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Date : 20220907


Dossier : IMM-6042-21

Référence : 2022 CF 1264

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

LUKMON OWOLABI SHOYEBO

RODEEYAH MONISOLA SHOYEBO

AISHA MOSUNMOLA SHOYEBO

RAFIAT AYOBAMI SABIU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, datée du 18 août 2021, par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté l’appel des demandeurs et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. Cette dernière a conclu que les demandeurs n’ont ni qualité de réfugiés au sens de la Convention ni qualité de personnes à protéger aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

II. Les faits

[2] Les demandeurs sont une famille d’ascendance nigériane. Le nom du demandeur principal figure en premier. Il est suivi de celui de son épouse, la codemanderesse, et de ceux de leurs deux filles. Ils sont tous citoyens du Nigéria. Leur fille cadette est également citoyenne des États-Unis de naissance. Le demandeur principal est le représentant désigné chargé de représenter les deux demanderesses mineures.

[3] La famille demande l’asile parce qu’elle craint d’être persécutée par une personnalité politique très influente affiliée au Congrès des progressistes [l’APC; All Progressive Congress] et par un chef de la secte Ogboni en raison des opinions politiques du demandeur principal. Ils allèguent également craindre un membre de l’APC élu à la Chambre fédérale des représentants dans la circonscription de Mushin II, qui a, conjointement avec le chef de la secte Ogboni, déjà tenté de s’en prendre au demandeur principal.

[4] Le demandeur principal affirme avoir été, de 2014 à février 2015, un dirigeant en vue du mouvement jeunesse de l’APC au sein de la section locale de Mushin, à Lagos, et que son départ au Parti démocratique populaire [le PDP; People’s Democratic Party] a nui à l’APC parce que de nombreux jeunes lui ont emboîté le pas. Il affirme qu’il était opposé aux pratiques corrompues auxquelles ses collègues de l’APC et un agent de persécution désigné se livraient, à savoir le détournement de fonds publics par des membres de l’APC pour leur usage et leur profit personnels.

[5] Le demandeur principal prétend avoir commencé à faire l’objet de menaces répétées en mars 2015. Il affirme avoir par la suite échappé, le 18 novembre 2015, à une tentative d’assassinat sur son lieu de travail par des individus à la solde d’un des agents de persécution. Deux des collègues du demandeur principal ont été tués lors de cette attaque. Les demandeurs affirment avoir ensuite appris que les deux agents de persécution avaient tenté de s’en prendre au demandeur principal.

[6] Le demandeur principal soutient en outre que des membres de sa famille ont également été pris pour cible depuis, et que tous ces incidents ont été commandés par les deux membres de l’APC mentionnés précédemment. Le 7 mars 2016, des individus à la solde des agents de persécution se seraient présentés au domicile de la mère du demandeur principal et l’auraient agressée. La famille affirme qu’elle a ensuite déménagé et demandé l’aide de parents et d’amis, mais que les individus à la solde des agents de persécution les poursuivraient toujours. Les demandeurs ont quitté le Nigéria le 28 avril 2016 et sont entrés aux États-Unis le lendemain. En septembre 2017, ils ont sollicité de l’aide en vue de présenter une demande d’asile, mais ils ne savent pas si une demande a ou non été présentée en leurs noms.

[7] Alors qu’ils se trouvaient aux États-Unis, un agent de persécution aurait menacé le demandeur principal et l’aurait averti que ses biens seraient détruits s’il retournait au Nigéria. Le demandeur principal a par la suite appris d’un voisin au Nigéria que sa résidence et sa voiture avaient été vandalisées.

[8] Le 10 février 2018, les demandeurs ont franchi la frontière canado-américaine à Lacolle et ont présenté une demande d’asile. Ils ont affirmé demander l’asile au Canada parce qu’ils craignent de voir leurs vies menacées et d’être exposés à la torture advenant leur retour au Nigéria.

[9] Quelques mois plus tard, en mai 2018, puis à nouveau en novembre 2019, l’agent de persécution aurait agressé le demi-frère du demandeur principal. Puis, le 27 janvier 2020, il aurait envoyé des complices armés perturber le service commémoratif de la défunte mère du demandeur principal dans le quartier d’Itire, à Lagos. Dix personnes ont été blessées et deux des demi-sœurs du demandeur principal ont été tuées par balle. Cet incident a été signalé à un poste de police d’Itire.

