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Date : 20220420


Dossier : T-122-21

Référence : 2022 CF 571

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 20 avril 2022

En présence de Kevin R. Aalto, juge chargé de la gestion de l’instance

ENTRE :

BRINK’S GLOBAL SERVICES KOREA LTD. ET

BRINK’S GLOBAL SERVICES INTERNATIONAL, INC.

demanderesses

et

BINEX LINE CORP.,

M. UNTEL, EMPLOYÉ DE BINEX, MME UNETELLE, EMPLOYÉE DE BINEX ET D’AUTRES

PERSONNES INCONNUESDES DEMANDERESSES, ACTUELLEMENT OU ANCIENNEMENT EMPLOYÉES PAR BINEX ET WOOWON SEA& AIR CO. LTD.

défendeurs

et

A.P. MOLLER-MAERSK A/S ET

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

MISES EN CAUSE

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La présente affaire possède tous les éléments d’un polar d’Agatha Christie. Une cargaison volée de grande valeur, un lieu sécurisé, plusieurs suspects possibles, un auteur inconnu et une entreprise de camionnage à qui l’on a donné le code de ramassage avec pour instruction de livrer la cargaison à un endroit inconnu des parties. À l’exception d’une petite partie de la cargaison récupérée bien après les faits, la cargaison n’a jamais été revue.

[2] La question en l’espèce est de savoir qui est responsable de la perte de la cargaison (la cargaison) de 18 276,02 kg de lingots d’argent d’une valeur approximative de 10 262 242,37 $ US. La cargaison était en transit entre la Corée et New York, en passant par Montréal. Le conteneur d’expédition a disparu d’une gare de triage du Canadien National (CN) à Montréal. Depuis que la présente action a été intentée, la police a récupéré une petite partie de la cargaison au Canada et aux États-Unis.

[3] La défenderesse Woowon Sea & Air Co. Ltd. (Woowon) dépose la présente requête en vue de contester la compétence de notre Cour à l’égard de l’affaire. Woowon demande que l’affaire soit tranchée en Corée. Woowon est constituée en vertu des lois de la Corée, où se trouve son établissement principal. Woowon est un transporteur et un transitaire international. Elle n’a pas physiquement présente au Canada, et n’a pas acquiescé à la compétence de notre Cour.

[4] La présente requête est contestée par les demanderesses Brink’s Global Services Korea Ltd. et sa société sœur américaine Brink’s Global Services International Inc. (collectivement appelées Brink). Brink fournit des solutions logistiques et de sécurité pour le transport de marchandises de grande valeur.

[5] La requête est également contestée par la défenderesse Binex Line Corp. (Binex). Binex est constituée en vertu des lois de la Californie et est enregistrée pour faire affaire en Ontario, où elle a un bureau, à Mississauga. Binex est exploitée à titre de société de transport international et offre diverse services, y compris des services de transport de fret.

[6] L’action a été abandonnée à l’égard d’une autre société qui était défenderesse, Ex-Logistics Co. Ltd. (Ex-Logistics).

[7] La requête de Woowon est appuyée par deux affidavits. Le premier est un affidavit d’expert souscrit par Haeyeon Song, avocat et associé principal au sein d’un cabinet d’avocats en Corée, qui pratique dans le domaine du transport maritime. L’affidavit porte sur le droit coréen applicable aux transporteurs et à la perte de marchandises, ainsi que sur la procédure prévue par le droit coréen relativement aux actions en matière maritime. M. Song y déclare ce qui suit :

[traduction]
43. À mon avis, la Cour du district Sud de Séoul ne peut pas suspendre ou rejeter l’affaire Séoul si le tribunal canadien décide de ne pas suspendre ou rejeter l’affaire au Canada, compte tenu des précédents mentionnés ci-dessus et d’autres décisions de tribunaux d’instance inférieure, montrant que les tribunaux sont réticents à refuser d’exercer leur compétence lorsqu’un tribunal coréen a compétence pour instruire l’affaire conformément aux dispositions relatives à la compétence de la Loi coréenne sur la procédure civile.

[8] Le deuxième affidavit est souscrit par Kim Young Mee, directrice générale de Woowon. Mme Mee décrit les pratiques commerciales de Woowon en matière d’émission de connaissements ainsi que les étapes suivies pour l’expédition de conteneurs.

[9] Brink s’appuie sur l’affidavit de Phil Wright, directeur des opérations et de la sécurité de Brink (affidavit de M. Wright). Son affidavit décrit en détail les structures d’entreprise de Woowon et Binex et montre que leurs dirigeants et administrateurs sont partiellement communs. Dans son affidavit, M. Wright explique également la chronologie du processus d’expédition des marchandises et indique les documents pertinents, qui sont joints à son affidavit en tant que pièces.

II. Les faits

[10] Il y a un léger désaccord entre les parties quant aux faits pertinents et à la chronologie.

[11] Sumitomo Corporation (Sumitomo) est propriétaire de la cargaison. Elle a acheté la cargaison de Korea Zinc Company Ltd (Korea Zinc), qui est inscrite comme expéditrice de la cargaison. Ni l’une ni l’autre de ces entreprises n’est partie à la présente action.

[12] Le 1er janvier 2019, Korea Zinc a conclu un contrat de transport international d’objets de valeur avec Brink en vue de l’expédition de la cargaison de la Corée à Sumitomo, à New York, en passant par le Canada.

[13] Brink a engagé Ex-Logistics pour organiser l’expédition de la cargaison par voie maritime et ferroviaire vers le Canada. Binex a été désignée comme consignataire de la cargaison.

[14] Ex-Logistics a engagé Woowon pour transporter la cargaison. Woowon a établi un connaissement multimodal portant le no°WSAMTR192351 (connaissement) à Séoul, en Corée, le 25 décembre 2019. Le type de déplacement est décrit comme suit : [traduction] « de PC à PC » (de parc à conteneurs à parc à conteneurs). Le port de chargement était à Busan, en Corée. Le lieu de livraison était la gare de triage du CN, à Montréal.

[15] Woowon a engagé Maersk Lina A/S (Maersk) pour transporter la cargaison de la Corée au Canada.

[16] Maersk a généré un code de ramassage et l’a transmis au consignataire Binex, code sans lequel la gare de triage du CN ne pouvait libérer les marchandises. Le seul rôle de Binex était de recevoir le code de ramassage de Maersk et de le transmettre à Brink, qui transporterait la cargaison jusqu’à sa destination, New York.

[17] La cargaison a quitté le port de Busan le 26 décembre 2019 à destination de la Colombie-Britannique. Le transport par navire a été effectué par Maersk.

[18] Le 6 janvier 2020, Maersk a envoyé un courriel à Binex pour lui transmettre le code de ramassage. La réception du courriel et l’accès subséquent à ce même courriel par des voleurs font actuellement l’objet d’enquêtes.

[19] Le navire est arrivé à Vancouver le 7 janvier 2020. Le 10 janvier 2020, la cargaison a été chargée sur un wagon du CN à destination de Montréal, où elle est arrivée le 16 janvier 2020.

[20] Le 20 janvier 2020, un courriel relatif au ramassage des marchandises a été envoyé à Oriental Cartage, une entreprise de camionnage de Laval, au Québec, lui donnant instruction de prendre livraison des marchandises à la gare de triage du CN. Le courriel contenait le bon numéro de conteneur, le code de ramassage et le poids de la cargaison. Les marchandises ont été transportées dans un entrepôt, selon les instructions. Elles n’ont jamais été revues, à l’exception de la petite partie qui a été récupérée.

[21] Il s’est avéré plus tard que le courriel de ramassage envoyé à Oriental Cartage était frauduleux.

[22] En raison du vol de la cargaison, Korea Zinc s’est endettée envers Sumitomo de l’équivalent de la valeur de la cargaison. Le 12 mai 2020, Korea Zinc a cédé ses droits à Brink en échange du paiement des sommes dues. C’est cette somme que Brink a versée ainsi que les frais connexes que Brink cherche maintenant à recouvrer au moyen de la présente action.

[23] Le 22 mars 2021, Woowon a intenté une action contre Brink devant la Cour du district Sud de Séoul, en Corée. Elle y sollicitait une ordonnance sur le fond portant qu’elle n’a aucune responsabilité quant à la cargaison volée. Brink a reçu signification de la procédure le 21 juin 2021.

