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Date : 20220922


Dossier : T‐586‐20

Référence : 2022 CF 1319

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 22 septembre 2022

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

SHAWN AMOS

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, un plaideur non représenté, est un délinquant primaire qui purge une peine d’emprisonnement à perpétuité dans un pénitencier à sécurité maximale. Il demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 4 mai 2020 [décision] par le conseiller spécial [CS] du commissaire du Service correctionnel du Canada [SCC] en réponse à un grief lié à la réévaluation dont il a fait l’objet et à la décision de l’aiguiller vers le programme pour délinquants sexuels du Modèle de programme correctionnel intégré [PDS‐MPCI]. La décision de l’aiguiller vers ce programme découle des modifications apportées aux lignes directrices sur l’aiguillage des délinquants sexuels et aux directives du SCC.

[2] Dans son grief et devant la Cour, le demandeur s’oppose essentiellement à la décision de l’aiguiller vers un programme correctionnel pour délinquants sexuels, alors qu’il n’a jamais été reconnu coupable d’une infraction d’ordre sexuel. Il soutient qu’il n’a pas été dûment consulté au sujet de cette décision, qu’il n’a pas reçu tous les renseignements à l’appui de sa désignation comme participant au PDS‐MPCI et que certains renseignements et outils utilisés n’étaient pas fiables. Il affirme également que les directives applicables du SCC sont inconstitutionnelles et que la décision de l’aiguiller vers le programme en question va à l’encontre des droits que lui garantit la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‐U), 1982, c 11 [Charte].

[3] Pour les motifs exposés ci‐après, je conclus que la décision est déraisonnable, en ce qu’elle manque de transparence, qu’elle n’est pas suffisamment justifiée et ne traite pas pleinement des questions soulevées dans le grief du demandeur. La demande est donc accueillie et la décision sera renvoyée pour nouvel examen.

[4] Quant aux arguments non fondés sur la Charte que le demandeur a avancés au sujet de la constitutionnalité des directives du SCC, ils n’ont pas été soulevés dans le cadre du grief et ne sont pas visés par la décision du CS. Ainsi, la Cour n’est pas dûment saisie de la question et elle n’en tiendra pas compte.

I. Contexte

[5] Le demandeur a été arrêté et accusé d’agression sexuelle deux fois, mais il n’a jamais été reconnu coupable de cette infraction. Il purge actuellement une peine d’emprisonnement à perpétuité pour meurtre au premier degré.

[6] Le demandeur a commencé à purger sa peine en 2009. Dans son plan correctionnel initial, il a été classé comme un détenu à sécurité maximale nécessitant un degré d’intervention élevé. Il a fait l’objet d’une évaluation spécialisée en délinquance sexuelle, mais il n’a pas été dirigé vers le programme de traitement des délinquants sexuels parce qu’il n’avait pas été reconnu coupable d’une infraction d’ordre sexuel et ne répondait donc pas, à l’époque, aux critères des Lignes directrices sur les programmes nationaux. L’évaluateur a recommandé de réexaminer la question si le SCC recevait d’autres renseignements tendant à indiquer que le demandeur aurait pu avoir un comportement sexuel inapproprié.

[7] Le 23 janvier 2017, les Directives du commissaire et lignes directrices liées à l’administration des programmes correctionnels ont fait l’objet de modifications, notamment en ce qui concerne l’évaluation des délinquants sexuels. Selon les nouvelles dispositions, il n’était plus nécessaire que le détenu ait été reconnu coupable d’une infraction d’ordre sexuel avant de pouvoir être aiguillé vers le PDS‐MPCI. De plus, les nouvelles directives prévoyaient le recours aux outils d’évaluation, Statique‐99R (facteur de risque stable) et Stable‐2007 (facteur de risque dynamique), plutôt qu’à l’évaluation spécialisée pour délinquants sexuels, afin de déterminer quand il convient d’envoyer quelqu’un suivre un programme pour délinquants sexuels.

[8] Au début de 2018, le demandeur a appris qu’on l’envoyait suivre le PDS‐MPCI et que son plan correctionnel serait mis à jour. Peu après, il a été transféré d’établissement pour d’autres motifs et a été aiguillé vers le PDS‐MPCI.

[9] La décision de l’aiguiller vers ce programme a été examinée en 2019, et l’examinateur a conclu qu’elle n’avait été précédée d’aucune évaluation faite au moyen des échelles Statique‐99R et Stable‐2007, comme elle aurait dû l’être. À l’issue d’une évaluation faite à l’aide de ces outils, il a été confirmé que M. Amos répondait aux critères du PDS‐MPCI.

[10] En mai 2018, M. Amos a déposé un avis de demande (dossier de la Cour fédérale no T‐998‐18) dans lequel il sollicitait le contrôle judiciaire de la décision de le transférer d’établissement et de l’aiguiller vers le PDS‐MPCI. Le 14 mai 2019, la protonotaire Aylen (maintenant juge adjointe) a radié la demande au motif que le processus interne de règlement des griefs n’avait pas encore été épuisé.

