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Date : 20220909


Dossier : IMM‑6386‑20

Référence : 2022 CF 1275

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

JOSE FRANCISCO AGUIRRE MEZA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. La nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision [la décision] du 19 novembre 2020 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande présentée par le demandeur, en vertu du paragraphe 62(6) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256, en vue d’obtenir la réouverture d’une demande d’asile. Pour obtenir gain de cause, le demandeur doit démontrer qu’il y a eu manquement à un principe de justice naturelle. La SPR a examiné les faits de la présente affaire et a conclu à l’absence d’un tel manquement. Avec égard, la décision est déraisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Les faits

[2] Le demandeur est un Mexicain âgé de 34 ans. Son épouse et ses deux filles mineures sont restées dans son pays d’origine. Il ne parle que l’espagnol.

[3] Le demandeur affirme qu’il a fui le Mexique, parce qu’il craignait d’être victime d’extorsion de la part de groupes criminels liés à un politicien célèbre. Fils d’un politicien, le demandeur faisait ouvertement de la politique.

[4] Le 7 mai 2019, le demandeur est arrivé à l’aéroport international Pearson. Il a demandé le statut de visiteur, qui lui a été refusé pour cause d’irrecevabilité. Il a ensuite demandé des renseignements sur la procédure de demande d’asile. Il a dit à un agent de l’Agence des services frontaliers [l’ASFC] qu’il était victime d’extorsion au Mexique et qu’il voulait entrer au Canada pour y travailler et faire venir sa famille. Bien qu’il ait indiqué que sa vie n’était pas menacée, il a précisé qu’il était victime d’extorsion.

[5] Le demandeur était sous le coup de l’émotion. Par conséquent, l’agent de l’ASFC a accepté de traiter sa demande d’asile pour lui permettre d’entrer au Canada pour environ deux semaines en vue d’un contrôle complémentaire. À un certain moment, il a manifesté son souhait de retirer sa demande d’asile, bien qu’il n’y ait eu aucun retrait officiel.

[6] Par l’entremise d’un interprète, l’agent de l’ASFC a informé le demandeur qu’il devait se présenter à un bureau de l’ASFC pour contrôle complémentaire. Le demandeur s’est également vu remettre divers documents, y compris les coordonnées de la Croix‑Rouge, au cas où il aurait besoin d’aide pour sa demande d’asile. L’un des autres documents était un formulaire qui confirmait que le demandeur était tenu de se présenter en personne pour contrôle complémentaire.

[7] Un interprète hispanophone a traduit le formulaire pour le demandeur. Ce dernier a signé le formulaire et a déclaré en avoir compris le contenu.

[8] Le demandeur a seulement fourni une adresse électronique où on pouvait le joindre. Son avocat a confirmé que l’adresse électronique fournie fonctionnait, ce que le demandeur avait souligné lorsqu’il avait expliqué pourquoi il n’avait pas répondu aux courriels de l’ASFC, comme nous le verrons plus loin. Le demandeur n’a pas mis à jour ses coordonnées auprès de l’ASFC en fournissant à celle‑ci une adresse ou un numéro de téléphone.

[9] Comme il en a été déjà fait mention, l’agent de l’ASFC a informé le demandeur qu’il devait se présenter à un bureau de l’ASFC pour contrôle complémentaire. Toutefois, le demandeur ne s’est pas présenté à ce contrôle. Le bureau de l’ASFC lui a envoyé un courriel rédigé en anglais et en espagnol, dans lequel on lui demandait de communiquer avec le bureau pour fixer une nouvelle date de contrôle. Le demandeur n’a pas répondu à ce courriel. Selon le témoignage qu’il a livré, bien qu’il ait reçu les courriels provenant de l’ASFC, il espérait que la situation au Mexique s’améliorerait et il craignait d’être expulsé. Le 25 juin 2019, l’ASFC a essayé de communiquer avec le demandeur une deuxième fois. Là encore, le demandeur a choisi de ne pas répondre pour les raisons déjà mentionnées.

[10] Aucune réponse n’a été reçue de la part du demandeur. Comme l’ASFC avait reçu la demande d’asile du demandeur, elle a déféré l’affaire à la SPR.

