Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220929

Dossier : IMM-1303-20

Référence : 2022 CF 1365

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 29 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

MUHAMMAD AFZAL

RIFFAT BIBI

MUHAMMAD WAQAS AFZAL

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs sont Muhammad Afzal et Riffat Bibi, un couple marié, et leur fils, Muhammad Waqas Afzal (Waqas).

[2] M. Afzal a qualité de personne à protéger au Canada, où il réside. Il a présenté une demande de résidence permanente au Canada et y a inscrit Mme Bibi et leurs six enfants en tant que personnes à charge à l’étranger. Ces derniers résident tous au Pakistan.

[3] Mme Bibi et cinq des six enfants ont obtenu le statut de résident permanent au Canada. Cependant, un seul des enfants, Waqas, ne l’a pas obtenu parce que, du fait de son âge, il ne répondait pas à la définition d’un « enfant à charge » énoncée à l’article 2 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le RIPR). M. Afzal a demandé que Waqas soit dispensé de répondre à la définition énoncée dans le RIPR pour des considérations d’ordre humanitaire (la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire) au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[4] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été rejetée. Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs contestent la décision au motif qu’elle est déraisonnable au regard des principes décrits dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, [2019] 4 RCS 653, 2019 CSC 65 (Vavilov). Ils soutiennent que la décision est déraisonnable pour un large éventail de motifs.

[5] Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’effet cumulatif de certaines erreurs relevées dans la décision rend celle-ci déraisonnable. La demande doit être accueillie.

I. Les faits essentiels

[6] M. Afzal est né au sein d’une famille musulmane sunnite. En 2014, il s’est converti au chiisme. Pour cette raison, des membres du Sipah-e-Sahaba et du Tehrik-e-Taliban l’ont menacé et l’ont qualifié d’infidèle. Ils ont également menacé les membres de sa famille et leur ont ordonné de rompre leur relation avec lui. Les menaces ont été suivies d’actes de violence. La personne qui avait converti M. Afzal a été tuée par balle. Une attaque a eu lieu au domicile familial de M. Afzal, et la police n’a pas pu venir en aide à la famille. En 2015, une fatwa appelant à tuer M. Afzal a été lancée. Le mois suivant, quelqu’un a tiré sur lui.

[7] M. Afzal a fui le Pakistan et est arrivé au Canada le 20 octobre 2015. Il a présenté une demande d’asile au Canada au titre de la LIPR au motif qu’il craignait d’être persécuté au Pakistan en raison de ses croyances religieuses et de sa conversion au chiisme. La Section de la protection des réfugiés lui a reconnu la qualité de réfugié au sens de la Convention le 3 mars 2016.

[8] En mai 2016, M. Afzal a présenté une demande de résidence permanente. Il y a inscrit son épouse et leurs six enfants en tant que personnes à charge à l’étranger. Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) lui a renvoyé sa demande au début de 2017 au motif qu’elle était incomplète. Malheureusement, en raison d’une erreur d’adresse, M. Afzal n’en a pas immédiatement été informé.

[9] M. Afzal a de nouveau présenté sa demande en juillet 2017. Cette fois, la demande était complète. Entre-temps, toute sa famille s’était également convertie au chiisme. Waqas avait alors 23 ans.

[10] Le 24 octobre 2017, une modification à la définition d’un « enfant à charge » énoncée à l’article 2 du RIPR (touchant une partie importante) a pris effet : un enfant au sens de cet article était désormais non plus « âgé de moins de dix-neuf ans », mais « âgé de moins de vingt-deux ans » : voir DORS/2017-60, article 1.

[11] Le 15 janvier 2019, IRCC a transmis à M. Afzal une lettre d’[traduction] « équité procédurale » visant à l’informer que Waqas ne répondait pas à la définition d’« enfant à charge » du fait de son âge.