[11] M. Amos a déposé un grief final le 23 novembre 2018. Dans ce grief, il faisait valoir que la décision de l’aiguiller vers le PDS‐MPCI était irrégulière, car l’infraction à l’origine de sa peine n’était pas liée aux allégations sur lesquelles la décision reposait. Il soutenait aussi qu’il y avait eu manquement à l’équité procédurale au motif qu’il n’avait pas été consulté au moment de l’élaboration de son plan correctionnel révisé et qu’on ne lui avait pas expliqué en quoi il répondait aux critères justifiant la décision de l’aiguiller vers le PDS‐MPCI. Il a également affirmé que les renseignements sur lesquels était fondée la décision en cause n’étaient pas fiables et que cette décision portait atteinte aux droits que lui garantit la Charte.

[12] Le grief a été accueilli en partie. Le CS a conclu que M. Amos avait été suffisamment consulté au sujet de la décision de l’aiguiller vers le PDS‐MPCI, mais il a reconnu que l’on n’avait pas suivi la procédure applicable étant donné qu’aucune évaluation Statique‐99R et Stable‐2007 n’avait été faite au préalable. Il a souligné que ces évaluations avaient été faites après que la décision eut été prise et qu’elles l’appuyaient. Pour cette raison, il a conclu que la décision d’aiguiller M. Amos vers le PDS‐MPCI était régulière. Aucune autre mesure n’a donc été ordonnée.

II. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[13] Le contrôle judiciaire n’est pas un examen au fond; il s’intéresse plutôt à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 82‐83. La Cour doit s’intéresser à la décision contrôlée et aux questions soulevées devant le décideur. Elle ne doit pas tenir compte des nouvelles questions qui auraient pu être soulevées devant le décideur, mais qui ne l’ont pas été : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 [Alberta Teachers] aux para 21‐26; Anton Oleynik c Procureur général du Canada, 2020 CAF 5 au para 71; Procureur général du Canada c Valcom Consulting Group Inc., 2019 CAF 1 au para 36. Cette règle s’explique notamment par le risque de préjudice que cela pourrait causer à la partie intimée et par la possibilité que la cour de révision soit privée des éléments de preuve nécessaires pour trancher et de l’opinion d’un tribunal spécialisé : Alberta Teachers’, aux para 24‐26.

[14] Le demandeur soulève en l’espèce un certain nombre de questions qui, selon le défendeur, vont au‐delà de la décision et des questions examinées par le CS. Il conteste notamment la constitutionnalité de la disposition applicable de la Directive du commissaire no 705‐5, Évaluations supplémentaires [DC 705‐5], qui énonce les critères à respecter pour pouvoir aiguiller quelqu’un vers le PDS‐MPCI, ainsi que la compétence du SCC à mettre en œuvre cette disposition.

[15] Comme l’a dit la Cour suprême au paragraphe 79 de l’arrêt R c Conway, 2010 CSC 22 [Conway] : « un tribunal administratif se prononce sur toutes les questions, y compris celles de nature constitutionnelle, dont le caractère essentiellement factuel relève de la compétence spécialisée que lui confère la loi ».

[16] Dans l’arrêt Forest Ethics Advocacy Association c Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, la Cour d’appel fédérale s’est exprimée sur l’importance des arguments constitutionnels qui sont soulevés devant les tribunaux administratifs. Elle a dit ceci au paragraphe 43 :

La démarche consistant à saisir l’Office des questions constitutionnelles en première instance respecte la différence fondamentale entre un décideur administratif et une cour de révision, soit en l’espèce l’Office et la Cour. Le Parlement a confié à l’Office, et non à la Cour, la responsabilité de statuer sur le fond de questions factuelles et juridiques, y compris le fond de questions constitutionnelles. Les dossiers de preuve sont constitués devant l’Office, et non devant la Cour. En règle générale, la Cour se limite à contrôler les décisions de l’Office à travers la lentille de la norme de contrôle appropriée en utilisant le dossier de preuve constitué devant l’Office et transmis à la Cour. Voir, à titre général, Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, 428 N.R. 297.

[17] À l’exception d’un argument fondé sur la Charte, qui a été soulevé mais que le CS n’a pas pris en considération, les arguments d’ordre constitutionnel soulevés aujourd’hui ne faisaient pas partie du grief sur lequel porte la décision visée par le présent contrôle judiciaire, et la Cour ne dispose pas du dossier complet du CS sur ces questions. J’estime donc que celles‐ci ne sauraient faire l’objet du présent contrôle judiciaire.

[18] Je souligne que la lecture du dossier du demandeur révèle que ces arguments constitutionnels sont l’objet d’un grief distinct déposé par le demandeur après que la décision dans le dossier T‐998‐18 eut été rendue. Il semble que l’audition de ce grief ait été reportée en attendant la décision sur la présente demande. Le demandeur pourrait faire examiner les questions constitutionnelles dans le cadre de la procédure de règlement du grief, en attendant qu’il réactive ce dossier s’il le souhaite.

[19] À mon avis, la Cour est régulièrement saisie des questions suivantes dans le cadre du présent contrôle judiciaire :

  1. Le CS a‐t‐il commis une erreur en concluant que le demandeur avait été consulté au sujet de la modification de son plan correctionnel?

