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Date : 20220929


Dossier : IMM-295-22

Référence : 2022 CF 1353

Ottawa (Ontario), le 29 septembre 2022

En présence de l'honorable juge Roy

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

demandeur

et

JAMES ELIZAIRE

YVENA JOSEPH

RYAN JAY OLIVER ELIZAIRE JOSEPH

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le Ministre de la citoyenneté et de l’immigration (le Ministre ou le Demandeur) demande le contrôle judiciaire à l’égard d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi ou LIPR].

[2] Cette affaire a la particularité que ni les Défendeurs, ni leur avocat se sont présentés devant la Cour pour l’audition de la demande de contrôle judiciaire. Ils avaient la politesse par ailleurs d’en prévenir la Cour qui les en remercie.

[3] Les Défendeurs avaient néanmoins contesté la demande de contrôle judiciaire du Ministre; toutefois, ils n’avaient pas concédé le bien-fondé du contrôle judiciaire. La Cour a donc entendu la demande de contrôle judiciaire et a avisé l’avocate du Ministre qu’elle prendrait en compte le mémoire des Défendeurs au sujet de l’autorisation de contrôle judiciaire.

I. Les faits

[4] Les faits de cette affaire sont simples et ils ne sont pas contestés.

[5] Les Défendeurs principaux sont des citoyens haïtiens. Le troisième Défendeur, Ryan Jay Oliver Elizaire Joseph, est l’enfant des deux autres Défendeurs et il a la citoyenneté chilienne de par son lieu de naissance.

[6] Étant donné la question soulevée par le contrôle judiciaire, les faits pertinents peuvent être résumés brièvement :

  • Les Défendeurs principaux sont citoyens d’Haïti. Des activités d’extorsion en Haïti auraient fait que M. Elizaire aurait quitté son pays de citoyenneté pour la République Dominicaine en septembre 2016; il devait par la suite se rendre au Chili où il est demeuré de septembre 2016 à février 2020;

  • Quant à Mme Joseph, elle aurait eu des « ennemis » à l’université qu’elle fréquentait à Haïti et aurait craint des bandits qui l’auraient recherchée. M. Elizaire aurait été en mesure de faire en sorte qu’elle le rejoigne au Chili; Mme Joseph aura vécu au Chili d’avril 2017 à février 2020;

  • Au Chili, M. Elizaire aurait créé une entreprise « du transfert d’argent » et de dépôt de nourriture. Il a dit craindre des bandits qui se seraient plaints qu’il leur faisait concurrence et faisait de la contrebande;

  • Il semble bien que les Défendeurs ont quitté le Chili en février 2020, mais ils ne se sont présentés au poste frontalier de St-Bernard-de-Lacolle que le 4 mai 2020.

[7] Selon les motifs de la SPR, les Défendeurs ont réclamé l’asile au Canada tant à l’encontre du Chili que d’Haïti.

II. La décision dont contrôle judiciaire est demandé

[8] La Cour constate, comme le suggère le Demandeur, que la décision de la SPR pêche par manque de limpidité. Ainsi, le tribunal indique que les Défendeurs n’ont ni la qualité de réfugié, ni celle de personne à protéger « parce qu’ils sont visés par la section E de l’article premier de la Convention relative au statut de réfugié » (Décision de la SPR, para 15). On aurait pu croire que cela pouvait mettre fin au dossier selon une compréhension de la section E de l’article premier, incorporée au droit domestique par le biais de l’article 98 de la Loi.

[9] Cela ne semble pas avoir été la compréhension du panel de la SPR. Il semble plutôt qu’on aurait dû comprendre que cette conclusion ne valait, sans le dire, qu’à l’égard du Chili. En effet, le panel fait une analyse à partir de la grille d’analyse de la Cour d’appel fédérale dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Zeng, 2010 CAF 118, [2011] 4 RCF 3 [Zeng] pour conclure que, relativement au Chili, « les demandeurs [les Défendeurs devant cette Cour] doivent être exclus par l’application de l’article 1E de la Convention, même s’ils ont perdu leur résidence permanente au Chili à cause de la durée à l’extérieur du pays de plus de 180 jours » (Décision de la SPR, para 40).