[12] En réponse, dans une lettre datée du 15 mai 2019, M. Afzal a demandé que Waqas soit inclus dans la demande de résidence permanente et qu’il soit dispensé de satisfaire à la condition de l’âge d’un enfant à charge prévue dans le RIPR pour des considérations d’ordre humanitaire.

[13] Les observations sur les considérations d’ordre humanitaire portaient principalement sur les conséquences de la séparation de la famille, dans le cas où la famille de M. Afzal rejoindrait ce dernier au Canada, mais que Waqas devrait rester au Pakistan, ainsi que l’intérêt supérieur des enfants, la situation au Pakistan en ce qui concerne les personnes converties au chiisme, et les difficultés que rencontrerait Waqas s’il devait y demeurer.

[14] Dans une lettre datée du 5 février 2020, un agent de migration au Haut-commissariat du Canada au Royaume-Uni, à Londres, a indiqué que Waqas, inscrit dans la demande de résidence permanente de son père, ne répondait pas à la définition d’une personne à charge à l’étranger, et il a décidé de ne pas renvoyer la décision à un agent pour qu’une décision favorable soit rendue au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Dans la lettre, l’agent de migration a dit avoir examiné la preuve relative aux effets de la séparation entre Waqas et la famille sur les enfants et sur Waqas lui-même. Il a également dit avoir examiné la situation dans laquelle se retrouverait Waqas s’il restait seul au Pakistan, la probabilité que la famille soit séparée de façon permanente si Waqas ne la rejoignait pas au Canada, les difficultés qu’elle rencontrerait à la lumière du principe du regroupement familial, et la situation de la famille [traduction] « relativement à celle d’autres familles séparées d’adultes de la famille ». Il a ajouté qu’il avait examiné la date de chaque demande et les dates déterminantes relativement aux politiques sur les personnes à charge et leur âge.

[15] En outre, l’agent a consigné de longues notes détaillées dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC) sur son examen de la définition d’un « enfant à charge » énoncée dans le RIPR et son appréciation des considérations d’ordre humanitaire. Je désignerai ces notes par le terme de « notes du SMGC ».


II. La norme de contrôle

[16] La norme de contrôle applicable à la décision au fond rendue par l’agent sur la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 au para 44.

[17] Une décision raisonnable est intrinsèquement cohérente, fondée sur une analyse rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur était assujetti : Vavilov, en particulier aux para 85, 99, 101, 105-106 et 194.

[18] La Cour suprême a relevé deux catégories de lacunes fondamentales dans les décisions administratives qui peuvent justifier une intervention de la cour de révision, soit le manque de logique interne du raisonnement, et le fait qu’une décision soit indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci : Vavilov, au para 101; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, [2019] 4 RCF 900, 2019 CSC 67 aux para 32, 35 et 39.

[19] Les erreurs que comporte une décision ou les réserves qu’elle suscite ne justifient pas toutes une intervention de la cour de révision. Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit relever dans la décision une erreur qui est suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c Entertainment Software Association, 2022 CSC 30 au para 146 (les juges Karakatsanis et Martin); Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36 (autorisation de pourvoi à la Cour suprême accordée : dossier CSC no 39855 (3 mars 2022)).

[20] Le rôle de la Cour n’est pas d’approuver ou de rejeter la décision faisant l’objet du contrôle ni d’apprécier à nouveau le bien-fondé de la décision ou la preuve : Vavilov, au para 126; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 aux para 53-54; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Gaytan, 2021 CAF 163 au para 118; Mason, au para 12. Son rôle est de juger si le décideur a commis une ou plusieurs des erreurs décrites dans les arrêts précités et, dans l’affirmative, de décider s’il y a lieu d’annuler la décision au motif qu’elle est déraisonnable.

[21] Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov, aux para 75 et 100.

