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Date : 20221004

Dossier : IMM-2343-21

Référence : 2022 CF 1373

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 4 octobre 2022

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

AKHTRA ABDUL MAJEED BALOCH

HAJRA BANO

AFFAN BALOCH

AFRAH AKHTAR BALOCH

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par une commissaire de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) le 22 février 2021 au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention suivant l’article 96, ni qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

I. Les faits et les événements à l’origine de la présente demande

[3] Les demandeurs forment une famille. Le père, M. Akhtar Baloch, est le demandeur d’asile principal. Il est citoyen du Pakistan. La demanderesse, Mme Hajra Bano, est son épouse et est également citoyenne du Pakistan. Les autres demandeurs sont deux de leurs trois enfants.

[4] M. Baloch et Mme Bano sont nés à Karachi, au Pakistan, et y ont grandi. M. Baloch a d’abord pratiqué la foi musulmane sunnite. Mme Bano a été élevée dans la foi musulmane chiite. Ils se sont rencontrés parce que leurs pères étaient amis. Leur relation s’est heurtée à certaines difficultés. Dans l’exposé circonstancié accompagnant son formulaire Fondement de la demande d’asile, M. Baloch a expliqué qu’il a constaté, après avoir rencontré Mme Bano, que la seule façon pour lui de la voir était de fréquenter le même Imam Bargah qu’elle. Vers 2004, il s’est converti à la foi musulmane chiite et a commencé à fréquenter l’Imam Bargah. En tant que personne convertie, M. Baloch a déclaré qu’il a été victime de harcèlement et de discrimination de la part de musulmans sunnites ainsi que de menaces de la part d’extrémistes de 2004 à 2006.

[5] Le couple est devenu amoureux au début de 2005, mais n’a rien dit aux parents de Mme Bano parce que celle-ci était fiancée à un autre homme depuis qu’elle était jeune. À cette époque, M. Baloch travaillait à Dubaï. Mme Bano a finalement parlé à sa mère de M. Baloch à la fin de 2005. Sa mère lui a rappelé qu’elle était déjà fiancée et qu’elle n’avait pas le droit de choisir son mari. La relation avec M. Baloch s’est tout de même poursuivie.

[6] À la fin de 2006, M. Baloch est retourné à Karachi et a rendu visite à Mme Bano. La mère de celle-ci a appris qu’ils s’étaient vus et en a informé le fiancé de Mme Bano. Dans son exposé circonstancié, M. Baloch a indiqué que le fiancé et des brutes qui l’accompagnaient ont attaqué sa maison et l’ont battu.

[7] À un certain moment, au début de 2007, les familles ont accepté que M. Baloch et Mme Bano se marient. En mai 2007, leur nikkah a été célébré à Dubaï, aux Émirats arabes unis. Cependant, leur mariage n’a pas été accepté par tous les membres de leurs familles ni par l’ancien fiancé.

[8] Après leur mariage en 2007, M. Baloch et Mme Bano ont vécu aux Émirats arabes unis. Ils ont trois enfants mineurs. L’aîné est un citoyen du Pakistan, la deuxième enfant est une citoyenne des États-Unis et le troisième est un bébé né au Canada.

[9] Alors qu’il vivait aux Émirats arabes unis, M. Baloch est retourné au Pakistan de temps à autre. Pendant son séjour au Pakistan, en juin 2019, il a reçu des appels téléphoniques de menaces. Il craignait pour la vie des membres de sa famille.

[10] En août 2019, la famille s’est rendue aux États-Unis depuis Dubaï. Le 13 septembre 2019, les parents et les enfants se sont présentés à la frontière canadienne et ont demandé l’asile au titre de la LIPR. Leurs demandes d’asile étaient fondées sur leur crainte d’être persécutés au Pakistan en raison de leur religion.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[11] La SPR a synthétisé la demande d’asile ainsi :

En résumé, les demandeurs d’asile affirment que le demandeur d’asile principal a été persécuté parce qu’il s’est converti de la foi sunnite à la foi chiite. Ils soutiennent que le demandeur d’asile principal a reçu des appels de menaces et que, puisque le demandeur d’asile principal s’est converti de la foi chiite à la foi sunnite, ces appels ont dû être faits par des membres d’un groupe extrémiste sunnite, le Sipa-e-Sihaba (SSP). Ils disent craindre le SSP. Ils prétendent également qu’ils craignent le cousin de Mme Bano, auquel elle était promise en mariage.