[10] La SPR se lance par la suite dans une analyse d’allégations à l’égard du pays d’origine des Défendeurs principaux, soit Haïti. La SPR en conclut que les « demandeurs ont qualité de « personnes à protéger » tel que décrit à l’alinéa 97(1)(b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés » (Décision de la SPR, para 49).

III. Arguments et analyse

[11] Le Demandeur ne recherche pas le contrôle judiciaire relativement aux conclusions au sujet du Chili. Il a eu gain de cause. C’est plutôt que la SPR n’a pas su appliquer la section E de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut de réfugiés tel que notre droit le requiert. Ainsi, l’examen de la situation à Haïti était inapproprié. Comme j’ai noté plus tôt, c’est l’article 98 de la LIPR qui introduit les sections E et F dans notre droit domestique. Je reproduis ici l’article 98 et les sections E et F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut de réfugiés qu’on trouve en annexe à la LIPR :

98 La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98 A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

[EN BLANC]

[BLANK]

E. Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.

E. This Convention shall not apply to a person who is recognized by the competent authorities of the country in which he has taken residence as having the rights and obligations which are attached to the possession of the nationality of that country.

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

a) qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

(a) He has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

b) Qu'elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d'accueil avant d'y être admises comme réfugiés;

(b) He has committed a serious non-political crime outside the country of refuge prior to his admission to that country as a refugee;

c) Qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

(c) He has been guilty of acts contrary to the purposes and principles of the United Nations.

[12] Comme il est facile de le voir, les sections E et F visent des cas de figure complètement différents. La section F désaffranchit qui aura commis des crimes internationaux de l’alinéa a), des crimes graves commis hors du pays d’accueil ou s’est rendu coupable d’agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies. Cette personne ne peut se réclamer du statut de réfugié de par les actions posées qui se qualifient sous les alinéas a), b) et c) de la section F incorporée par renvoi dans notre droit par l’article 98 de la Loi.

[13] Le but de la section F est limpide. Quelqu’un visé par l’un de ces alinéas se trouve disqualifié de requérir et obtenir la protection au titre de réfugié et de personne à protéger du fait d’actions passées (Zrig c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CAF 178, [2003] 3 CF 761 au para 108, par Décary J.c.a.). Le Demandeur a cherché à couper l’herbe sous le pied des Défendeurs en arguant, sur la base de l’arrêt Xie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CAF 250, [2005] 1 RCF 304 [Xie], que « (d)ès lors qu’elle avait conclu que l’exclusion s’appliquait, la Commission avait fait tout ce qu’elle devait faire pour l’appelante et elle ne pouvait rien faire de plus pour elle » (Xie, au para 38).

[14] Ceci dit avec égard, je ne suis pas convaincu que la boutade à laquelle le Ministre réfère soit d’à-propos. Dans Xie, la question supplémentaire qui se posait était relative à des allégations de risque de torture si le demandeur devait retourner dans son pays de nationalité, la Chine. Mais ce qui était en jeu devant la SPR était l’application de l’alinéa Fb), car Mme Xie aurait commis en Chine des crimes de nature économique; ce n’était pas la section E.

[15] La Cour d’appel fédérale dans Xie constate que c’est la Section de la protection des réfugiés qui se penche sur la demande d’asile. Après avoir conclu à l’application de la section Fb), la SPR avait continué son étude de la demande d’asile pour traiter de la possibilité de torture advenant un retour en Chine. Or, dit la Cour d’appel fédérale dans Xie, l’exclusion par application de l’article 98 de la Loi ne constitue pas une décision définitive de renvoi. Selon la Cour d’appel fédérale, les questions relatives au risque de torture devraient être traitées lors d’une demande d’examen des risques avant renvoi, qui relève d’une juridiction différente de celle de la SPR : « Du point de vue de l’interprétation des lois, il n’y a aucune raison de croire que les décisions que seul le ministre peut prendre devraient pour une raison ou pour une autre être référées à la Section de la protection des réfugiés dès lors qu’il existe un risque de torture » (au para 37).