III. L’analyse

[22] Les demandeurs ont contesté de nombreux aspects de l’analyse factuelle et juridique contenue dans les motifs de l’agent, notamment dans la partie [traduction] « Analyse » des notes du SMGC consignées par l’agent. Ils ont contesté la décision au motif qu’elle est déraisonnable pour les raisons suivantes :

  • a)L’agent a commis une erreur de droit en ne suivant pas le critère juridique établi par la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy. Les demandeurs ont soutenu que l’agent n’avait pas appliqué aux faits la norme appropriée énoncée dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] DCAI no 1, qu’il avait effectué à tort une analyse comparative, qu’il n’avait pas apprécié les circonstances individuellement et qu’il s’était livré à des généralisations non fondées. Ils se sont largement appuyés sur la récente décision de la Cour dans l’affaire Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1482, en particulier les paragraphes 19-29;

  • b)Selon eux, les motifs de l’agent démontrent qu’il [traduction] « n’a nettement pas tenu compte des faits » et qu’il [traduction] « n’a pas été attentif ou sensible à la situation » de l’épouse séparée de son époux et des enfants séparés de leur père après que M. Afzal eut fui le Pakistan. Les demandeurs ont soutenu que l’agent n’avait pas tenu compte des éléments de preuve contenus dans leurs affidavits, qu’il n’avait pas appliqué l’approche requise énoncée dans la décision Chirwa à la preuve relative à la séparation de la famille, et qu’il avait tiré des conclusions inintelligibles. Ils ont fait valoir que de nombreux éléments de preuve établissaient que les liens entre eux sont solides, notamment ceux avec Waqas, car celui-ci assume l’important rôle de figure paternelle pour ses frères et aide constamment sa mère en l’absence de son père qui se trouve au Canada depuis 2015. Ils ont ajouté que les faits en l’espèce étaient très semblables à ceux de l’affaire Reducto, dans laquelle la Cour avait conclu que l’agent n’avait pas considéré d’un point de vue humanitaire le préjudice causé à un [traduction] « enfant à charge » ayant dépassé la limite d’âge qui se retrouverait seul dans un autre pays au regard du paragraphe 25(1) de la LIPR : Reducto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 511, en particulier aux para 50-52;

  • c)L’agent a commis une erreur de droit dans l’examen des difficultés qui découlerait de la situation dans le pays en appliquant une norme juridique plus stricte relative aux risques personnels utilisée dans le cadre des examens des risques avant renvoi, plutôt qu’une norme relative aux difficultés applicable aux demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire (citant Ramos Ramirez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1404 et Dharamraj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 674);

  • d)L’agent a commis des erreurs dans l’examen de la preuve relative aux difficultés en tirant des conclusions incohérentes et en ne tenant pas compte de certains éléments de preuve;

  • e)L’agent a commis des erreurs dans l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants en concluant à tort que la preuve était insuffisante, en n’appréciant pas le rôle joué par Waqas auprès de ses frères et sœurs plus jeunes, et en n’analysant pas l’intérêt supérieur de Waqas;

  • f)L’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte, dans l’examen des considérations d’ordre humanitaire, du fait que l’âge de Waqas au moment du dépôt de la demande était proche de l’âge maximal d’un « enfant à charge ».

[23] Je me concentrerai sur les arguments des demandeurs qui sont pertinents pour trancher la présente demande.

[24] Les demandeurs ont soutenu que l’agent a commis des erreurs de droit en n’appliquant pas les principes de l’arrêt Kanthasamy et de la décision Zhang, en n’appliquant pas à leur situation particulière une approche empreinte d’empathie et de compassion fondée sur celle de la décision Chirwa, et en utilisant une analyse comparative dans la lettre et dans les notes du SMGC (voir Zhang, aux para 22-24). Sur ce dernier point, dans les notes du SMGC, l’agent a conclu que peu d’éléments de preuve indiquaient que les membres de la famille entretenaient des liens [traduction] « différents ou plus forts par rapport à ceux des autres familles séparées d’un enfant à charge ayant dépassé l’âge limite, comme de nombreuses familles soumises à des restrictions sur l’admissibilité des enfants » découlant de la définition énoncée dans le RIPR. Il a également conclu que la preuve ne suffisait pas à établir que la séparation serait permanente et il a ajouté que la possibilité de passer des appels vidéo paraissait [traduction] « équitable par rapport à la situation de nombreuses familles dont les enfants adultes ne vivent plus à proximité d’elles ».