  2. Le CS a‐t‐il commis une erreur en estimant qu’il convenait d’aiguiller le demandeur vers le PDS‐MPCI et que l’on avait remédié aux irrégularités du processus d’aiguillage?

  3. Y a‐t‐il eu manquement à l’obligation d’équité procédurale?

  4. Les arguments fondés sur la Charte devraient‐ils être examinés maintenant ou auraient‐ils dû être examinés par le CS?

[20] La norme de contrôle applicable en cas de contestation portant sur le fond d’une décision rendue à l’issue de la procédure de règlement des griefs du SCC est la norme de la décision raisonnable : Henry c Canada (Procureur général), 2021 CF 31 au para 19; Vavilov, aux para 16‐17 et 25. Une décision raisonnable est une décision qui est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle », c’est‐à‐dire qu’elle est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, aux para 83, 85‐86; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 2, 31. Une décision est raisonnable si, considérée dans son ensemble et compte tenu du contexte administratif dans lequel elle est rendue, elle possède les caractéristiques de la justification, de l’intelligibilité et de la transparence : Vavilov, aux para 91‐95, 99‐100.

[21] La norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale peut être décrite comme étant celle de la décision correcte, mais à vrai dire, aucune norme de contrôle ne s’applique : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [Chemin de fer CP] aux para 54‐55. Lorsqu’elle examine la question de l’équité procédurale, la cour doit déterminer, en mettant l’accent sur la nature des droits substantiels en cause et les conséquences pour la personne concernée, si la procédure suivie par le décideur était juste et équitable, compte tenu des circonstances : Chemin de fer CP, au para 54. La question est de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre : Chemin de fer CP, au para 56.

III. Lignes directrices et directives applicables

[22] La DC 705‐5, les Lignes directrices sur l’aiguillage des délinquants vers les programmes correctionnels nationaux no 726‐2 [LD 726‐2] et les Lignes directrices sur la gestion des programmes correctionnels nationaux no 726‐3 [LD 726‐3] établissent un cadre qui tient compte du risque que représentent les délinquants qui sont aiguillés vers les programmes correctionnels nationaux et de leurs besoins.

[23] Afin de satisfaire aux conditions requises pour pouvoir être aiguillée vers le PDS‐MPCI, la personne doit d’abord, selon le cadre d’analyse, répondre à la définition de « délinquant sexuel » qui figure à la section 10 de la DC 705‐5. Une fois ce critère rempli, elle doit ensuite être évaluée à l’aide des outils mentionnés dans les LD ‐726‐2 et les résultats de cette évaluation doivent correspondre à ceux indiqués dans ces lignes directrices.

[24] En 2017, les critères d’aiguillage ont été modifiés. L’un des changements est qu’il n’était plus nécessaire que le délinquant ait été reconnu coupable d’une infraction d’ordre sexuel pour qu’il puisse faire l’objet d’une évaluation de la délinquance sexuelle avant d’être aiguillé vers un programme correctionnel.

[25] Les termes « infraction sexuelle » et « délinquant sexuel » sont ainsi définis dans les LD 726‐3 :

a. « Infractions sexuelles » : l’infraction à l’origine de la peine actuelle est une infraction sexuelle ou une infraction commise pour des motifs sexuels; antécédents d’infractions sexuelles ou d’infractions commises pour des motifs sexuels; admission de culpabilité relativement à une infraction commise pour des motifs sexuels n’ayant pas donné lieu à une condamnation; le Service correctionnel du Canada (SCC) dispose de renseignements fiables et exacts selon lesquels le délinquant a commis des crimes de nature sexuelle, qu’ils aient ou non donné lieu à une condamnation.

b. « Délinquant sexuel » : personne ayant commis des infractions qui satisfont à la définition d’infraction sexuelle conformément à la DC 705‐5.

[26] Voici les paragraphes 10 b. et d. de la DC 705‐5, qui énoncent les critère d’aiguillage :

10. Les évaluations des délinquants sexuels seront effectuées avant que l’aiguillage vers un programme correctionnel soit finalisé, à moins d’indication contraire dans les Lignes directrices 726‐3 – Lignes directrices sur la gestion des programmes correctionnels nationaux, lorsque l’un ou plusieurs des critères suivants sont satisfaits :

[...]

b. antécédents d’infractions sexuelles ou d’infractions commises pour des motifs sexuels

[...]

d. le SCC dispose de renseignements fiables selon lesquels le délinquant a commis des crimes de nature sexuelle, qu’ils aient ou non donné lieu à une condamnation.

[27] Les LD 726‐2 ont également été mises à jour le 5 février 2018 afin que les outils d’évaluation Statique‐99R et Stable‐2007 puissent être utilisés pour décider quand il convient d’aiguiller un détenu vers le PDS‐MPCI. La disposition pertinente des LD 726‐2 prévoit ce qui suit :

32. Afin d’être considéré comme un bon candidat pour participer à un programme correctionnel d’intensité modérée, le délinquant doit :

[...]

b. en ce qui concerne les programmes pour délinquants sexuels de sexe masculin :

i. obtenir un score de 1 à 17 à l’IRC et le niveau III ou IVa à la Statique‐99R et à la Stable‐2007 combinées, ou

ii. dans les cas où la Statique‐99R ne s’applique pas, obtenir un score de 1 à 17 à l’IRC et de 12 ou plus à la Stable‐2007.

