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Date : 20220923


Dossier : IMM-1411-21

Référence : 2022 CF 1222

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

MARGARET ABEBI FAGBOLA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 4 février 2021, par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté l’appel de la demanderesse et a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) datée du 3 décembre 2019.

[2] La SPR a conclu que la demanderesse n’avait ni qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

II. Le contexte

[3] La demanderesse, Margaret Abebi Fagbola, est une citoyenne du Nigéria âgée de 73 ans.

[4] La demanderesse a fui le Nigéria avec sa bru et les enfants de celle-ci (les petits-enfants de la demanderesse) pour se rendre aux États-Unis d’Amérique le 30 juin 2018. Ils sont entrés au Canada le 30 septembre 2018 et y ont présenté une demande d’asile.

[5] Dans sa demande, la demanderesse a affirmé que des membres de sa famille élargie avaient voulu lui faire du mal, du fait qu’elle était une veuve accusée de sorcellerie et la mère d’un enfant ayant refusé une offre pour devenir chef.

[6] Dans sa décision datée du 3 décembre 2019, la SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse (ainsi que celles de sa bru et de ses petits-enfants), en raison de l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (PRI). La SPR a jugé que la ville de Port Harcourt constituait une PRI sécuritaire et raisonnable. Elle a tiré les conclusions pertinentes suivantes :

  1. Le roi d’Erinmo, qui, aux dires de la demanderesse, était à la recherche des demandeurs, n’avait pas le pouvoir de les retrouver partout au Nigéria;

  2. De même, un membre de la famille élargie de la demanderesse, qui était récemment devenu policier, n’avait pas les moyens de les retracer;

  3. Le numéro de vérification bancaire de la demanderesse ne pouvait être utilisé pour les retrouver;

  4. La demanderesse pourrait se réinstaller à Port Harcourt avec les autres demandeurs d’asile;

  5. La demanderesse et les autres demandeurs d’asile pourraient trouver du travail et un logement à Port Harcourt, malgré le fait qu'ils ne sont pas originaires de cette ville.

[7] La demanderesse et les autres demandeurs d’asile ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR. Dans sa décision datée du 4 février 2021, la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR. La demanderesse conteste cette décision.

[8] Initialement, la demande de contrôle judiciaire était au nom de tous les demandeurs d’asile; toutefois, la bru et les petits-enfants de la demanderesse se sont retirés de l’affaire, après avoir obtenu leur résidence permanente dans le cadre d’un programme spécial instauré durant la pandémie de COVID‑19, lequel offrait une nouvelle voie vers la résidence permanente aux travailleurs de la santé. La bru et les petits-enfants avaient présenté une demande dans le cadre de ce programme en janvier 2021.

[9] La demanderesse sollicite une ordonnance annulant la décision contestée et renvoyant l’affaire à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvel examen ou une ordonnance enjoignant à la SAR de lui accorder la qualité de réfugiée.

III. La décision contestée

[10] Dans le cadre de l’appel devant la SAR, la demanderesse a demandé au tribunal d’examiner les nouveaux éléments de preuve suivants, au titre du paragraphe 110(4) de la LIPR :

  1. Des articles sur le roi d’Erinmo;

  2. Le rapport d’un chargé d’enseignement traitant de la viabilité de Port Harcourt à titre de PRI;

  3. Des éléments de preuve relatifs à la COVID-19 à Port Harcourt;

  4. Le permis de conduire de la demanderesse et la demande de renouvellement;

  5. Un échange de courriels entre la bru de la demanderesse et le beau-frère du fils de la demanderesse, M. Osobajo, courriels selon lesquels la police de la ville de Lagos aurait fouillé la maison de M. Osobajo, à la recherche de la demanderesse, après avoir retracé celui-là à l’aide de ses relevés bancaires et de son permis de conduire. Les policiers auraient soupçonné la bru de la demanderesse d’avoir kidnappé ses propres enfants.

[11] La SAR a admis ces éléments de preuve, à l’exception de l’échange de courriels. Elle a conclu que, même si la source de cet élément de preuve était authentique, l’histoire avait été fabriquée de toutes pièces pour combler les lacunes suivantes, relevées par la SPR dans le récit de la demanderesse et des autres demandeurs d’asile :

  1. Un membre de la famille élargie de la demanderesse, récemment devenu policier, n’avait pas le pouvoir ou les moyens de retrouver les demandeurs;

  2. La demanderesse et les autres demandeurs d’asile ne pouvaient pas être retrouvés à l’aide de leurs renseignements bancaires;

  3. La demanderesse et les autres demandeurs d’asile n’étaient pas recherchés pour avoir commis un crime.

[12] La SAR a en outre commenté les faits mêmes allégués dans les courriels et a jugé qu’ils n’étaient pas crédibles. Elle a conclu qu’il était difficile de savoir qui porterait les accusations de kidnapping. Elle a également fait remarquer qu’il était improbable que les policiers aient révélé à M. Osobajo la technique d’enquête qui leur aurait permis de le retrouver, c’est-à-dire grâce à ses relevés bancaires et à son permis de conduire. De plus, la SAR a jugé étrange que les policiers rendent visite à M. Osobajo, un membre de la famille élargie de l’ex-époux, plutôt qu’à l’un des membres de la famille de la bru.