[12] La SPR a constaté qu’il y avait un lien entre, d’une part, les allégations des demandeurs selon lesquelles M. Baloch a reçu des menaces parce qu’il s’est converti de l’islam sunnite à l’islam chiite et, d’autre part, la religion, motif prévu à la Convention et énoncé à l’article 96 de la LIPR. Les craintes de Mme Bano et des demandeurs mineurs se rattachaient à un autre motif, soit leur appartenance à un groupe social en tant que membres de la famille d’une personne qui est persécutée du fait de sa religion. La SPR a conclu qu’il n’y avait aucun lien entre un des motifs prévus à la Convention et les préjudices que les demandeurs d’asile craignent de subir de la part du fiancé, qui ne pouvaient être évalués qu’au titre de l’article 97 de la LIPR.

[13] La SPR a jugé que les demandeurs n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments de preuve cohérents et crédibles pour démontrer qu’ils craignaient avec raison d’être persécutés par le SSP. Elle était d’avis que des aspects importants des demandes d’asile n’étaient pas crédibles, compte tenu des divergences entre le témoignage de M. Baloch, son exposé circonstancié et les déclarations qu’il a faites à un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) à un point d’entrée.

[14] L’identification des agents de persécution par M. Baloch est le point central à l’origine des doutes sur la crédibilité. La SPR a souligné que les agents de persécution décrits dans l’exposé circonstancié de M. Baloch étaient l’ex-fiancé de Mme Bano et sa famille. Dans son exposé circonstancié, M. Baloch a indiqué qu’il avait reçu des appels téléphoniques de menaces en juin 2019, mais il n’a pas mentionné les « auteurs de ces appels ».

[15] Après avoir examiné les témoignages de M. Baloch et de Mme Bano livrés à l’audience, la SPR a conclu ce qui suit :

  • (a)Dans son exposé circonstancié, M. Baloch n’a pas désigné les membres du SSP en tant qu’agents de persécution;

  • (b)L’identité des agents de persécution était « fondée sur des hypothèses »;

  • (c)Aucun détail pertinent sur le SSP ne figure dans les affidavits d’amis ou le résumé d’un rapport fait à la police au sujet d’une attaque contre le frère de M. Baloch ayant eu lieu en septembre 2020.

  • (d)M. Baloch n’a pas divulgué l’identité des agents de persécution à l’agent de l’ASFC lorsque la famille est arrivée à la frontière canadienne en septembre 2019;

  • (e)Mme Bano n’a pas été témoin des menaces alléguées et n’a pas fait elle-même l’objet de menaces.

[16] La SPR a également conclu que les éléments de preuve sur les conditions dans le pays étaient insuffisants pour permettre de conclure que des groupes extrémistes ont pris pour cible personnellement des gens dont le profil est semblable à celui des demandeurs.

[17] Les demandeurs ont présenté à la Cour une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR.

III. Les questions soulevées par les demandeurs

[18] Les demandeurs ont soulevé les questions suivantes pour contester le caractère raisonnable de la décision :

  • (a)la SPR a manqué à son obligation d’équité procédurale en omettant de fournir à Mme Bano une traduction simultanée du témoignage de M. Baloch pendant l’audience;

  • (b)la SPR a commis une erreur en accordant un poids trop important au contenu des notes prises par l’agent de l’ASFC lors de l’entrevue de M. Baloch au point d’entrée;

  • (c)la SPR a commis une erreur en tirant une conclusion défavorable quant à la crédibilité fondée sur des omissions dans l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile;

  • (d)la SPR a rendu une décision déraisonnable parce qu’elle n’a pas examiné les éléments de preuve documentaires démontrant que les musulmans chiites sont exposés à des risques au Pakistan.

[19] J’examinerai d’abord la thèse des demandeurs sur l’équité procédurale, puisque celle-ci était au cœur de leurs arguments à l’audience devant la Cour. J’analyserai ensuite leurs observations où ils contestent la décision de la SPR en me fondant sur les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, [2019] 4 RCS 653, 2019 CSC 65.

IV. L’équité procédurale

[20] L’examen par la Cour des questions d’équité procédurale n’appelle aucune déférence à l’égard du décideur. La Cour doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, en mettant l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne : Gordillo c Canada (Procureur général), 2022 CAF 23 au para 63; Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Office des transports), 2021 CAF 69 aux para 46-47; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 RCF 121, en particulier aux para 49 et 54; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817.

[21] En l’absence d’une crainte de partialité, la question fondamentale en matière d’équité procédurale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu la possibilité « complète et équitable » d’y répondre. La Cour détermine si un processus juste et équitable a été suivi : Denso Manufacturing Canada, Inc. c Canada (Revenu national), 2021 CAF 236 aux para 35 et 44; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, 2018 CAF 69, aux para 44 et 54; Paulo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 990 aux para 21-22.

