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Date : 20220922


Dossier : IMM‑6660‑21

Référence : 2022 CF 1320

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

IBRAHIM MOLLA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, monsieur Ibrahim Molla, sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel de l’immigration (la SAI) en date du 17 septembre 2021 par laquelle la SAI a décidé de rejeter l’appel interjeté par le demandeur à l’encontre de la mesure de renvoi prise contre lui au titre du paragraphe 67(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), ou de ne pas surseoir à l’exécution de la mesure aux termes du paragraphe 68(1) de la LIPR. La SAI a conclu qu’il n’y avait pas, compte tenu de l’intérêt supérieur des enfants directement touchés par la mesure de renvoi, de motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales dans les circonstances du demandeur.

[2] Le demandeur soutient que la décision de la SAI est déraisonnable, car la SAI n’a pas dûment apprécié l’intérêt supérieur des enfants et les motifs d’ordre humanitaire en l’espèce.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAI est raisonnable. Par conséquent, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Faits

A. Le demandeur

[4] Le demandeur est un citoyen du Bangladesh âgé de 37 ans. Il a obtenu la résidence permanente du Canada en mai 2017. Avant d’immigrer au Canada, il a résidé et travaillé aux Émirats arabes unis (les ÉAU) pendant quelque sept ans.

[5] L’épouse du demandeur, madame Mim Aktary (Mme Aktary) est aussi une citoyenne du Bangladesh. Le demandeur et Mme Aktary se sont mariés au Bangladesh en 2015. Le couple s’est établi à Edmonton, en Alberta, en octobre 2018. Le demandeur et Mme Aktary ont deux jeunes garçons qui sont nés au Canada et qui sont des citoyens canadiens.

[6] Mme Aktary a appelé la police le 17 janvier 2019. Lorsque la police est arrivée à la résidence familiale, Mme Aktary a dit aux policiers que le demandeur l’avait frappée. Elle leur a aussi montré une vidéo d’un incident antérieur s’étant produit le 23 décembre 2018. La vidéo de l’incident du 23 décembre 2018 a été présentée à l’audience sur la détermination de la peine du demandeur, et on y verrait le demandeur retirer la ceinture retenant son pantalon, tenir celle‑ci à deux mains et fouetter Mme Aktary pendant une minute environ alors que celle‑ci pousse des cris de douleur.

[7] À l’audience devant la SAI, le demandeur a été invité à décrire les circonstances l’ayant amené à commettre l’infraction à l’encontre de Mme Aktary. Il a affirmé qu’ils s’étaient disputés à cause d’un malentendu, puisque Mme Aktary le tiendrait responsable de la fausse couche qu’elle a subie peu avant l’infraction et qu’elle avait été bouleversée par une conversation téléphonique que le demandeur aurait eue avec une femme. Le demandeur a affirmé que la femme en question était sa cousine, qui était au Canada à la faveur d’un permis d’études.

[8] Après l’infraction, le demandeur a pris part à un atelier de gestion de la colère d’une durée de deux jours intitulé « Men & Anger » (Hommes colériques) et a terminé la phase 1 du programme « Changing Pathways ») (Changement de voies). Le demandeur et Mme Aktary ont aussi pris part à cinq séances de counseling ensemble, en août 2019.

[9] Le fils aîné du demandeur et de Mme Aktary est né le 5 septembre 2019.

[10] Le demandeur a plaidé coupable à une accusation d’agression armée à la cour provinciale de l’Alberta. Il a été condamné à 30 jours de prison et douze mois de probation. En raison de la déclaration de culpabilité du demandeur, un rapport d’interdiction de territoire en date du 13 juillet 2020 a été établi aux termes du paragraphe 44(1) de la LIPR. La Section de l’immigration a ensuite pris une mesure d’expulsion contre lui pour grande criminalité aux termes de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR et de l’alinéa 229(1)c) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002‑227).

[11] Le demandeur a interjeté appel de la mesure de renvoi pesant contre lui et a demandé que la SAI exerce sa compétence discrétionnaire de surseoir à la mesure pour des motifs d’ordre humanitaire. Le demandeur n’a pas contesté la validité de la mesure d’expulsion.