[24] Après l’instruction de la requête, Brink a présenté à la Cour un autre affidavit de Phil Wright. Cet autre affidavit informait la Cour qu’une petite partie de la cargaison avait été récupérée au Canada et aux États-Unis. Bien que Woowon se soit opposée au dépôt de cet affidavit, la Cour l’admet en preuve. Rien d’important n’en ressort, si ce n’est la confirmation qu’une enquête est en cours pour découvrir les coupables et récupérer la cargaison.

III. Le connaissement

[25] Le connaissement est le principal document régissant le transport des marchandises.

[26] Dans le connaissement, Korea Zinc est mentionnée comme étant l’expéditrice et Brink, comme le consignataire. Woowon a retenu les services de Maersk pour acheminer les marchandises au Canada.

[27] Pendant toute la période pertinente, Woowon avait un « mandataire » au Canada. Woowon et Binex ont conclu une entente d’agence de transport international (l’entente WB). L’entente WB désigne Binex [traduction] « comme son commissionnaire de transport neutre pour la Corée » et « comme son commissionnaire de transport neutre pour les États-Unis et le Canada ». Bien que le connaissement ne fasse pas référence à Binex en tant que mandataire de Woowon, l’entente WB crée une relation mandant-mandataire entre Woowon et Binex relativement à cette cargaison, et prévoit que Binex était la [traduction] « partie à contacter pour la libération des marchandises ».

[28] Les parties ne s’entendent pas sur l’existence d’une véritable relation mandant-mandataire entre Woowon et Binex, car l’entente WB n’autorisait pas Binex à lier Woowon. L’affidavit de M. Wright révèle toutefois qu’il existe une relation d’affaires entre Binex et Woowon. Pour connaître l’étendue de cette relation commerciale et savoir si une véritable relation mandant-mandataire a été créée, il faudrait un dossier de preuve complet. Alors, il n’est pas nécessaire de conclure à l’existence d’une véritable relation mandant-mandataire. Il suffit de dire que Binex a agi dans une perspective d’affaires pour le compte de Woowon, au Canada, en recevant le code de ramassage de la cargaison au nom de cette dernière.

[29] Les parties à la requête ont des interprétations différentes de certaines dispositions du connaissement. Plus précisément, elles ne s’entendent pas sur l’application des articles 2 et 8, qui prévoient la livraison de la cargaison et la responsabilité du transporteur :

[traduction]
2. CONNAISSEMENT DE TRANSPORT MULTIMODAL

Le transporteur [Woowon], par l’émission du présent connaissement de transport multimodal, s’engage à effectuer ou à faire effectuer en son propre nom l’intégralité du transport depuis le lieu de prise en charge de la marchandise [Corée du Sud] jusqu’au lieu désigné dans le présent connaissement [Montréal].

Malgré ce qui précède, les dispositions énoncées dans le présent connaissement s’appliquent également lorsque le transport est effectué au moyen d’un seul mode de transport

[...]

8. RÉCEPTION ET LIVRAISON DES MARCHANDISES

[...] Si les marchandises livrées, en totalité ou en partie, ne sont pas prises par le marchand au moment et à l’endroit où le transporteur est en droit de demander au marchand d’en prendre livraison, le transporteur a le droit d’entreposer les marchandises, en totalité ou en partie, aux risques et périls du marchand, après quoi la responsabilité du transporteur à l’égard des marchandises ou d’une partie de celles-ci (selon le cas), entreposées conformément à ce qui a été prévu précédemment, prend fin, et les frais liés à cet entreposage seront immédiatement payés par le marchand, sur demande du transporteur.

[30] Le connaissement contient également une clause attributive de compétence sur laquelle Woowon se fonde. L’article 4 énonce ce qui suit :

[traduction]
4. DROIT APPLICABLE, COMPÉTENCE ET DÉLAIS DE PRESCRIPTION

Le contrat constaté par le présent connaissement est régi par les lois et règlements applicables où il a été émis, sauf disposition contraire aux présentes, et les actions intentées contre le transporteur s’y rapportant sont présentées devant le tribunal où le transporteur a son établissement principal. Aucune disposition du présent connaissement n’aura pour effet de limiter la protection de la loi dont jouit le transporteur ou de l’en priver, ou de ne pas respecter les exemptions ou les limitations de responsabilité autorisées par les lois et règlements [applicables] de quelque pays que ce soit.

[31] Le connaissement définit le transporteur comme [traduction] « la société ou l’organisation mentionnée au recto des présentes, qui émet le présent connaissement de transport multimodal ». Le recto du connaissement indique que le transporteur est Woowon et précise que le marchand [traduction] « est réputé inclure l’expéditeur [Korea Zinc], le consignataire [Brink], le propriétaire [Sumitomo] et le réceptionnaire des marchandises et détenteur du présent connaissement ». Le paragraphe 7(1) du connaissement traite de la responsabilité en cas de perte ou d’avarie de la cargaison. Il est ainsi libellé :

[traduction]
(1) La responsabilité du transporteur [Woowon] en cas de perte ou d’avarie de marchandises ne prend naissance qu’au moment où les marchandises sont reçues par quelque moyen que ce soit et prend entièrement fin lorsque les marchandises sont livrées au marchand [non souligné dans l’original].

IV. Analyse

[32] Le cadre législatif du présent litige est le suivant. L’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F7 [la Loi sur les Cours fédérales] confère à la Cour fédérale une compétence concurrente sur les réclamations découlant du droit maritime.

Navigation et marine marchande

22 (1) La Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas — opposant notamment des administrés — où une demande de réparation ou un recours est présenté en vertu du droit maritime canadien ou d’une loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande, sauf attribution expresse contraire de cette compétence.

Compétence maritime

(2) Il demeure entendu que, sans préjudice de la portée générale du paragraphe (1), elle a compétence dans les cas suivants :

[...]

f) une demande d’indemnisation, fondée sur une convention relative au transport par navire de marchandises couvertes par un connaissement direct ou devant en faire l’objet, pour la perte ou l’avarie de marchandises en cours de route;

[...]

Étendue de la compétence

(3) Il est entendu que la compétence conférée à la Cour fédérale par le présent article s’étend :

[...]

c) à toutes les demandes, que les faits y donnant lieu se soient produits en haute mer ou dans les eaux canadiennes ou ailleurs et que ces eaux soient naturellement ou artificiellement navigables, et notamment, dans le cas de sauvetage, aux demandes relatives aux cargaisons ou épaves trouvées sur les rives de ces eaux;

Navigation and shipping

22 (1) The Federal Court has concurrent original jurisdiction, between subject and subject as well as otherwise, in all cases in which a claim for relief is made or a remedy is sought under or by virtue of Canadian maritime law or any other law of Canada relating to any matter coming within the class of subject of navigation and shipping, except to the extent that jurisdiction has been otherwise specially assigned.

Maritime jurisdiction

(2) Without limiting the generality of subsection (1), for greater certainty, the Federal Court has jurisdiction with respect to all of the following:

[...]

(f) any claim arising out of an agreement relating to the carriage of goods on a ship under a through bill of lading, or in respect of which a through bill of lading is intended to be issued, for loss or damage to goods occurring at any time or place during transit;

[...]

Jurisdiction applicable

(3) For greater certainty, the jurisdiction conferred on the Federal Court by this section applies

[...]

(c) in relation to all claims, whether arising on the high seas, in Canadian waters or elsewhere and whether those waters are naturally navigable or artificially made so, including, without restricting the generality of the foregoing, in the case of salvage, claims in respect of cargo or wreck found on the shores of those waters;

[33] Brink soutient que la compétence matérielle conférée par l’article 22 doit être interprétée conjointement avec la compétence en matière personnelle conférée à la Cour fédérale par le paragraphe 43(1) de la Loi sur les Cours fédérales :

Compétence en matière personnelle

43 (1) Sous réserve du paragraphe (4), la Cour fédérale peut, aux termes de l’article 22, avoir compétence en matière personnelle dans tous les cas.

Jurisdiction in personam

43 (1) Subject to subsection (4), the jurisdiction conferred on the Federal Court by section 22 may in all cases be exercised in personam.