[11] Étant donné que le demandeur ne s’était pas présenté pour le contrôle complémentaire et qu’il n’avait pas répondu aux deux courriels, il ne savait pas que sa demande d’asile avait été déférée à la SPR. Par conséquent, il n’a pas fourni à la SPR le formulaire requis, à savoir le Fondement de la demande d’asile [FDA]. Le demandeur n’a pas non plus assisté à une audience spéciale de la SPR tenue le 13 juin 2019 pour fournir quelque motif que ce soit expliquant la raison pour laquelle le désistement de la demande d’asile ne devrait pas être prononcé. Par la suite, un désistement a été prononcé à l’égard de la demande d’asile.

[12] En raison de l’absence de coordonnées supplémentaires au dossier, l’avis de décision de la SPR n’a pas été initialement envoyé au demandeur.

[13] Le demandeur a retenu les services d’un avocat en octobre 2019, mais il n’a rien fait pendant cinq mois après sa communication initiale avec l’ASFC. Il a plus tard appris que la SPR avait prononcé le désistement de sa demande d’asile.

[14] En octobre 2019, le demandeur a envoyé à l’ASFC des formulaires de demande d’asile. Il s’est conformé à l’exigence de l’ASFC de se présenter toutes les deux semaines. Le demandeur a sollicité, sans succès, le renvoi de sa demande d’asile à la SPR. En 2020, il a appris pour la première fois le désistement prononcé à l’égard de sa demande d’asile. Le même jour, il a présenté une demande de réouverture de sa demande d’asile.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[15] Le 19 novembre 2020, la SPR a rejeté la demande de réouverture de la demande d’asile du demandeur. La SPR a conclu qu’il n’y a eu aucun manquement aux principes de justice naturelle de la part des fonctionnaires de l’ASF ou de la SPR. De l’avis de la SPR, le rejet de la demande d’asile du demandeur est le résultat « d’une suite d’événements que le demandeur d’asile a lui‑même déclenchée ».

A. L’avis d’audience

[16] La SPR souligne d’abord que, lorsqu’une demande est déférée au tribunal, un formulaire FDA rempli doit être reçu dans les délais prévus par la loi. Elle reconnaît que le demandeur n’a pas compris qu’il devait présenter le formulaire FDA et qu’il devait assister à l’audience spéciale prévue pour lui, parce qu’il ne connaissait pas l’état d’avancement de sa demande. Toutefois, selon la SPR, « l’ignorance du demandeur d’asile à cet égard découle de ses propres actions ». La SPR fait observer que le demandeur a le droit d’être avisé de la date de son audience et d’être présent à l’audience, mais qu’il a également la responsabilité de fournir aux autorités les renseignements nécessaires pour obtenir l’avis. La SPR considère que c’est le demandeur d’asile qui « empêche inévitablement le tribunal de lui donner l’avis ».

B. La crainte d’expulsion

[17] La SPR a conclu que la décision du demandeur de ne pas se présenter au contrôle complémentaire, alors qu’il avait accepté par écrit de le faire, n’a pas joué en faveur de la réouverture de sa demande d’asile. Le demandeur a expliqué qu’il ne s’était pas présenté au contrôle, parce qu’il craignait d’être expulsé. Selon la SPR, la crainte alléguée par le demandeur d’asile à cet égard « ne concorde pas avec son défaut de se présenter pour un contrôle complémentaire ». La SPR a fait observer que, le fait pour le demandeur de ne pas se présenter au contrôle complémentaire, d’enfreindre volontairement les conditions en matière d’immigration qu’il avait signées et de demeurer au Canada en situation irrégulière aurait pu augmenter les risques qu’il soit expulsé. Ce facteur, associé à l’absence de mesures concrètes prises par le demandeur pour donner suite à sa demande d’asile ou pour communiquer avec l’ASFC ou la Croix‑Rouge, n’a pas joué en faveur d’une réouverture de la demande d’asile.

