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Date : 20220617


Dossier : IMM-9439-21

Référence : 2022 CF 924

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 juin 2022

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

DAVID OLUSANYA MATTHEW

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Le demandeur est un citoyen du Nigéria âgé de 60 ans. Il a demandé l’asile au Canada au motif qu’il courait un risque en raison d’un conflit foncier et de sa bisexualité. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) a rejeté sa demande. La SPR a également conclu que la demande était manifestement infondée, aux termes de l’article 107.1 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Cette conclusion a des conséquences importantes pour le demandeur. Il ne peut interjeter appel du rejet de sa demande par la SPR devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR : voir la LIPR, art 110(2)c). Puisque le demandeur n’a pas de droit d’appel devant la SAR, l’entrée en vigueur de la mesure de renvoi conditionnelle prise contre lui lorsqu’il a présenté sa demande d’asile n’est pas retardée par un tel appel : voir la LIPR, art 49(2). En outre, pour les mêmes raisons, le demandeur n’a pas droit à un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi en attendant l’issue d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision rejetant sa demande d’asile, contrairement à une partie qui demande l’autorisation et le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la SAR : voir le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art 231(1).

[3] Le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SPR au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. La demande a été mise en état. Dans les inscriptions enregistrées de la Cour, il est noté qu’au 17 mai 2022, la demande était prête à être tranchée.

[4] Le 1er juin 2022, on a ordonnée au demandeur de se présenter en vue de son renvoi au Nigéria le 18 juin 2022.

[5] Le demandeur sollicite maintenant une ordonnance de sursis de son renvoi en attendant l’issue de sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.

[6] J’ai mentionné à la fin de l’audience de la présente requête que j’accueillerais la requête pour les motifs qui suivent. Voici ces motifs.

II. CONTEXTE

[7] L’article 107.1 de la LIPR est ainsi libellé :

107.1 La Section de la protection des réfugiés fait état dans sa décision du fait que la demande est manifestement infondée si elle estime que celle-ci est clairement frauduleuse.

107.1 If the Refugee Protection Division rejects a claim for refugee protection, it must state in its reasons for the decision that the claim is manifestly unfounded if it is of the opinion that the claim is clearly fraudulent.

[8] La décision Warsame c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 596, établit plusieurs principes qui orientent l’application de l’article 107.1 de la LIPR.

  • C’est la demande en soi qui doit être frauduleuse. Le fait que le demandeur a utilisé de faux documents pour échapper à la persécution ou pour entrer au Canada ne suffit pas. Cependant, une fois qu’il a présenté une demande d’asile, le demandeur doit « se conduire de manière irréprochable, et les déclarations qu’il fait à l’appui de cette demande doivent être exactes, sinon elles pourraient être retenues contre lui » (au para 27).

  • Pour qu’une demande d’asile soit dite frauduleuse, « il faut que le demandeur ait déclaré qu’une situation est d’une certaine nature alors qu’en réalité elle ne l’est pas » (au para 30). Ce n’est pas n’importe quel mensonge ou rapport inexact qui revêt la demande d’asile d’un caractère frauduleux. « Il faut pour cela que les déclarations malhonnêtes, les supercheries, les mensonges touchent à un aspect important de cette demande, de sorte à influer substantiellement sur la décision dont elle fera l’objet » (au para 30). Pour qu’une demande d’asile puisse être déclarée clairement frauduleuse, il faut que « le demandeur essaie de tromper les autorités de manière à la fois substantielle ou fondamentale et pertinente pour la détermination de son statut » (au para 32). Les mensonges « d’importance secondaire ou antérieurs à la présentation de la demande d’asile ne semblent pas remplir cette condition » (au para 31).

  • L’utilisation du mot « clairement » dénote le degré de fermeté de la conclusion selon laquelle la demande est frauduleuse. (J’ajouterais que l’on pourrait en dire autant du mot « manifestement »). Pour conclure qu’une demande est clairement frauduleuse, le décideur doit avoir « la ferme conviction que l’intéressé cherche à obtenir l’asile par des moyens frauduleux, par exemple des mensonges ou une conduite malhonnête, qui influent sur le point de savoir si sa demande d’asile sera ou non accueillie » (au para 31).

[9] Dans la décision en cause, la SPR cite et applique la décision Warsame.