[34] Cependant, Woowon fait valoir que la Cour devrait refuser d’exercer sa compétence et suspendre les procédures en faveur de la Corée, qui est le pays ayant compétence aux termes de l’article 4 du connaissement.

[35] La Cour fédérale a le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire en vertu du paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales :

Suspension d’instance

50 (1) La Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :

a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;

b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige.

Stay of proceedings authorized

50(1) The Federal Court of Appeal or the Federal Court may, in its discretion, stay proceedings in any cause or matter

(a) on the ground that the claim is being proceeded with in another court or jurisdiction; or

(b) where for any other reason it is in the interest of justice that the proceedings be stayed.

[36] Brink et Binex soutiennent toutes deux que la Cour fédérale est compétente malgré la clause d’élection de for de l’article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, LC 2001, c 6 (la LRMM), parce que le port de déchargement de la cargaison était situé au Canada :

Procédure intentée au Canada

46 (1) Lorsqu’un contrat de transport de marchandises par eau, non assujetti aux règles de Hambourg, prévoit le renvoi de toute créance découlant du contrat à une cour de justice ou à l’arbitrage en un lieu situé à l’étranger, le réclamant peut, à son choix, intenter une procédure judiciaire ou arbitrale au Canada devant un tribunal qui serait compétent dans le cas où le contrat aurait prévu le renvoi de la créance au Canada, si l’une ou l’autre des conditions suivantes existe :

a) le port de chargement ou de déchargement — prévu au contrat ou effectif — est situé au Canada;

[...]

[Non souligné dans l’original.]

Institution of Proceedings in Canada

46 (1) If a contract for the carriage of goods by water to which the Hamburg Rules do not apply provides for the adjudication or arbitration of claims arising under the contract in a place other than Canada, a claimant may institute judicial or arbitral proceedings in a court or arbitral tribunal in Canada that would be competent to determine the claim if the contract had referred the claim to Canada, where

(a) the actual port of loading or discharge, or the intended port of loading or discharge under the contract, is in Canada;

[...]

[emphasis added]

[37] La présente requête soulève les questions suivantes :

A. La Cour fédérale a-t-elle compétence à l’égard de l’affaire?

B. Dans la négative, l’article 46 de la LRMM s’applique-t-il pour établir la compétence de la Cour fédérale?

C. Si la Cour fédérale est compétente, devrait-elle néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire pour accorder une suspension au motif que la Corée est un forum plus approprié compte tenu du critère du forum non conveniens?

D. Si l’article 46 de la LRMM ne s’applique pas, existe-t-il des « motifs sérieux » justifiant que la Cour refuse de suspendre l’action conformément à l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales?

[38] Pour les motifs qui suivent, je conclus que notre Cour a compétence à l’égard de la demande.

A. Question 1 : La Cour fédérale a compétence à l’égard de l’affaire

[39] La Cour est saisie d’une réclamation liée au vol d’une cargaison maritime. Pour qu’il y ait établissement de la simple reconnaissance de compétence, la Cour doit avoir compétence à l’égard de l’objet du litige, soit le vol de la cargaison, ainsi qu’une compétence en matière personnelle à l’égard de Woowon.

[40] La compétence de la Cour fédérale est établie lorsqu’il est satisfait aux critères énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt ITO-Int’l Terminal Operators c Miida Electronics, [1986] 1 RCS 752 [ITO], à la page 766 :

1. Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence.

3. La loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[41] Les parties à la présente requête sont en désaccord sur la question de savoir si ce critère à trois volets a été respecté.

(1) Observations des parties

  • a) Woowon

[42] Woowon soutient que la Cour fédérale n’a pas de compétence matérielle en l’espèce parce qu’elle est dépourvue d’une attribution légale de compétence permettant de satisfaire au premier volet du critère énoncé dans l’arrêt ITO. Elle soutient en outre que le connaissement a été conclu lors de la livraison de la cargaison à la gare de triage du CN à Montréal. Comme le déplacement était du type PC à PC (de parc à conteneurs à parc à conteneurs), Woowon fait valoir qu’elle n’était plus concernée, car la cargaison avait en fait été livrée au lieu de livraison. Woowon se fonde sur la décision Black & White Merchandising Co. Ltd. c Deltrans International Shipping Corporation, 2019 CF 379 (Deltrans) pour affirmer que notre Cour a reconnu qu’elle perd sa compétence après que le connaissement a été conclu.

[43] Woowon affirme que les articles 2 et 8 du connaissement appuient sa thèse voulant qu’elle se soit acquittée de ses obligations au moment de la livraison de la cargaison à la gare de triage de Montréal. Elle fait également valoir qu’elle a respecté intégralement les conditions du connaissement.

[44] Elle soutient en outre que la Cour fédérale n’a pas compétence en matière personnelle à son égard parce qu’il n’y a aucun « facteur de rattachement créant une présomption » liant la demande à la compétence du Canada. Cette argumentation découle du critère du lien réel et substantiel établi par la Cour suprême dans l’arrêt Club Resorts Ltd. c Van Breda, 2012 CSC 17 (Van Breda). Lors de l’audience, Woowon a souligné que, dans l’arrêt Van Breda, la Cour suprême n’a pas fait obstacle à l’application de ce critère pour établir la compétence de la Cour fédérale, de sorte que notre Cour devrait présumer que ce critère s’applique aux affaires de droit maritime.

[45] Woowon soutient qu’il n’y a aucun facteur de rattachement créant une présomption qui lie la demande au Canada pour les raisons suivantes : (1) elle n’est pas domiciliée ou résidente au Canada; (2) elle n’exploite pas une entreprise au Canada et n’a pas de présence réelle au pays; (3) il n’y a aucune preuve de négligence de sa part au Canada; (4) aucun contrat lié au litige n’a été conclu au Canada. Le seul fait que le vol de la cargaison se soit produit au Canada ne suffit pas à établir la compétence, car le simple fait de subir un préjudice dans un pays n’établit pas la compétence de la Cour (Van Breda, au paragraphe 89).

  • b) Brink

[46] Brink soutient que les trois volets du critère dégagé dans l’arrêt ITO sont respectés, ce qui établit donc la compétence de la Cour fédérale à l’égard de la demande : (1) le fondement de l’attribution légale de compétence est respecté selon le paragraphe 22(2) et l’alinéa 22(3)c) de la Loi sur les Cours fédérales; (2) l’ensemble du droit maritime fédéral est essentiel à la résolution de la demande, parce que celle-ci découle d’une rupture de contrat lié au transport de marchandises couvertes par un connaissement direct, même si les marchandises ont poursuivi leur route au moyen d’un autre mode de transport après l’étape du segment océanique (Elroumi c Shenzhen Top China Imp & Exp Co., Ltd China, 2018 CF 633 au para 11 (Elroumi); (3) l’affaire est fondée sur une loi du Canada relevant du paragraphe 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867.

[47] Brink soutient que le connaissement n’était pas complet parce que Woowon était tenue de livrer la cargaison en la possession de Brink Canada, en tant que consignataire inscrit sur le connaissement. Or, cela ne s’est pas produit. Brink affirme que la livraison n’est pas faite à l’arrivée de la cargaison à l’endroit indiqué sur le connaissement, mais à la remise de la cargaison au consignataire.

[48] Brink conteste le moyen de Woowon fondé sur la décision Deltrans, car, dans cette affaire, les marchandises avaient été volées dans l’entrepôt où elles étaient entreposées au nom du consignataire après leur transport.

[49] Brink fait valoir que la Cour fédérale a compétence en matière personnelle à l’égard de Woowon en vertu du paragraphe 43(1) de la Loi sur les Cours fédérales, qui lui confère une compétence en matière personnelle dans tous les cas où la compétence est conférée par l’article 22. Selon elle, cela suffit à établir la compétence de la Cour et l’application du critère de l’arrêt Van Breda est donc injustifiée. Brink fait remarquer que le critère dégagé dans l’arrêt Van Breda n’a jamais été appliqué par la Cour fédérale pour établir la compétence en matière d’amirauté. Dans la mesure où un lien avec le Canada est requis (ce que Brink nie), le fait que Woowon a transporté des marchandises au Canada et que la perte s’est produite au Canada crée un lien.