[28] La Statique‐99R est un instrument d’évaluation actuariel composé de dix éléments, conçu pour aider à estimer le risque de récidive chez les délinquants sexuels. La Stable‐2007 permet d’évaluer 13 facteurs de risque stables dont il a été démontré qu’ils ont un lien avec la récidive des délinquants sexuels : influences sociales importantes, capacité de stabilité dans ses relations, identification émotive aux enfants, hostilité à l’égard des femmes, rejet social en général, absence d’empathie à l’égard d’autrui, impulsivité, faibles aptitudes cognitives pour la résolution de problèmes, émotions négatives, libido et préoccupations sexuelles, recours au sexe comme mécanisme d’adaptation, intérêts sexuels déviants et coopération dans le cadre de la surveillance (affidavit de Petrina Lemieux, gestionnaire régionale de programmes, Administration régionale, SCC, aux para 11‐13).

IV. Analyse

A. Le CS a‐t‐il commis une erreur en concluant que le demandeur avait été consulté au sujet de la modification de son plan correctionnel?

[29] Selon le paragraphe 15.1(2) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [LSCMLC], « un suivi [du plan correctionnel du délinquant] est fait avec le délinquant afin de lui assurer les meilleurs programmes aux moments opportuns pendant l’exécution de sa peine dans le but de favoriser sa réhabilitation et de le préparer à sa réinsertion sociale à titre de citoyen respectueux des lois ».

[30] Dans la décision, le CS prend acte du paragraphe 15.1(2) de la LSCMLC et de l’exigence selon laquelle le plan correctionnel doit faire l’objet d’une consultation avec le délinquant. Le CS mentionne que des documents au dossier du demandeur indiquent que ce dernier et son agent de libération conditionnelle en établissement se sont rencontrés, le 24 mai 2018, pour discuter de la décision d’aiguiller le demandeur vers le PDS‐MPCI. À la lumière de cette rencontre, le CS conclut que l’obligation de consulter a été respectée. Comme il le dit dans sa décision :

[traduction] Selon les documents au dossier, votre agent de libération conditionnelle à l’établissement Kent vous a rencontré, le 24 mai 2018, pour discuter de la décision de vous aiguiller vers le PDS‐MPCI. Bien que vous soyez en désaccord avec cette décision, vous avez tout de même été consulté à ce sujet et, cela étant, cette partie de votre grief est rejetée.

[31] Il n’existe aucune ligne directrice officielle sur la façon dont la consultation doit avoir lieu, que ce soit dans la LSCMLC, son règlement d’application ou les directives.

[32] Le demandeur soutient qu’il n’a pas été suffisamment consulté au sujet des changements apportés à son plan correctionnel, parce qu’il n’a pas été informé des critères sur lesquels reposait la décision de l’aiguiller vers le PDS‐MPCI et qu’il n’a pas eu l’occasion de faire valoir son point de vue à ce sujet.

[33] Le défendeur fait valoir que le degré d’équité procédurale auquel avait droit le demandeur se situait à l’extrémité inférieure du continuum. La décision du CS était raisonnable, puisque la rencontre entre l’agent de libération conditionnelle et le demandeur était suffisante pour que les obligations d’équité procédurale du SCC soient respectées.

[34] Comme la Cour suprême l’a reconnu, la notion d’équité procédurale est variable et son contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas : Knight c Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 RSC 653 au para 682; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker] aux para 21‐22. Dans l’arrêt Baker, la Cour suprême a nommé cinq facteurs qui permettent de définir le degré d’équité procédurale requis dans un cas donné (aux para 22‐28) : a) la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir; b) la nature du régime législatif applicable; c) l’importance de la décision pour les personnes visées; d) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; et e) les choix de procédure que le décideur fait.

[35] Dans l’arrêt Sweet c Canada (Procureur général), 2005 CAF 51 [Sweet], la Cour d’appel fédérale a examiné le droit qu’avait un détenu d’être entendu avant d’être renvoyé d’un programme correctionnel. La Cour d’appel a conclu que le degré d’équité procédurale dont il fallait faire preuve envers le détenu, ainsi que le degré de participation commandé par l’obligation d’équité, étaient faibles, puisque la décision était de nature administrative plutôt que de nature disciplinaire (aux para 29 et 33).

[36] De même, en l’espèce, tant la nature de la décision rendue que la nature du régime législatif applicable militent en faveur d’un degré d’équité procédurale peu élevé.

[37] La décision d’aiguiller le demandeur vers le PDS‐MPCI visait à répondre aux besoins particuliers de celui‐ci en matière de programme et était de nature administrative. Elle ne visait pas à le sanctionner ou à le punir comme l’aurait fait une décision disciplinaire. Par ailleurs, comme l’a souligné le défendeur, le PDS‐MPCI ne change rien au dossier criminel du demandeur, à sa peine ou à la possibilité qu’il obtienne une libération conditionnelle.