[10] En l’espèce, on peut résumer ainsi les principales raisons pour lesquelles la SPR a rejeté la demande d’asile et a conclu qu’elle était manifestement infondée :

  • a) Les allégations relatives au conflit foncier ne sont pas crédibles :

  • Le demandeur a fourni de nombreuses adresses incohérentes pour le bungalow qu’il dit avoir construit sur le terrain faisant l’objet du conflit;

  • Les documents de la police sont fabriqués parce que l’en-tête de tous les documents porte la mention « Police Intelligent Department » plutôt que « Police Intelligence Department » et parce qu’ils ont été préparés par le cousin du demandeur, Emmanuel Ademola;

  • Le rapport d’hôpital décrivant l’agression du fils du demandeur, Arnold, est fabriqué parce qu’il indique qu’il était âgé de 15 ans au moment des faits, alors qu’il avait en réalité 16 ans; parce qu’il est antérieur à la date de son traitement (1er juillet 2018) de près de deux ans (le rapport est daté du 8 avril 2020) et parce qu’il fait mention du rapport de police fabriqué;

  • Les photographies des blessures d’Arnold sont possiblement mises en scène parce qu’elles sont liées au rapport d’hôpital fabriqué et proviennent du même cousin.

  • b) L’allégation concernant une arrestation survenue en 2016 au Nigéria pour des crimes homosexuels n’est pas crédible :

  • Le demandeur n’a pas mentionné cet incident dans son premier exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA) ni affirmé qu’il craignait d’être persécuté pour cette raison, et son explication pour la divulgation tardive de cette information n’était pas crédible;

  • L’exposé circonstancié contenu dans le formulaire FDA laisse entendre que l’affaire de 2016 a été réglée par le versement d’un seul pot-de-vin, mais à l’audience, le demandeur a affirmé qu’il continuait de donner des pots-de-vin pour cette affaire;

  • Le demandeur a déclaré qu’il avait été arrêté et détenu une seule fois (en lien avec le crime homosexuel allégué), mais l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire FDA fait allusion à une autre arrestation en lien avec le conflit foncier;

  • Le demandeur n’a pas mentionné son arrestation dans son formulaire de l’annexe A, même s’il parle couramment l’anglais, s’il est instruit et s’il est au courant de l’importance de ces arrestations;

  • Le rapport de police ([traduction] « Invitation à des pratiques indécentes ») est aussi fort probablement fabriqué, car il contient la même erreur que les autres documents de police;

  • Les courriels d’Emmanuel et d’Hossana (la femme du demandeur) sont viciés par le fait que les rapports fabriqués provenaient d’Emmanuel. Par conséquent, aucun poids ne leur est accordé.

  • c) La demande est manifestement infondée :

  • Le fait que le demandeur a utilisé et invoqué des documents frauduleux (les trois rapports de police, le rapport d’hôpital et les photographies) appuie une conclusion de demande frauduleuse;

  • Les documents fabriqués n’ont pas été utilisés pour échapper à la persécution, mais plutôt comme des documents authentiques pour étayer les éléments centraux de la demande d’asile du demandeur, soit le conflit foncier et sa sexualité;

  • Les nombreuses déclarations malhonnêtes concernant sa sexualité (dans son témoignage et dans les documents à l’appui) démontrent que son affirmation selon laquelle il est bisexuel n’est pas véridique et a été formulée dans le seul but de donner du poids à sa demande d’asile.

III. ANALYSE

A. Le critère applicable au sursis à l’exécution de la mesure de renvoi

[11] Il est entendu que pour être admissible à un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi, le demandeur doit démontrer les trois choses suivantes : (1) que la demande de contrôle judiciaire sous-jacente soulève une « question sérieuse à juger », (2) qu’il subirait un préjudice irréparable si sa demande de sursis était rejetée, (3) que la prépondérance des inconvénients (c.-à-d. la question de savoir laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse le sursis en attendant une décision sur le fond quant à la demande de contrôle judiciaire) favorise l’octroi d’un sursis : voir Toth v Canada (Employment and Immigration) [1988] ACF no 587; R c Société Radio‐Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 RCS 196 au para 12; Manitoba (P.G.) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110; et RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 à la p 334.

[12] Le but d’une ordonnance interlocutoire comme celle demandée en l’espèce est de préserver l’objet du litige sous-jacent, de sorte qu’une réparation efficace sera possible si le demandeur a gain de cause dans sa demande de contrôle judiciaire : voir Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 au para 24.

