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Date : 20220913


Dossier : IMM-46-21

Référence : 2022 CF 1288

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

ALI AHMED IBRAHIM MAHAMOUD

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Ali Ahmed Ibrahim Mahamoud est un citoyen du Soudan. Il sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR]. La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la CISR portant que M. Mahamoud n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] La SPR et la SAR ont relevé plusieurs incohérences importantes dans le témoignage de M. Mahamoud. Les conclusions tirées quant à la crédibilité constituent l’essentiel du pouvoir discrétionnaire des juges des faits, et elles ne sauraient être infirmées à moins qu’elles ne soient abusives, arbitraires ou rendues sans tenir compte des éléments de preuve.

[3] Considérées cumulativement, les conclusions défavorables tirées par la SAR quant à la crédibilité étaient raisonnables. La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Le contexte

[4] Avant de venir au Canada, M. Mahamoud vivait dans une région du Soudan visée par le projet agricole de la Gezira, un des projets d’irrigation les plus importants en Afrique. En 2005, le gouvernement soudanais a édicté de nouveaux règlements en lien avec le projet d’irrigation. M. Mahamoud affirme que, par suite de ces règlements, des agriculteurs, y compris sa famille, ont été expropriés de leurs terres sans indemnisation appropriée.

[5] M. Mahamoud soutient que le gouvernement soudanais a mis en œuvre diverses mesures, notamment mettre fin à un emploi ou refuser un emploi au sein de la fonction publique, dans le but de harceler et d’intimider quiconque oserait s’opposer aux expropriations. De plus, le gouvernement soudanais a fait appel au Service national du renseignement et de la sécurité [le SNRS] afin de réprimer toute opposition, réelle ou perçue.

[6] Selon M. Mahamoud, en avril 2017, son frère Ibrahim a été détenu en raison de ses activités politiques. Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [formulaire FDA], M. Mahamoud a mentionné que les membres de sa famille avaient cherché Ibrahim dans les hôpitaux et les postes de police, en vain. Ils ont présumé qu’il avait été arrêté par le SNRS et ils ont craint pour sa sécurité. Ibrahim a été libéré environ un mois plus tard, mais il a été arrêté de nouveau le 10 juin 2017. Il n’a toujours pas été retrouvé.

[7] Lors de son témoignage devant la SPR, M. Mahamoud a reconnu que l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA comportait une erreur. Il a expliqué que les membres de sa famille avaient cherché Ibrahim dans les hôpitaux et les postes de police après la deuxième arrestation de celui-ci, et non après la première.

[8] M. Mahamoud a mentionné qu’un agent du SNRS était venu chez lui le 2 juillet 2017 et qu’il l’avait convoqué au bureau du SNRS, où il avait été interrogé, insulté et battu. Sa famille et lui ont été menacés. Il a finalement été libéré à condition qu’il continue à fournir des renseignements sur les membres de sa famille et sur leurs activités. On lui a dit qu’en échange de sa coopération, son frère serait aussi libéré.

[9] M. Mahamoud a décidé de fuir le pays. Avec l’aide de son oncle, un avocat à la retraite, il s’est rendu en Égypte et il a présenté une demande de visa de visiteur à l’ambassade du Canada au Caire. Il a affirmé qu’il était ingénieur et qu’il avait été invité à participer à une conférence à Toronto.

[10] Le 27 août 2017, M. Mahamoud est arrivé à Toronto et il a présenté une demande d’asile. La SPR a rejeté sa demande le 8 août 2018. La question déterminante était la crédibilité. La SPR a relevé plusieurs incohérences importantes dans le récit de M. Mahamoud au sujet de l’arrestation d’Ibrahim, des recherches menées par les membres de sa famille dans les hôpitaux et les postes de police, et du moment où il avait pris la décision de quitter le Soudan.

[11] M. Mahamoud a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR et il a cherché à produire de nouveaux éléments de preuve au titre du paragraphe 110(4) de la LIPR. La SAR a rejeté la requête, et elle a rejeté l’appel le 10 décembre 2020.

III. La question en litige

[12] La seule question que soulève la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision de la SAR était raisonnable.

IV. Analyse

[13] La décision de la SAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. La Cour n’interviendra que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 100).

[14] Les critères de « justification, d’intelligibilité et de transparence » sont respectés si les motifs permettent à la Cour de comprendre le raisonnement à l’appui de la décision et de déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, aux para 85, 86).

[15] La SAR n’est pas un tribunal « d’appel » traditionnel (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica] aux para 56, 78, 79, 103). Elle joue un rôle hybride qui lui permet d’examiner le dossier de l’instance devant la SPR, de procéder à une analyse indépendante de la crédibilité et de convoquer une audience, s’il est justifié de le faire (Huruglica, au para 103).