  • c) Binex

[50] Binex appuie la thèse de Brink. Selon elle, la compétence est fondée sur l’alinéa 22(2)i) de la Loi sur les Cours fédérales, qui devrait recevoir une interprétation large et fondée sur l’objet (Pantainer Ltd. c 996660 Ontario Ltd., [2000] ACF no 334 (QL) (CF) au para 100).

[51] Binex ajoute que Woowon ne peut invoquer la décision Deltrans pour nier l’existence d’une attribution légale de compétence, car dans cette affaire la bonne entité a récupéré la cargaison au lieu de livraison, alors qu’en l’espèce, un courriel frauduleux adressé à la société de camionnage légitime a eu pour effet de détourner la cargaison vers les voleurs.

[52] Binex fait également sienne la thèse de Brink en ce qui a trait à la compétence en matière personnelle de la Cour à l’égard de Woowon. Binex soutient que le critère dégagé dans l’arrêt Van Breda est inapplicable lorsqu’il s’agit d’établir la compétence de la Cour fédérale en matière d’amirauté. La Cour doit plutôt rechercher un « lien juridique » entre la demande et la compétence de la Cour, ce qui, en l’espèce, découle de la participation de Woowon au mandat relatif à la cargaison (Oy Nokia Ab c Le navire « Martha Russ » (1973), 37 DLR (3d) 597, 1973 CarswellNat 33 au para 9 (CF), confirmé en appel (1974), 51 DLR (3d) 632 (CA); Caterpillar Overseas S.A. c « Canmar Victory » (Le) (1998), 153 FTR 266, 1988 CarswellNat 1630 (CF)).

(2) Analyse

[53] Je suis d’avis que la simple reconnaissance de compétence a été établie au regard des faits de l’espèce et d’une analyse du droit.

[54] Pour savoir si la Cour a compétence à l’égard d’une demande, la première étape est de déterminer la nature ou le caractère essentiel de cette demande (Windsor (City) c Canadian Transit Co., 2016 CSC 54 (Windsor) au para 25; Apotex Inc. c Ambrose, 2017 CF 487 au para 47). La Cour suprême a ainsi déclaré ce qui suit dans l’arrêt Windsor :

[26] Il faut dégager la nature essentielle de la demande selon « une appréciation réaliste du résultat concret visé par le demandeur » (Canada c. Domtar Inc., 2009 CAF 218, par. 28 (CanLII), la juge Sharlow). La « déclaration [du demandeur] ne doit pas être prise au pied de la lettre » (Roitman c. Canada, 2006 CAF 266, par. 16 (CanLII), le juge Décary). Le tribunal doit plutôt « aller au-delà des termes employés, des faits allégués et de la réparation demandée, et il doit s’assurer que la déclaration ne constitue pas une tentative déguisée visant à obtenir devant la Cour fédérale un résultat qui ne peut par ailleurs pas être obtenu de cette cour » (ibid., voir aussi Canadian Pacific Railway c. R., 2013 CF 161, [2014] 1 C.T.C. 223, par. 36; Verdicchio c. Canada, 2010 CF 117, par. 24 (CanLII)).

[27] Par ailleurs, de véritables choix stratégiques ne devraient pas être dénigrés sous prétexte qu’ils constituent d’astucieux arguments. La question consiste à se demander si la cour a compétence à l’égard de la demande précise que le demandeur a choisi d’introduire, et non pas à l’égard d’une demande similaire que, de l’avis du défendeur, le demandeur aurait plutôt dû présenter, pour une raison ou une autre.

[55] En l’espèce, l’essence de l’action est la perte subie par suite du transport multimodal de marchandises aux termes d’un connaissement. La demande relève donc du paragraphe 22(1) de la Loi sur les Cours fédérales. L’article 22 confère à la Cour fédérale compétence sur toute « demande d’indemnisation fondée sur une convention relative au transport par navire de marchandises couvertes par un connaissement direct [...] pour la perte ou l’avarie de marchandises en cours de route ». À première vue, la présente demande relève de cette disposition (voir la décision Elroumi au para 11). Le premier volet du critère dégagé dans l’arrêt ITO est donc respecté.

[56] Comme chacune des parties s’appuie sur la décision Deltrans, il est nécessaire d’examiner attentivement ce que cette décision établit. Il s’agit d’une décision qui repose principalement sur des faits, lesquels sont semblables à ceux de l’espèce. L’affaire Deltrans porte sur le vol d’une cargaison qui avait été expédiée de la Chine à Montréal aux termes d’un connaissement de transport combiné. Le connaissement décrivait le type de déplacement comme étant de PC à PC, comme en l’espèce.

[57] La partie chargée d’organiser le transport de la cargaison avait retenu les services de Canchi Bon Trading Company Inc. (Canchi) pour entreposer la cargaison. La cargaison a été livrée au parc à conteneurs comme prévu, puis entreposée ailleurs par Canchi. La cargaison a été volée dans l’entrepôt où elle était entreposée.

[58] Dans la décision Deltrans, la Cour a déterminé que le connaissement avait pris fin parce que la cargaison avait été livrée au lieu convenu. Par conséquent, la responsabilité aux termes du connaissement avait pris fin. La Cour fédérale n’avait donc pas compétence et l’action a été rejetée.

[59] Comme je l’ai mentionné ci-dessus, les parties ne sont pas d’accord en l’espèce sur le fait que la livraison a été effectuée. Si la livraison de la cargaison avait été effectuée à la gare de triage du CN, comme le soutient Woowon, le connaissement aurait pris fin. Si, par contre, la livraison n’avait pas été effectuée parce que la cargaison n’avait jamais été remise au consignataire, la responsabilité aux termes du connaissement demeurerait entière.

[60] Selon ce que je vois, il est mentionné au recto du connaissement que la cargaison devait être livrée au consignataire au parc à conteneurs. La question de savoir si la responsabilité de Woowon aux termes du connaissement a pris fin demeure entière. Il est nécessaire de déterminer si l’utilisation du bon code équivalait à une livraison ou si d’autres mesures étaient nécessaires. À mon avis, cette question permet de différencier davantage la présente espèce de l’affaire Deltrans. Un dossier de preuve complet est nécessaire pour trancher de manière définitive la question de la « livraison » au consignataire.

B. Question 2 : L’article 46 de la LRMM établit la compétence de la Cour fédérale à l’égard de la présente affaire

[61] La LRMM prévoit des obligations en matière d’expédition et de transport de marchandises, y compris le partage de la responsabilité et la limitation de responsabilité. Dans la présente affaire, il s’agit de savoir si l’article 46 s’applique aux faits de l’espèce. Cette question est importante, car l’article 46 peut faire échec à la clause attributive de compétence invoquée par Woowon pour s’opposer à la compétence de notre Cour.

[62] L’article 46 existe pour établir la compétence du Canada en dépit d’une clause attributive de compétence qui stipule qu’un pays étranger a compétence s’il existe un contrat de transport de marchandises par eau. Les parties à la présente requête ont des opinions divergentes sur l’applicabilité de l’article 46.

(1) Observations des parties

a) Woowon

[63] Woowon soutient que, dans la présente affaire, la cargaison n’a pas été transportée par eau après l’étape du segment océanique et que, par conséquent, l’article 46 de la LRMM ne peut s’appliquer, car il se trouve dans la section de la LRMM traitant de la « Responsabilité en matière de transport de marchandises par eau ». En l’espèce, le connaissement était un connaissement multimodal. Selon Woowon, un tel connaissement ne vise pas un transport de marchandises par eau.

[64] Si cet argument échoue, Woowon soutient que l’application de l’article 46 se limite aux [traduction] « réclamations découlant du contrat ». Elle fait valoir que le connaissement en cause en l’espèce a pris fin à la livraison de la cargaison à la gare de triage du CN et que, par conséquent, la réclamation ne constitue pas une [traduction] « réclamation découlant du contrat ».

[65] Woowon s’appuie sur l’arrêt SDV Logistiques (Canada) inc. C SDV Logistique internationale, 2006 QCCA 750, aux paragraphes 33 à 36, pour affirmer que l’article 46 ne s’applique qu’à la partie du transport maritime qui correspond à la définition de « transport de marchandises » prévue par les Règles de La Haye-Visby [extrait reproduit ci-dessous].

b) Brink

[66] Brink fait valoir qu’une seule condition de l’article 46 doit être remplie. En l’espèce, il s’agit du fait que le port de déchargement était au Canada.