[13] La décision d’accorder ou de refuser une injonction interlocutoire relève d’un pouvoir discrétionnaire et elle doit être prise en tenant compte de l’ensemble des circonstances pertinentes : voir Société Radio-Canada, au para 27. Comme la Cour suprême l’a déclaré dans l’arrêt Google Inc, « [i]l s’agit essentiellement de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire. La réponse à cette question dépendra nécessairement du contexte. » (au para 25).

[14] Bien que chaque volet du critère soit important et bien qu’ils doivent tous être respectés, ils ne sont pas des compartiments distincts et étanches. Chacun appelle le tribunal à s’attarder à des facteurs qui influent sur l’exercice global du pouvoir discrétionnaire judiciaire dans une affaire en particulier : Wasylynuk c Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2020 CF 962 au para 135. Le critère doit être appliqué de manière globale, de sorte que la force d’un facteur puisse vaincre la faiblesse d’un autre : voir RJR-MacDonald à la p 339; Wasylynuk, au para 135; Spencer c Canada (Procureur général), 2021 CF 361 au para 51; Colombie-Britannique (Procureur général) c Alberta (Procureur général), 2019 CF 1195 au para 97 (renversée pour d’autres motifs 2021 CAF 84); et Power Workers Union c Canada (Procureur général), 2022 CF 73 au para 56. Voir aussi Robert J Sharpe, « Interim Remedies and Constitutional Rights » (2019) 69 UTLJ (suppl 1) à la p 14.

[15] Ensemble, les trois volets du critère aident le tribunal à évaluer et répartir ce que l’on a appelé le risque d’injustice corrective (voir Sharpe, précité). Ils guident le tribunal dans sa réponse à la question suivante : est-il plus juste et équitable pour la partie requérante ou pour la partie intimée de supporter le risque que l’issue du litige sous-jacent ne coïncide pas avec l’issue de la requête interlocutoire?

B. Le critère appliqué

(1) Question sérieuse

[16] En l’espèce, selon le premier volet du critère, le seuil à atteindre pour établir qu’il y a une question sérieuse à trancher est peu élevé. Le demandeur doit seulement démontrer que la demande de contrôle judiciaire n’est pas frivole ou vexatoire : RJR-MacDonald, aux pp 335 et 337; voir aussi Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 au para 11 et Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au para 25.

[17] Le demandeur conteste la conclusion de la SPR selon laquelle la demande d’asile est manifestement infondée à plusieurs égards, mais le point commun est que la SPR s’est déraisonnablement fondée sur des préoccupations concernant la crédibilité de la demande pour étayer une conclusion de demande clairement frauduleuse. Le demandeur soutient également que plusieurs des conclusions principales de la SPR concernant l’authenticité des documents et la crédibilité de la preuve sont déraisonnables. Je suis convaincu que les motifs de révision que le demandeur a relevés ne sont ni frivoles ni vexatoires. Par conséquent, le demandeur a satisfait au premier volet du critère.

(2) Préjudice irréparable

[18] En ce qui concerne le second volet du critère, la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire : voir RJR‐MacDonald, à la p 341. Pour satisfaire à ce volet du critère, le demandeur doit montrer qu’il subira un « préjudice réel, certain et inévitable – et non pas hypothétique et conjectural » (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para 24). Il doit produire « des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé », à moins que le sursis ne soit accordé : voir Glooscap Heritage Society, au para 31.

[19] Le demandeur invoque deux formes de préjudice irréparable. L’une est le risque qu’il soit exposé à un préjudice s’il devait retourner au Nigéria. Il s’agit du même risque qui sous-tend sa demande d’asile. L’autre forme est le fait que sa demande de contrôle judiciaire deviendrait théorique.

[20] Comme je l’expliquerai, je suis convaincu que le demandeur satisfait au deuxième volet du critère parce qu’une demande de contrôle judiciaire défendable deviendrait effectivement inutile s’il devait retourner au Nigéria avant qu’elle ne puisse être tranchée sur le fond. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’examiner l’autre forme de préjudice irréparable invoquée par le demandeur.

[21] Le caractère potentiellement théorique de la demande de contrôle judiciaire sous‐jacente ne cause pas nécessairement un préjudice irréparable. Pour déterminer s’il y a préjudice, il faut plutôt tenir compte de l’ensemble des circonstances de l’affaire en cause : voir El Ouardi c Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 42 au para 8, et Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shpati, 2011 FCA 286 aux para 34-38.