[38] La LSCMLC n’oblige pas le SCC à fournir au demandeur les motifs officiels de sa décision de l’aiguiller vers un programme, ou à lui donner la possibilité de présenter des observations écrites avant que la décision soit prise. Le régime législatif crée plutôt un mécanisme de règlement des griefs qui permet au demandeur de demander que la décision de l’orienter vers un programme soit examinée, ce dont le demandeur s’est prévalu en l’espèce. Il peut notamment déposer une plainte par écrit, soulever des questions qui concernent la décision et formuler des observations pendant le processus de règlement du grief.

[39] Le défendeur reconnaît que M. Amos pouvait légitimement s’attendre à être consulté lors de l’élaboration de son plan correctionnel. Il soutient toutefois que M. Amos ne pouvait s’attendre à avoir le droit de demander la révision de la décision de l’aiguiller vers un programme ou de s’opposer à cette décision. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le terme « obligation de consulter » n’est pas synonyme d’accord mutuel et ne saurait avoir ce sens dans le présent contexte. Le rôle qui incombe au SCC en vertu de la LSCMLC est de déterminer, en fonction des lignes directrices qu’il a établies, le programme qui sera le plus efficace pour le délinquant concerné. Le SCC ne pourrait exercer ce rôle si les délinquants pouvaient s’opposer aux décisions qui concernent les programmes.

[40] Il est néanmoins raisonnable de penser que, pendant le processus de consultation, les modifications au plan correctionnel feront l’objet d’une discussion sérieuse avec le détenu, de sorte que celui‐ci puisse comprendre pourquoi le plan est modifié et pourquoi le SCC croit que ces modifications lui permettront de bénéficier des programmes qui favoriseront le mieux sa réhabilitation (art 15.1(2) de la LSCMLC).

[41] Le demandeur soutient que le fait d’être étiqueté comme un participant à un programme pour délinquants sexuels aura pour effet de le stigmatiser au sein de l’établissement. La décision de l’aiguiller vers le PDS‐MPCI est donc très importante pour lui. Je conviens qu’il s’agit là d’une préoccupation légitime, et qu’il est d’autant plus nécessaire que M. Amos comprenne pourquoi il a été aiguillé vers ce programme.

[42] Il n’est pas contesté que M. Amos a discuté des changements apportés au PDS‐MPCI avec son agent de libération conditionnelle avant que son plan correctionnel ne soit modifié. La note de service au dossier indique que l’agent de libération conditionnelle a parlé à M. Amos du changement et du fait qu’il satisfaisait au critère établi dans la politique.

[43] Lors de cette rencontre, M. Amos a également été informé, par lettre, du changement apporté à son programme et du fait que ce changement tenait au fait qu’il satisfaisait aux paragraphes 10 b. et d. de la DC 705‐5.

[44] Cependant, le problème avec l’analyse du CS, c’est qu’elle ne tient pas compte du fait qu’au moment de la discussion entre le demandeur et l’agent de libération conditionnelle, la décision d’aiguiller le demandeur vers le PDS‐MPCI n’avait pas été dûment prise, car l’évaluation préalable obligatoire n’avait pas encore été réalisée. Le CS ne s’est pas demandé si, dans ce contexte, une véritable consultation avait pu avoir lieu au cours de cette discussion.

[45] Il est vrai que la décision renvoie aux évaluations Statique‐99R et Stable‐2007 qui ont été réalisées par la suite, mais elle ne dit rien de la façon dont les renseignements s’y rapportant, et la date à laquelle elles ont été faites, ont été communiqués au demandeur.

[46] À mon avis, le fait de ne pas avoir tenu compte de ces circonstances, compte tenu du paragraphe 15.1(2), rend cet aspect de la décision incomplet et constitue une erreur susceptible de révision.

B. Le CS a‐t‐il commis une erreur en estimant qu’il convenait d’aiguiller le demandeur vers le PDS‐MPCI et que l’on avait remédié aux irrégularités du processus d’aiguillage?

[47] Dans la décision, le CS dit qu’[traduction« après examen des renseignements au dossier et des accusations antérieures, il a été jugé que, compte tenu du comportement passé [du demandeur] et des accusations dont il a fait l’objet, [il] passerait du volet multicibles du programme au volet pour délinquants sexuels ».

[48] Le CS mentionne que les lignes directrices sur l’aiguillage vers le PDS‐MPCI ont été modifiées et qu’elles reposent maintenant sur les résultats de l’« Échelle révisée d’information statistique sur la récidive (Échelle d’ISR‐R1) », ainsi que sur les évaluations réalisées en fonction de la Statique‐99R et de la Stable‐2007. Il reconnaît que, selon les LD 726‐3, l’agent de programme correctionnel devrait normalement faire les évaluations de la délinquance sexuelle avant que le processus d’aiguillage vers un programme correctionnel soit terminé. Il poursuit en disant :

[traduction]

Il a été déterminé que, selon le paragraphe 3 des LD 726‐2, Lignes directrices sur l’aiguillage des délinquants vers les programmes correctionnels nationaux (2018‐02‐05), vous auriez dû faire l’objet des évaluations Statique‐99R et Stable‐2007, dont les résultats permettent de définir vos besoins en matière de programmes. Ces évaluations auraient dû être réalisées par l’agent de programme correctionnel avant que vous ne soyez aiguillé vers un programme correctionnel principal. Pour pouvoir passer du volet multicibles au volet pour délinquants sexuels, il faut suivre une série de procédures, lesquelles doivent être documentées, ce qui n’a pas été fait conformément à la politique de l’établissement Kent. En conséquence, cette partie de votre grief est accueillie.