[25] Comme je l’ai indiqué plus haut, les demandeurs se sont largement appuyés sur la décision de la Cour dans l’affaire Zhang. Dans cette affaire, l’agent a exposé son raisonnement en employant le mot « exceptionnel », ce qui indiquait qu’il s’attendait à ce que le demandeur établisse que son établissement était exceptionnel et que les difficultés qu’il rencontrerait seraient exceptionnelles : Zhang, aux para 6, 11 et 27-28. Le juge Zinn a affirmé que la bonne question à se poser dans le cadre de l’examen d’une demande fondée sur des considérations d’ordre est la suivante : « Étant entendu que la prise de mesures pour échapper à la rigidité de la loi est exceptionnelle, les circonstances propres au demandeur sont‐elles de nature à inciter toute personne raisonnable d’une société civilisée à soulager ses malheurs? » : Zhang, au para 19. Il a enchaîné avec ce qui suit :

[20] Certaines décisions de la Cour formulent cette question et le critère différemment, en particulier les décisions qui exigent que la situation d’un demandeur soit comparée à celle d’autres personnes [...]

[...]

[22] À mon avis, l’exigence de comparaison énoncée ne trouve pas appui dans Kanthasamy. Elle semble fondée sur l’observation de Mme Scott, dans le passage cité précédemment, selon laquelle ces mesures exceptionnelles prennent acte qu’il « [est] bien reconnu que l’expulsion affecterait plus certaines personnes que d’autres [...] à cause de certaines circonstances [...] ». [...]

[23] Il existe une différence importante entre le fait de souligner que ces mesures exceptionnelles sont prévues parce que la situation personnelle particulière de certains est telle que l’expulsion les frappe plus durement que d’autres, et le fait d’affirmer que l’octroi de pareilles mesures est possible uniquement pour ceux qui font la preuve de l’existence de malheurs ou d’autres circonstances exceptionnelles par rapport à d’autres. Le premier explique la raison d’être de l’exemption, tandis que le second vise à identifier les personnes susceptibles de bénéficier d’une dispense. Le second impose à l’exception une condition qui n’a pas lieu d’être.

[24] Une fois que l’exception est établie par la loi, comme c’est le cas au paragraphe 25(1), elle est accessible à tous, mais ne sera accordée qu’à ceux dont la situation particulière est de nature à inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager leurs malheurs. Elle requiert uniquement l’examen de la situation personnelle d’un demandeur. Elle n’exige pas qu’une analyse comparative soit effectuée.

[Souligné dans l’original, caractère gras ajouté.]

[26] Après avoir examiné le raisonnement au sujet du caractère exceptionnel exposé dans la décision Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158, [2020] 1 RCF 658, le juge Zinn a conclu dans la décision Zhang qu’il n’est pas requis qu’un facteur individuel d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, tel que l’établissement ou le degré de difficulté, soit exceptionnel. Il a ajouté ce qui suit au paragraphe 28 :

Il n’est pas non plus requis que la situation du demandeur dans son ensemble atteigne le seuil d’exception en comparaison avec d’autres. Ce qui est requis, c’est que la situation personnelle du demandeur justifie la prise de mesures spéciales pour motifs d’ordre humanitaire.

[27] Le juge Zinn a conclu que le raisonnement de l’agent était déraisonnable parce qu’il démontrait que celui-ci n’avait pas porté son attention sur la question pertinente, à savoir si la situation du demandeur inciterait une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager le demandeur de ses malheurs : Zhang, au para 29.