[22] Les demandeurs ont soutenu que la SPR a manqué à son obligation d’équité procédurale parce qu’elle n’a pas fourni à Mme Bano une traduction simultanée du témoignage de M. Baloch pendant l’audience. Ils ont souligné que M. Baloch s’est exprimé en anglais à l’audience, mais que Mme Bano ne parlait pas anglais et n’a pas pu suivre le témoignage de son époux, car elle n’a pas bénéficié des services d’un interprète. Selon les demandeurs, Mme Bano n’a jamais été invitée à s’exprimer sur cette question. Étant donné que le témoignage de M. Baloch concernait des éléments résidant au cœur des demandes d’asile, il était essentiel que Mme Bano puisse le comprendre. Les demandeurs ont soutenu également qu’il n’est pas nécessaire de démontrer un préjudice pour établir un manquement à l’obligation d’équité procédurale en raison d’un défaut de fournir un service d’interprétation (invoquant l’arrêt R c Tran, [1994] 2 RCS 951).

[23] Le défendeur a souligné qu’il n’y a pas eu de manquement à l’obligation d’équité procédurale en l’espèce et que les demandeurs étaient représentés à l’audience de la SPR par un conseil expérimenté (qui n’est pas l’avocate inscrite au dossier dans la présente demande). Il a fait valoir que la SPR a bien analysé la question de la traduction avec les demandeurs et leur conseil au début de l’audience. Selon le défendeur, les demandeurs et leur conseil ont confirmé qu’ils étaient disposés à procéder de la façon proposée par la commissaire, à savoir que M. Baloch témoignerait en anglais et que Mme Bano s’exprimerait par l’intermédiaire d’un interprète. Le défendeur a également signalé que, à aucun moment au cours de l’audience, le conseil n’a soulevé d’objection fondée sur le caractère inadéquat de la traduction ou le défaut de fournir une traduction à Mme Bano. Il a soutenu que les questions d’équité procédurale doivent être soulevées à la première occasion et que l’omission de le faire équivaut à une renonciation tacite à invoquer tout manquement perçu à l’équité procédurale. Il a par ailleurs fait valoir que la commissaire de la SPR avait mentionné la traduction pour connaître l’opinion des demandeurs et obtenir leur consentement au sujet de la façon de procéder. Par conséquent, leur omission de soulever la question pendant l’audience équivalait à une renonciation au droit de contester l’absence de traduction ultérieurement, dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

[24] À l’audience devant la Cour, les deux parties se sont reportées expressément, et dans les détails, à la transcription de l’audience de la SPR, et plus précisément aux passages dans lesquels la commissaire de la SPR, les demandeurs et leur conseil ont discuté des enjeux relatifs à la traduction et à l’interprétation. De plus, les demandeurs ont reconnu qu’ils ont fait part de leurs préoccupations au sujet de la traduction ou de l’équité procédurale pour la première fois lorsqu’ils ont déposé leurs documents dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

[25] Les demandeurs ont invoqué le fondement du droit à l’interprétation énoncé à l’article 14 de la Charte canadienne des droits et libertés, mais leurs observations portaient uniquement sur l’équité procédurale.

[26] À l’exception de l’arrêt Tran, les demandeurs n’ont mentionné aucune décision de notre Cour, de la Cour d’appel fédérale ou de toute autre cour à l’appui de leur thèse. À l’audience, j’ai évoqué le paragraphe 4 de l’arrêt Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191 [2001] 4 CF 85, où la Cour d’appel fédérale a conclu que les services d’interprétation fournis aux demandeurs d’asile doivent satisfaire à la norme de la continuité, de la fidélité, de la compétence, de l’impartialité et de la concomitance. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de prouver l’existence d’un préjudice réel, le demandeur doit démontrer que les erreurs d’interprétation ont eu des conséquences (c.-à-d. qu’elles doivent être réelles, importantes, sérieuses ou non négligeables), qu’elles ont joué un rôle important dans les conclusions du décideur et qu’elles sont liées à la capacité du demandeur de répondre aux questions ou de présenter sa demande d’asile : Mohammadian, au para 4; Paulo, aux para 28-29, 33 et 41; X.Y. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 39 aux para 32-33; Gebremedhin c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 497 au para 14;