[...]

Toutefois, le gestionnaire régional de programmes par intérim de la région de l’Ontario a ajouté une note de service à votre dossier, le 4 avril 2019, afin d’y verser d’autres renseignements, ainsi qu’une justification, concernant votre admissibilité au programme pour délinquants sexuels. Il a été déterminé que, lorsque le processus a été amorcé par notre équipe de gestion de cas (EGC) à l’établissement Kent, les évaluations spécialisées de la délinquance sexuelle n’avaient pas été faites avant que vous ne soyez aiguillé vers le PDS‐MPCI. C’est pourquoi, le 4 avril 2019, des mesures ont été prises afin que les évaluations Statique‐99R et Stable‐2007 soient effectuées. Le gestionnaire régional de programmes par intérim de la région de l’Ontario a conclu que vous répondiez aux critères énoncés dans les lignes directrices mises à jour sur l’aiguillage des délinquants vers les programmes correctionnels, et vous avez été aiguillé vers le volet pour délinquants sexuels comme il se devait.

[49] Le défendeur fait valoir que le CS pouvait raisonnablement conclure que la procédure dans son ensemble était juste et que le demandeur répondait aux critères requis pour être aiguillé vers le PDS‐MPCI. Chaque palier du processus de règlement des griefs établi par la LSCMLC et le Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‐620 commande un examen de novo : Lauzon c Canada (Procureur général), 2019 CF 245 au para 62; Spidel c Canada (Procureur général), 2012 CAF 26 au para 6; Hall c Canada (Procureur général), 2013 CF 933 au para 35. La Cour d’appel fédérale a conclu qu’un examen de novo pouvait remédier à un manquement à l’équité procédurale : Higgins c Canada (Procureur général), 2018 CAF 49 au para 17. Bien que l’on n’ait pas recouru aux outils d’évaluation avant que la décision d’aiguiller le demandeur vers le PDS‐MPCI ne soit prise ou mise en œuvre, ces évaluations ont été faites par la suite, et elles ont permis de confirmer que les critères d’aiguillage avaient été respectés.

[50] J’admets ce principe, mais la décision ne permet pas de savoir comment on avait conclu, autrement qu’à première vue, que les critères avaient été respectés.

[51] Comme l’a dit la Cour suprême aux paragraphes 127 et 128 de l’arrêt Vavilov :

[127] Les principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties. Le principe suivant lequel la ou les personnes visées par une décision doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position est à la base de l’obligation d’équité procédurale et trouve son origine dans le droit d’être entendu : Baker, par. 28. La notion de « motifs adaptés aux questions et préoccupations soulevées » est inextricablement liée à ce principe étant donné que les motifs sont le principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a effectivement écouté les parties.

[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25), ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‐il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.

[52] Je suis d’accord avec le demandeur que le CS ne pouvait pas simplement dire qu’il avait été « jugé », compte tenu de son comportement passé et des accusations dont il avait fait l’objet, qu’il devait être dirigé vers le PDS‐MPCI, sans examiner les raisons pour lesquelles son comportement antérieur et les accusations portées contre lui permettaient de satisfaire aux critères énoncés aux paragraphes 10 b. et d. de la DC 705‐5, et sans se demander si la justification donnée était valable.

[53] De même, il n’était pas suffisant que le CS dise simplement que [traduction] « le gestionnaire régional de programmes par intérim de la région de l’Ontario a conclu que vous répondiez aux critères énoncés dans les lignes directrices mises à jour sur l’aiguillage des délinquants vers les programmes correctionnels » sans tenir compte de la façon dont les évaluations Statique‐99R et Stable‐2007 avaient été réalisées et des renseignements sur lesquels elles reposaient. Et ce, compte tenu surtout du fait que le demandeur se demande comment il peut remplir les critères d’aiguillage, qu’il soulève la question de la fiabilité des renseignements utilisés et du fait que cette mesure a été prise après que l’agent de libération conditionnelle l’eut rencontré pour l’aviser de la décision de l’aiguiller vers le PDS‐MPCI.

[54] Dans l’arrêt May c Établissement Ferndale, 2005 CSC 82 [May], la Cour suprême a conclu que l’omission de communiquer une copie de la matrice de notation d’un instrument d’évaluation, donc un renseignement pertinent, constituait un manquement à l’équité procédurale (aux para 116‐120). En l’espèce, le CS ne s’est pas attaqué à la question de savoir si on avait permis au demandeur de bien comprendre les notes qu’il avait obtenues sur les échelles Statique‐99R et Stable‐2007.