[22] Lorsque la Cour est convaincue que le demandeur a soulevé des motifs de révision défendables, comme c’est le cas en l’espèce, cela suffit à conclure à un préjudice irréparable. Cette conclusion s’explique par le fait que, si le demandeur était renvoyé à l’instant, il serait privé de son droit à une réparation significative et efficace dans le cas où il arriverait à convaincre la cour de révision que la décision de la SPR est déraisonnable. Même si l’on pouvait avancer que, à proprement parler, la demande de contrôle judiciaire d’un demandeur d’asile ne devient pas théorique en raison de son départ involontaire du Canada (Jawad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1262), cela voudrait simplement dire que la demande de contrôle judiciaire ne serait pas rejetée pour ce motif. Du point de vue du demandeur, la question cruciale est de savoir ce qui se passerait si sa demande de contrôle judiciaire était accueillie après son renvoi. L’annulation de la décision et le renvoi de l’affaire à la SPR pour un nouvel examen ne constitueraient pas une réparation significative et efficace si le demandeur est déjà au Nigéria. Cela suffit donc pour constituer un préjudice irréparable.

[23] La présente affaire illustre le point avancé précédemment selon lequel les trois volets du critère ne sont pas des compartiments étanches et le critère devrait être appliqué de manière globale, de sorte que la force d’un facteur puisse vaincre la faiblesse d’un autre. Même si, en ce faisant, j’empiète sur une partie de l’analyse selon le troisième volet, pour conclure que le demandeur a satisfait au deuxième volet du critère, j’ai examiné le fait que la demande de contrôle judiciaire sous-jacente est la seule occasion que le demandeur a pour contester la décision selon laquelle il n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. Ce fait additionnel permet de rehausser le risque de préjudice irréparable et de le faire passer de conjectural ou hypothétique à une « réelle probabilité ». Toutefois, par souci de clarté, le demandeur n’était pas tenu de démontrer que sa demande de contrôle judiciaire a des chances de réussite et je n’ai tiré aucune telle conclusion. J’ai simplement conclu que la demande est suffisamment solide pour entraîner un risque réel de préjudice irréparable s’il était tenu de quitter le Canada avant qu’elle ne soit tranchée. Dans les circonstances particulières de l’espèce, comme la décision de la SPR ne peut faire l’objet d’une révision par aucune autre moyen, cela suffit à satisfaire au deuxième volet du critère.

[24] Enfin, j’évalue le fondement de la demande de contrôle judiciaire sous‐jacente uniquement pour les fins de la présente requête. Il va sans dire que cela ne lie aucunement un autre juge qui pourrait être appelé à examiner cette affaire pour d’autres fins.

(3) Prépondérance des inconvénients

[25] Le troisième volet du critère demande que l’on examine laquelle des parties subirait le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse le sursis de la mesure de renvoi en attendant une décision sur le fond quant à la demande de contrôle judiciaire. Pour satisfaire à ce volet, le demandeur doit établir que le préjudice qu’il subirait en cas de refus du sursis est plus grand que le préjudice que le défendeur subirait si le sursis était accordé. Le préjudice établi au deuxième volet du critère est à nouveau examiné à cette étape, mais il est maintenant comparé à d’autres intérêts qui seront touchés par la décision de la Cour. Cet exercice de pondération est imprécis et peu scientifique : voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Conseil canadien pour les réfugiés, 2020 CAF 181 au para 17. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’est pas fondé sur des principes. Au contraire, les principes sont au cœur de l’exercice de détermination de ce qui est juste et équitable dans les circonstances particulières de l’affaire.

[26] Lorsque l’on évalue la prépondérance des inconvénients, il faut non seulement tenir compte des intérêts du demandeur, mais aussi de l’intérêt public puisque l’affaire met en cause les actes d’une autorité publique (RJR-MacDonald, à la p 350). Le demandeur fait l’objet d’une mesure de renvoi valide et exécutoire. Celle-ci a été prise en vertu d’un pouvoir législatif et réglementaire. Il est donc présumé qu’elle est dans l’intérêt du public. Par ailleurs, aux termes du paragraphe 48(2) de la LIPR, une mesure de renvoi doit être exécutée « dès que possible » à partir du moment où elle est exécutoire. Il est également présumé qu’une action qui suspend l’effet de la mesure (comme le ferait un sursis interlocutoire) est préjudiciable à l’intérêt public : voir RJR-MacDonald, aux pp 346 et 348-349. La question de savoir si cela suffit pour rejeter une demande de sursis interlocutoire dans une affaire donnée dépendra évidemment des circonstances de l’affaire. Elle peut aussi dépendre de la durée de la suspension de l’effet de la mesure d’expulsion : voir Conseil canadien pour les réfugiés, au para 27.

