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Date : 20220909


Dossier : IMM-6631-20

Référence : 2022 CF 1273

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

KIRUBEL MEKONNE ABEBE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. La nature de l’affaire

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 7 décembre 2020 par la Section d’appel de l’immigration [la SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. La SAI a confirmé la décision par laquelle l’agent des visas avait rejeté, au titre du paragraphe 4(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR], la demande présentée par le demandeur afin de parrainer son épouse en Éthiopie pour qu’elle obtienne sa résidence permanente.

II. Le contexte factuel

[2] Le demandeur est né à Addis-Abeba, en Éthiopie. Il est arrivé au Canada en 2007. Il a obtenu sa résidence permanente au Canada en novembre 2012, puis est devenu citoyen canadien en 2017. Il s’est marié au Canada en 2010. Son épouse de l’époque avait tenté de le parrainer, mais la demande de parrainage avait été rejetée parce que l’agent des visas ne croyait pas à l’authenticité du mariage. Le couple s’est séparé en 2012. Il n’y a aucun enfant issu de ce mariage, et le divorce a été prononcé en juin 2018.

[3] En janvier 2019, le demandeur s’est rendu en Éthiopie, où il s’est marié avec son épouse actuelle [l’épouse du demandeur]. L’épouse du demandeur est aussi née à Addis-Abeba, en Éthiopie, et n’est jamais sortie du pays. Elle n’a jamais été mariée et n’a pas d’enfant.

[4] Le demandeur est revenu au Canada six jours après le mariage et a présenté une demande de parrainage en février 2019. Il n’est pas retourné en Éthiopie depuis janvier 2019. Le demandeur est un Chrétien orthodoxe et son épouse est de confession musulmane.

[5] Le demandeur et son épouse se sont connus quand ils étaient enfants en Éthiopie, lorsque le demandeur rendait visite à sa famille. Ils se sont revus en août 2018, par l’intermédiaire de leurs pères respectifs, qui ont envisagé la possibilité de conclure un mariage arrangé. Les deux pères étaient des amis et des associés d’affaires de longue date. Le demandeur a affirmé qu’il était heureux à l’idée de ce mariage parce qu’il se souvenait de son épouse, qu’il avait connue alors qu’ils étaient enfants, et qu’il connaissait sa famille. Il a ressenti au début une certaine appréhension, mais celle-ci s’est rapidement estompée au fur et à mesure que lui et sa future épouse ont continué de se fréquenter sur les réseaux sociaux et d’évoquer les bons moments de leur enfance. Le demandeur a fait sa demande en mariage au téléphone en septembre 2018.

[6] Après quelques mois de communications par téléphone, le demandeur s’est rendu en Éthiopie le 4 janvier 2019. Des dispositions ont été prises pour la tenue d’un mariage civil non formel et non traditionnel le 14 janvier 2019. La petite cérémonie, qui réunissait environ cinq personnes, a été suivie d’une réception comptant à peu près 25 invités. Les époux ont passé du temps ensemble et se sont donné des cadeaux jusqu’au départ du demandeur quelques jours plus tard.

[7] Le demandeur est revenu au Canada le 20 janvier 2019. Il n’a pas revu son épouse en personne depuis. Le couple continue de se parler entre deux et trois fois par jour, leurs conversations pouvant durer jusqu’à une heure. Selon le demandeur, ils discutent de l’actualité, des affaires politiques en Éthiopie ou de la météo et peuvent aussi avoir des conversations romantiques.

[8] L’agent des visas a rejeté la demande de parrainage en novembre 2019 sur le fondement du paragraphe 4(1) du RIPR. Un appel a été interjeté à la SAI, dont la décision fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

[9] L’épouse du demandeur a refusé de se présenter à l’audience de la SAI pour y témoigner. Le demandeur a expliqué que le refus de sa demande antérieure a eu des répercussions psychologiques néfastes sur elle. Aucune preuve médicale n’a été déposée à l’appui de cette affirmation.

[10] Le frère de l’épouse du demandeur, qui a épousé la sœur de ce dernier et vit au Canada, a témoigné à l’audience, tout comme le demandeur lui-même.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[11] La SAI a jugé que l’appelant n’avait pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que le mariage était authentique et ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR]. Ces exigences s’additionnent.

[12] La SAI a affirmé que « [l’]authenticité d’une relation peut être évaluée en fonction d’un certain nombre de facteurs, comme la durée de la relation des époux avant leur mariage, leur différence d’âge, leur ancien état civil ou matrimonial, la situation financière et l’emploi de chacun, les antécédents familiaux des époux, la connaissance des antécédents de l’autre, la langue et les centres d’intérêt respectifs ». Il n’y a aucune question en litige relativement à ce cadre d’analyse.

