollicite le contrôle judiciaire de la décision [la décision] du 1er juin 2021, par laquelle un agent principal [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[2] La demanderesse est une citoyenne du Nigéria. Le père de la demanderesse a pris des mesures pour qu’elle puisse poursuivre ses études au Canada. Elle est arrivée au Canada en 2009 à l’âge de 17 ans munie d’un permis d’études. Après avoir terminé ses études secondaires, la demanderesse s’est inscrite au programme de communication de l’Université Carleton. Elle réside au Canada depuis 2009 grâce à des permis d’étude et de travail. Son permis d’études le plus récent a expiré en mars 2019.

[3] En octobre 2012, l’inscription de la demanderesse à l’Université Carleton a été annulée parce que son père ne payait plus les droits de scolarité. Par la suite, ce dernier n’a payé qu’une partie des droits de scolarité et la demanderesse a dû s’inscrire à temps partiel.

[4] En décembre 2012, le père de la demanderesse l’a informée qu’il l’avait promise en mariage au fils d’un riche Nigérian et qu’elle devrait retourner au Nigéria en juin 2013 pour la cérémonie. La demanderesse a refusé, et son père a cessé de la soutenir financièrement; depuis, elle n’a plus de contacts avec lui ou avec le reste de sa famille au Nigéria.

[5] La demanderesse a poursuivi ses études à temps partiel à l’Université Carleton tout en travaillant à mi-temps comme consultante aux opérations pour un magasin de vente au détail de produits cosmétiques à partir de 2015. Elle doit encore des droits de scolarité à l’Université Carleton.

[6] De décembre 2013 à avril 2016, la demanderesse a été suivie par la Dre Lisa Lalonde au centre de santé et de consultation de l’Université Carleton. En février 2019, la Dre Lalonde lui a diagnostiqué un épisode de dépression majeure et un trouble anxieux généralisé dus à des facteurs de stress importants dans sa vie, notamment des problèmes avec sa famille au Nigéria et du stress lié à l’école et à ses finances.

[7] Dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse a invoqué son établissement au Canada, y compris l’aide financière et émotionnelle que ses amis lui ont apportée, et les difficultés auxquelles elle ferait face au Nigéria en raison de la rupture des liens avec sa famille, de son état de santé et des conditions défavorables dans le pays.

[8] Dans sa décision, l’agent a accordé un certain poids à l’établissement de la demanderesse. Il a conclu qu’elle n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’elle serait incapable d’avoir accès à des soins médicaux, de poursuivre ses études ou de trouver un emploi si elle retournait au Nigéria. L’agent a conclu, sur le fondement de l’établissement et d’autres facteurs, que l’octroi d’une dispense n’était pas justifié.

[9] Je conclus que l’agent a mal interprété les éléments de preuve et a tiré des conclusions déraisonnables concernant les relations entre la demanderesse et les amis qui constituent son réseau de soutien. Par conséquent, j’accueille la demande.

II. Norme de contrôle

[10] La demanderesse fait valoir que les questions sont les suivantes : 1) Est-ce que l’agent a commis une erreur de principe et a indûment entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire? 2) Est-ce que l’agent a interprété de manière restrictive le diagnostic sous-jacent d’épisode de dépression majeure et de trouble anxieux généralisé? 3) Est-ce que l’agent a mal interprété les éléments de preuve pertinents et a rendu une décision déraisonnable?

[11] Les parties conviennent que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[12] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable (Vavilov, au para 100). Pour infirmer la décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

III. Analyse

[13] Je ne suis pas convaincue que l’agent a commis une erreur dans son examen de la preuve concernant la santé mentale de la demanderesse ni que l’agent a fait abstraction d’éléments de preuve pertinents concernant les conditions générales dans le pays. Je conviens avec le défendeur que, compte tenu de la preuve que la demanderesse a présentée dans sa demande pour démontrer sa situation personnelle, l’agent a raisonnablement conclu que celle-ci ne suffisait pas à établir qu’elle ne pourrait pas avoir accès à des soins médicaux ou poursuivre ses études au Nigéria. Je conviens également avec le défendeur que les arguments de la demanderesse sur ces questions reviennent, dans une large mesure, à demander à la Cour de réexaminer les éléments de preuve.

[14] Toutefois, j’estime que l’agent a procédé à une évaluation déraisonnable des éléments de preuve sur les relations que la demanderesse entretient avec ses amis, qui sont devenus les membres de sa véritable famille après la rupture des liens avec sa famille au Nigéria.

[15] Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], la Cour suprême du Canada a confirmé que l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire est d’offrir « une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont " de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne ” » (au para 21). Cet arrêt guide les agents lorsqu’ils tranchent des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire en leur rappelant l’objectif du paragraphe 25(1) de la LIPR et les facteurs pertinents à examiner dans le cadre de l’évaluation de telles considérations.

[16] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de la demanderesse portait principalement que son retour au Nigéria lui causerait un préjudice disproportionné en raison de sa situation personnelle. La demanderesse fait valoir que la rupture des liens avec sa famille a entraîné un manque de soutien financier et émotionnel et l’a amenée à souffrir de dépression et d’anxiété. Elle soutient que les amis qu’elle s’est faits au Canada au cours des dix dernières années représentent donc sa nouvelle famille et lui apportent la majorité du soutien psychologique et émotionnel dont elle a besoin. La demanderesse renvoie à la lettre d’une amie, dans laquelle cette dernière a indiqué que le groupe d’amis de la demanderesse aurait bien du mal à continuer de la soutenir si elle était renvoyée au Nigéria.