[13] La SAR a également jugé qu’une audience était nécessaire concernant cet élément de preuve. Elle a conclu que le nouvel élément de preuve ne soulevait pas de question importante au sujet de la crédibilité des demandeurs.

[14] La SAR a ensuite examiné le bien-fondé de l’appel. Elle a conclu que l’analyse de la PRI effectuée par la SPR ne comportait aucune erreur. Elle a formulé les conclusions suivantes, utiles au présent contrôle judiciaire :

  1. La SPR n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a décidé d'apprécier la possibilité qu'il existe une PRI pour l’ensemble des demandeurs d’asile, plutôt que d'apprécier la situation de la demanderesse de manière indépendante;

  2. La SPR a eu raison de conclure que le roi d’Erinmo n’était pas un acteur relevant de l’État comme le seraient un représentant du gouvernement, un policier ou un militaire. Aucun élément de preuve ne démontrait que le pouvoir et l’influence du roi s’étendaient au-delà d’une petite région;

  3. La demanderesse n’a pas établi comment les agents de persécution la retrouveraient à l’aide de son permis de conduire et de ses formulaires de renouvellement;

  4. La demanderesse aurait probablement droit à une certaine aide gouvernementale, comme la pension de vieillesse, qui est offerte aux personnes de plus de 50 ans.

[15] Par conséquent, la SAR a rejeté l’appel.

IV. Les questions en litige

A. La décision de la SAR est‑elle déraisonnable?

B. La SAR a-t-elle manqué à son obligation d’équité procédurale?

V. La norme de contrôle

[16] La norme de contrôle applicable à la décision contestée est la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 2). Cela diffère de la question liée à l’équité procédurale, laquelle est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte ou une norme ayant la même portée (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 34, 35, 54, 55; citant Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79).

VI. Analyse

A. La décision de la SAR est-elle raisonnable?

[17] La demanderesse soutient que la décision de la SAR est déraisonnable sur plusieurs plans. Premièrement, elle affirme que la SAR aurait dû admettre l’échange de courriels entre sa bru et M. Osobajo, à titre de nouvel élément de preuve au sens du paragraphe 110(4), ou au moins tenir une audience conformément au paragraphe 110(6) (voir la LIPR, art 110(4), 110(6)). Deuxièmement, elle allègue que la SAR a commis plusieurs erreurs dans son analyse de la PRI.

[18] Le défendeur conteste ce qui précède. Il soutient qu’il était raisonnable de la part de la SAR de rejeter cet élément de preuve et de ne pas tenir d’audience, et qu’elle n’a commis aucune erreur dans son analyse de la PRI.

[19] La SAR n’était nullement tenue d’admettre les éléments de preuve de la demanderesse ou de tenir une audience. Les seules exigences explicites à remplir pour que la SAR admette des éléments de preuve au titre du paragraphe 110(4) de la LIPR sont les suivantes :

  1. Les éléments de preuve sont survenus depuis le rejet de la demande;

  2. Ils n’étaient pas normalement accessibles avant le rejet de la demande;

  3. S’ils l’étaient, le demandeur ne les aurait pas normalement présentés au moment du rejet.

[20] Toutefois, quatre critères implicites s’ajoutent à ces exigences explicites (Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 au para 13, approuvé dans le contexte d’un appel relatif à une demande d’asile par l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 [Singh] aux para 38, 44). L’un de ces critères implicites requiert que les éléments de preuve soient crédibles, compte tenu de leur source et des circonstances dans lesquels ils sont apparus.

[21] La SAR a raisonnablement examiné les circonstances dans lesquelles est survenu l’échange de courriels (entre le prononcé de la décision de la SPR et l’appel interjeté devant la SAR, et dont l’objectif était de corriger les problèmes soulevés par la SPR à l’égard de la demande de la demanderesse) et a décidé de l’écarter.

[22] La demanderesse soutient qu’il existe une présomption selon laquelle les documents provenant de gouvernements étrangers sont valides (Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1133 au para 10). Elle affirme que cette présomption s’applique, en l’espèce, à l’échange de courriels qu’elle a déposé en preuve, car l’affidavit de M. Osobajo qui a été produit avec les courriels est un document public.