[13] Après avoir examiné les éléments de preuve, la SAI a conclu que « l’ensemble des facteurs ne milite pas en faveur de l’appelant ». Elle était d’avis que le témoignage du demandeur et celui du témoin n’étaient pas suffisamment crédibles, dignes de foi ou fiables pour dissiper ses préoccupations et celles de l’agent d’immigration.

[14] Plus particulièrement, l’agent des visas (qui a entendu la déposition de vive voix du demandeur et de son épouse à une étape antérieure du processus) s’est dit préoccupé par ce qui suit :

  1. L’épouse du demandeur n’a pas été en mesure de fournir de détails sur les renseignements abordés durant ses longues discussions avec le demandeur;

  2. L’épouse ne pouvait décrire en détail la vie du demandeur au Canada;

  3. L’épouse ne connaissait pas les détails de la situation financière du demandeur;

  4. L’épouse a répété ce qu’elle avait appris par cœur lorsque l’agent des visas lui a présenté ces préoccupations.

[15] La SAI est consciente qu’il s’agit d’un mariage arrangé dans le respect des normes culturelles éthiopiennes. Cependant, elle a mentionné que, même alors, elle s’attendrait à ce que les époux se connaissent plus en profondeur l’un l’autre, étant donné qu’ils communiquent plusieurs heures par semaine et qu’ils savent que leur mariage est l’objet d’une attention particulière. Ces doutes n’ont pas été dissipés non plus en appel, même si le demandeur et son épouse ont eu la possibilité de le faire, parce que l’épouse n’a pas témoigné.

[16] Comme je le mentionne plus haut, le demandeur a expliqué que son épouse n’a pas témoigné à cause des répercussions psychologiques néfastes qu’elle a subies à la suite de l’entrevue d’immigration et du rejet de la demande par l’agent des visas. Le demandeur et son épouse prétendent qu’il était plus difficile d’obtenir des documents d’un professionnel de la santé en raison de la pandémie de COVID-19.

[17] Aucune preuve médicale n’a été présentée pour justifier la décision de l’épouse de ne pas témoigner. Le commissaire de la SAI a tiré une conclusion défavorable de cette absence d’éléments de preuve corroborants parce qu’il s’est écoulé amplement de temps depuis et que l’épouse aurait pu au moins fournir une lettre de sa part ou de la part de proches si elle ne pouvait se présenter à l’audience, comme l’ont fait le père du demandeur et son père à elle. Cette situation a eu des conséquences défavorables sur la crédibilité des éléments de preuve.

[18] La SAI a également tiré une inférence défavorable du fait que l’épouse du demandeur ne connaissait pas les circonstances ayant mené à l’échec du premier mariage du demandeur, étant donné que cette information serait pertinente pour toute personne envisageant d’accepter une demande en mariage. L’épouse du demandeur ne savait pas non plus que ce dernier avait participé au parrainage par un groupe de son frère à elle.

[19] La SAI a conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi montrant que le couple avait pour projet de vivre ensemble au Canada.

IV. La question en litige

[20] En l’espèce, la question à trancher consiste à savoir si la SAI a rendu une décision raisonnable lorsqu’elle a conclu que le mariage du demandeur n’était pas authentique et visait principalement des fins d’immigration.

V. La norme de contrôle

[21] Les parties conviennent, tout comme moi, que la norme de contrôle qui s’applique en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, qui a été rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le juge Rowe, s’exprimant au nom de la majorité, décrit comme suit les caractéristiques que doit posséder une décision raisonnable et les exigences imposées au tribunal qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « […] ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100). […]

[Non souligné dans l’original.]

[22] En outre, dans l’arrêt Vavilov, il est clairement établi qu’à moins de « circonstances exceptionnelles », le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve. Fait à souligner, dans la présente affaire, aucune circonstance exceptionnelle n’a été invoquée. La Cour suprême du Canada précise ce qui suit :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khossa, par. 64; Dr. Q, aux para 41-42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15-18; Dr. Q, par. 38. Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original.]

[23] J’ajouterai qu’il incombe au demandeur de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que son épouse n’est pas exclue au titre du paragraphe 4(1) du RIPR. La Cour est astreinte à une déférence respectueuse envers l’appréciation de la preuve effectuée par la SAI en qualité de juge des faits : Vavilov; Kusi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 68 au para 9; Kusi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 719 au para 29;

VI. Les dispositions législatives pertinentes

[24] Le paragraphe 4(1) du RIPR dispose ce qui suit :

Mauvaise foi

Bad faith

4 (1) Pour l’application du présent règlement, l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux, le conjoint de fait ou le partenaire conjugal d’une personne si le mariage ou la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux, selon le cas :

4 (1) For the purposes of these Regulations, a foreign national shall not be considered a spouse, a common-law partner or a conjugal partner of a person if the marriage, common-law partnership or conjugal partnership

a) visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi;

(a) was entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act; or

b) n’est pas authentique.