[12] L’audience devant la SAI a eu lieu le 28 juillet 2021. Le deuxième fils du demandeur et de Mme Aktary est né peu après l’audience devant la SAI.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[13] Dans une décision datée du 17 septembre 2021, la SAI a rejeté l’appel interjeté par le demandeur et a conclu que l’exercice de sa compétence discrétionnaire n’était pas justifié selon les facteurs énoncés dans la décision Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI no 4 (QL). Pour rendre sa décision, la SAI a pris en compte l’intérêt supérieur des enfants et les motifs d’ordre humanitaire soulevés par le demandeur.

[14] La SAI a accordé un poids important à la gravité de l’infraction, en soulignant qu’il s’agissait de violence conjugale à l’égard de son épouse, qui résidait dans une nouvelle ville avec peu de soutien social, et qui vivait toujours le deuil d’une fausse couche. Elle a également souligné que le demandeur avait utilisé sa ceinture pour battre son épouse.

[15] Dans son appréciation des remords exprimés par le demandeur, la SAI a fait remarquer que celui‑ci avait été un témoin coopératif et qu’il avait su décrire en détail l’incident de décembre 2018 ayant donné lieu à sa déclaration de culpabilité de janvier 2020. Elle a constaté que le demandeur s’était dit chagriné par ses activités criminelles et par le fait d’avoir contrevenu à la loi, mais qu’il avait fait preuve d’une compréhension limitée des circonstances. Les remords exprimés par le demandeur ont milité jusqu’à un certain point en sa faveur dans l’appréciation effectuée par la SAI.

[16] En ce qui concerne la réadaptation du demandeur, la SAI a accordé un poids favorable aux programmes auxquels le demandeur a participé depuis son arrestation. Elle a toutefois estimé que, dans son témoignage, le demandeur avait fait preuve d’une compréhension limitée des circonstances entourant l’infraction commise et d’une appréciation limitée des gestes posés. Plus précisément, la SAI a constaté que le demandeur semblait incapable d’assumer pleinement la responsabilité de ses gestes, quels que soient ceux posés par Mme Aktary, puisqu’il a mentionné que les deux avaient contribué à l’incident. En dernière analyse, la SAI a conclu que ce facteur n’aidait guère la cause du demandeur.

[17] De plus, la SAI a examiné l’établissement du demandeur et souligné que celui‑ci vivait au Canada de façon continue depuis 2014 et que Mme Aktary et lui avaient fondé une famille ici. La SAI a précisé que le demandeur a suivi des cours d’anglais langue seconde, a occupé par moments des emplois au Canada, s’est fait des amis à la mosquée qu’il fréquente et participe aux activités de la communauté bangladaise de son milieu. La SAI a conclu que l’établissement du demandeur était limité et de courte durée, mais qu’il lui était favorable dans une certaine mesure.

[18] Quand elle a apprécié l’incidence du renvoi, la SAI a conclu qu’aucun élément de preuve n’établissait que les amis du demandeur au Canada subiraient des difficultés s’il quittait le pays. La SAI a toutefois mis en lumière une lettre de Mme Aktary, dans laquelle celle‑ci affirme qu’elle subirait des difficultés si le demandeur devait quitter le Canada. Quoi qu’il en soit, la SAI a conclu que la preuve donnait à penser qu’il était plus probable que le contraire que Mme Aktary retournerait au Bangladesh avec le demandeur. De plus, la SAI a conclu que le demandeur n’avait pas établi qu’il subirait des difficultés importantes s’il était renvoyé du Canada. La SAI a souligné que le demandeur avait expliqué que sa famille pouvait résider au domicile de son père au Bangladesh et que ses antécédents professionnels dans l’industrie de l’accueil aux ÉAU, au Bangladesh et au Canada l’aideraient à se réinstaller sur le plan professionnel au Bangladesh. Elle a accordé une valeur neutre à ce facteur.

[19] Enfin, dans son appréciation de l’intérêt supérieur des enfants, la SAI a souligné que, même si les deux enfants du demandeur sont des citoyens canadiens, ils sont très jeunes et seraient moins conscients de la réinstallation au Bangladesh, où ils continueraient vraisemblablement de vivre avec leurs deux parents et ils bénéficieraient de la présence de membres de la famille élargie; au Canada, ils ont peu de proches parents.

[20] En dernière analyse, la SAI a conclu que les motifs d’ordre humanitaire étaient insuffisants pour justifier la prise de mesures spéciales compte tenu de toutes les circonstances dans le dossier du demandeur.