[23] Cette affirmation est sans fondement. La SAR n’a pas jugé que les courriels ou l’affidavit n’étaient pas authentiques et, de toute manière, les courriels ne sont manifestement pas des documents provenant d’autorités publiques étrangères et, donc, aucune présomption ne s’applique à ceux-ci.

[24] De plus, il était raisonnable de la part de la SAR de décider de ne pas tenir d’audience. Le paragraphe 110(6) de la LIPR ne requiert pas la tenue d’une audience lorsque la SAR conclut que les nouveaux éléments de preuve manquent de crédibilité. La tenue d’une audience est plutôt justifiée lorsque la SAR juge qu’un élément de preuve par ailleurs crédible soulève « une question importante » en ce qui concerne la crédibilité générale du demandeur (Singh, au para 44). La SAR a conclu de façon raisonnable que ce n’était pas le cas en l’espèce.

[25] Je ne souscris pas non plus à l’affirmation selon laquelle la SAR a commis des erreurs dans son analyse de la PRI. La SAR a été raisonnable dans son examen du degré de pouvoir et d’influence du roi, de la capacité des agents de persécution à retracer la demanderesse à l’aide du permis de conduire de celle-ci ainsi que de la viabilité de Port Harcourt à titre de PRI sur le plan du logement et de l’emploi.

[26] De plus, la demanderesse affirme que la SAR a eu tort de supposer qu’elle se rendrait à Port Harcourt avec les autres demandeurs d’asile, sa bru et ses petits-enfants, et que cette affirmation est d’autant plus vraie maintenant que les autres demandeurs ont maintenant obtenu la résidence permanente.

[27] La cour de révision doit s’en tenir au même dossier que celui dont disposait le décideur administratif, sous réserve de certaines exceptions limitées, qui ne s’appliquent pas en l’espèce. À la lumière de ce dossier, je conclus que la décision de la SAR est raisonnable sur ce plan.

B. La SAR a-t-elle manqué à son obligation d’équité procédurale?

[28] Tel qu’il a été mentionné, la demanderesse et les autres demandeurs d’asile ont présenté une demande de résidence permanente dans le cadre d’un programme spécial destiné aux travailleurs de la santé durant la pandémie de COVID‑19. Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a envoyé une lettre accusant réception de cette demande le 2 février 2021. La demanderesse a envoyé une lettre, datée du 8 février 2021, à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR), dans laquelle elle a demandé que l’appel soit mis en suspens en attendant l'issue de la demande de résidence permanente. La SAR a tranché l’appel le 4 février 2021 et a communiqué sa décision à la demanderesse dans un avis daté du 10 février 2021.

[29] La demanderesse fait valoir que la SAR n’aurait pas dû statuer sur l’affaire conformément à un avis de pratique de la CISR. Selon cet avis, lorsqu’IRCC l’avise qu’un appelant qui a mis en état un appel à la SAR a présenté une demande de résidence permanente dans le cadre du programme à l’intention des travailleurs de la santé, la SAR doit mettre en attente le traitement de l’appel en attendant le résultat de la demande.

[30] Dans certains cas, les lignes directrices du tribunal peuvent créer des attentes légitimes, et le fait de ne pas y répondre peut constituer un manquement à l’obligation d’équité procédurale (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 aux para 94, 95).

[31] Cependant, je ne crois pas que cet avis ait créé des attentes légitimes auxquelles la SAR n’a pas répondu en l’espèce; la SAR n’était pas tenue de reporter sa décision. Rien n’indique que la SAR était au courant qu’une demande de résidence permanente était pendante. La lettre de la CISR accusant réception de cette demande ne datait que de deux jours avant le prononcé de la décision de la SAR. La date de la lettre de la demanderesse avisant la CISR de la demande était ultérieure à celle du prononcé de la décision de la SAR.

[32] De plus, comme le souligne le défendeur, l’avis de pratique en question prévoit que la mise en attente d’une décision ne s’applique pas lorsque, « à la discrétion de la SAR, un travail de fond est commencé relativement à l’appel avant qu’IRCC ou l’appelant avise la SAR qu’une demande a été présentée ». Par conséquent, même si IRCC a immédiatement avisé la SAR, dans la mesure où un travail de fond avait commencé, celle-ci avait le droit de trancher l’appel. Compte tenu des faits de l’espèce, il est raisonnable d’inférer qu’un travail de fond avait certainement commencé avant le 4 février 2021.

VII. Conclusion

[33] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1411-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1411-21

 

INTITULÉ :

MARGARET ABEBI FAGBOLA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 SEPTEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :

LE 23 SEPTEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

TOSIN FALAIYE

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

DANIEL ENGEL

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

TOPMARKE ATTORNEYS LLP

TORONTO (ONTARIO)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

TORONTO (ONTARIO)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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