C. L’intention du demandeur de poursuivre sa demande d’asile

[18] La SPR souligne qu’après s’être vu refuser l’entrée en tant que visiteur et après avoir présenté une demande d’asile, le demandeur a exprimé l’intention de rendre visite à sa famille au Mexique. La SPR a indiqué que le demandeur avait plus tard déclaré qu’il « n’était pas exposé à un danger » dans son pays et qu’il voulait retirer sa demande d’asile. Je tiens à souligner que le dossier indique qu’il a déclaré que sa vie n’était pas menacée, mais qu’il craignait d’être victime d’extorsion. Par la suite, le demandeur ne s’est pas présenté au contrôle complémentaire. Il a alors choisi « de [TRADUCTION] “vivre dans la clandestinité” au Canada pendant plusieurs mois en n’ayant aucun statut d’immigrant régulier ». De l’avis de la SPR, il ressort de l’ensemble de ces facteurs que les actes du demandeur ne sont pas compatibles avec une intention de poursuivre sa demande d’asile.

[19] La SPR a conclu que la réouverture de la demande d’asile permettrait effectivement aux personnes de contourner des éléments faisant partie du traitement ordinaire des demandes d’immigration, de rester au Canada pour une période indéterminée de leur choix, et d’être par la suite autorisées à annuler tout processus de désistement initié par leurs actions. Selon la SPR, cette situation « ne serait pas respectueuse de l’intégrité du processus canadien d’asile ». Comme nous le verrons plus loin, je souscris à cette appréciation.

IV. La question en litige

[20] L’unique question qui se pose en l’espèce consiste à savoir si la décision est déraisonnable.

V. La norme de contrôle

[21] Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, que la Cour suprême du Canada a rendu en même temps que l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires, sous la plume du juge Rowe, ont expliqué les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti(Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[22] De plus, l’arrêt Vavilov indique clairement que le rôle de notre Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve, à moins de « circonstances exceptionnelles ». La Cour suprême du Canada nous enseigne ce qui suit :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : TCDP, par. 55). (Voir également Khosa, par. 64.) Dr Q, par. 41‑42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15‑18; Dr. Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original.]

[23] De plus, dans la décision Martinez Giron c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 7, la juge Kane a exprimé ainsi la déférence dont il faut faire preuve à l’égard des décideurs de la SPR :

[14] En ce qui a trait à l’analyse de la Commission portant sur la crédibilité et le caractère vraisemblable, vu son rôle en tant que juge des faits, les conclusions de la Commission justifient une importante déférence : Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1052, [2008] ACF no 1329, au paragraphe 13; Fatih c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 857, [2012] ACF no 924, au paragraphe 65.

Toutefois, cela ne signifie pas que les décisions de la Commission jouissent d’une immunité eu égard au contrôle judiciaire lorsqu’une intervention est justifiée. Dans Njeri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 291, [2009] ACF no 350 le juge Phelan a déclaré ce qui suit :

En ce qui concerne les conclusions sur la crédibilité, j’ai remarqué que la Cour a, et devrait avoir, des réticences à annuler de telles conclusions, à moins qu’il y ait eu une erreur des plus manifestes (Revolorio c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1404). La retenue due tient compte tant du contexte de l’affaire et de l’intention du législateur que de la situation particulière dans laquelle se trouve le juge des faits qui évalue la preuve apportée par des témoignages. Le degré de retenue varie selon le fondement de la conclusion de crédibilité. La raisonnabilité est la norme applicable et la Cour doit faire preuve d’une retenue non négligeable à l’égard de la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

Toutefois, la retenue n’est pas un chèque en blanc. Le décideur doit donner les motifs qui l’ont amené à tirer une conclusion justifiable. C’est avec beaucoup de réticence que j’ai conclu que la décision de la Commission ne satisfaisait pas à la norme de contrôle.

VI. Les dispositions légales applicables

[24] Le paragraphe 62(6) des Règles de la Section de la protection des réfugiés porte ce qui suit :

Réouverture d’une demande

Reopening A Claim or Application

Élément à considérer

Factor

62(6) La Section ne peut accueillir la demande que si un manquement à un principe de justice naturelle est établi.

62(6) The Division must not allow the application unless it is established that there was a failure to observe a principle of natural justice.