[27] Dans l’arrêt Tran, la Cour suprême a conclu qu’il est possible de renoncer au droit à un interprète garanti par la Charte (sauf dans certaines affaires criminelles) et a décrit la façon d’obtenir une renonciation dans le contexte du droit criminel. Au paragraphe 13 de l’arrêt Mohammadian, qui portait sur la revendication du statut de réfugié, la Cour d’appel fédérale a souligné que le juge Pelletier (qui était alors juge à notre Cour) a conclu en première instance qu’il y a renonciation à un droit garanti à l’article 14 de la Charte si le demandeur ne s’oppose pas à la qualité de l’interprétation dès qu’il peut le faire au cours de l’audience. La Cour d’appel fédérale a confirmé cette conclusion (aux para 18-19). Elle a déclaré que, lorsque la conduite du demandeur « au cours de [l’audience] et pendant un certain temps par la suite, est appréciée compte tenu du fait qu’il avait sans aucun doute connaissance de son droit, il est difficile d’interpréter cette conduite comme étant autre chose qu’une indication claire que la qualité de l’interprétation satisfaisait l’appelant lors de l’audience elle-même » (au para 19).

[28] Tout comme l’a indiqué la juge Gleason dans la décision Mah, la Cour d’appel fédérale a conclu « qu’on peut déduire du comportement du demandeur d’asile la renonciation du droit à contester une traduction inadéquate, notant que la charge de travail de la Commission nécessite une approche plus flexible à la renonciation que celle qui est appliquée en matière criminelle » : Mah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 853 au para 13. La Cour examinera si le demandeur d’asile avait remarqué les problèmes de traduction à l’audience et l’ampleur de ces problèmes : Mah, aux para 14-15. Il incombe au défendeur de démontrer qu’il y a eu renonciation : Mah, au para 18.

[29] Comme je l’ai mentionné, la Cour d’appel fédérale a également conclu dans l’arrêt Mohammadian que les préoccupations au sujet de l’interprétation doivent être présentées à la première occasion : Mohammadian, aux para 13 et 18-19. Voir également : Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1161 au para 3; Jovinda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1297 aux para 28-31. Cette exigence tient compte des principes généraux en matière d’équité procédurale : Kosak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CAF 124, [2006] 4 RCF 377 au para 66; Hennessey c Canada, 2016 CAF 180 au para 20; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Office des transports), 2021 CAF 173 au para 68.

[30] Les demandeurs ont tenté d’établir une distinction avec l’arrêt Mohammadian parce que leurs arguments reposaient sur la prestation même de services d’interprétation à Mme Bano, plutôt que la qualité du travail de l’interprète. Toutefois, en l’espèce, des services d’interprétation ont été offerts à Mme Bano et lui ont été fournis pendant certaines parties de l’audience, notamment l’introduction et son témoignage. Les demandeurs ont soulevé la question de l’équité procédurale – et non le droit à l’interprétation garanti par la Charte. Ils n’ont pas proposé des normes ou des critères à appliquer en matière d’équité procédurale en droit administratif pour ce qui est de la traduction pendant une audience de la SPR, autres que ceux établis dans l’arrêt Mohammadian, dans les décisions de notre Cour postérieures à l’arrêt Mohammadian et dans les décisions générales rendues par des cours d’appel décrivant les principes d’équité procédurale dans un contexte administratif.

[31] Par conséquent, je conclus que les principes juridiques concernant l’équité procédurale en général et ceux énoncés dans l’arrêt Mohammadian s’appliquent en l’espèce pour ce qui concerne la conduite des demandeurs durant l’audience lorsque des questions sur l’interprétation ont été soulevées ainsi que le moment où ils ont présenté leurs objections.

[32] Je me pencherai maintenant sur ce qui s’est passé à l’audience de la SPR tenue par vidéoconférence. Trois points d’intérêt ressortent de la transcription de l’audience. Les échanges à l’audience montrent que les demandeurs ont eu plusieurs occasions de signaler le besoin d’offrir à Mme Bano l’interprétation de l’anglais à l’urdu. La question de l’interprétation a été abordée et lui a été fournie pendant l’audience.

[33] La toute première déclaration qui figure dans la transcription portait sur l’interprétation :

[traduction]

COMMISSAIRE : D’accord. Merci, l’enregistrement a commencé. Donc, en ce qui concerne l’interprétation, préfère-t-on qu’il n’y ait aucune traduction ni interprétation du témoignage du demandeur d’asile principal?