[10] La SPR a conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles de façon générale et que leur demande d’asile ne reposait pas sur une preuve suffisante en ce qui a trait à leur fille cadette. La SAR a, en grande partie, souscrit à cette conclusion.

III. La décision faisant l’objet du présent contrôle

[11] Le 13 août 2021, la SAR a rejeté l’appel des demandeurs. Elle a conclu que les demandeurs « ont fait preuve d’une absence de crainte subjective en ne fuyant pas la prétendue persécution à la première occasion » et a souscrit de la conclusion de la SPR quant à la crédibilité de leurs demandes d’asile.

A. Justice naturelle et équité procédurale

[12] La SAR a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel la SPR avait manqué à l’équité procédurale en ne les questionnant pas sur une question déterminante, à savoir le risque auquel leur fille cadette pourrait être exposée si elle retournait aux États-Unis. Les demandeurs n’ont pas sérieusement repris cet argument devant notre Cour.

[13] À titre secondaire, la SAR a également rejeté l’argument des demandeurs selon lequel la SPR avait manqué à l’équité procédurale en ne mentionnant pas ses préoccupations quant à l’authenticité de documents clés, soulignant que le demandeur principal avait été abondamment questionné au sujet de divers rapports.

B. Absence de crainte subjective

[14] La SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle le fait que les demandeurs aient retardé leur départ du Nigéria alors qu’ils disposaient des ressources nécessaires pour quitter le pays minait leur crédibilité quant aux craintes qu’ils ont exprimées. Les demandeurs ont soutenu qu’ils craignaient pour leurs vies à la suite d’une attaque survenue le 18 novembre 2015, mais ils n’ont quitté le pays que le 28 avril 2016. Ils détenaient des visas américains et Schengen valides, et avaient donc la possibilité de fuir leur pays. La SAR a jugé que les explications des demandeurs à cet égard n’étaient pas raisonnables. Les demandeurs ont affirmé ne pas avoir utilisé leurs visas Schengen parce que ceux-ci avaient une durée limitée et ont évoqué des préoccupations liées au voyage des enfants pendant l’année scolaire pour justifier la non-utilisation de leurs visas américains.

[15] Les demandeurs n’ont pas contesté cette conclusion en appel, de sorte que la SAR en a tiré une inférence défavorable.

C. Préoccupations quant à la crédibilité

[16] La SAR n’a pas souscrit à l’argument des demandeurs selon lequel la SPR n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve lorsqu’elle a conclu qu’ils n’étaient pas crédibles en ce qui a trait à l’engagement politique antérieur du demandeur principal. La SAR a relevé des contradictions notables entre le témoignage direct du demandeur principal et l’annexe A qu’il a remplie, où il ne fait aucune mention de ses affiliations politiques. Essentiellement, la SAR a jugé que l’incapacité du demandeur principal à fournir des réponses détaillées, personnalisées et spontanées au sujet de ses affiliations politiques soulevait des doutes quant à son témoignage et à sa crédibilité.

[17] Selon la SAR, les demandeurs ont également omis de mentionner, dans leur formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA], l’existence d’un lien avec la secte Ogboni, dont serait membre leur principal agent de persécution. Étant donné que les demandeurs avaient déjà présenté des versions modifiées de leurs formulaires FDA avant l’audience et qu’ils ont confirmé que celles-ci étaient complètes, véridiques et exactes, la SAR a souscrit à la décision de la SPR et a tiré de cette omission une conclusion défavorable quant à leur crédibilité.

[18] La SAR a conclu que la SPR avait commis certaines erreurs dans son évaluation du formulaire FDA, notamment en ce qui concerne les blessures au poignet du demandeur principal et le fait que ses deux enfants étaient malades. Elle a cependant jugé que les incohérences relevées étaient suffisantes pour justifier une conclusion défavorable quant à la crédibilité. De l’avis de la SAR, les éléments de preuve présentés n’étaient pas suffisants pour dissiper les préoccupations relatives à ces incohérences.

[19] Dans l’ensemble, la SAR a jugé que les demandeurs n’étaient pas « crédibles de façon générale » vu les nombreuses préoccupations entourant les éléments importants de leur demande d’asile et compte tenu de leur conduite. Ces préoccupations soulevaient de sérieux doutes quant à la légitimité des craintes qu’ils ont exprimées.