VII. Analyse

A. L’avis d’audience

[25] Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur en ne l’informant pas du renvoi de sa demande d’asile à la SPR, et a donc manqué aux principes de justice naturelle. Il prétend que le défaut de se présenter à une entrevue de l’ASFC ou de fournir son adresse à temps devrait être compréhensible en raison de sa situation personnelle, à savoir son état émotionnel et les barrières linguistiques et culturelles. Il reconnaît que l’ASFC a communiqué avec lui par courriel, mais note qu’elle ne l’a jamais informé du renvoi de sa demande d’asile.

[26] Le défendeur soutient qu’il n’y a pas de manquement à l’équité procédurale lorsqu’une personne a perdu la possibilité d’être entendue, parce qu’elle n’a pas correctement communiqué ses coordonnées à la SPR. À cet égard, le défendeur invoque la décision Mendoza Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 924, dans laquelle la Cour a formulé les observations suivantes :

[8] Le 22 janvier 2009, la CISR a acheminé un nouvel avis de convocation à M. Mendoza Garcia avisant celui‑ci que son audience aurait lieu le 6 février 2009. De nouveau, la CISR a acheminé cet avis à la rue Sherbrooke Ouest, avec une copie à Me Brodeur. Le demandeur ne s’est pas présenté à son audience.

[…]

[14] S’il est vrai que la justice naturelle exige que chaque personne ait l’occasion de faire valoir sa cause, surtout lorsqu’une personne craint pour sa vie, il importe quand même de porter une attention particulière à ses propres affaires. Il est tout à fait raisonnable pour le commissaire de déterminer que le demandeur n’avait pas avisé la CISR de son changement d’adresse; cette conclusion est d’autant plus renforcée par le fait que l’avocat du demandeur à l’époque a demandé son désistement du dossier du demandeur au motif qu’il était incapable de rejoindre ou de communiquer avec son client, M. Mendoza Garcia. L’arrêt Matondo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 416) est un bon exemple des démarches qu’un demandeur doit entreprendre afin de se garder à l’affût de l’évolution de sa demande.

[15] Il ne faut pas perdre de vue que M. Mendoza Garcia est l’artisan de son propre malheur, et que, malgré le résultat de cette demande de contrôle judiciaire, ce dernier a toujours droit à un examen des risques avant renvoi.

[27] Le défendeur cite également, à l’appui de cette thèse, les décisions Gurgus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 9, aux para 7‑11, 23‑26, et Perez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1171, au para 23. Selon le défendeur, le redressement devrait être accordé en tenant particulièrement compte des circonstances de chaque affaire, mais [traduction] « à un certain moment, le demandeur sera considéré comme l’artisan de son propre malheur ». Il cite les observations suivantes formulées par le juge McHaffie dans la décision Perez :

[26] Ce qui ressort clairement des affaires précitées, c’est que l’inobservation d’obligations procédurales n’empêche pas automatiquement qu’un demandeur fasse l’objet d’une mesure de redressement pour des motifs d’équité, mais qu’à un certain moment, un demandeur sera considéré comme l’artisan de son propre malheur. La ligne de démarcation entre ces deux éventualités – et, donc, l’évaluation de l’équité procédurale – dépendra en grande partie de l’ensemble de la matrice factuelle et de la conduite du demandeur.

[28] Le défendeur soutient qu’il n’est pas justifié en l’espèce d’accorder une mesure de redressement au demandeur, étant donné que ce dernier a reconnu qu’il était resté dans la « clandestinité » depuis son arrivée et qu’on avait déjà considéré qu’il y avait eu désistement de sa demande d’asile lorsqu’il avait retenu les services d’un avocat.

[29] À mon avis, les arguments du demandeur ne sont pas fondés. Ils ne font pas état de l’existence d’un avis aussi bien écrit que verbal du contrôle complémentaire devant l’ASFC. Il ne peut pas invoquer des problèmes linguistiques puisque les instructions pour se présenter au contrôle lui ont été communiquées verbalement et par écrit par l’entremise du traducteur. À cet égard, ses observations ne sont pas compatibles avec les faits. Il a confirmé verbalement et par écrit qu’il comprenait la nécessité de se présenter devant l’ASFC à l’heure et à l’endroit indiqués. À mon humble avis, la décision de ne pas se présenter était à la fois délibérée et intentionnelle : il a déclaré dans son témoignage qu’il était au courant de la réunion, mais qu’il avait choisi de ne pas y assister, parce qu’il espérait que la situation au Mexique s’améliorerait et qu’il craignait d’être expulsé. Comme il en a été déjà fait mention, le demandeur était au courant des courriels que lui avait envoyés l’ASFC, mais il avait choisi de les ignorer pour les mêmes raisons.