[16] En ce qui concerne les questions de crédibilité, la SAR doit se demander si la SPR a joui d’un « avantage certain » en entendant le témoignage du demandeur de vive voix (Huruglica, aux para 69-73). En l’espèce, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas eu un tel avantage et qu’il n’y avait pas lieu de faire preuve de retenue à l’égard de ses conclusions quant à la crédibilité. La SAR a appliqué la norme de la décision correcte tout au long de sa décision.

[17] M. Mahamoud affirme qu’il a volontairement corrigé l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA lors de l’audience devant la SPR. Selon lui, ses explications étaient objectivement raisonnables. Les membres de sa famille étaient présents lorsque le SNRS a arrêté Ibrahim la première fois; ils savaient donc ce qui lui était arrivé. Ils l’ont cherché seulement après la deuxième arrestation. L’inversion de la séquence des événements n’était qu’une erreur de rédaction, pas une incohérence importante.

[18] M. Mahamoud soutient que la SAR a déraisonnablement conclu qu’il s’agissait de « nouvelles explications »; il affirme avoir fourni essentiellement les mêmes explications à la SPR. Il conteste la déclaration de la SAR selon laquelle la SPR lui « [avait] signalé » les incohérences dans son témoignage et qu’il avait été incapable de fournir des réponses satisfaisantes.

[19] La SAR a conclu que le témoignage de M. Mahamoud était « évolutif et changeant ». Dans l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA, il avait mentionné que [traduction] « les membres de [s]a famille avait cherché » Ibrahim, alors qu’il a déclaré, lors de son témoignage, qu’il s’était rendu dans de nombreux postes de police avec les membres de sa famille et des amis d’Ibrahim. Il a ensuite précisé que, même s’il était présent, il n’avait pas parlé à l’agent en poste à la réception du poste de police : [traduction] « [L]orsque nous sommes allés au poste de police, une seule personne a été autorisée à entrer. J’étais présent, mais je ne suis pas entré. »

[20] La SAR a souligné que M. Mahamoud avait précédemment mentionné qu’il avait donné le nom d’Ibrahim à l’agent en poste à la réception du poste de police, mais qu’Ibrahim n’était pas là et que la police ne lui avait pas offert d’aide. M. Mahamoud affirme que cela ne concorde pas avec la transcription de son témoignage, lors duquel il a dit ce qui suit : [traduction] « [I]l y a généralement une réception dans ces postes de police, vous demandez, vous donnez le nom de la personne et vous demandez si cette personne est inscrite auprès de la police. » Il soutient qu’il n’a jamais voulu dire qu’il avait lui-même parlé avec quelqu’un au poste de police.

[21] La SAR a aussi relevé des incohérences entre l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire FDA de M. Mahamoud et son témoignage concernant les terres de sa famille. Dans son formulaire FDA, il a déclaré que les terres de sa famille avaient été [traduction] « prises par le gouvernement ». Dans son témoignage, il a déclaré que le gouvernement avait approché les voisins de la famille et les avait encouragés à empiéter sur ses terres. À la question de savoir si les terres de sa famille avaient été prises par les voisins ou par le gouvernement, il a répondu ce qui suit : [traduction] « [C]e ne sont pas vraiment les voisins [...] c’est le gouvernement, et les voisins suivent les ordres du gouvernement. » La SAR a conclu qu’il « y [avait] une différence majeure » entre l’expropriation des terres de la famille au titre de lois promulguées en 2005 et l’empiétement des voisins sur les terres de la famille.

[22] De plus, le récit fait par M. Mahamoud des circonstances qui avaient conduit à son départ du Soudan n’a pas convaincu la SAR. M. Mahamoud a affirmé que le SNRS l’avait interrogé le 2 juillet 2017. Cependant, la lettre d’invitation à la conférence de Toronto qu’il avait utilisée pour obtenir son visa de visiteur canadien était datée du 22 juin 2017. M. Mahamoud a soutenu qu’il ne savait pas de quelle façon la lettre d’invitation avait été obtenue, ni si elle était authentique ou frauduleuse. La lettre avait été produite par une organisation établie en Inde, et elle contenait des erreurs de grammaire et des anomalies de formatage. Il n’est toutefois pas contesté que la conférence s’est déroulée à Toronto aux dates mentionnées.

[23] La SAR a jugé que les erreurs de grammaire et les autres anomalies étaient mineures, et elle a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que la lettre d’invitation avait été délivrée par le comité organisateur de la conférence le 22 juin 2017. Elle a donc conclu que M. Mahamoud avait déjà l’intention de quitter le Soudan et que son départ n’était pas motivé par l’interrogatoire que lui avait fait subir le SNRS.