(b) is not genuine.

VII. Analyse

[25] Le demandeur avance principalement deux arguments : 1) il a présenté suffisamment d’éléments de preuve qui n’auraient pas dû être écartés au motif que son épouse n’a pas témoigné; 2) la SAI a commis une erreur en appliquant des normes occidentales, nord-américaines, à un mariage arrangé conforme à la tradition éthiopienne.

[26] Le demandeur fait valoir premièrement que le principal point en litige mentionné par le commissaire se rattache à l’absence d’éléments de preuve suffisants pour attester l’authenticité du mariage. Il estime avoir fourni une preuve suffisante, cohérente, simple et crédible permettant de dissiper les préoccupations de l’agent d’immigration. Selon lui, son témoignage digne de foi et non contredit ne peut être écarté sans raison suffisante du seul fait que son épouse n’a pas témoigné.

[27] Le demandeur soutient également qu’il a présenté des éléments de preuve corroborant l’authenticité du mariage, entre autres des renseignements qui montraient que lui et son épouse ont communiqué pendant plusieurs mois ainsi que les témoignages de son père, de son beau-père et de son beau-frère décrivant la façon dont lui et son épouse se sont rencontrés et se sont mariés. Le tribunal n’a exprimé aucun doute quant à la crédibilité du témoignage du demandeur ni souligné de contradiction ou d’incohérence. Le demandeur ajoute que son témoignage et l’entrevue de son épouse concordent. Le tribunal précise par ailleurs que le demandeur a donné quelques réponses raisonnables aux questions qui lui ont été posées.

[28] Je considère que ces arguments sont dénués de fondement, car ils reviennent tous à demander à la Cour d’apprécier à nouveau les mêmes éléments de preuve et probablement aussi les arguments qui ont déjà été examinés, évalués, soupesés et rejetés par la SAI et dans les instances antérieures. Comme il est mentionné plus haut, ce n’est pas là le rôle de la Cour dans un contrôle judiciaire. Il s’agit toutes de questions rattachées à la preuve, à sa force probante, aux inférences qui peuvent en être tirées et aux circonstances de l’espèce.

[29] Ces conclusions suffisent pour statuer sur ce point. Toutefois, pour ce qui est de la question au cœur de l’appel, soit l’absence de témoignage de la part de l’épouse du demandeur, la jurisprudence de la Cour – qui lie la SAI et que celle-ci avait le droit d’appliquer – confirme que la SAI peut tirer une inférence défavorable du fait qu’un époux ou une épouse n’a pas témoigné : Waqas c Canada, 2020 CF 152 au para 19, citant le juge Shore dans la décision Ma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 509 :

[2] En ce qui concerne la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (et toutes ses sections), la raisonnabilité veut, bien que les règles de la preuve à cet égard soient souples, que l’on puisse tirer une conclusion défavorable lorsqu’une preuve est accessible, qu’elle pourrait devenir accessible, mais qu’elle n’est pas produite, ou lorsqu’une personne peut témoigner, qu’on lui a offert la possibilité de témoigner, mais qu’elle ne témoigne pas. [Non souligné dans l’original.]

[30] Le demandeur plaide par ailleurs que son témoignage est présumé véridique, et il cite à cet égard Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF) au para 5 et Barring c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CanLII 55242 (CA CISR) au para 31. Le demandeur évoque une décision de la SAI portant sur l’application de cette règle dans le contexte des visas, mais je conclus qu’elle n’est d’aucune utilité et souligne que le demandeur n’a présenté aucune décision des cours fédérales à l’appui de sa thèse. Selon le défendeur, cette règle n’intervient que dans le contexte des demandes d’asile, dans lequel s’inscrit, à mon humble avis, la jurisprudence citée. Ceci étant dit, même si le demandeur avait raison, il existait d’après moi une raison valable de douter de son témoignage, soit le refus de son épouse de témoigner au soutien de son époux. En outre, la présomption de véracité ne signifie pas qu’il faut attribuer à cette preuve un poids déterminant.