D. Preuve corroborante insuffisante

[20] Bien que la SAR ait conclu que la SPR a commis une erreur en qualifiant de « frauduleux » de nombreux éléments de preuve documentaire, elle a accordé à ces pièces « peu de poids pour ce qui est d’établir les faits [ayant] déjà [été] jugés non crédibles ». La SAR a conclu que les documents en question relayaient indirectement les allégations des demandeurs et qu’ils n’avaient, par conséquent, que peu de valeur probante. À titre d’exemple, un rapport de police confirme que des plaintes ont été faites, mais n’établit pas directement que les événements allégués ont bien eu lieu.

[21] Les demandeurs ont présenté de nouveaux éléments de preuve à l’appui de leur demande d’asile, mais la SAR a conclu qu’ils n’étaient pas suffisamment importants pour faire pencher la balance en leur faveur. Plus précisément, la SAR a jugé, selon la prépondérance des probabilités, qu’un rapport médical, divers affidavits de membres de la famille, des photographies de blessures et des lettres détaillant des services médicaux n’étaient suffisamment fiables.

IV. Questions en litige

[22] Les seules questions à trancher sont celles de l’équité procédurale et de la justice naturelle.

V. Norme de contrôle

[23] La norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, le juge Binnie au para 43. Cela dit, je tiens à souligner que, dans l’arrêt Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, le juge Stratas a fait observer, au paragraphe 69, qu’il peut être nécessaire de procéder selon la norme de la décision correcte « en se montrant “respectueux [des] choix [du décideur]” et en faisant preuve d’un “degré de retenue” : Ré : Sonne c Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, 455 N.R. 87 au paragraphe 42 ». Voir également l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [le juge Rennie]. À cet égard, je souligne également que la Cour d’appel fédérale a statué dans un arrêt récent que le contrôle judiciaire des questions d’équité procédurale doit être effectué selon la norme de la décision correcte : voir Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, motifs du juge de Montigny [les juges Near et LeBlanc y ont souscrit] :

[35] Ni l’arrêt Vavilov ni, à ce sujet, l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, n’ont abordé la question de la norme applicable pour déterminer si le décideur a respecté l’obligation d’équité procédurale. Dans ces circonstances, je préfère m’en remettre à l’abondante jurisprudence, de la Cour suprême et de notre Cour, selon laquelle la norme de contrôle concernant l’équité procédurale demeure celle de la décision correcte.

[24] Selon ma compréhension des principes énoncés par la Cour suprême du Canada au paragraphe 23 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la norme applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte :

[23] Lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond (c.‐à‐d. le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle qu’elle applique doit refléter l’intention du législateur sur le rôle de la cour de révision, sauf dans les cas où la primauté du droit empêche de donner effet à cette intention. L’analyse a donc comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[25] Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 50, la Cour suprême du Canada a expliqué ce qui est exigé de la cour de révision lorsqu’elle applique la norme de la décision correcte :

[50] La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

[26] En ce qui concerne le caractère raisonnable, dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, qui a été rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le juge Rowe, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a expliqué ce qui est nécessaire pour conclure qu’une décision est raisonnable et ce qui est exigé de la cour de révision qui procède à un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable. Un tel contrôle doit être effectué au regard des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur la décision :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‐ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

VI. Analyse

A. La décision de la SAR était-elle équitable sur le plan procédural?

[27] Les demandeurs soutiennent que la SAR a soulevé une nouvelle question dans sa décision sans les en aviser ou leur donner la possibilité d’y répondre. Plus précisément, la SAR souligne dans sa décision que le demandeur principal a affirmé que sa crainte découlait du fait qu’il a quitté l’APC pour joindre les rangs du PDP en février 2015 à la suite d’un désaccord au sujet des finances de l’APC. Or, la SAR a jugé que cette affirmation était problématique. Elle a conclu, d’après le cartable national de documentation (CND), que, de 1999 jusqu’après les élections de mars 2015, le pouvoir politique a été exercé par le PDP, et non par l’APC. Selon le demandeur, cette conclusion ne tient pas compte des autres éléments de preuve qui démontrent que la structure politique au Nigéria est plus vaste. Pour tirer cette conclusion, la SAR n’a pas tenu compte de la question de savoir si le parti au pouvoir exerçait son pouvoir à l’échelle de l’État ou à l’échelle locale. Dans son témoignage, le demandeur principal a expressément mentionné que son engagement se limitait à l’échelle locale. Les demandeurs ont déclaré ce qui suit :

[traduction]

41. De plus, dans son témoignage, le demandeur principal a clairement indiqué que son engagement politique se limitait à l’administration locale.