[55] À mon avis, comme le CS ne s’est pas intéressé à ces arguments centraux, la décision manque de transparence et de justification si bien qu’elle est déraisonnable.

C. Y a‐t‐il eu manquement à l’équité procédurale?

[56] Le demandeur soutient que le SCC a manqué à son obligation de communication parce qu’il ne l’a pas informé des changements apportés à la définition de délinquant sexuel dans la DC 705‐5, ou parce qu’il ne lui a pas communiqué les raisons factuelles et juridiques de la décision de l’aiguiller vers le PDS‐MPCI.

[57] Le défendeur fait valoir qu’aucune obligation de communication ne s’appliquait avant que le grief ne soit déposé et que tous les renseignements pertinents liés à la décision avaient été fournis à M. Amos pendant la procédure de règlement du grief.

[58] Comme je l’ai déjà mentionné, aucun droit à la présentation d’observations ou à la prise de connaissance des motifs ne découle de l’élaboration d’un plan correctionnel ou du suivi d’un tel plan. Les obligations de communication qu’imposent les paragraphes 27(1) et (2) de la LSCMLC ne s’appliquent que lorsque le délinquant a le droit de présenter des observations ou de connaître les motifs d’une décision. En l’espèce, ces obligations s’appliqueraient à la procédure de règlement des griefs :

Communication de renseignements au délinquant

Information to be given to offenders

27 (1) Sous réserve du paragraphe (3), la personne ou l’organisme chargé de rendre, au nom du Service, une décision au sujet d’un délinquant doit, lorsque celui‐ci a le droit en vertu de la présente partie ou des règlements de présenter des observations, lui communiquer, dans un délai raisonnable avant la prise de décision, tous les renseignements entrant en ligne de compte dans celle‐ci, ou un sommaire de ceux‐ci.

27 (1) Where an offender is entitled by this Part or the regulations to make representations in relation to a decision to be taken by the Service about the offender, the person or body that is to take the decision shall, subject to subsection (3), give the offender, a reasonable period before the decision is to be taken, all the information to be considered in the taking of the decision or a summary of that information.

Idem

Idem

(2) Sous réserve du paragraphe (3), cette personne ou cet organisme doit, dès que sa décision est rendue, faire connaître au délinquant qui y a droit au titre de la présente partie ou des règlements les renseignements pris en compte dans la décision, ou un sommaire de ceux‐ci.

(2) Where an offender is entitled by this Part or the regulations to be given reasons for a decision taken by the Service about the offender, the person or body that takes the decision shall, subject to subsection (3), give the offender, forthwith after the decision is taken, all the information that was considered in the taking of the decision or a summary of that information.

[59] Rien ne permet de croire que M. Amos n’a pas reçu l’information dont le CS a tenu compte pour rendre la décision. La question de savoir si d’autres renseignements auraient dû entrer en ligne de compte dans la décision (et donc être fournis au demandeur) est analysée plus haut.

[60] M. Amos soutient également que le SCC a contrevenu à l’article 24 de la LSCMLC en s’appuyant sur des dossiers de police pour conclure qu’il était un délinquant sexuel. Il affirme que cette conclusion est incompatible avec le Code criminel. Il fait également valoir que les facteurs évalués selon les échelles Statique‐99R et Stable‐2007 n’étaient pas fiables et qu’il n’a pas été démontré qu’ils s’appliquaient à sa situation particulière, citant à cet égard le rapport universitaire (Barsky, Rachel & Blanchard, Adam J.E., « Preventing Parole : The Effect of Innocence Claims on Parole Eligibility », daté d’octobre 2018 [rapport Barsky]), et l’arrêt Ewert c Canada, 2018 CSC 30 [Ewert]. M. Amos prétend que l’utilisation de ces outils porte atteinte à ses droits résiduels à la liberté. Bien qu’on puisse se demander si ces arguments débordent le cadre de ce qui peut être soulevé en matière d’équité procédurale dans le présent contrôle judiciaire, j’estime que, de toute façon, ils ne sont aucunement convaincants.

[61] Selon le paragraphe 24(1) de la LSCMLC, le SCC est tenu de veiller, dans la mesure du possible, à ce que les renseignements qu’il utilise concernant les délinquants soient à jour, exacts et complets. L’objet du paragraphe 24(1) est de s’assurer que le SCC ne s’appuie pas sur des renseignements erronés, et que s’ils sont erronés ou incomplets, ils soient corrigés : Charalambous c Canada (Procureur général), 2015 CF 1045 [Charalambous] au para 7, conf par 2016 CAF 177. Or, le SCC n’est pas tenu de réexaminer les renseignements sur les accusations ou autres qu’il obtient auprès de sources fiables (comme les services de police) lorsqu’ils sont utilisés à des fins administratives : Tehrankari c Canada (Procureur général), 2012 CF 332 au para 35; Ewert aux para 119‐121.