[31] De fait, la jurisprudence présentée par le demandeur lui-même, soit Adu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] ACF no 114, souligne que [traduction] « [l]a “présomption” selon laquelle le témoignage sous serment d’un requérant est véridique peut toujours être réfutée et, dans les circonstances appropriées, peut l’être par l’absence de preuves documentaires mentionnant un fait qu’on pourrait normalement s’attendre à y retrouver ». La même remarque s’applique à l’omission de faire comparaître un témoin important dont la présence serait normalement attendue, comme c’est le cas de l’épouse du demandeur en l’espèce.

[32] Quant à l’affirmation du demandeur suivant laquelle la SAI a commis une erreur en imposant des normes occidentales à un mariage arrangé conformément à la tradition éthiopienne, je juge qu’elle est sans fondement. Le demandeur soutient qu’il était incorrect pour la SAI d’exiger des renseignements détaillés de nature financière et une connaissance approfondie de la vie du demandeur, notamment au sujet de son mariage antérieur, parce que ce sont des renseignements que les futurs époux ne jugent pas importants ou aussi pertinents. Il souligne que l’authenticité du mariage et les détails que l’un et l’autre s’échangent sur leur vie, les renseignements financiers, son mariage antérieur ou le caractère précipité du mariage ne devraient pas être évalués sous un angle nord-américain mais bien en fonction des normes culturelles et des conditions socioéconomiques éthiopiennes. D’après le demandeur, le degré de détail et de précision dans les communications qui ont eu lieu entre lui et son épouse ainsi que la courte période de fréquentation sont normaux dans sa culture, et le tribunal impose une norme occidentale en ce qui concerne les renseignements échangés entre les époux dans le cadre d’un mariage arrangé suivant la tradition éthiopienne.

[33] Je conviens que l’application de normes nord-américaines à une culture différente peut constituer une erreur susceptible de contrôle compte tenu du contexte dans une affaire donnée : Nadasapillai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 72 au para 19; Padda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 708 au para 14.

[34] Toutefois, à mon humble avis, la SAI n’a pas imposé de normes nord-américaines en l’espèce. En effet, elle a mentionné qu’il s’agissait effectivement d’un mariage arrangé suivant la tradition éthiopienne puis a conclu, de façon raisonnable, que les époux avaient démontré une connaissance limitée l’un de l’autre, même s’ils avaient communiqué fréquemment et savaient que les autorités d’immigration procéderaient à un examen minutieux. Il incombait au demandeur de présenter une preuve suffisante afin d’expliquer pourquoi son épouse connaissait mal sa situation financière, son métier ou son projet de la parrainer pour qu’elle puisse venir au Canada, ce qu’il n’a pas fait.

[35] Qui plus est, son épouse ne s’est pas du tout exprimée sur ces sujets elle-même. Elle n’a pas cherché à dissiper les préoccupations de l’agent des visas, ni celles de la SAI, parce qu’elle n’a pas témoigné, ni de vive voix, ni par écrit. Je suis d’accord avec le défendeur quand il affirme que les doutes de la SAI l’ont emporté, de façon raisonnable, sur le fait que seul le demandeur avait, en se fondant sur ses connaissances (et non pas sur celles de son épouse), « donné quelques réponses raisonnables aux questions qui lui ont été posées ».

[36] Selon moi, à la lumière des contraintes juridiques, il est également faux de prétendre que la preuve non contredite du demandeur ne peut être écartée par la SAI et que, [traduction] « en l’absence de preuve contredisant le témoignage du demandeur, il est déraisonnable de rejeter l’appel ». À cet égard, les contraintes juridiques permettent plutôt de conclure que la SAI « peut tirer des conclusions raisonnables en se fondant sur les invraisemblances, le bon sens et la rationalité et elle peut rejeter des éléments de preuve non contestés s’ils ne sont pas compatibles avec les probabilités qui touchent l’affaire dans son ensemble » : Abdul c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 260 au para 15. C’est exactement ce que la SAI a fait, de façon raisonnable, comme elle était en droit de le faire.

VIII. Conclusion

[37] Je suis d’avis, pour les motifs exposés plus haut, que la décision est raisonnable, selon les critères énoncés dans l’arrêt Vavilov, puisqu’elle était justifiée, transparente et intelligible. Par conséquent, la demande sera rejetée.

IX. La question à certifier

[38] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6631-20

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

La présente demande est rejetée.

Aucune question de portée générale n’est certifiée.

Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Corbeil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6631-20

 

INTITULÉ :

KIRUBEL MEKONNE ABEBE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATON

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 SEPTEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE BROWN

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 9 SEPTEMBRE 2022

COMPARUTIONS :

Daniel Tilahun Kebede

POUR LE DEMANDEUR

Nick Continelli

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet d’avocats de Daniel Kebede

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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