III. Question en litige et norme de contrôle

[21] La seule question en litige en l’espèce est celle de savoir si la décision de la SAI est raisonnable.

[22] Les parties conviennent que la question doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Je conviens que la norme de contrôle applicable à la décision de la SAI est celle de la décision raisonnable (Dayal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 802 (Dayal) au para 5; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), au para 10.

[23] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12‑13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).

[24] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit établir que la décision comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision ou les préoccupations qu’elle suscite ne justifient pas toutes une intervention. Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui‑ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ni constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

IV. Analyse

[25] La SAI a pris en compte les facteurs énoncés dans la décision Ribic en ce qui concerne l’exercice du pouvoir discrétionnaire dont elle est investie par l’alinéa 67(1)c) de la LIPR pour faire droit à un appel, ou par le paragraphe 68(1) pour surseoir à une mesure de renvoi pour des motifs d’ordre humanitaire et toutes les autres circonstances d’une affaire. Ces facteurs comprennent notamment : la gravité de l’infraction à l’origine de la mesure de renvoi; la possibilité de réadaptation; la durée de la période passée au Canada; le degré d’établissement au Canada; la famille du demandeur et le soutien dont celui‑ci bénéficie au Canada, et les répercussions du renvoi du demandeur sur sa famille; le soutien d’amis et de la collectivité; l’importance des difficultés auxquelles se heurterait le demandeur s’il était renvoyé du Canada; et l’intérêt supérieur des enfants directement touchés par la décision (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 328 au para 28). Il s’agit d’une mesure discrétionnaire, et la SAI doit conclure qu’il y a des motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales (Dayal, au para 11).

A. Remords exprimés et mesures prises en vue de la réadaptation

[26] Le demandeur soutient que la SAI a minimisé et écarté des aspects des remords qu’il a exprimés. Il affirme que, lorsqu’elle a apprécié la question de savoir s’il avait exprimé des remords, la SAI a omis de prendre en compte son plaidoyer de culpabilité et les lettres présentées par Mme Aktary et le Dr Rafat Alam (Dr Alam), ami de la famille du demandeur. Il précise que la SAI n’a pas tenu compte des éléments de preuve démontrant qu’il accomplissait de bons progrès en vue de sa réadaptation. La SAI n’a pas renvoyé à sa lettre dans laquelle il énumérait les programmes qu’il avait suivis et faisait valoir qu’il était une bonne personne, ou à la lettre du Dr Alam selon laquelle il avait commis une erreur , qu’il s’était réformé et qu’il ne serait plus reconnu coupable d’activités criminelles à l’avenir.

[27] De plus, en ce qui concerne les observations formulées par la SAI selon lesquelles le demandeur semblait estimer que Mme Aktary avait une part de responsabilité eu égard à l’infraction commise, le demandeur impute le tout à sa compréhension limitée de l’anglais et à son utilisation de mots tels que [traduction] « nous » et « us » (qui signifie aussi « nous » en anglais). Même si un interprète était présent à l’audience, ce n’était qu’en cas de besoin et il n’a pas offert d’interprétation continue. Par conséquent, la SAI s’est méprise sur le témoignage du demandeur. Le demandeur invoque la décision Kamara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 243 (Kamara) pour soutenir qu’une renonciation valide à un droit procédural doit être claire et sans équivoque et doit être faite en pleine connaissance des droits que cette procédure vise à protéger. Il affirme qu’il a renoncé à l’interprétation continue sans comprendre pleinement ses droits ainsi que l’incidence de cette renonciation sur ces droits.

[28] Le défendeur soutient que la SAI a eu raison de conclure que le demandeur était incapable d’assumer l’entière responsabilité des gestes posés eu égard à l’infraction, abstraction faite de ce qu’a fait Mme Aktary. L’examen de la transcription de l’audience montre que le demandeur ne comprend pas qu’il est responsable de l’infraction qu’il a commise. Par exemple, lorsqu’il lui a été demandé pendant l’audience devant la SAI en quoi Mme Aktary avait une part de responsabilité dans l’infraction, le demandeur a répondu en expliquant que a) Mme Aktary ne croyait pas que la femme à qui il avait parlé était sa cousine; et que b) Mme Aktary ne savait pas que les fausses couches peuvent se produire sans raison. De plus, la SAI a eu raison de souligner que cette attitude posait problème étant donné l’isolement dans lequel vivait Mme Aktary et l’absence d’un réseau social pour elle au Canada. Le défendeur souligne aussi que la compréhension des événements de la part de Mme Aktary est un problème, étant donné qu’elle a écrit dans sa lettre d’appui qu’elle avait eu tort d’appeler la police et qu’elle ne l’aurait pas fait si elle avait su que cela engendrerait un processus criminel. En ce qui concerne la réadaptation du demandeur, le défendeur soutient que, dans sa décision, la SAI reconnaît que le demandeur a pris des mesures en vue de sa réadaptation, dont participer à des cours et à des séances de counseling.