[28] Comme on peut le voir, le raisonnement exposé dans la décision Zhang a mis en relief plusieurs points étroitement liés relatifs au contrôle judiciaire d’une décision sur une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, dont la question du caractère exceptionnel, la comparaison de la situation des demandeurs avec celles d’autres demandeurs, et la nécessité d’examiner la situation particulière des demandeurs conformément aux exigences légales relatives à une telle demande : Zhang, aux para 14, 19, 24, 25 et 28-29; voir également le paragraphe 25(1) de la LIPR (les considérations d’ordre humanitaire « relatives à l’étranger ») et Kanthasamy, en particulier aux para 15, 21-22, 31, 33 et 45.

[29] Le raisonnement suivi en l’espèce diffère de celui qui a été exposé dans la décision Zhang. Comme il a été affirmé dans celle-ci, l’exigence de présenter une preuve établissant qu’un facteur atteigne le seuil d’exception, par exemple des [traduction] « difficultés exceptionnelles », pourrait imposer une norme juridique plus stricte que celle de l’arrêt Kanthasamy en ce qui concerne les considérations d’ordre humanitaire et pourrait constituer une erreur susceptible de contrôle : Kanthasamy, aux para 33 et 45; Damian, au para 21. Toutefois, en l’espèce, il n’est pas manifeste à la lecture des motifs que l’agent a imposé une telle exigence. Il n’a pas employé le mot « exceptionnel » ou un autre mot de la même famille, et l’imposition d’une norme juridique plus stricte n’est pas implicite dans son analyse.

[30] En l’espèce, dans son examen de la question de la séparation de la famille, l’agent a comparé la situation des demandeurs à celle d’autres demandeurs. La décision Zhang portait (en partie) sur l’utilisation d’une analyse comparative que le juge Zinn a rejetée en s’appuyant sur l’arrêt Kanthasamy. Cependant, tel que j’interprète cette décision, le juge Zinn n’a pas affirmé que la simple utilisation d’une comparaison, sans plus, constitue inévitablement une erreur susceptible de contrôle. Voir également la décision Peter c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 208 aux para 20 et 48-51.

[31] La comparaison de l’agent entre la situation des demandeurs et celle des autres familles est une partie importante de l’appréciation, car la séparation de la famille et ses répercussions constituaient des questions clés de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Cet aspect du raisonnement de l’agent suscite des réserves en matière de transparence, l’une des trois caractéristiques d’une décision administrative raisonnable. Lorsque la situation des demandeurs est comparée à celle [traduction] « d’autres » ou [traduction] « de nombreuses » familles qui se trouvent dans une situation semblable (ou considérée comme telle), il peut être difficile pour une cour de révision, de même que pour les demandeurs, de comprendre le critère qui a servi à l’évaluation de cette situation aux fins de l’examen des considérations d’ordre humanitaire : voir les remarques sur la transparence dans Administration de l’aéroport international de Vancouver c Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CAF 158, [2011] 4 RCF 425 au para 16d), et Romania c Boros, 2020 ONCA 216 aux para 29-30. Voir également Vuu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 128, dans laquelle la Cour a infirmé une décision en partie parce que l’agent avait commis une erreur en évaluant les réalisations du demandeur en fonction d’une norme non précisée et non définie de niveau d’établissement « courant » plutôt que de procéder à une évaluation individualisée : Vuu, aux para 11 et 25-28, citant Zhang, aux para 23-24. De plus, l’expérience d’un agent à l’égard de telles demandes pouvant très bien être différente de celle d’un autre agent, l’utilisation d’une analyse comparative pourrait accroître le risque que le processus décisionnel présente des incohérences. En l’espèce, la comparaison semble reposer sur l’expérience de l’agent dans l’examen de demandes exigeant une évaluation des liens entre les membres de la famille et des répercussions sur les familles d’une séparation d’avec des enfants à charge ayant dépassé la limite d’âge.