[27] Le fait que le demandeur fasse l’objet d’une mesure de renvoi valide et exécutoire est un facteur important à prendre en considération lors de l’évaluation de la prépondérance des inconvénients. Cependant, le seul « inconvénient » pour le défendeur si le demandeur n’est pas renvoyé immédiatement et si sa demande de contrôle judiciaire est en fin de compte rejetée est que le renvoi du Canada aura été reporté. Le défendeur n’aura pas perdu sur tous les plans. Dans le cadre de mon examen de l’intérêt public, je constate également que de nombreux mois se sont écoulés depuis que la mesure de renvoi prise contre le demandeur est devenue exécutoire. Je reconnais que ce retard d’exécution peut être attribuable, du moins en partie, aux répercussions toujours en cours de la pandémie de COVID-19, mais aucun élément de preuve n’a été présenté pour expliquer le retard ou pour expliquer la raison pour laquelle cette date de renvoi a été choisie. Il vaut également la peine de mentionner que la décision d’ordonner au demandeur de se présenter en vue de son renvoi a été prise alors que la Cour est sur le point de juger s’il y a lieu d’accorder l’autorisation de présenter la demande de contrôle judiciaire. Tous ces facteurs font diminuer l’intérêt public (bien qu’ils ne l’annulent certainement pas) à l’égard de l’exécution de la mesure de renvoi pour le moment. De plus, aucun autre facteur ne fait pencher la balance du côté du défendeur. Par exemple, rien n’indique que le demandeur représente un danger pour le public ou qu’il risque de s’enfuir.

[28] Par contre, l’« inconvénient » que représente pour le demandeur le fait de perdre son droit de demander une réparation significative et efficace est important et, comme je l’ai mentionné précédemment, irréparable. L’intérêt ne se limite pas seulement au demandeur; il appartient aussi au public et à l’administration de la justice. Ce facteur fait aussi pencher la balance en faveur d’un sursis. Il est possible que le demandeur n’arrive pas à convaincre le juge siégeant en révision que la décision de la SPR est déraisonnable. Il ne m’appartient pas de trancher cette question. Le point déterminant est que si on autorise le renvoi du demandeur maintenant, il perdrait toutes ses chances d’obtenir une réparation significative et efficace. La prépondérance des inconvénients penche donc en sa faveur. Le fait que cette demande de contrôle judiciaire soit la seule occasion de contester la décision selon laquelle il n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger joue également en faveur du demandeur. Dans les circonstances, ces facteurs l’emportent sur l’intérêt public à l’égard de l’exécution de la mesure de renvoi pour le moment.

IV. CONCLUSION

[29] Ayant soupesé tous les facteurs pertinents à prendre en considération, je suis convaincu qu’il est plus juste et équitable que ce soit le défendeur qui assume le risque que l’issue du litige sous-jacent ne coïncide pas avec l’issue de la présente requête. Un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi est le seul moyen de préserver l’objet du litige, de sorte qu’une réparation efficace sera possible si le demandeur obtient gain de cause dans sa demande de contrôle judiciaire (voir Google Inc, au para 24). Les considérations faisant contrepoids ne sont pas suffisantes pour l’emporter sur cette considération fondamentalement importante.

[30] Par conséquent, la requête est accueillie. Le demandeur ne doit pas être renvoyé du Canada avant l’issue de la demande sous-jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER IMM-9439-21

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête est accueillie.

  2. Le demandeur ne doit pas être renvoyé du Canada avant l’issue de sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés datée du 12 novembre 2021.

« John Norris »

Juge

Traduction certifié conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9439-21

 

INTITULÉ :

DAVID OLUSANYA MATTHEW c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 JUIN 2022

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 17 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Vakkas Bilsin

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Amy King

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Cabinet d’avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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