COMMISSAIRE : D’accord. Et, à quel ordre de gouvernement faites-vous référence ici?

DEMANDEUR D’ASILE : Je parle de l’administration locale.

COMMISSAIRE : D’accord. Quand on parle de l’administration locale, est-ce -- est-ce à Lagos?

DEMANDEUR D’ASILE : Oui, à Lagos. 45

COMMISSAIRE : S’agit-il de la ville? De la communauté? De l’État?

DEMANDEUR D’ASILE : Il s’agit de l’administration locale de Mushin.

ONGLET 4, dossier de demande, p. 57; transcription de l’audience de la SPR, p. 14

42. La SAR n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve contradictoires et a conclu que le témoignage et la preuve du demandeur principal quant à son affiliation politique n’étaient pas crédibles. Le CND ne contient pas de renseignements précis sur les membres du parti en exercice dans l’État de Lagos. Or, une simple recherche parmi les sources accessibles au public sur Internet révèle que, en 2014, l’APC était déjà au pouvoir dans l’État de Lagos depuis de nombreuses années et qu’il continué de l’être après 2015. Ces documents n’ont pas pu être présentés à la SAR, car cette question n’a pas été portée à l’attention des demandeurs, ni de la SPR ni de la SAR.

43. La Cour fédérale a statué que, lorsque la SAR soulève une nouvelle question ou un nouvel argument à l’appui de sa décision, elle doit donner au demandeur la possibilité d’y répondre.

Husian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684 aux para 9-10; Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 au para 25 [Kwakwa]

44. Dans Ching, la SAR avait examiné des conclusions relatives à la crédibilité que le demandeur n’avait pas soulevées dans le cadre de son appel de la décision de la SPR.

Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2015 CF 725 au para 65-76 [Ching]

45. La Cour a établi les principes à appliquer pour traiter les allégations relatives à l’équité procédurale découlant de l’examen de nouvelles questions par la SAR. Dans la décision Kwakwa, qui est résumée dans la décision He, la Cour fédérale a indiqué ce qui suit :

la SAR ne peut pas invoquer d’autres motifs fondés sur son propre examen du dossier si le demandeur d’asile n’a pas eu la possibilité de les aborder : para 22;

les conclusions relatives à la crédibilité que le demandeur n’a pas soulevées dans le cadre de son appel de la décision de la SPR constituent une « nouvelle question », à l’égard de laquelle la SAR avait l’obligation d’aviser les parties et de leur offrir la possibilité de présenter des observations et des arguments : para 25;

lorsque des commentaires additionnels formulés à l’égard de documents soumis par un demandeur à l’appui d’[un élément essentiel de sa demande d’asile] n’ont été ni soulevés ni abordés explicitement par la SPR, le demandeur devrait à tout le moins avoir l’occasion de répondre à ces arguments et aux déclarations faites par la SAR, avant que la décision ne soit rendue : para 26;

He c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1316 au para 79 [He], résumant Kwakwa

46. La SAR a souligné que la SPR n’avait pas posé de questions aux demandeurs au sujet de ces éléments de preuve documentaire, mais a jugé qu’il n’était pas nécessaire qu’elle le fasse puisque qu’il s’agissait de renseignements « généralement bien connus qui figuraient également parmi les éléments de preuve sur le pays présentés à la SPR et qui ne [faisaient] qu’ajouter aux préoccupations importantes en matière de crédibilité déjà énoncées [...] ».

ONGLET 2, dossier de demande, p. 25; décision de la SAR et motifs s’y rapportant, para 45

47. Les demandeurs soutiennent qu’il s’agit d’une nouvelle question, et pas seulement d’un autre élément qui appuie la conclusion de la SPR quant à l’absence de crédibilité. En outre, la Cour fédérale a statué que la SAR est habilitée à tirer de façon indépendante des conclusions défavorables sur la crédibilité d’un demandeur, sans les lui exposer et sans lui donner la possibilité de formuler des observations, mais cela vaut seulement pour les situations où la SAR n’a pas ignoré les éléments de preuve contradictoires déposés au dossier ou tiré des conclusions supplémentaires au sujet d’éléments que le demandeur ignorait.