[30] Avec égard, je ne puis voir aucune explication raisonnable permettant de conclure à un manquement à l’équité procédurale en l’espèce. Comme l’a raisonnablement conclu la SPR, il n’y a pas eu de manquement à un principe de justice naturelle. À mon avis, compte tenu du dossier et des contraintes juridiques, il était loisible à la SPR de conclure que le demandeur [TRADUCTION] « était essentiellement l’artisan de son propre malheur ». Le demandeur a eu amplement la possibilité de recevoir l’avis d’audience : il n’a tout simplement pas pris les mesures nécessaires pour le faire. Il a également eu la possibilité de parler à un interprète hispanophone avant de signer et de déclarer qu’il comprenait le formulaire Contrôle complémentaire ou enquête. Compte tenu de ce qui précède, je ne considère pas que la langue ou le manque de compréhension constitue un obstacle important à une participation efficace du demandeur au processus de demande d’asile.

[31] Ainsi que nous l’avons déjà souligné, la Cour n’a pas le droit d’apprécier à nouveau les conclusions de fait tirées par la SPR, sauf circonstances exceptionnelles, dont aucune n’a été mentionnée ou établie devant la Cour.

[32] Comme il en a déjà été fait mention, le demandeur a également soutenu que la décision de la SPR était déraisonnable, parce que le tribunal a mal interprété les notes prises au point d’entrée [PDE] qui indiquaient que le demandeur « n’était pas exposé à un danger dans son pays ». Au contraire, le demandeur souligne qu’il a été signalé que sa « vie » n’était pas menacée [non souligné dans l’original]. Il ajoute qu’il est possible d’être en danger tout en étant encore en vie. L’extorsion est donc demeurée un motif valide pouvant fonder une demande d’asile.

[33] Le demandeur soutient en outre que sa tentative de retirer sa demande d’asile ne devrait pas constituer l’indication d’une absence de crainte subjective compte tenu de ses obligations familiales au Mexique et de son [traduction] « état d’esprit préoccupé ». À cet égard, le demandeur cite le passage suivant de la décision Ribeiro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1363, rendue par la Cour fédérale :

[11] J’ai examiné les observations qu’a présentées l’avocat du ministre selon lesquelles, en substance, la Commission a jugé que M. Ribeiro n’éprouvait pas de crainte subjective parce qu’il continuait à se mettre en danger en revenant aider sa mère. Je crois qu’il est possible de répondre trois choses à cet argument. Premièrement, la Commission n’a pas conclu que le témoignage de M. Ribeiro n’était pas crédible au sujet des aspects mentionnés ci‑dessus. Comme la Cour d’appel fédérale l’a fait remarquer dans l’arrêt Shanmugarajah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. n° 583, au paragraphe 3, « il est presque toujours téméraire pour une Commission, dans une affaire de réfugié où aucune question générale de crédibilité ne se pose, d’affirmer qu’il n’existe aucun élément subjectif de crainte de la part du demandeur ». Deuxièmement, la loyauté familiale peut amener quelqu’un à adopter un comportement dangereux qui pourrait autrement être considéré comme un comportement incompatible avec une absence de crainte subjective. Voir, par exemple, la décision Mohammadi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1028, aux paragraphes 14 et 15. Troisièmement, d’après les éléments de preuve que la SPR a acceptés, pour que M. Ribeiro n’ait pas raison de craindre d’être persécuté au Brésil, il devrait demeurer à Sao Paulo ou à Rio de Janeiro pour éviter de rencontrer son père lorsqu’il se porte au secours de sa mère. Tout comme la Convention n’exige pas qu’un demandeur d’asile retourne dans son pays d’origine et s’abstienne de toute activité politique susceptible de le mettre en danger d’être persécuté (voir, par exemple, Islam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no35 (1er inst.)), je ne pense pas que la Convention ni la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, exigent qu’un fils s’abstienne de protéger sa mère de façon à demeurer lui‑même en sécurité.