[67] Brink n’est pas d’accord pour dire que le connaissement en l’espèce n’est pas un contrat de « transport de marchandises par eau », mais plutôt un « connaissement de transport multimodal ». Bien que le « transport de marchandises par eau » ne soit pas défini dans la LRMM, Brink souligne que la définition figure à l’article X des Règles de La Haye-Visby, qui s’applique par l’effet de l’article 43 de la LRMM :

Loi sur la responsabilité en matière maritime

Règles de La Haye-Visby

43 (1) Les règles de La Haye-Visby ont force de loi au Canada à l’égard des contrats de transport de marchandises par eau conclus entre les différents États selon les règles d’application visées à l’article X de ces règles.

Marine Liability Act

Hague-Visby Rules

43 (1) The Hague-Visby Rules have the force of law in Canada in respect of contracts for the carriage of goods by water between different states as described in Article X of those Rules.

Règles de La Haye-Visby

Article X

Les dispositions des présentes règles s’appliqueront à tout connaissement relatif à un transport de marchandises entre ports relevant de deux États différents, quand :

a) le connaissement est émis dans un état contractant, ou

b) le transport a lieu au départ d’un port d’un état contractant, ou

c) le connaissement prévoit que les dispositions de la présente convention ou de toute autre législation les appliquant ou leur donnant effet régiront le contrat,
quelle que soit la nationalité du navire, du transporteur, du chargeur, du destinataire ou de toute autre personne intéressée.

Hague-Visby Rules

Article X

The provisions of these Rules shall apply to every bill of lading relating to the carriage of goods between ports in two different States if

(a) the bill of lading is issued in a contracting State, or

(b) the carriage is from a port in a contracting State, or

(c) the contract contained in or evidenced by the bill of lading provides that these Rules or legislation of any State giving effect to them are to govern the contract; whatever may be the nationality of the ship, the carrier, the shipper, the consignee, or any other interested person.

[68] Selon Brink, les critères de l’article X sont respectés, de sorte que l’application des Règles de La Haye-Visby à « un transport de marchandises entre ports relevant de deux États différents [...] » devrait être incorporée à la LRMM pour définir l’expression « transport de marchandises par eau ».

(2) Analyse

[69] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que l’article 46 de la LRMM s’applique aux faits de l’espèce et cet avis trouve appui dans la jurisprudence.

[70] L’alinéa 46(1)a) s’applique parce que le port de déchargement effectif sur la composante maritime du connaissement multimodal était le Canada. Le connaissement ne limitait pas le transport des marchandises à la seule composante maritime. Bien que la LRMM ne traite que du transport de marchandises par eau, les obligations de Woowon aux termes du connaissement s’étendent à l’ensemble du transport de la cargaison.

[71] Ainsi, à première vue, Brink peut invoquer l’article 46 pour intenter la présente action au Canada. Il convient également de noter que l’article 46 énonce trois situations distinctes qui donnent naissance au droit d’intenter des procédures judiciaires au Canada. Les trois situations sont disjonctives, comme l’indique la présence de la conjonction « ou » entre les alinéas 46(1)b) et c). Par conséquent, ayant satisfait à l’exigence de l’alinéa 46(1)a), la présente action a été valablement introduite au Canada, malgré la clause attributive de compétence prévue dans le connaissement. On peut soutenir que l’alinéa 46(1)b) est également respecté puisque Woowon a un mandataire au Canada par l’intermédiaire de Binex, qu’elle a désignée comme son mandataire pour la représenter aux États-Unis et au Canada aux termes de l’entente WB.

[72] En outre, la Cour d’appel fédérale s’est dite d’avis que cette disposition permet à une partie d’engager une poursuite au Canada pour perte de marchandises lorsqu’il existe une clause attributive de compétence en faveur d’un pays autre que le Canada. Dans l’arrêt Mitsui O.S.K. Lines ltd. c Mazda Canada Inc., 2008 CAF 219 (Mitsui), une demande avait été présentée au Canada pour la perte d’une cargaison d’automobiles. La clause attributive de compétence figurant dans le connaissement désignait le Japon comme étant l’autorité appropriée pour régler les différends. La Cour a souligné que :

[8] Les principes de droit régissant cette question sont maintenant relativement bien établis. Il est clair que le paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6, supplante l’ancienne loi canadienne dans les cas où les parties choisissent contractuellement le pays où l’affaire sera instruite. Une telle clause dans un contrat de transport maritime n’est plus décisive au Canada, mais elle peut être considérée comme l’un des facteurs à examiner pour déterminer si le bien-fondé d’une allégation de forum non conveniens a été démontré (OT Africa Line Ltd. c. Magic Sportswear Corp., 2006 CAF 284). [Non souligné dans l’original.]

[. . . ]

[10] Ces dispositions du paragraphe 46(1) ne font qu’ouvrir la porte aux demandeurs canadiens, leur permettant d’intenter une action. Cependant, la Cour peut toujours refuser d’exercer sa compétence en se fondant sur la doctrine du forum non conveniens. (OT Africa, précité). Le paragraphe 46(1) s’applique en l’espèce parce que le port de déchargement des véhicules qui était prévu était celui de New Westminster (C.‐B.). La demanderesse peut donc entamer des poursuites ici, mais les défendeurs peuvent toujours invoquer l’argument du forum non conveniens.

[73] Quant à la question du « transport de marchandises par eau », j’estime que l’on peut se reporter aux Règles de La Haye-Visby (les Règles) pour nous aider à comprendre ce concept. Toutes les parties conviennent que la LRMM ne contient aucune définition de l’expression « transport de marchandises par eau ». L’article 43 de la LRMM transpose les Règles dans le droit canadien. L’article X précise que les Règles s’appliquent à tous les contrats de transport de marchandises.

[74] Les trois conditions des dispositions de l’article X sont respectées en l’espèce. Premièrement, le connaissement précise que la cargaison sera transportée dans un navire hauturier et que le transport se fera donc par voie maritime. Deuxièmement, le connaissement a été émis en Corée, un État contractant. Troisièmement, le transport par eau s’est fait d’un État contractant, la Corée, à un autre, le Canada. Il est illogique qu’un connaissement soit divisé en plusieurs parties et qu’un seul segment du transport soit visé par l’article 46.

[75] L’arrêt Z.I. Pompey Industrie c ECU-Line N.V., [2003] 1 RCS 450 (Pompey) étaye également cette conclusion. Dans cette affaire, selon le connaissement, les marchandises étaient expédiées d’Anvers, en Belgique, à Seattle, dans l’État de Washington. Le connaissement renfermait une clause attributive de compétence en faveur d’Anvers. Les marchandises ont été expédiées par eau d’Anvers à Montréal, puis par train jusqu’à Seattle. Après le transport par eau, les marchandises ont été endommagées, lors du trajet en train vers Seattle. Dans cette affaire, la question était de savoir si la clause attributive de compétence devait être appliquée. La Cour suprême du Canada a conclu qu’elle devait être appliquée, mais elle a néanmoins examiné l’applicabilité de l’article 46 de la LRMM. Comme la LRMM n’était pas en vigueur au moment où les dommages ont été subis, elle a conclu que l’article 46 ne s’appliquait pas. Cependant, elle a explicitement déclaré que si la LRMM avait été en vigueur, l’article 46 se serait appliqué. Au paragraphe 37 du jugement, le juge Bastarache a écrit ce qui suit :

37 Entré en vigueur le 8 août 2001, le par. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime prive la Cour fédérale, en présence de l’une ou l’autre des conditions énoncées aux al. 46(1)a), b) ou c), du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’art. 50 de la Loi sur la Cour fédérale de suspendre les procédures pour donner effet à une clause d’élection de for. Le fait que le port de chargement ou de déchargement effectif est situé au Canada fait partie des conditions énoncées. Dans la présente affaire, nul ne contesterait que la Cour fédérale a compétence pour connaître de la demande des intimées si ce n’était que l’art. 46 ne s’applique pas aux procédures engagées avant son entrée en vigueur : Incremona‐Salerno Marmi Affini Siciliani (I.S.M.A.S.) s.n.c. c. Castor (Le), [2002] A.C.F. no 1699 (QL), 2002 CAF 479, par. 13‐24. L’article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime n’est donc pas pertinent dans le présent appel. [Non souligné dans l’original.]