Kwakwa, au para 24; Koffi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 4 au para 38; Ortiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 180 au para 22

[28] Le défendeur soutient que la SAR comprenait de façon raisonnable que le demandeur principal participait à la politique locale lorsqu’elle a rendu sa décision et que, par conséquent, la position du demandeur sur ce point n’est pas fondée. La SPR a avisé le demandeur principal qu’elle estimait que son témoignage était ambigu et lui a demandé de fournir des précisions. La SAR a jugé que cela était suffisant pour mettre en doute l’affirmation du demandeur principal selon laquelle le PDP était le parti d’opposition fédéral au moment où les pratiques corrompues alléguées avaient cours.

[29] Sur ce point, je souscris pour l’essentiel aux arguments des demandeurs. En tout respect, j’estime que la décision de la SAR fait fausse route à cet égard. La SPR n’a pas examiné la question de savoir si le témoignage du demandeur principal présentait des incohérences par rapport au cartable national de documentation de la CISR. Le fait que la SAR se soit penchée sur cette question en appel, sans en aviser le demandeur principal et sa famille et sans leur donner la possibilité de présenter des observations, était inéquitable sur le plan de la procédure. À tout le moins, le témoignage manque de clarté quant à l’ordre de gouvernement qui était corrompu. Il aurait été équitable sur le plan de la procédure que la SAR demande aux demandeurs de fournir des précisions sur cette nouvelle question.

[30] Je conviens que la jurisprudence de la Cour fédérale indique que lorsque la SAR soulève une nouvelle question ou un nouvel argument à l’appui de sa décision, elle doit donner au demandeur la possibilité d’y répondre (voir Husian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684 aux para 9-10 et Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 au para 25).

[31] Les demandeurs affirment qu’une simple recherche sur Internet aurait permis d’établir que c’est l’ACP, et non le PDP, qui était au pouvoir au moment où le demandeur a fait défection en février 2015. Je souligne cependant qu’il n’y a au dossier aucun affidavit attestant ce fait, seulement un document exposant les résultats de la « simple » recherche que la conseil a effectuée sur Internet. Normalement, un affidavit aurait pu et aurait dû être produit. Les affidavits sont généralement admis dans le cadre d’un contrôle judiciaire lorsqu’ils sont produits à l’appui d’arguments relatifs à l’équité procédurale. Toutefois, il ne s’agit pas ici de confirmer que ce manquement à l’équité procédurale a entraîné une erreur; le manquement lui‐même exige que la Cour intervienne et annule la décision de la SAR. Les résultats de la recherche sur Internet effectuée par la conseil illustrent bien les conséquences que peut avoir le fait de ne pas suivre un processus équitable sur le plan procédural.

[32] J’ajouterai que, dans le mesure où la SAR envisageait déjà avant l’audience ou à l’audience de tenir compte de cette question, elle aurait dû en aviser les demandeurs. Il s’agissait d’une démarche toute simple. Rien ne justifiait de ne pas soulever cette question à l’audience. Dans la mesure où la SAR s’est aperçue après l’audience qu’il y avait lieu de tenir compte de cette question également, celle-ci aurait dû faire l’objet d’un suivi au moyen d’une lettre relative à l’équité procédurale. Je ne vois pas pourquoi cette question n’a pas été portée à la connaissance des demandeurs, que ce soit avant, pendant ou après l’audience. Cela est d’autant plus problématique que, dans son évaluation de la crédibilité, la SAR a manifestement accordé une importance prépondérante à la rupture du demandeur principal avec l’APC.

[33] Compte tenu de ma conclusion sur ce point, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie, car je ne suis pas du tout convaincu que le résultat aurait été le même.

B. Crédibilité du demandeur principal

[34] De nombreuses questions liées à la crédibilité ont été examinées dans le cadre du présent contrôle judiciaire. Il n’est pas nécessaire que j’en fasse ici le résumé puisque la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[35] Il convient toutefois que je m’attarde à deux d’entre elles.