[16] Le passage cité du paragraphe 38 de Xie vise donc une situation différente où c’est l’alinéa Fb) qui doit trouver application et où la question est relative à des juridictions différentes pour traiter de facettes diverses.

[17] À mon avis, il est préférable de traiter du but de la section E pour en déterminer la portée, que de rechercher un raccourci comme de dire que la SPR « ne pouvait rien faire de plus » pour les Défendeurs, boutade qui s’inscrit dans un contexte différent où une autre question pourrait à être réglée plus tard. C’était la raison de la boutade, raison qu’on ne trouve pas ici.

[18] À cet égard, l’autorité plus pertinente pour ce qui est de la section E sera Zeng. Les auteurs réputés J.A. Hathaway et M. Foster, dans leur ouvrage The Law of Refugee Status (2nd Ed, Cambridge University Press), expliquent les origines de la section E (pages 500 à 509). Ils résument ainsi la portée de l’exclusion permise par la section E à la page 509 :

In sum, Art. 1(E) excludes from refugee status all persons who may truly be said to be de facto nationals of a safe country in which they have previously taken residence. This intentionally high standard requires not simply the ability to enter the putative state of de facto nationality and to be protected against the risk of being persecuted there, but rather the possession of rights, including economic rights, that are broadly analogous to those of citizens.

[traduction] En somme, la section E de l’article premier exclut du statut de réfugié tout individu que l’on pourrait de facto qualifier de ressortissant d’un pays sûr dans lequel il avait précédemment établi sa résidence. Cette norme intentionnellement élevée requiert non pas simplement la capacité d’entrer dans l’État putatif de la nationalité de facto et d’être protégé contre le risque d’y être persécuté, mais plutôt la possession de droits, y compris des droits économiques, qui sont sensiblement analogues à ceux dont jouissent les citoyens.

As such, Art. 1(E) does not validate the exclusion of persons simply because someone may have been recognized elsewhere as a refugee, might benefit from protection elsewhere, or is deemed to have received an offer of some form of admission or status from another country. To the contrary, exclusion under Art. 1(E) is lawful only in the case of persons who have, in fact, already resided elsewhere and who, whatever their formal status in that country of prior residence, enjoy in practice a subsisting right to enter and remain in that other country permanently and with clear guarantees of rights and obligations that bespeak true assimilation to the nationals of that state.

[traduction] À ce titre, la section E de l’article premier ne valide pas l’exclusion d’individus pour la simple raison qu’ils ont possiblement été reconnus comme réfugiés ailleurs, qu’ils pourraient bénéficier d’une protection ailleurs, ou qu’ils sont réputés avoir reçu une offre ou une quelconque forme d’admission ou de statut de la part d’un autre pays. Au contraire, l’exclusion aux termes de la section E de l’article premier est légale uniquement dans le cas d’individus qui ont effectivement déjà résidé ailleurs et qui, sans égard à leur statut officiel dans ce pays où ils résidaient précédemment, jouissent en pratique d’un droit existant d’entrer dans cet autre pays et d’y demeurer de façon permanente avec des garanties manifestes de droits et d’obligations que commande une vraie assimilation aux citoyens de cet État.

[19] Pour nos fins limitées, il suffit de noter que la Cour d’appel fédérale a vu dans cette section E une intention d’empêcher « la recherche du meilleur pays d’asile » (« asylum shopping ») (Zeng, au para 1). La Cour d’appel fédérale décrit précisément la raison d’être de la clause d’exclusion, et donc sa portée, à ce même paragraphe 1 :

… La section 1E est une clause d’exclusion. Elle empêche que l’asile soit accordé à une personne qui jouit d’une protection auxiliaire dans un pays où elle a essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants de ce pays. La recherche du meilleur pays d’asile désigne le fait, pour une personne, de solliciter la protection d’un pays contre la persécution, la torture ou les peines cruelles et inusitées auxquelles elle dit qu’elle serait exposée dans un autre pays (le pays d’origine) alors qu’elle a droit à un statut dans un pays « sûr » (le tiers pays).