[62] Dans la décision Charalambous, la Cour a expressément conclu que le SCC pouvait se fonder sur un rapport d’incident relatant les faits à l’origine d’une accusation qui avait été rejetée, pourvu qu’il soit reconnu qu’il n’y avait eu aucune déclaration de culpabilité (au para 15). La Cour a conclu qu’on pouvait se fier à ces faits pour qualifier quelqu’un de « délinquant sexuel » aux fins des décisions administratives relatives au placement et au transfèrement. Comme elle l’a dit au paragraphe 16 de cette décision :

[16] J’estime que la sous‐commissaire n’a pas agi de façon déraisonnable en indiquant que les renseignements tirés des commentaires du juge du procès, des rapports de la Gendarmerie royale du Canada et des accusations suspendues constituaient des renseignements pertinents qui devaient être pris en considération dans la gestion de la peine du demandeur, et que les mentions relatives à son inconduite sexuelle étaient pertinentes et ne seraient pas modifiées. La sous‐commissaire ne s’est pas appuyée sur des renseignements inexacts en agissant ainsi, et le Service n’a fait aucune mention inappropriée en qualifiant le demandeur de « délinquant sexuel » aux fins des décisions de placement ou des demandes de transfèrement. Il importe de rappeler que ces décisions administratives sont d’une tout autre nature que celles rendues dans les instances criminelles ou disciplinaires, qui commandent un fardeau de preuve plus lourd. S’il est vrai que le paragraphe 24(1) de la Loi oblige le Service à « veiller, dans la mesure du possible, à ce que les renseignements qu’il utilise concernant les délinquants soient à jour, exacts et complets », comme l’a affirmé le juge Mosley dans la décision Tehrankari c Canada (Procureur général), 2012 CF 332, au paragraphe 35 [Tehrankari n2], « cela ne veut pas dire que le SCC doit à nouveau faire enquête sur des renseignements obtenus de sources fiables, comme les ministères provinciaux, les services de police et les tribunaux ».

[63] En l’espèce, rien ne laisse croire que le SCC s’est fondé sur des renseignements tirés du dossier judiciaire de M. Amos pour dire qu’il avait été reconnu coupable d’une infraction d’ordre sexuel. Les documents au dossier montrent plutôt que le SCC expressément reconnu qu’il ne l’avait pas été. Le SCC n’a pas non utilisé de renseignements à d’autres fins que celle de la décision administrative. Le paragraphe 24(1) de la LSCMLC n’a pas été enfreint.

[64] De plus, s’il est vrai qu’il incombe au SCC de s’assurer de la fiabilité des résultats produits par les outils d’évaluation utilisés dans la prise de décisions correctionnelles dans certaines circonstances (Ewert, aux para 31, 40, 45), j’estime que le rapport Barsky est insuffisant pour démontrer que les outils utilisés en l’espèce ne sont pas fiables. Le rapport Barsky porte principalement sur les chances qu’a un détenu qui clame son innocence d’obtenir sa libération conditionnelle et sur l’incidence de cette prétention sur d’autres aspects de son incarcération. Il porte aussi sur les outils d’évaluation des risques actuariels et fait état de préoccupations concernant la faible exactitude prédictive de ces outils à l’égard des délinquants autochtones, ce qui peut s’appliquer à d’autres groupes culturels et ethniques. Il ne contient aucun commentaire concluant sur la Statique‐99R qui rendrait l’outil peu fiable dans ce contexte.

[65] Les arguments avancés par le demandeur ne permettent pas d’établir qu’il y aurait eu manquement au paragraphe 24(1) de la LSCMLC.

D. Le CS a‐t‐il commis une erreur en ne tenant pas compte de l’argument formulé par le demandeur sur le fondement de la Charte?

[66] Comme je l’ai mentionné, je suis d’avis que les arguments constitutionnels non fondés sur la Charte ne relèvent pas du présent contrôle judiciaire. Or, cette conclusion ne vaut pas pour l’argument fondé sur la Charte présenté par le demandeur.

[67] Le demandeur a nettement soulevé cet argument fondé sur la Charte dans le formulaire de présentation du grief qu’il a déposé, comme l’a reconnu le défendeur dans ses documents écrits (para 32). Bien que le demandeur cherche à faire à nouveau valoir la question dans le présent contrôle judiciaire, il n’appartient pas à la Cour d’en analyser le bien‐fondé.

[68] Il appartenait plutôt au CS d’examiner cet argument central dans ses motifs sur le grief (Conway, précité).

[69] En n’examinant pas la question de la Charte, ce qui constitue une omission importante, le CS a commis une autre erreur susceptible de contrôle.

V. Conclusion

[70] Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue en conformité avec les présents motifs.

[71] Le demandeur a demandé que la Cour lui adjuge les dépens de la demande. Cependant, comme il n’était pas représenté par un avocat, il n’aura droit qu’au remboursement des droits de dépôt afférents à la demande.

 


JUDGMENT IN T‐586‐20

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du conseiller spécial est annulée et l’affaire est renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue en conformité avec les présents motifs.

  2. Le demandeur a droit au remboursement des droits de dépôt afférents à la demande.

« Angela Furlanetto »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐586‐20

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

SHAWN AMOS c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

tenue par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 mars 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DES MOTIFS :

Le 22 septembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Shawn Amos

 

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Blake Van Santen

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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