Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220927


Dossier : IMM‑6558‑21

Référence : 2022 CF 1341

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 septembre 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

DAVID LINADI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, un citoyen de l’Albanie, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision défavorable rendue le 24 novembre 2020 à l’issue d’un examen des risques avant renvoi (ERAR).

[2] L’agent d’ERAR (l’agent) a conclu que le demandeur serait exposé à moins qu’une simple possibilité de persécution pour l’un ou l’autre des motifs prévus par la Convention suivant l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi) et qu’il ne serait vraisemblablement pas exposé à une menace à sa vie, au risque d’être soumis à la torture, ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités au sens de l’article 97 de la Loi.

[3] Pour les motifs exposés ci‑après, la présente demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’ERAR pour nouvel examen.

II. Contexte factuel

[4] Le demandeur est arrivé au Canada et a présenté une demande d’asile en mars 2005. Ses parents ont présenté une demande d’asile aux États‑Unis et il a quitté le Canada pour les rejoindre en avril 2005. Sa demande d’asile au Canada a alors été réputée avoir fait l’objet d’un désistement et une mesure de renvoi a été prise contre lui.

[5] Après le rejet de leur demande d’asile aux États‑Unis, les parents du demandeur ont été renvoyés en Albanie.

[6] Le demandeur allègue que lui et sa famille sont des partisans du Parti démocratique de l’Albanie (le Parti démocratique), dont il est devenu membre le 20 novembre 2010. Sa demande d’ERAR est fondée sur le fait qu’en raison de son affiliation au Parti démocratique, il craint Paulin Sterkaj, le dirigeant du Parti socialiste de l’Albanie (le Parti socialiste), et d’autres acteurs étatiques et non étatiques liés à M. Sterkaj.

III. Question préliminaire

[7] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a reconnu à l’épouse du demandeur et à leurs deux fils la qualité de réfugié au sens de la Convention en raison de l’activisme politique du demandeur et de la persécution par M. Sterkaj. Le demandeur a présenté ces informations dans un affidavit déposé avec sa demande. La décision de la SPR et les motifs y afférents sont joints à titre de pièce à l’affidavit.

[8] Le défendeur s’oppose à ce que j’admette en preuve et que j’examine l’affidavit et la pièce, puisque ceux‑ci n’ont pas été présentés à l’agent d’ERAR. Il souligne également que les faits et possiblement les éléments de preuve se distinguent de l’espèce.

[9] L’affidavit et la pièce ne sont pas admissibles.

[10] Il existe un certain nombre d’exceptions limitées à la règle générale selon laquelle, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, seuls les éléments de preuve présentés au décideur doivent être pris en considération. Aucune de ces exceptions n’est présente en l’espèce : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19 et 23.

IV. Décision

[11] Le principal point litigieux relativement à la décision est l’insuffisance de la preuve. Il est déterminant en l’espèce.

[12] L’agent d’ERAR a conclu que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour appuyer ses allégations contre M. Sterkaj et pour établir comment il avait pu vivre en toute sécurité en Albanie de juillet à décembre 2019, après avoir été l’objet de menaces de mort.

[13] L’agent a conclu que, bien que la situation actuelle en Albanie soit propice aux abus de pouvoir et à la corruption par les forces policières, la preuve fournie par le demandeur ne permettait pas de démontrer qu’il avait été lui‑même victime d’abus de pouvoir de la part de la police.

[14] L’agent a conclu que, même si le demandeur avait déclaré craindre le clan Sterkaj, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs démontrant l’existence de démêlés avec les prétendus agresseurs pour établir que les menaces mettaient sa vie en danger.

V. Question en litige et norme de contrôle

[15] La question en litige consiste à savoir si la décision est raisonnable.

[16] La Cour suprême du Canada a établi que lors d’un contrôle judiciaire du bien‑fondé d’une décision administrative, autre qu’un contrôle lié à un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale, la norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 SCC 65 [Vavilov] au para 23. Bien que cette présomption soit réfutable, aucune des exceptions à cette présomption n’est présente en l’espèce.

[17] Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision. Le rôle des cours de justice consiste, en pareil cas, à réviser la décision et, en général à tout le moins, à s’abstenir de trancher elles‑mêmes la question en litige : Vavilov, au para 83.

[18] Pour pouvoir infirmer une décision, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision : Vavilov, au para 100.

[19] Le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise. À moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : Vavilov, au para 125.

[20] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige de la cour de justice qu’elle fasse preuve de déférence envers une telle décision : Vavilov, au para 85.