[24] M. Mahamoud prétend que le fait que la SAR était disposée à faire fi des lacunes dans la lettre d’invitation ne concorde pas avec l’examen minutieux qu’elle a fait des lettres d’appui qu’il avait présentées. La SAR a écarté une lettre rédigée par son père, parce que celui-ci « parl[ait] de lui-même à la troisième personne dans sa propre lettre ».

[25] En ce qui concerne les autres lettres, M. Mahamoud reproche à la SAR de s’être déraisonnablement concentrée sur ce qu’elles ne disaient pas plutôt que sur ce qu’elles disaient (citant Mahmud c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8019 (CF) au para 11, et Teganya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 42 au para 25). La SAR a conclu qu’une lettre rédigée par l’oncle de M. Mahamoud ne contenait que peu de détails sur la façon dont le comité local avait appris l’arrestation d’Ibrahim. Les lettres rédigées par la sœur et le beau-frère de M. Mahamoud n’expliquaient pas pourquoi le SNRS cherchait celui-ci; elles mentionnaient seulement que le SNRS s’était renseigné sur ses allées et venues.

[26] M. Mahamoud soutient que les incohérences alléguées dans son témoignage ne constituaient que des différences mineures et qu’elles n’étaient pas au cœur de ses allégations de persécution. Il s’appuie sur les motifs du juge Alan Diner dans la décision Pooya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1019, pour faire valoir que la CISR devrait être préoccupée par des détails ou des omissions importants, et non accessoires, dans le formulaire FDA d’un demandeur (au para 18, citant Feradov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 101).

[27] M. Mahamoud a rempli son formulaire FDA avec l’aide d’un conseil et il a eu l’occasion de modifier son exposé circonstancié avant l’audience devant la SPR. Il n’était donc pas déraisonnable pour la SAR de s’attendre à ce qu’il fournisse des renseignements exacts sur les faits entourant les détentions alléguées de son frère. Ces faits étaient des éléments centraux, et non périphériques, de sa demande d’asile. La conclusion de la SAR selon laquelle ses réponses avaient évolué et changé au fil du temps était raisonnablement appuyée par la transcription de son témoignage.

[28] Dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA, M. Mahamoud a explicitement fait mention de l’expropriation injuste des terres de sa famille par le gouvernement :

[traduction]
Ces terres ont été prises par le gouvernement, et on m’a dit que le gouvernement avait aussi floué notre famille et qu’il ne versait pas le montant d’indemnisation approprié. La situation a suscité beaucoup de colère envers le gouvernement au sein de ma famille.

[29] Toutefois, dans son témoignage, M. Mahamoud a expliqué que des propriétaires fonciers voisins avaient empiété sur les terres de sa famille. Il était loisible à la SAR de conclure qu’il existait une différence importante entre les deux récits.

[30] La SAR a accepté le fait que M. Mahamoud n’avait pas eu l’intention d’assister à la conférence à Toronto et qu’il avait obtenu la lettre d’invitation sous de faux prétextes. Cependant, elle a suffisamment expliqué les raisons pour lesquelles elle avait conclu que tant la conférence que la lettre étaient authentiques.

[31] Bien que M. Mahamoud affirme que la SAR s’est concentrée sur ce que les lettres d’appui ne disaient pas plutôt que sur ce qu’elles disaient, les lettres n’avaient qu’une faible valeur en tant que preuve corroborante. Elles n’étayaient pas les éléments centraux de la demande d’asile de M. Mahamoud.

[32] Comme l’a récemment déclaré la juge Vanessa Rochester dans la décision Ali v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 1207 (au para 26) :

[traduction]
Les conclusions quant à la crédibilité font partie du processus de recherche des faits et doivent faire l’objet d’une retenue considérable à l’occasion d’un contrôle (Fageir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 966 [Fageir] au para 29; Tran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 721 [Tran] au para 35; Azenabor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1160 au para 6). De telles conclusions tirées par la SPR et la SAR requièrent un degré élevé de retenue judiciaire, et il n’y a lieu de les infirmer que « dans les cas les plus évidents » (Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 720 [Liang] au para 12). Les décisions quant à la crédibilité constituent « l’essentiel du pouvoir discrétionnaire des juges des faits, […] et elles ne sauraient être infirmées à moins qu’elles ne soient abusives, arbitraires ou rendues sans tenir compte des éléments de preuve » (Fageir, au para 29; Tran, au para 35; Edmond c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 644 au para 22, citant Gong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 165 au para 9).

[33] Considérées cumulativement, les nombreuses conclusions défavorables tirées par la SAR quant à la crédibilité du témoignage de M. Mahamoud étaient raisonnables.

V. Conclusion

[34] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-46-21

 

INTITULÉ :

ALI AHMED IBRAHIM MAHAMOUD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE TORONTO ET OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 août 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 13 septembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Monique Ann Ashamalla

 

Pour le demandeur

 

Amy King

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ashamalla LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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