[32] Ces réserves sont inextricablement liées à un autre point de la décision Zhang, à savoir que l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire consiste principalement à appliquer à la situation particulière du ou des demandeurs la norme juridique requise dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Comme je l’ai déjà mentionné, les demandeurs ont défendu la position selon laquelle l’agent n’avait pas suivi l’arrêt Kanthasamy. Ils ont présenté des observations détaillées dans lesquelles ils ont soutenu que l’agent n’avait pas appliqué à leur situation particulière une norme empreinte de compassion fondée sur la décision Chirwa et qu’il n’avait pas apprécié et jugé correctement la preuve relative aux difficultés que rencontreraient la famille et Waqas. Le défendeur conteste cet argument en citant les facteurs examinés dans les longues notes détaillées du SMGC consignées par l’agent.

[33] En grande partie, les observations des demandeurs se résumaient à une nouvelle plaidoirie sur le bien-fondé de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Toutefois, il n’est pas nécessaire d’examiner la position des demandeurs à la lumière de l’arrêt Vavilov en plus des réserves en matière de transparence que suscite l’utilisation de comparaisons par l’agent. Dans leurs observations, les demandeurs ont relevé un deuxième aspect juridique qui suscite des réserves et qui compromet également le caractère raisonnable de la décision.

[34] Dans ses notes du SMGC, l’agent a affirmé ce qui suit :

[traduction]

Le représentant assimile les facteurs inclus dans les examens de demandes d’asile à des motifs pour lesquels Waqas serait en danger au Pakistan. Waqas n’est pas un réfugié ayant fui le Pakistan. Le père de Waqas affirme que sa famille n’est pas en sécurité au Pakistan, mais je sais aussi qu’elle n’a pas quitté le Pakistan. Les membres de la famille ne semblent pas avoir de liens familiaux ou d’emplois qui les obligeraient à rester au Pakistan, d’après les affirmations selon lesquelles les autres membres de leur famille les ont abandonnés ou ne sont pas en mesure de les soutenir depuis leur conversion. Il a été affirmé que Waqas avait été l’objet d’une tentative d’enlèvement le 9 janvier 2019. Aucun renseignement supplémentaire n’a été fourni. Aucun élément de preuve concernant cette tentative d’enlèvement n’est apparent. Il a été affirmé que la famille avait cherché à déménager ailleurs au pays pour éviter de nouvelles tentatives. La famille, Waqas compris, est plus tard retournée chez elle, à Faisalabad. La situation interne au Pakistan, où les musulmans chiites représentent une minorité religieuse traitée de façon inégalitaire, a été soulignée. Peu d’éléments de preuve permettent d’établir un parallèle direct entre cette situation et celle de Waqas dans le pays. Une preuve documentaire considérable concernant le statut des chiites ainsi que des affirmations sur les difficultés rencontrées par la famille après la conversion du père et, ensuite, celle du reste de la famille témoignent que la famille est rejetée par les autres membres de la famille et par la communauté en raison de la conversion et qu’elle est ostracisée et prise pour cible par son ancienne communauté religieuse.

[Non souligné dans l’original.]

[35] L’agent a ensuite exposé le raisonnement suivant :

[traduction]

J’estime que l’évaluation de la situation de Waqas ne peut pas reposer sur des motifs d’octroi de l’asile, car Waqas a non pas quitté le Pakistan, mais cherché des solutions pour assurer sa sécurité à l’intérieur du pays, et la situation d’une personne qui a fui un pays parce qu’elle ne pouvait pas y obtenir de la protection peut être considérablement différente de celle d’une personne qui n’a pas fui le pays. Bien qu’il se dégage clairement des renseignements fournis qu’en tant que chiite et converti, il rencontrera des difficultés que ne rencontre pas la population sunnite en général, la preuve ne suffit pas à établir que Waqas ne peut pas rester au Pakistan pour ce motif. L’absence de renseignements sur l’enlèvement et la décision de déménager dans une autre ville avant de retourner à Faisalabad affaiblissent la preuve relative aux risques auxquels Waqas serait exposé en raison de sa religion ou de la persécution de son père. Cette information réduit [davantage] le risque apparent global que Waqas soit victime d’une agression au motif qu’il est chiite.