[34] Selon le demandeur, il est évident qu’il était dans un certain état émotionnel lors de son entrevue au point d’entrée et qu’il était très soucieux de voir sa famille. Pour cette raison, le demandeur propose que l’on tienne compte de l’âge, de l’expérience, de la langue, de la culture et du manque de connaissances juridiques pour examiner les notes prises au point d’entrée.

[35] De même, le demandeur soutient que la Cour a demandé à la SPR de faire preuve de circonspection lorsqu’il s’agit du premier contact d’un demandeur avec les autorités. À l’appui de son argument, le demandeur cite la décision Cooper c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 118, rendue par le juge Rennie [alors membre de la Cour fédérale] qui, en tout respect, est inapplicable en l’espèce :

[4] Deuxièmement, la conclusion de la Commission selon laquelle la demanderesse manquait de crédibilité était vague et imprécise. Avant d’examiner la décision en question, il est utile de rappeler certains des principes qui régissent l’évaluation de la crédibilité :

[…]

g. De même, lorsqu’il s’agit d’évaluer les déclarations des réfugiés aux agents d’immigration à leur arrivée au Canada, le juge des faits doit garder à l’esprit que [TRADUCTION] « la plupart des réfugiés ont vécu dans leur pays d’origine des expériences qui leur donnent de bonnes raisons de ne pas faire confiance aux personnes en autorité » : professeur J.C. Hathaway, The Law of Refugee Status (Toronto, Butterworths) (1991), aux pages 84 et 85, tel que cité par le juge Martineau dans Lubana;

[36] Je ne puis admettre l’argument du défendeur fondé sur la décision Ribiero. Dans cette décision, la Cour a conclu que « la loyauté familiale peut amener quelqu’un à adopter un comportement dangereux qui pourrait autrement être considéré comme un comportement incompatible avec une absence de crainte subjective » (parce que dans cette affaire, le demandeur avait continué à se mettre en danger en retournant aider sa mère). En l’espèce, le demandeur a expressément souligné que sa vie n’était pas menacée et qu’il était venu pour travailler et [TRADUCTION] « faire venir sa famille ». Il me semble que cette logique est incompatible avec le défaut du demandeur de se présenter pour un contrôle complémentaire, compte tenu du fait que cette situation pourrait réellement augmenter les risques d’une expulsion.

[37] À mon avis, il est raisonnable, compte tenu de la preuve, que la SPR ait conclu que la crainte subjective du demandeur d’être expulsé est incompatible avec l’intention de ce dernier de rester au Canada et de poursuivre sa demande d’asile.

[38] Rien ne prouve que le demandeur n’avait pas bien compris les conditions de sa libération à l’aéroport.

B. L’intention du demandeur de poursuivre sa demande d’asile

[39] Le demandeur soutient que le rejet de sa demande d’asile au motif qu’il n’avait pas l’intention de poursuivre celle‑ci est déraisonnable. Il affirme que sa conduite démontre une intention réelle de donner suite à sa demande d’asile, et souligne en particulier le fait qu’il a retenu les services d’un avocat en octobre 2020 (cinq mois après avoir quitté l’aéroport), qu’il a eu des entrevues avec l’ASFC toutes les deux semaines par la suite et qu’il a demandé la réouverture de sa demande d’asile lorsqu’il a appris qu’elle avait été déférée et que le désistement avait été prononcé. En outre, il fait valoir que sa méconnaissance du processus de demande d’asile et la crainte d’une expulsion, qui ont fait qu’il n’a pas communiqué avec l’ASFC, n’équivalent pas à une intention de se désister de sa demande d’asile. À l’appui de son argument, le demandeur cite le passage suivant de la décision Huseen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 845, rendue par la Cour :

[16] À mon avis, on ne doit pas fermer la porte au nez des personnes qui ne respectent pas des exigences procédurales ordinaires. Une interprétation aussi étroite nuirait à l’engagement du Canada envers son système de protection des réfugiés et ses obligations internationales sous‑jacentes (paragraphe 3(2) de la Loi). En fait, l’un des objectifs de la Convention relative aux réfugiés, dont le Canada est signataire, est d’assurer aux réfugiés l’exercice le plus large possible des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, au paragraphe 27).