VI. Analyse

[21] La question déterminante dans le cadre du présent contrôle concerne les conclusions déguisées sur la crédibilité tirées par l’agent.

[22] Le demandeur soutient qu’il y a eu deux conclusions déguisées sur la crédibilité : 1) celle selon laquelle la preuve qu’il avait fournie ne suffisait pas à établir qu’il avait reçu un ultimatum de la part de Leonard Sterkaj, qui l’aurait menacé de le tuer en brandissant une arme à feu si jamais il le revoyait; et 2) celle selon laquelle, bien qu’il ait pu avoir des difficultés à quitter l’Albanie, la preuve qu’il avait fournie ne permettait pas de démontrer qu’il n’avait pas été en mesure de quitter l’Albanie plus tôt.

[23] L’affidavit du demandeur qui a été présenté à l’agent atteste un certain nombre de faits, notamment le fait qu’il a été arrêté à son domicile par cinq agents de police. Il a été emprisonné, interrogé et battu. Il déclare avoir communiqué avec le chef et avec l’avocat du Parti démocratique et affirme que ces derniers lui ont conseillé de quitter l’Albanie.

[24] Outre son propre affidavit, le demandeur a joint aux observations qu’il a présentées au soutien de sa demande d’ERAR un affidavit du président du Parti démocratique de sa région ainsi qu’une lettre de l’avocat du Parti démocratique.

[25] Dans son affidavit, le président a confirmé qu’après la manifestation, il avait été avisé que le demandeur, qui était son chauffeur personnel, avait été arrêté. Le président a témoigné qu’il avait alors appelé l’avocat pour qu’il agisse de toute urgence afin de faire libérer le demandeur.

[26] Dans son affidavit, le président précise également qu’il avait été informé par des membres du Parlement qui se trouvaient à proximité de la direction de la police que les personnes arrêtées étaient maltraitées de manière barbare par des policiers.

[27] L’avocat s’est rendu à la direction de la police et a communiqué avec le demandeur qui avait été détenu pendant 72 heures. Le demandeur a ensuite été assigné à résidence après avoir comparu devant le tribunal où il était représenté par l’avocat.

[28] La lettre de l’avocat indiquait que [traduction] « les policiers avaient fait preuve de violence et avaient utilisé des gaz lacrymogènes de manière provocatrice alors que la manifestation était pacifique et que les autorités avaient donné leur autorisation ». Toutefois, l’agent a raisonnablement conclu que le contenu de la lettre constituait du ouï‑dire puisque l’avocat relatait ce que le demandeur lui avait dit.

[29] L’agent a jugé que les menaces alléguées par le demandeur n’avaient pas été établies selon la prépondérance des probabilités. Bien qu’il ait reconnu que le demandeur avait pu avoir des difficultés à quitter l’Albanie, l’agent a conclu que ni l’affidavit ni la lettre ne faisaient référence au conseil qu’avait reçu le demandeur de quitter l’Albanie.

[30] L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas fourni [traduction] « une preuve suffisante pour établir les incidents mentionnés dans la demande ».

[31] Au vu de la décision, l’agent n’a tiré aucune conclusion défavorable explicite quant à la crédibilité du demandeur dans son évaluation des allégations de ce dernier se rapportant à 2013, à 2014 et à 2019.

[32] Je suis d’avis que le raisonnement concernant les événements de 2019 est troublant. L’agent a d’abord souligné que le demandeur avait prétendu avoir été menacé avec une arme à feu et que M. Sterkaj lui avait dit qu’il devait quitter l’Albanie. L’agent a ensuite fait remarquer que les affidavits du président et de l’avocat ne mentionnent pas cette menace de mort. L’agent a donc conclu ce qui suit : [traduction] « En l’espèce, le demandeur n’a pas fourni une preuve suffisante pour démontrer qu’il a reçu un ultimatum, le fait qu’il est parti tardivement de l’Albanie en faisant notamment foi. Pour les motifs mentionnés précédemment, j’accorde peu de poids à cet événement ».

[33] Le seul motif [traduction] « mentionné précédemment », cependant, était qu’il n’y avait pas de preuve corroborante à l’appui de l’affidavit sous serment du demandeur. Cela me donne à penser que l’agent a commencé son analyse en partant du principe qu’une preuve corroborante était nécessaire pour donner du poids à un [traduction] « événement ».

[34] La Cour a déjà statué qu’exiger la corroboration en l’absence d’une « raison de douter » préexistante aurait pour effet d’invalider la présomption établie dans l’arrêt Maldonado c Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 CF 302 à la page 305 (CA); Senadheerage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 968, au paragraphe 27 [Senadheerage].