[Non souligné dans l’original.]

[36] Plus loin dans les notes du SMGC, l’agent a jugé qu’il convenait de souligner qu’en tant que [traduction] « chiites convertis », les demandeurs [traduction] « sont tous exposés à des difficultés auxquelles la majorité de la population n’est pas exposée ».

[37] Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que, dans ces passages où il expose ses motifs, l’agent a apprécié les répercussions de la situation du pays sur Waqas en appliquant à tort une norme juridique plus exigeante et axée sur le risque, plutôt que d’apprécier la preuve à cet égard sous l’angle des considérations d’ordre humanitaire, dont les difficultés auxquelles Waqas serait exposé en tant que chiite converti vivant seul et sans famille au Pakistan : Kanthasamy, au para 51; Rannatshe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1377 au para 21; Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73 au para 22; Ramirez, aux para 41-50; Dharamraj, aux para 22-25. L’agent n’a examiné que la question de savoir si Waqas, en tant que chiite et converti, devait quitter le Pakistan, et celle de savoir si, à défaut de partir, il risquait, en tant que chiite, d’y être [traduction] « agressé ». En dehors de la nécessité de quitter le pays ou, s’il y restait, du risque d’y être agressé, il n’a pas examiné la question de savoir si Waqas rencontrerait d’autres difficultés découlant de la situation dans le pays, dont il avait pris acte.

[38] De même, selon le raisonnement qu’il a exposé, l’agent a également pris acte qu’en raison de la conversion, la famille était rejetée par les autres membres de la famille et par la communauté, et qu’elle était ostracisée et prise pour cible par son ancienne communauté religieuse (tel que l’ont soutenu les demandeurs), mais il n’a pas examiné la question de savoir si Waqas subirait des difficultés excessives découlant du fait qu’il est rejeté, ostracisé et pris pour cible.

[39] L’effet cumulatif de ces erreurs et des aspects qui suscitent des réserves amène la Cour à conclure que la décision doit être annulée au motif qu’elle est déraisonnable. La décision n’est pas conforme aux décisions faisant autorité en ce qui concerne une question importante et ne contient pas de motifs transparents et dûment justifiés, contrairement à ce qu’exige l’arrêt Vavilov. Ces erreurs ont suffisamment pesé sur la décision, compte tenu de la preuve des demandeurs, de leurs arguments et des conséquences pour Waqas, pour constituer une erreur susceptible de contrôle.

[40] Dans ces circonstances, je n’examinerai pas les observations détaillées des demandeurs au sujet de la question de savoir si l’agent a correctement apprécié la preuve. L’agent qui rendra une nouvelle décision à l’issue du réexamen ne devra pas être lié par les motifs de la Cour en ce qui concerne l’appréciation de la preuve.

IV. Conclusion

[41] La demande sera donc accueillie. La décision sera annulée et l’affaire sera renvoyée pour nouvel examen à un autre agent qui dispose du pouvoir de rendre une décision sur une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.

JUGEMENT dans le dossier IMM-1303-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie. La décision rendue le 5 février 2020 est annulée et l’affaire est renvoyée pour réexamen à un autre agent qui dispose du pouvoir de rendre une décision sur une demande présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

  2. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

Vide

« Andrew D. Little »

Vide

Juge

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1303-20

 

INTITULÉ :

MUHAMMAD AFZAL, RIFFAT BIBI, MUHAMMAD WAQAS AFZAL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 FÉVRIER 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 SEPTEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Hanna Lindy

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Nimanthika Kaneira

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hanna Lindy

Lorne Waldman Professional Corporation

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

 

Nimanthika Kaneira

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.