[76] Enfin, l’article 46 visait à remédier au problème de l’utilisation de clauses passe‐partout pour soustraire les transporteurs à la compétence d’un tribunal canadien. Dans l’arrêt Canada Moon Shipping Co. Ltd. c Companhia Siderurgica Paulista-Cosipa Co, 2012 CAF 284, la juge Johanne Gauthier a décrit ainsi l’objet de l’article 46 :

[80] Je le répète, compte tenu de l’objet général de la partie 5 et de la situation que l’article 46 visait à réformer (c’est‐à‐dire les clauses de compétence et d’arbitrage types dictées par les transporteurs au détriment des importateurs et exportateurs canadiens devenus parties aux contrats en cause), et compte tenu de la réalité commerciale particulière qui conduit à la conclusion de chartes‐parties, le juge a eu raison de conclure que la charte‐partie au voyage en cause n’était pas visée par le paragraphe 46(1).

[76] Je conclus donc que la présente demande est valablement introduite, à condition que l’allégation de forum non conveniens de Woowon soit établie à partir des faits de l’espèce.

C. Question 3 : Si la Cour fédérale est compétente, devrait-elle néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire pour accorder une suspension au motif que la Corée est un forum plus approprié compte tenu du critère du forum non conveniens?

[77] La jurisprudence nous enseigne que, pour qu’il y ait suspension de l’action pour que l’affaire soit tranchée dans un autre ressort pour cause de forum non conveniens, il doit s’agir clairement et distinctement d’un pays plus favorable. Dans l’arrêt Mitsui, la Cour d’appel fédérale a précisé ce qui suit :

[12] Pour suspendre une action au Canada en raison du forum non conveniens, il faut démontrer qu’un autre forum est nettement plus approprié. Dans l’arrêt Amchem Products Inc. c. Columbie-Britannique (Workers Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897, au paragraphe 33 (fondé sur Spiliada Maritime Corp. c. Cansulex Ltd., [1987] A.C. 460), le juge Sopinka a déclaré « qu’il faut établir clairement qu’un autre tribunal est plus approprié pour que soit écarté celui qu’a choisi le demandeur ». De même, lord Goff, dans [1987] 1 Lloyd’s Rep. 1, a expliqué que le demandeur doit démontrer [traduction] « qu’il existe un autre tribunal compétent qui est manifestement ou clairement plus approprié » Non souligné dans l’original).

[77] Dans l’arrêt Mitsui, la Cour d’appel fédérale a dressé une liste non exhaustive des facteurs à prendre en compte. Au paragraphe 11, la Cour a déterminé les dix facteurs non exhaustifs qu’un tribunal doit évaluer dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire pour trancher la question du forum non conveniens :

1. le lieu de résidence des parties et des témoins ordinaires et experts;

2. la situation des éléments de preuve;

3. le lieu de formation et d’exécution du contrat;

4. l’existence d’une autre action intentée à l’étranger;

5. la situation des biens appartenant au défendeur;

6. la loi applicable au litige;

7. l’avantage dont jouit la demanderesse dans le for choisi;

8. l’intérêt de la justice;

9. l’intérêt des deux parties;

10. la nécessité éventuelle d’une procédure en exemplification à l’étranger.

[78] Après évaluation des facteurs de l’arrêt Mitsui, j’estime qu’une suspension ne devrait pas être accordée. Par conséquent, l’action doit être maintenue au Canada.

[79] Premièrement, la majorité des parties et des témoins résident au Canada. Tous les témoins clés se trouvent au Canada. Woowon peut éventuellement appeler un témoin des faits et un témoin expert au procès. La distance géographique entre le Canada et la Corée est sans importance. En cette ère technologique, les interrogatoires se font désormais sur Zoom ou d’autres plateformes virtuelles. De même, les procès devant notre Cour peuvent être entièrement menés sur Zoom ou au moyen d’un modèle hybride où certains témoins se présentent en personne, tandis que d’autres sont sur Zoom.

[80] Nous vivons et travaillons tous désormais dans cette nouvelle ère numérique. Le droit n’est pas statique, et a au contraire toujours évolué pour reconnaître les nouveaux contextes sociaux et s’adapter aux nouvelles technologies. Il suffit de se rappeler que le télécopieur était une nouveauté passionnante il y a plus de 40 ans, et qu’il a aujourd’hui, pour l’essentiel, été entièrement supplanté par le courrier électronique et les communications numériques.

[81] Il s’agit là d’un facteur qui doit être pris en compte lors de l’appréciation du lieu où se trouvent les témoins ou des éléments de preuve importants. Il se pourrait bien que certains des facteurs habituels du forum non conveniens disparaissent, comme cela a été le cas pour le dronte.

[82] Reconnaissant ce changement d’orientation, le juge Morgan de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a précisé ce qui suit dans la décision Kore Metals LLC v Freshii Development LLC, 2021 ONSC 2896, et je souscris entièrement à ses observations :

[traduction]
[1] À l’ère de la vidéoconférence par Zoom, existe-t-il un for plus pratique qu’un autre? Une théorie respectée a-t-elle maintenant subi le même sort que le lecteur de magnétoscope ou l’action assumpsit?

[...]

[28] En réponse à l’avocat de la demanderesse, j’ai demandé où était située l’AAA; le DAA indique que Chicago est l’endroit où se trouve Freshii Development et le local d’arbitrage, mais mentionne par ailleurs que l’arbitrage doit être soumis à l’AAA, sans mentionner le lieu où se trouve cette organisation. L’avocat de la défenderesse a indiqué qu’aucun des avocats n’était certain de l’endroit où se trouve l’AAA, puisque les observations sont présentées en ligne. J’ai ensuite demandé si l’audience se déroulerait en ligne, et l’avocat m’a répondu qu’il présume que oui puisque la pandémie a fait en sorte que la plupart des instances de cette nature se déroulent désormais dans un environnement numérique.

[29] L’ensemble de ces éléments mine la plupart des facteurs du forum non conveniens. Si les audiences se déroulent par vidéoconférence, que les documents sont déposés sous forme numérique et que les témoins sont interrogés à distance, que reste‐t‐il de l’iniquité ou de l’impossibilité pratique liée à la présentation de l’affaire dans un for donné? Poser la question, c’est y répondre. Freshii Developments peut avoir une boîte postale miniature ou une tour de bureaux entière à Chicago, et les témoins ou les documents peuvent se trouver dans les Territoires du Nord-Ouest du Canada ou à l’extrême sud des États-Unis, et aucun endroit ne serait ni plus ni moins pratique qu’un autre.

[30] La demanderesse a poursuivi Freshii Inc. apparemment en raison de la théorie voulant que la société mère soit la véritable tête dirigeante de Freshii Development. Cette affirmation peut ou non être confirmée sur le fond, mais selon cette théorie, Freshii Inc. peut probablement être partie à l’arbitrage de l’AAA bien qu’elle ne soit pas partie au DAA : voir la décision Pan Liberty Navigation Co. v. World Link (H.K.) Resources Ltd., [2005] BCJ No. 749 (C.A.C.-B.) De plus, en ce qui concerne l’exécution, l’Ontario peut se vanter d’avoir « un solide régime juridique favorisant l’exécution, pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales commerciales internationales » : Popack v Lipszyc, 2018 ONCA 635 au para 35.

[31] Cela me semble évident, mais il faut répéter qu’un système d’arbitrage fondé sur le numérique, où les audiences sont tenues par vidéoconférence, est aussi proche que distant du World Wide Web. Dans cette optique, l’apprentissage juridique important acquis dans le cadre des conflits relatifs aux compétences concurrentes au fil des ans est désormais pratiquement obsolète. Les juges ne peuvent pas dire qu’ils connaissaient à peine la doctrine du forum non conveniens, mais ils peuvent maintenant faire leurs adieux à ce qui était jusqu’à récemment une doctrine bien connue au palais de justice.