[20] Ainsi, si les Défendeurs bénéficient déjà de la protection dans un pays donné, ils ne pourront rechercher et obtenir la protection d’un autre pays que s’ils ne bénéficient pas déjà essentiellement des mêmes droits et obligations dans ce pays de résidence qu’ils quittent pour rechercher l’asile au Canada. Dit autrement, le but de la section E est d’exclure les personnes qui n’ont pas besoin de protection puisqu’elles bénéficient déjà de cette protection. La Cour d’appel fédérale dans Zeng développe au paragraphe 28 un arbre de décision pour déterminer si une personne est exclue par la conjonction de la section E et de l’article 98 :

[28] Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a‑t‑il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.

[Je souligne.]

[21] Or, la SPR a conclu dans sa décision que les Défendeurs avaient essentiellement les mêmes droits et obligations que les citoyens du Chili où ils avaient la résidence permanente. Elle décidait que « les demandeurs doivent être exclus par l’application de l’article 1E de la Convention... ».

[22] La question devant la Cour en est une très étroite. La seule question qui se pose en contrôle judiciaire en l’espèce est de savoir si la SPR devrait poursuivre son analyse après avoir conclu à l’application de cet article 1E de la Convention afin de traiter de l’asile à être conféré à l’égard du pays de nationalité des Défendeurs, Haïti. Puisque les Défendeurs n’ont pas recherché le contrôle judiciaire de la décision portant sur l’application de la section E, au Chili, il n’y a devant cette Cour que la portée de la décision de la SPR. Pouvait-elle, tel qu’elle l’a fait, déclarer les Défendeurs comme étant des personnes à protéger du fait d’allégations faites relativement à Haïti, même après avoir pourtant conclu à exclusion (c.-à-d. ne pouvant avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger) en vertu de l’article 98 de la Loi, par application de la section E de la Convention.

[23] Avant de se pencher sur cette question, il faut déterminer en quoi consiste la norme de contrôle. Les Défendeurs n’ont offert aucune observation. Quant au Demandeur, il soumet que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique même si sa prétention est que la SPR aura commis une erreur de droit en poursuivant son analyse sur Haïti.

[24] L’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov], établit une présomption selon laquelle la norme applicable sera celle de la décision raisonnable (aux para 23 et 58). Cette norme s’applique tout autant aux questions de droit qu’aux questions de fait ou aux questions mixtes. Aucune des exceptions à la règle énumérées dans Vavilov ne touche à la question soulevée en notre espèce. Ce sera donc la norme de la décision raisonnable à laquelle le Ministre sera assujetti (voir Canada (Public Safety and Emergency Preparedness) v Gaytan, 2021 FCA 163 au para 23).

[25] Ici, le Ministre note à l’audience que la SPR ne donne aucune raison pour procéder à une analyse prolongée même après avoir conclu à l’application de la section E, ce qui aurait dû mettre un terme au débat par l’opération de l’article 98 de la Loi. Il devient alors difficile d’avoir une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, comme le requiert Vavilov. Mais il y a plus. Pour qu’une décision soit raisonnable, non seulement doit-elle être justifiée, transparente et intelligible, mais la « décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, au para 99). Une contrainte juridique majeure ici est l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Zeng, arrêt qui a fait école. Selon cet arrêt, la grille d’analyse du paragraphe 28 veut que si la personne a un statut essentiellement semblable à celui des citoyens du pays de résidence permanente, le Chili, le demandeur sera exclu de la protection des articles 96 et 97 de la Loi. Cela veut dire, aux termes mêmes de l’article 98 de la Loi, que cette « personne visée aux sections E et F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger ». En clair, cette conclusion interdit tout examen subséquent. En notre espèce, ce ne peut qu’être relatif au pays de nationalité des Défendeurs (Jean c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 242 aux para 26-31). Cela veut dire que l’examen relatif à la situation en Haïti est inutile : il n’avait pas sa place.