[36] Premièrement, les demandeurs ont produit un rapport de police concernant l’agression dont le demandeur principal a été victime le 18 novembre 2015. La SAR n’a accordé aucun « poids » à ce rapport notamment parce qu’il « indique seulement que [le demandeur principal] a signalé la prétendue attaque à la police le 25 novembre 2015, mais il ne fait état d’aucune vérification indépendante confirmant que les événements en cause ont eu lieu ni que l’attaque est attestée par des éléments de preuve » – motifs de la SAR, para 60. Cette observation n’est pas raisonnable. Tous les signalements faits par des victimes à la police sont de cette nature – il s’agit du compte rendu de la victime. On ne peut pas soutenir que tous les signalements faits par des victimes sont sans valeur du fait qu’il s’agit du récit des victimes. Ce raisonnement n’est pas davantage valable au regard de l’observation selon laquelle il n’y a aucune preuve de l’attaque – j’ajoute cette remarque pour deux raisons. Tout d’abord, un signalement fait de bonne foi par une victime est nécessairement considéré comme la preuve d’une agression, même si le tribunal doit évaluer le poids qu’il convient de lui accorder. Ensuite, il serait insensé de dire qu’« aucun poids » ne doit être accordé à un signalement fait par une victime (comme en l’espèce) si celui-ci ne s’accompagne d’aucun autre élément de preuve. Je le précise parce que, en règle générale, c’est à la police, et non à la victime, qu’il incombe d’obtenir des éléments de preuve dans le cadre d’une enquête.

[37] Je mets donc en garde contre le fait de n’accorder « aucun poids » au signalement fait par une victime simplement parce qu’il s’agit du récit de la victime ou parce que ce signalement n’est corroboré par aucun autre élément de preuve. Je reconnais qu’il y avait d’autres préoccupations quant à la crédibilité du récit du demandeur principal, mais celle concernant le rapport de police n’était pas légitime. Ce document a été présenté à titre d’élément corroborant et a été évalué dans cet esprit, mais on ne peut pas s’appuyer sur la conclusion finale quant au rapport de police, car on ne sait pas dans quelle mesure cette considération déraisonnable a joué dans l’analyse.

[38] Deuxièmement, deux rapports médicaux ont été présentés relativement au même incident. La SPR a jugé, à tort selon la SAR, que le premier de ces rapports était frauduleux. Un second rapport a été présenté et admis par la SAR à titre de nouvel élément de preuve. Au paragraphe 72 de ces motifs, la SAR a cependant reproché à ce rapport de n’être qu’un « autre rapport médical où il est simplement mentionné [que le demandeur principal] a été un patient [et qui] ne permet pas à lui seul d’établir l’attaque du 18 novembre 2015 ni l’existence d’un lien avec son militantisme politique, comme il a été affirmé ». Cette observation dénote une situation sans issue pour les demandeurs et trahit un raisonnement inadmissible. J’entends par là que, si le rapport médical indique que les blessures du demandeur d’asile ont été causées par une agression découlant d’une motivation répréhensible, on lui reproche de tenir du ouï-dire parce que le médecin n’était pas présent au moment de l’agression. Si le rapport ne contient aucune déclaration en ce sens, on minimise sa valeur (comme en l’espèce) parce qu’il n’« établit » ni l’agression ni la motivation à l’origine de celle-ci. Les rapports médicaux n’ont pas à « établir » ni l’une ni l’autre. À mon avis, une bien meilleure pratique consiste à admettre les rapports médicaux authentiques pour les renseignements médicaux dont ils font légitimement état. Habituellement, ils servent d’éléments de preuve corroborants. Je comprends que le second rapport a été présenté comme preuve de l’agression à caractère politique. Il aurait pu être raisonnable de rejeter le rapport à titre de preuve directe, mais il n’en va pas nécessairement de même si celui-ci a été présenté à titre de preuve corroborante ou de preuve en partie directe et en partie corroborante.

VII. Conclusion

[39] En tout respect, j’estime que les demandeurs ont établi que la décision est entachée d’un manquement à l’équité procédurale, qu’elle comporte des évaluations non conformes aux principes juridiques contraignants et qu’elle est, par conséquent, déraisonnable selon l’arrêt Vavilov. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

VIII. Question à certifier

[40] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6042-21

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision est annulée et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen. Aucune question de portée générale n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6042-21

 

INTITULÉ :

LUKMON OWOLABI SHOYEBO, RODEEYAH MONISOLA SHOYEBO, AISHA MOSUNMOLA SHOYEBO, RAFIAT AYOBAMI SABIU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 août 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 7 SEPTEMBRE 2022

COMPARUTIONS :

Soo-Jin Lee

POUR LES DEMANDEURS

Emma Arenson

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nazami & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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