[32] Ce qui est vrai pour la doctrine du forum non conveniens l’est également pour l’approche en matière d’accès à la justice à l’égard de l’arbitrage. Chicago et Toronto se trouvent toutes deux sur la même voie cybernétique. On y accède de la même manière, par une commande vocale ou un simple clic. Aucun de ces endroits n’est plus ou moins inéquitable ou peu pratique qu’un autre.

[83] Il en va de même en l’espèce; il suffit d’un clic pour que les parties accèdent à la Cour.

[84] Woowon fait valoir que l’emplacement de son siège social, de ses employés et de ses dossiers administratifs favorise la Corée. Elle s’appuie sur l’arrêt OT Africa Line Ltd. c Magic Sportswear Corp., 2006 CAF 284 (Magic Sportswear) pour soutenir que l’emplacement de son siège social, de ses registres d’entreprise et de ses employés en Corée sont des facteurs qui lient la demande à la Corée. Les documents relatifs à la formation du contrat, à la vente et au transport des marchandises sont susceptibles d’être pertinents pour la résolution du présent litige.

[85] Il existe plusieurs raisons pour lesquelles la balance ne penche pas en faveur d’une suspension. En premier lieu, le connaissement n’est pas contesté. En deuxième lieu, pour les motifs énoncés précédemment relativement à la technologie, les témoins coréens peuvent comparaître de manière virtuelle. En troisième lieu, le vol a eu lieu au Canada, des enquêtes sont en cours au Canada et les témoins qui pourraient avoir connaissance de la façon dont le vol a été perpétré se trouvent principalement au Canada. Enfin, l’affaire Magic Sportswear est différente de celle qui nous occupe parce que les marchandises, le consignataire, les ports de chargement ou de déchargement n’étaient pas situés au Canada. En revanche, le port de déchargement, le transport de Vancouver à Montréal et le vol ont tous eu lieu en sol canadien.

[86] Indépendamment de mon opinion selon laquelle une approche plus moderne devrait être adoptée à l’égard des principes du forum non conveniens, l’examen des autres facteurs favorise, tout bien considéré, le refus d’une suspension des procédures.

[87] Pour ce qui est du deuxième facteur énoncé dans l’arrêt Mitsui, la perte s’est produite au Canada et les éléments de preuve importants relatifs à la perte se trouvent donc principalement au Canada. Cela joue en faveur du Canada.

[88] Le troisième facteur mentionné dans l’arrêt Mitsui requiert que la Cour tienne compte de l’endroit où le contrat a été négocié et signé. J’estime qu’il s’agit tout au plus d’un facteur neutre. Bien qu’il ait été conclu en Corée, le connaissement est rédigé en anglais et ses conditions ne sont pas contestées. Notre Cour est tout à fait en mesure d’interpréter ses dispositions.

[89] Le quatrième facteur énoncé dans l’arrêt Mitsui permet d’examiner s’il existe une autre action intentée à l’étranger opposant les mêmes parties. Woowon a intenté une action en Corée contre Brink après l’introduction de la demande au Canada. La demande introduite devant notre Cour a une portée plus large puisque l’action intentée en Corée ne porte que sur les limitations de responsabilité. Il s’agit d’un autre facteur défavorable à la suspension sollicitée.

[90] En outre, il pourrait y avoir un problème de prescription en Corée. Bien que Brink soit une défenderesse dans l’instance en cours en Corée, un problème pourrait se poser si Brink choisissait d’intenter la présente action devant les tribunaux coréens. Cette circonstance est favorable au Canada.

[91] Cinquièmement, tous les défendeurs, à l’exception de Woowon, ont des locaux commerciaux ou possèdent des biens au Canada. Ce n’est pas un facteur concluant quant à l’octroi d’une suspension.

[92] Sixièmement, le Canada s’est doté d’un ensemble de règles de droit qui confèrent à la Cour fédérale compétence pour statuer sur les pertes de marchandises. Ce facteur pourrait être considéré comme neutre, car la Corée, selon l’affidavit de l’expert, dispose également d’un ensemble de règles de droit sur les mêmes questions. Cependant, la perte a eu lieu au Canada et les éléments de preuve relatifs à cette perte se trouvent probablement tous au Canada.

[93] En outre, si le droit applicable est celui de la Corée, notre Cour entend fréquemment des témoignages d’expert sur les lois d’autres ressorts. Bien qu’il favorise théoriquement la Corée, ce facteur est à mon avis plutôt neutre, surtout si l’on tient compte de la facilité avec laquelle les témoins étrangers peuvent être entendus dans le cadre d’une audience virtuelle ou hybride.

[94] J’estime que les autres facteurs favorisent le Canada. Notre Cour a expressément compétence en droit maritime et dispose d’une riche jurisprudence en la matière. Il est dans l’intérêt de la justice et avantageux pour les parties que l’affaire soit entendue là où a eu lieu la majorité des événements, là où se trouvent les éléments de preuve et là où résident les principaux témoins et les parties. Le fait que Woowon soit privée de son élection de for aux termes du connaissement est réglé par l’article 46 de la LRMM.

[95] Le dernier facteur, qui commande un examen de la nécessité de faire reconnaître un jugement dans un État étranger, ne change pas la position de la balance pour la faire pencher en faveur d’une suspension. Selon les éléments de preuve présentés à la Cour dans le cadre de la présente requête, il est manifeste que toutes les parties sont des entités très organisées. Binex et Woowon ont des administrateurs communs. Il est raisonnable de supposer que Binex, Woowon et Maersk font fréquemment appel aux services de l’une ou l’autre de ces entreprises pour le transport international de marchandises. À mon avis, il est peu probable qu’un jugement rendu au Canada ne soit pas reconnu et respecté par les parties.

D. Question 4 : Existe-t-il des motifs sérieux pour ne pas appliquer la clause attributive de compétence?

[96] En matière maritime, lorsqu’un demandeur intente une action dans un autre ressort que celui prévu au connaissement, le « critère des motifs sérieux » est appliqué pour déterminer s’il faut suspendre les procédures et maintenir la clause attributive de compétence. Il incombe au demandeur de démontrer au tribunal qu’il existe une bonne raison de ne pas être lié par une clause d’élection de for (voir l’arrêt Pompey). Le critère a initialement été élaboré dans The Eleftheria, [1969] 1 Lloyd’s Rep. 237 (Eleftheria), et a été réaffirmé par la Cour suprême dans l’arrêt Pompey, de la façon suivante :

39 Comme aucune disposition législative semblable au par. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime ne s’applique, j’estime que le critère d’appréciation d’une demande de suspension des procédures fondée sur l’art. 50 de la Loi sur la Cour fédérale et présentée en vue de donner effet à la clause d’élection de for incluse dans un connaissement demeure celui énoncé dans The « Eleftheria », que je reformule de la manière suivante. Une fois convaincue qu’un connaissement valablement conclu lie par ailleurs les parties, la cour doit faire droit à la demande de suspension, à moins que le demandeur ne fasse valoir des motifs assez sérieux pour lui permettre de conclure qu’il ne serait pas raisonnable ou juste, dans les circonstances, d’exiger que le demandeur se conforme à cette clause. Pour exercer son pouvoir discrétionnaire, la cour doit prendre en considération toutes les circonstances de l’espèce. Voir The « Eleftheria », p. 242; Amchem, p. 915 à 922; Holt Cargo, par. 91. Le tribunal ne peut examiner les différends découlant d’un contrat ou s’y rapportant pour décider si des « motifs sérieux » justifiant le refus de la suspension ont été établis.