[26] La Cour suprême, dans Vavilov, donne des indications précises sur la place que prend tout précédent judiciaire en ce qui concerne les contraintes juridiques. C’est en particulier le paragraphe 112 qui trouve application en notre espèce. Je le reproduis en entier :

[112] Tout précédent sur la question soumise au décideur administratif ou sur une question semblable aura pour effet de circonscrire l’éventail des issues raisonnables. La décision d’un organisme administratif peut être déraisonnable en raison de l’omission d’expliquer ou de justifier une dérogation à un précédent contraignant dans lequel a été interprétée la même disposition. Si, par exemple, une cour de justice a examiné une disposition législative dans un jugement pertinent, il serait déraisonnable que le décideur administratif interprète ou applique celle‑ci sans égard à ce précédent. Le décideur devrait être en mesure d’indiquer pourquoi il est préférable d’adopter une autre interprétation, par exemple en expliquant pourquoi l’interprétation de la cour de justice ne fonctionne pas dans le contexte administratif : M. Biddulph, « Rethinking the Ramifications of Reasonableness Review : Stare Decisis and Reasonableness Review on Questions of Law » (2018), 56 Alta. L.R. 119, p. 146. Il peut y avoir des circonstances dans lesquelles il est tout simplement déraisonnable que le décideur administratif n’applique ou n’interprète pas une disposition législative en conformité avec un précédent contraignant. Par exemple, dans les cas où une cour de justice compétente en matière d’immigration est appelée à décider si un acte constitue une infraction criminelle en droit canadien (voir, p. ex., la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27, art. 35 à 37), il serait à l’évidence déraisonnable que le tribunal retienne une interprétation d’une disposition pénale qui soit incompatible avec l’interprétation que lui ont donnée les cours criminelles canadiennes.

[27] Ainsi, l’arrêt Zeng et la jurisprudence considérable qui a suivi constituent des précédents contraignants qu’il eut fallu que la SPR considère et explique en quoi elle pouvait s’en écarter. Cela n’a pas été fait. Comme le dit la majorité dans Vavilov, « il serait déraisonnable que le décideur administratif interprète et applique celle-ci sans égard à ce précédent ».

[28] Plus récemment, la Cour d’appel fédérale rappelait que l’analyse de la cour de révision devra porter sur les raisons pour lesquelles le décideur administratif s’écarte du précédent judiciaire. Ces raisons seront critiques (Canada (Attorney General) v National Police Federation, 2022 FCA 80 au para 54). En l’espèce, l’absence de motifs, alors même que des précédents venant de la Cour d’appel fédérale existent, rend la décision déraisonnable.

[29] Du fait que les Défendeurs avaient leur résidence permanente au Chili et que la SPR s’est satisfaite qu’ils y bénéficient essentiellement des mêmes droits et obligations que les nationaux, cela fait en sorte que la section E de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés trouve application. Les allégations faites par les Défendeurs de menaces subies au Chili n’ont pas été retenues. En conséquence, la SPR a refusé la demande d’asile parce que « la situation économique du Chili ne peut être une raison pour prétendre à une protection internationale » (Décision de la SPR, para 30). C’est ainsi que deux conclusions émanent. Les Défendeurs ont la résidence permanente au Chili où ils bénéficiaient de droits semblables aux nationaux et ils ne peuvent avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger au Canada à cause de la présence de la section E dans notre droit domestique qui aura créé cette exclusion de la qualité de réfugié et de personne à protéger. Il s’agit ici d’un cas manifeste de recherche d’un meilleur pays d’asile (« asylum shopping »). C’est ce que la section E cherche à exclure.