[29] En réponse à la critique exprimée par le demandeur quant à l’absence d’interprétation continue lors de l’audience devant la SAI, le défendeur prétend que le demandeur était représenté par une avocate pendant l’audience et que les services d’un interprète avaient été fournis au demandeur. À l’audience, le demandeur et l’interprète ont affirmé qu’ils se comprenaient l’un l’autre en réponse à une question à cet effet, et le demandeur a fait savoir qu’il devrait pouvoir se débrouiller en anglais. La SAI a mentionné au demandeur que l’interprète pourrait lui expliquer tout ce qu’il ne comprenait pas. La SAI a explicitement affirmé [traduction] : « Si vous avez des difficultés avec ne serait‑ce qu’un mot, une expression, une question, une phrase, dites‑le et l’interprète interviendra ».

[30] Je partage l’avis du défendeur. J’estime que les observations formulées par le demandeur équivalent à demander à la Cour d’apprécier à nouveau les éléments de preuve. La SAI a dûment pris en compte les remords exprimés par le demandeur et les mesures prises en vue de sa réadaptation. En fait, il est écrit dans la décision de la SAI que le degré de remords exprimés par le demandeur était « partiellement favorable » dans l’appréciation. Même si le demandeur soutient que la SAI a omis de renvoyer à certains éléments de preuve dans l’appréciation des remords, il est bien établi qu’un décideur administratif est présumé avoir pris en considération tous les éléments de preuve qui lui ont été présentés et qu’il n’est pas tenu de commenter chaque élément de preuve (voir : Sing c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 125 au para 90; Vavilov, au para 128). Dans le même ordre d’idées, le fait de ne pas mentionner un élément de preuve particulier ne signifie pas qu’il a été écarté (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16). Ce principe s’applique aussi aux observations formulées par le demandeur quant aux répercussions de son renvoi sur sa famille et ses amis.

[31] Je souscris également à l’affirmation du défendeur selon laquelle la SAI a eu raison de soulever des préoccupations quant à la façon dont Mme Aktary percevait l’infraction. Dans sa lettre d’appui datée du 5 janvier 2021, Mme Aktary affirme : [traduction] « [...] je n’aurais pas dû appeler la police, et je ne connaissais pas cette loi au Canada; si j’avais su et que l’incident devait se reproduire, je n’appellerais pas la police, et je peux faire en sorte qu’il n’y ait plus de problèmes à l’avenir ». Étant donné qu’il s’agissait de violence conjugale, j’estime que la lettre d’appui de Mme Aktary met en lumière la possibilité inquiétante qu’une éventuelle infraction ne soit pas rapportée à la police.

[32] De plus, les arguments avancés par le demandeur quant au problème d’interprétation ne me convainquent pas. Je ne crois pas que la SAI s’est méprise sur le témoignage du demandeur. Comme l’a judicieusement fait remarquer le défendeur, le demandeur bénéficiait des services d’un interprète et s’est fait demander s’il voulait s’exprimer en anglais. Le dossier en l’espèce est aussi différent de la décision Kamara dans laquelle la Cour avait conclu que, en raison du manque d’expérience de la conseil de la demanderesse, cette dernière n’avait pas renoncé en toute connaissance de cause à son droit à l’interprétation continue (au para 41). En l’espèce, toutefois, l’examen de la transcription de l’audience devant la SAI révèle que le demandeur avait clairement eu le choix entre recourir à un interprète en cas de besoin ou avoir l’interprétation continue, et son avocate a fait savoir que l’interprétation en cas de besoin [traduction] « devrait suffire ». Le demandeur lui‑même a affirmé : [traduction] « Non, ça ira en anglais ». De plus, la SAI a fait savoir que, s’il avait de la difficulté avec ne serait‑ce qu’un mot, il pouvait demander l’interprétation continue. Je ne suis pas convaincu par l’argument du demandeur selon lequel la SAI s’est méprise sur son témoignage, et j’estime que la SAI a eu raison de conclure que le demandeur n’avait pas assumé l’entière responsabilité des gestes qu’il a posés.