[97] Les « circonstances » évoquées par la Cour suprême dans Eleftheria sont exposées comme suit :

[traduction]

a) Dans quel pays peut‐on trouver, ou se procurer facilement la preuve relative aux questions de fait, et quelles conséquences peut‐on en tirer sur les avantages et les coûts comparés du procès devant les tribunaux anglais et les tribunaux étrangers?

b) Le droit du tribunal étranger est‐il applicable et, si c’est le cas, diffère‐t‐il du droit anglais sur des points importants?

c) Avec quel pays chaque partie a‐t‐elle des liens, et de quelle nature sont‐ils?

d) Les défendeurs souhaitent‐ils vraiment porter le litige devant un tribunal étranger ou cherchent‐ils seulement à bénéficier d’un avantage procédural?

e) Les demandeurs subiraient‐ils un préjudice s’ils devaient intenter une action devant un tribunal étranger

(i) parce qu’ils seraient privés de garantie à l’égard de leur réclamation;

(ii) parce qu’ils seraient incapables de faire exécuter le jugement obtenu;

(iii) parce qu’ils seraient soumis à un délai de prescription non applicable en Angleterre; ou

(iv) parce que, pour des raisons politiques, raciales, religieuses ou autres, ils ne seraient pas en mesure d’obtenir un jugement équitable? [page 242]

[98] Toutes les parties ont présenté de longues observations sur cette question. Seul un très court résumé est donné. Essentiellement, Woowon s’appuie sur l’arrêt Pompey et soutient qu’en l’absence d’une raison de ne pas le faire, la Cour devrait faire exécuter le contrat conclu par les parties.

[99] Brink fait valoir que, même si l’article 46 de la LRMM ne s’applique pas, il existe des motifs sérieux de ne pas appliquer la clause attributive de compétence parce que les faits de l’espèce sont assimilables aux circonstances exposées dans Eleftheria.

[100] Binex souscrit à la thèse de Brink, et affirme que les demanderesses n’ont pas à démontrer l’existence de motifs sérieux si l’article 46 de la LRMM s’applique. Elle se fonde sur l’arrêt Great White Fleet c Arc-En-Ciel Produce Inc. 2021 CAF 70 (Great White Fleet), dans lequel la Cour a déclaré :

[11] L’article 46 précise les critères que la Cour doit appliquer à la requête en suspension. S’il y a lieu, le critère du forum non conveniens s’applique : Magic Sportswear Corp. c. Mathilde Maersk (Le), 2006 CAF 284, [2007] 2 R.C.F. 733, par. 33 et 34. Sinon, le critère des motifs sérieux s’applique. Comme l’a souligné la Cour suprême dans l’arrêt Z.I. Pompey (par. 37 à 39) :

Entré en vigueur le 8 août 2001, le par. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime prive la Cour fédérale, en présence de l’une ou l’autre des conditions énoncées aux al. 46(1)a), b) ou c), du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’art. 50 de la Loi sur la Cour fédérale de suspendre les procédures pour donner effet à une clause d’élection de for. [...]

[...] Le paragraphe 46(1) n’oblige aucunement le protonotaire à examiner le bien-fondé de l’instance [...]

Comme aucune disposition législative semblable au par. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime ne s’applique, le critère d’appréciation d’une demande de suspension des procédures fondée sur l’art. 50 de la Loi sur la Cour fédérale et présentée en vue de donner effet à la clause d’élection de for d’un connaissement demeure celui [des « motifs sérieux »].

[12] Le demandeur qui a le droit de se prévaloir de l’article 46 ne devrait pas être également tenu de s’acquitter du fardeau de démontrer l’existence de motifs sérieux, et ce serait une erreur de droit que de refuser et de trancher une demande fondée sur l’article 46 et d’accorder une suspension. Pour ces motifs, les questions portant sur l’application de l’article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime devraient, de façon générale, être tranchées avant le procès. Laisser au juge du procès le soin de trancher cette question va à l’encontre de l’un des objets de l’article 46, qui est d’éclaircir les questions de compétence. Le fait d’obliger les parties à investir temps et argent dans la préparation d’un procès que la Cour fédérale, en fin de compte, peut décider de ne pas entendre ne s’inscrit pas dans les objectifs de l’article 3 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106, à savoir de permettre « d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ». [Non souligné dans l’original.]

(1) Analyse

[101] Puisque j’ai conclu à l’application du paragraphe 46(1) de la LRMM, il n’est pas nécessaire de m’attarder sur le critère des motifs sérieux. Toutefois, dans l’éventualité où le recours au paragraphe 46(1) ne serait pas justifié, un bref examen des facteurs déterminants démontre qu’un motif sérieux a été établi.

[102] Les facteurs pertinents au regard du critère des motifs sérieux sont énoncés dans Eleftheria, à la page 242. Ils comprennent : a) le pays dans lequel les éléments de preuve se trouvent ou sont facilement accessibles; b) les conséquences que l’on peut tirer sur les avantages et les coûts comparés du procès devant les deux tribunaux; c) la question de savoir si le droit du tribunal étranger s’applique et, si c’est le cas, s’il diffère du droit canadien sur des points importants; d) la question de savoir si les défendeurs cherchent à bénéficier d’un avantage procédural; e) le pays avec lequel une partie est liée et de quelle façon elle y est liée; f) la question de savoir si le demandeur subit un préjudice en devant intenter une action devant un tribunal étranger. Le préjudice peut être déduit de la privation d’une garantie à l’égard de la réclamation, de l’impossibilité de faire exécuter facilement un jugement, de la présence d’un délai de prescription ou d’une autre raison pour laquelle il ne serait pas possible de bénéficier d’un procès équitable dans le ressort étranger.

[103] Le critère des motifs sérieux et les facteurs du forum non conveniens se chevauchent dans une large mesure et ont été examinés ci-dessus. Les conclusions tirées s’appliquent également aux facteurs énoncés dans Eleftheria.

[104] J’ai toutefois tenu compte du fait qu’il s’agit d’approches distinctes commandant des fardeaux de preuve différents. J’estime que, si j’ai tort sur l’applicabilité du paragraphe 46(1) de la LRMM, vu mon analyse des facteurs dégagés dans Eleftheria, il existe des motifs sérieux de ne pas suspendre l’action en faveur de la Corée. De même, comme je l’ai mentionné, vu mon analyse des facteurs du forum non conveniens, ces facteurs ne justifient pas que j’exerce le pouvoir discrétionnaire conféré à la Cour par le paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales pour accorder une suspension.

[105] Enfin, étant donné les conclusions que j’ai tirées, il n’est pas nécessaire que j’examine les principes de l’arrêt Van Breda.

V. Conclusion

[106] Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que le Canada est le ressort approprié pour l’instruction de la présente demande, et la requête est donc rejetée.

[107] Brink et Binex ont donc droit à leurs dépens relativement à la requête. Les parties sont encouragées à régler entre elles la question des dépens, à défaut de quoi elles présenteront de brèves observations écrites à la Cour dans les 30 jours suivant la date de la présente décision.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-122-21

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La requête est rejetée.

  2. Les dépens sont adjugés à Brink et à Binex.

  3. Les parties sont encouragées à régler entre elles la question des dépens. Dans l’éventualité où elles ne peuvent parvenir à une entente à cet égard, elles présenteront à la Cour des observations écrites limitées à trois pages ainsi qu’un projet de mémoire de dépens dans les 30 jours suivant la date de la présente décision.

« Kevin R. Aalto »

Juge chargé de la gestion de l’instance

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-122-21

INTITULÉ :

BRINK’S GLOBAL SERVICES KOREA LTD. ET BRINK’S GLOBAL SERVICES INTERNATIONAL, INC c BINEX LINE CORP., M. UNTEL, EMPLOYÉ DE BINEX, MME UNETELLE, EMPLOYÉE DE BINEX
ET D’AUTRES PERSONNES INCONNUES DES DEMANDERESSES, ACTUELLEMENT OU ANCIENNEMENT EMPLOYÉES PAR BINEX ET WOOWON SEA & AIR CO. LTD. ET A.P. MOLLER-MAERSK A/S ET COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

audience TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 7 et 8 octobre 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS :

Kevin R. Aalto, juge responsable de la gestion de l’instance

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

Le 20 avril 2022

COMPARUTIONS :

Marc Isaacs

Michelle Staples

POUR LES DEMANDERESSES

James Manson

Rui Fernandes

POUR LA DÉFENDERESSE BINEX

Jason Kostyniuk

Matthew Crowe

POUR LA DÉFENDERESSE WOOWON

Robin Squires

Nigah Awj

POUR LA MISE EN CAUSE MOLLER-MAERSK


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Isaacs Odinocki LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES

Fernandes Hearn LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

BINEX

Alexander Holburn Beaudin

+ Lang LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LA DÉFENDERESSE

WOOWON

Borden Ladner Gervais s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario) et

Montréal (Québec)

POUR LA MISE EN CAUSE

MOLLER-MAERSK

 

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