[30] Comme il a été vu, la décision de la SPR relative au Chili n’a pas été contestée devant cette Cour. L’autre décision rendue par la SPR, celle relative au statut de réfugié par rapport à Haïti, ne peut avoir les apanages de la décision raisonnable car elle ne tient pas compte d’une contrainte juridique importante, l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Zeng qui décide expressément que qui a un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants dans un pays où il a trouvé refuge ne peut faire valablement une demande d’asile au Canada. La recherche du meilleur pays d’asile (« asylum shopping ») ne correspond pas à l’objectif visé par la section E qui veut que soit exclue de la revendication du statut de réfugié ou de personne à protéger la personne qui en jouit déjà ailleurs.

[31] Aucune raison n’a été offerte par la SPR pour dévier de ce qui constitue l’état du droit sur la question. D’ailleurs, on voit mal quelle raison pourrait être donnée. Il en découle que la décision est déraisonnable.

IV. Conclusion

[32] La question se pose de ce en quoi consiste la réparation appropriée. Le Ministre se contente de demander que le dossier soit retourné à un commissaire différent. J’ajoute que si cette avenue est suivie, il faudrait que le dossier tel qu’il était devant la Cour soit retourné pour réexamen à la lumière des motifs rendus dans la présente décision.

[33] L’autre possibilité sera de refuser de retourner l’affaire à la SPR étant donné que le résultat apparaît évident et inévitable : le renvoi de l’affaire ne servirait à rien. Cette possibilité est évoquée dans Vavilov, au paragraphe 142 :

Cependant, s’il convient, en règle générale, que les cours de justice respectent la volonté du législateur de confier l’affaire à un décideur administratif, il y a des situations limitées dans lesquelles le renvoi de l’affaire pour nouvel examen fait échec au souci de résolution rapide et efficace d’une manière telle qu’aucune législature n’aurait pu souhaiter … L’intention que le décideur administratif tranche l’affaire en première instance ne saurait donner lieu à un va-et-vient interminable de contrôles judiciaires et de nouveaux examens. Le refus de renvoyer l’affaire au décideur peut s’avérer indiqué lorsqu’il devient évident aux yeux de la cour, lors de son contrôle judiciaire, qu’un résultat donné est inévitable, si bien que le renvoi de l’affaire ne servirait à rien… Les préoccupations concernant les délais, l’équité envers les parties, le besoin urgent de régler le différend, la nature du régime de réglementation donné, la possibilité réelle ou non pour le décideur administratif de se pencher sur la question en litige, les coûts pour les parties et l’utilisation efficace des ressources publiques peuvent aussi influer sur l’exercice par la cour de son pouvoir discrétionnaire de renvoyer l’affaire — tout comme ces facteurs peuvent influer sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de casser une décision lacunaire…

[Renvoi aux autorités soumises exclu.]

[Je souligne.]

[34] À mon sens, un nouveau panel de la SPR ne pourrait en venir qu’à une décision : déclarer que la demande d’asile doit être rejetée puisque les Défendeurs ne peuvent avoir ni la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger. Une fois qu’il est constaté que la section E trouve application, le grille d’analyse de Zeng mène à la conclusion que les Défendeurs sont exclus. Étant donné que la conclusion de la SPR au sujet de cette section E dans le cas d’espèce est finale, n’ayant pas fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire, le résultat coule de source. Les Défendeurs qui sont visés par la section E ne peuvent être ni réfugiés ni personne à protéger de par leur statut au Chili. L’économie des ressources publiques et le caractère inévitable du résultat mènent à cette conclusion.


JUGEMENT dans IMM-295-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire présentée par le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est accordée.

  2. La demande d’asile présentée par les Défendeurs est rejetée, sans nécessité de retourner le dossier à la Section de la protection des réfugiés pour réexamen.

  3. Il n’y a pas de question grave de portée générale qui doive être certifiée en vertu de l’article 74 de la LIPR.

« Yvan Roy »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-295-22

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ, ET DE L'IMMIGRATION c JAMES ELIZAIRE, YVENA JOSEPH, RYAN JAY OLIVER ELIZAIRE JOSEPH

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 septembre 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 SEPTEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Patricia Nobl

 

pour le demandeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

pour le demandeur

 

Patrizia Ruscio, Avocate

Montréal (Québec)

pour les défendeurs

 

 

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