[17] Dans sa décision, l’agent s’est exprimé sur ce facteur de la manière suivante :

[traduction]
Je ne doute pas que Mme Umeh ait établi des relations étroites au cours de son séjour au Canada. Je conviens que le fait de quitter le Canada et de laisser des amis derrière soi serait difficile au plan émotionnel pour la demanderesse, et que ses amis souffriraient également de son départ. Toutefois, je suis d’avis que la demanderesse et ses amis auraient pu prévoir cette séparation, car ils auraient dû savoir que la demanderesse était ici à titre temporaire et que son départ pourrait devenir inévitable. De plus j’estime qu’au-delà de l’aide financière occasionnelle que la demanderesse reçoit de ses amis, la preuve ne suffit pas à démontrer qu’elle dépend de cette aide au quotidien. Il est important de souligner que les relations étroites d’entraide peuvent continuer si la demanderesse doit quitter le Canada. À notre époque, les familles et les amis peuvent garder contact peu importe où ils se trouvent dans le monde grâce à l’accessibilité de technologies de communication peu coûteuses telles que Skype et Facebook et la myriade de médias sociaux.

[18] La demanderesse conteste les motifs de l’agent; elle soutient qu’il a commis une erreur de principe et a mal évalué les éléments de preuve dans la conclusion qu’il a tiré à cet égard.

[19] La demanderesse soutient qu’il n’était pas raisonnable pour l’agent d’affirmer que la demanderesse et ses amis avaient agi déraisonnablement en devenant émotionnellement interdépendants, car ils auraient dû savoir que la demanderesse pouvait quitter le Canada. Bien qu’à mon avis l’affirmation de l’agent ne signifiait pas que la demanderesse et ses amis avaient agi de façon déraisonnable, j’estime que le raisonnement de l’agent est défaillant. Selon cette logique, les agents n’ont pas à tenir compte des liens d’amitiés ou personnels que les personnes qui présentent des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire ont pu nouer au Canada, puisque ces liens devraient être considérés comme temporaires.

[20] De plus, le raisonnement de l’agent va, selon moi, à l’encontre des principes établis dans l’arrêt Kanthasamy. En effet, l’agent a conclu qu’étant donné que ces amitiés étaient toutes destinées à prendre fin un jour, les difficultés qui découlent de la séparation devraient simplement être acceptées. Une telle approche utilitaire de l’évaluation des amitiés et de leur incidence sur le demandeur représente tout le contraire de ce qu’une « société civilisée [souhaitant] soulager les malheurs d’une autre personne » croirait ou ferait.

[21] J’estime également que l’agent a mal analysé la nature des relations entre la demanderesse et ses amis, qui ont indiqué dans leurs lettres de soutien que la demanderesse et eux se soutenaient mutuellement. Les lettres confirment également que les amis de la demanderesse l’ont aidée à payer son loyer et lui ont offert un voyage à l’étranger pour célébrer son anniversaire afin de démontrer les liens étroits qu’ils ont développés avec celle qu’ils décrivent affectueusement comme leur [traduction] « sœur » et leur « famille ». En affirmant que la demanderesse pourra simplement nouer de nouvelles amitiés à son retour au Nigéria, l’agent n’a pas pris en considération ou a mal interprété les liens profonds qui se sont développés entre la demanderesse et ses amis, lesquels ont remplacé sa famille au cours de la dernière décennie.

[22] La demanderesse soutient également que, contrairement à la conclusion de l’agent, les étrangers qui viennent étudier au Canada peuvent demander la résidence permanente au titre de la catégorie de l’expérience canadienne et que leur départ du Canada n’est donc pas inévitable.

[23] Je suis du même avis. J’ajouterais également qu’étant donné que la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire vise à dispenser la demanderesse de l’obligation de demander le statut de résident permanent depuis l’extérieur du Canada, son départ n’est donc pas inévitable puisque sa demande pourrait être accueillie. Après avoir conclu que le départ de la demanderesse était inévitable, l’agent s’est livré à un raisonnement circulaire du fait qu’il s’est appuyé sur ce facteur pour rejeter la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[24] Dans ses observations écrites, le défendeur ne répond pas aux arguments de la demanderesse concernant l’évaluation déraisonnable par l’agent des relations entre la demanderesse et ses amis.

[25] À l’audience, le défendeur a présenté deux nouveaux arguments. Il a d’abord affirmé que l’agent n’avait pas fait fi des liens de la demanderesse avec ses amis et qu’il avait accordé un certain poids à ce facteur. Ensuite, il a soutenu que les difficultés qui justifient une dispense pour considérations d’ordre humanitaire ne découlent pas du renvoi lui-même, car la demanderesse ne peut s’attendre à rester indéfiniment au Canada.

[26] Je ne suis pas convaincue par les arguments du défendeur. L’agent devait procéder à un examen global de l’ensemble des facteurs, y compris l’établissement. Même s’il a accordé un poids favorable à l’établissement, les erreurs qu’il a commises dans l’évaluation de ce facteur auraient tout de même une incidence sur l’examen global de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. De plus, l’erreur de l’agent vient du fait qu’il n’a pas reconnu que les difficultés qu’éprouverait la demanderesse en raison de la séparation d’avec ses amis ne découlent pas du renvoi en soi, mais de la perte de son seul réseau de soutien familial si elle devait retourner au Nigéria.

[27] Pour ce seul motif, j’accueille la demande.

IV. Conclusion

[28] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[29] Il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-160-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Vincent


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-160-21

 

INTITULÉ :

VANESSA CHIDINM UMEH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 AOÛT 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 24 AOÛT 2022

 

COMPARUTIONS :

Adetayo G. Akinyemi

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Amina Riaz

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Adetayo G. Akinyemi

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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