[17] La possibilité de permettre à une famille d’échapper au fléau de la persécution, dont les acteurs ont probablement causé la mort du mari et père, ne devrait pas reposer sur une application trop rigide des exigences procédurales. Comme je l’expliquerai plus loin, c’est notamment le cas lorsque les Règles elles‑mêmes donnent la latitude requise pour sauvegarder l’équité.

[40] À mon avis, ces arguments sont sans fondement. Comme le défendeur l’a souligné, la SPR a raisonnablement conclu à un comportement dilatoire de la part du demandeur, et a souligné en particulier le fait qu’il était arrivé au Canada d’abord comme visiteur, qu’il avait demandé l’asile et qu’il avait par la suite exprimé son désir de retourner dans son pays pour voir sa famille. Le défendeur précise ensuite que le demandeur a plus tard mentionné qu’« il n’était pas exposé à un danger dans son pays et qu’il voulait retirer sa demande d’asile » et qu’il a par la suite choisi de « [traduction] vivre dans la clandestinité » pendant cinq mois, de façon irrégulière. La question de savoir si l’on faisait référence au fait que sa vie n’était pas menacée ou simplement au fait qu’il n’était généralement pas exposé à un danger (ce qui comprendrait une menace à sa vie) n’est pas importante à mon avis.

[41] Il me semble que, pris ensemble, les actes et les omissions du demandeur ne sont pas compatibles avec une intention de poursuivre sa demande d’asile. Pour raisonnablement conclure autrement, il faudrait ignorer toutes les formalités et les discussions qui ont eu lieu à l’aéroport, que le demandeur a choisi d’ignorer, et faire totalement abstraction des courriels qu’il a reçus et qu’il a également choisi d’ignorer. Les réponses qu’il a données pour justifier ses manquements établissent simplement que ses décisions étaient intentionnelles et réfléchies. Tirer des conclusions comme celles que sollicite le demandeur serait raisonnablement considéré comme aller bien au‑delà des contraintes factuelles de la présente affaire, c’est‑à‑dire que les observations du demandeur ne sont pas raisonnablement compatibles avec les éléments de preuve au dossier.

[42] Je tiens également à souligner la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale qui s’applique en l’espèce selon laquelle le maintien de l’intégrité du processus canadien d’asile est un objet valable qu’il faut prendre en compte et une obligation que toutes les parties concernées doivent prendre au sérieux. Voir l’arrêt Azizi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 406. À mon avis, accueillir la présente demande d’asile aurait une incidence négative sur l’intégrité du processus d’asile :

[27] M. Azizi affirme que l’alinéa 117(9)d) est ultra vires parce qu’il est incompatible avec l’objet de la LIPR. Je conviens que l’un des objets de la LIPR est la réunification des familles et que l’intérêt supérieur des enfants, lorsqu’il est pertinent, doit être pris en considération. Cependant, la Loi a aussi d’autres objets. L’un de ceux‑ci est le maintien de l’intégrité du processus canadien d’asile. Une attitude complaisante à l’égard des fausses déclarations que font des personnes qui sollicitent l’admission au Canada a pour effet de saper cette intégrité.

[43] L’appréciation des intentions du demandeur faite par la SPR était à mon avis raisonnable.

[44] La Cour a été informée à l’audience, sans qu’aucune objection ne soit soulevée, que le demandeur a droit à une évaluation des risques avant renvoi.

VIII. Conclusion

[45] À mon humble avis, le demandeur n’a pas démontré que la décision de la SPR était déraisonnable. Au contraire, la décision est justifiée, transparente et intelligible au regard des éléments de preuve et des éléments de droit présentés au décideur et à la Cour. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

IX. Question certifiée

[46] Aucune partie n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6386‑20

LA COUR STATUE que la présente demande est rejetée. Aucune question de portée générale n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Espérance Mabushi.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6386‑20

 

INTITULÉ :

JOSE FRANCISCO AGUIRRE MEZA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 septembre 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

Le 9 septembre 2022

COMPARUTIONS :

John A Salam

POUR LE DEMANDEUR

Alex C Kam

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Salam Law

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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