[35] À mon avis, l’agent a tiré des conclusions déguisées sur la crédibilité, sous le couvert de l’insuffisance de la preuve.

[36] Le juge Norris a établi un critère utile pour faire la distinction entre le caractère suffisant des éléments de preuve et la crédibilité dans le contexte d’une décision relative à un ERAR dans la décision Ahmed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1207, au paragraphe 31 de ses motifs :

[…] Un critère utile dans le présent contexte est le suivant : il appartient à la cour de révision de se demander si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande de protection. Dans la négative, la demande d’ERAR a alors échoué, non pas à cause d’une conclusion quelconque au sujet de la crédibilité, mais juste à cause du caractère insuffisant de la preuve. En revanche, si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande et que, malgré cela, cette dernière a été rejetée, cela donne à penser que le décideur avait des doutes sur la véracité de la preuve.

[37] En ce qui concerne la première conclusion d’insuffisance de preuve tirée par l’agent, la preuve avait été présentée en vue d’établir que le demandeur avait effectivement fait l’objet de menaces avec une arme à feu pour l’inciter à quitter l’Albanie en raison de son opposition au Parti socialiste et de son soutien continu au Parti démocratique.

[38] Si, après avoir appliqué le critère énoncé précédemment, cette proposition est présumée vraie, je suis d’avis qu’elle justifierait probablement de faire droit à la demande. L’agent était clairement préoccupé par la véracité de la demande du demandeur. Il n’y a aucun motif, si ce n’est l’absence de corroboration dans l’affidavit et les lettres d’appui, qui laisse entrevoir une autre possibilité. C’est en partie le problème en soi, car l’obligation de fournir des motifs sert de protection pour empêcher que l’obligation de corroboration ne devienne « l’expression voilée d’une incrédulité non fondée » : Senadheerage, au para 34.

[39] En ce qui concerne la deuxième conclusion d’insuffisance de la preuve, il semble que l’agent ait pu raisonnablement s’attendre à avoir accès à des éléments de preuve documentaires pour faire la lumière sur les raisons derrière la fuite tardive du demandeur de l’Albanie après avoir été l’objet de menaces de mort. Dans de telles circonstances, la Cour a statué que l’agent doit « préciser la nature des documents qu’[il] s’atten[d] à recevoir et tirer une conclusion à cet effet » : Rojas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 849 au para 6. Dans l’affaire qui nous occupe, l’agent a omis de le faire.

[40] En plus des conclusions déguisées sur la crédibilité, l’agent a conclu que la preuve fournie par le demandeur ne suffisait pas à établir qu’il avait reçu un ultimatum qui l’avait poussé à quitter l’Albanie. Pour cette raison, l’agent a accordé peu de poids à la preuve.

[41] Si un décideur n’est pas convaincu de l’authenticité d’un document, il doit le dire et n’accorder absolument aucun poids au document. Les décideurs ne devraient pas jeter des doutes sur l’authenticité d’un document pour ensuite s’efforcer de se couvrir en accordant « peu de poids » au document : Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1082 au para 20. Comme l’a observé le juge Nadon, alors juge de la Cour, dans la décision Warsame v Canada (Minister of Employment and Immigration), [1993] FCJ No. 1202 au paragraphe 10, [traduction] « [c]’est tout ou rien ».

[42] L’agent dans la décision Chekroun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 737 aux paragraphes 68‑71 [Chekroun], n’a cité aucune incohérence, contradiction ou invraisemblance dans le témoignage sous serment et n’a pas expliqué pourquoi l’affidavit du demandeur était insuffisant. Après examen, la Cour a conclu que le refus d’accepter une preuve par affidavit parce qu’il n’y a pas de documents corroborants ou parce que les documents sont insuffisants est une conclusion déguisée sur la crédibilité : Chekroun, aux para 68‑71.

VII. Conclusion

[43] Compte tenu de tout ce qui précède, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que l’exigence de l’agent concernant la preuve corroborante a mené à des conclusions déguisées sur la crédibilité sous le couvert de l’insuffisance de la preuve, ce qui rend la décision déraisonnable.

[44] La demande est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent d’ERAR pour nouvel examen.

[45] Les faits de l’espèce ne soulèvent aucune question grave de portée générale.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6558‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent d’ERAR pour nouvel examen.

  3. Les faits de l’espèce ne soulèvent aucune question grave de portée générale.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6558‑21

 

INTITULÉ :

DAVID LINADI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JUILLET 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 SEPTEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Jeffrey Goldman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Hillary Adams

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jeffrey L. Goldman

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.