B. Répercussions du renvoi

[33] Le demandeur prétend que la SAI a commis une erreur en n’accordant qu’une valeur neutre aux répercussions que son renvoi aurait sur sa famille et ses amis. Plus particulièrement, il affirme qu’elle a eu tort de ne pas prendre en compte la lettre du médecin de Mme Aktary dans laquelle celui‑ci décrit la façon dont elle dépend de lui et que la SAI a commis une erreur en concluant que Mme Aktary retournerait probablement au Bangladesh avec lui. Le demandeur soutient que Mme Aktary subirait d’importantes difficultés s’il était renvoyé du Canada.

[34] Je souscris à la position du défendeur selon laquelle la SAI a eu raison de conclure que, même si certains éléments de preuve montrent que Mme Aktary subirait probablement des difficultés en raison du renvoi du demandeur, « il est plus probable que le contraire » qu’elle retournerait avec le demandeur au Bangladesh si celui‑ci était renvoyé du Canada. La SAI a fondé sa conclusion sur le témoignage du demandeur, dans lequel ce dernier a affirmé que si son appel était rejeté, Mme Aktary [traduction] « dit qu’elle viendrait avec moi ». Bien que la SAI n’ait pas cité expressément le témoignage du demandeur dans ses motifs, elle n’y était pas obligée; le fait de renvoyer aux affirmations formulées par le demandeur de façon générale était suffisant. J’estime que la conclusion tirée par la SAI découle d’une interprétation raisonnable du témoignage du demandeur.

C. Intérêt supérieur de l’enfant

[35] Le demandeur fait valoir que la SAI n’a pas dûment apprécié l’intérêt supérieur des enfants en l’espèce, puisque son analyse se limitait à un paragraphe. La SAI a omis de préciser les répercussions du renvoi d’un de leurs parents sur les enfants. Dans cette optique, le demandeur prétend que l’analyse limitée effectuée par la SAI ne démontrait pas qu’elle était « récepti[ve], attenti[ve] et sensible » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy), au para 38, citant l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)1999 CanLII 699 (CSC), aux para 74‑75), à l’intérêt supérieur des enfants.

[36] Pour établir si une analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant est raisonnable, ce facteur est analysé dans le contexte du paragraphe 25(1) de la LIPR (Dayal, au para 21; Phan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 435 (Phan), au para 19). L’intérêt supérieur de l’enfant doit être bien identifié et défini, puis examiné avec beaucoup d’attention (Phan aux para 21‑22, citant l’arrêt Kanthasamy , aux para 23‑25, 35, 38, et 41). À mon avis, c’est ce qu’a fait la SAI.

[37] La SAI soutient dans sa décision que les deux enfants sont des citoyens canadiens et qu’ils pourront revenir au Canada plus tard s’ils le désirent. Elle ajoute que, parce que les enfants sont très jeunes, ils ne seront probablement pas conscients de la réinstallation, et ils pourront probablement retourner au Bangladesh et vivre avec leurs deux parents. Enfin, elle affirme que, contrairement au Canada, où les enfants du demandeur n’ont que deux proches parents, ils pourraient bénéficier de la présence de membres de la famille élargie de leurs deux parents s’ils se réinstallent au Bangladesh. J’estime que l’analyse effectuée par la SAI satisfait aux principes relatifs à l’intérêt supérieur des enfants d’une façon qui tient compte de l’âge des enfants, de leurs capacités, de leurs besoins, de leur degré de maturité et de développement (Kanthasamy, au para 35).

[38] En général, je conclus que la SAI a soupesé de façon raisonnable tous les facteurs en l’espèce lorsqu’elle a exercé sa compétence discrétionnaire de ne pas accueillir l’appel interjeté par le demandeur ou ne pas surseoir au renvoi.

V. Conclusion

[39] Pour les motifs mentionnés précédemment, je conclus que la décision de la SAI était raisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’a été proposée aux fins de la certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6660‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6660‑21

 

INTITULÉ :

IBRAHIM MOLLA c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 JUILLET 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 SEPTEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Simon Trela

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Justine Lapointe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Capital City Law

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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