[34] M. Baloch (le demandeur d’asile principal) et le conseil ont confirmé qu’il était [traduction] « tout à fait » capable de témoigner en anglais. M. Baloch a indiqué que, s’il avait besoin de traduction ou ne comprenait pas, il demanderait une traduction. Il a précisé : [TRADUCTION] « Toutefois, pour mon épouse, j’ai besoin de traduction ». La commissaire a mentionné qu’elle avait l’intention de commencer par interroger M. Baloch en tant que demandeur d’asile principal. Elle a déclaré ce qui suit : [traduction] « Il se peut que j’aie quelques questions à poser à votre épouse, donc, à ce moment-là, nous pourrons avoir un interprète ». M. Baloch a répondu : [TRADUCTION] « Très bien ». Un interprète en urdu était présent à l’audience à cette fin. À cette étape de l’audience, les demandeurs ont exprimé leur accord (par l’entremise de M. Baloch) quant aux modalités d’interprétation et, en même temps, ils ont eu la possibilité, avec leur conseil, de faire état de leurs préoccupations relativement à l’interprétation, puis de rejeter les mesures proposées concernant la traduction destinée à Mme Bano.

[35] Quelques pages plus tard, on peut lire qu’il y a eu une discussion au sujet du formulaire Fondement de la demande d’asile de M. Baloch. La commissaire de la SPR a demandé à ce dernier de confirmer que les renseignements contenus dans son formulaire étaient complets, véridiques, exacts et à jour. M. Baloch a répondu par l’affirmative. Ensuite, la commissaire de la SPR a commencé à expliquer aux demandeurs certains aspects importants du déroulement de l’audience. L’interprète est intervenu pour demander si la commissaire voulait qu’il traduise [traduction] « toutes les questions qui seront posées au demandeur d’asile – pour la demandeure d’asile ». La commissaire lui a répondu qu’il devait interpréter toute l’introduction et que, [traduction] « pour les questions directes posées au demandeur d’asile » (ce qui s’entend, selon moi, des questions adressées à M. Baloch durant l’interrogatoire principal), il ne semblait pas nécessaire [traduction] « d’interpréter à ce moment-là ». Elle a confirmé que l’introduction devait être interprétée pour tout le monde. Pour une deuxième fois, M. Baloch et le conseil des demandeurs ont eu l’occasion de mentionner leur préoccupation face à la question soulevée précisément dans la présente demande, mais ils ne l’ont pas fait.

[36] Quelques pages plus loin, la commissaire de la SPR a fait savoir qu’elle avait une série de questions à poser à M. Baloch ainsi qu’à MmeBano. Elle a demandé au conseil ce que les demandeurs préféraient quant à l’ordre des témoignages, car elle pouvait commencer à poser des questions à Mme Bano, si c’était plus facile pour les demandeurs qui étaient accompagnés de leurs enfants. Elle a souligné qu’elle n’avait pas beaucoup de questions à poser à Mme Bano. M. Baloch a répondu qu’elle devrait commencer par Mme Bano parce que le bébé devait être nourri. La commissaire de la SPR a suggéré aussi de commencer par M. Baloch, parce qu’elle prévoyait passer un certain temps à lui poser des questions, de sorte que Mme Bano pourrait s’éloigner de la caméra si elle le souhaitait afin de nourrir le bébé. Mme Bano a répondu [TRADUCTION] « Ça me convient ». La commissaire de la SPR a annoncé ce qui suit : [traduction] « Je vais commencer par le demandeur d’asile principal et Hajra peut s’éloigner de la caméra avec les enfants », ce à quoi M. Baloch a répondu : [TRADUCTION] « Merci madame, merci de votre compréhension ».

[37] La commissaire de la SPR a ensuite précisé qu’elle commencerait par poser une série de questions à M. Baloch et déclaré ce qui suit : [traduction] « pour le moment, d’après ce que je comprends, nous n’avons pas besoin que tout soit interprété, mais, si vous avez des questions, ou si vous avez besoin d’interprétation, vous allez m’en informer, n’est-ce pas? » M. Baloch a confirmé que, s’il ne comprenait pas, il demanderait l’aide de l’interprète. La commissaire de la SPR a commencé à interroger M. Baloch.

[38] D’après ces trois échanges dans la transcription, on peut constater que les demandeurs envisageaient que Mme Bano ne serait pas présente durant tout le témoignage de M. Baloch. De plus, la commissaire de la SPR a de nouveau soulevé le fait qu’il n’était pas nécessaire de traduire ce témoignage. Ni M. Baloch ni le conseil des demandeurs n’ont soulevé d’objection à ce moment-là.

[39] En résumé, la commissaire de la SPR, M. Baloch et l’interprète ont mentionné la question générale de l’interprétation en urdu pour Mme Bano. De plus, les participants à l’audience se sont demandé précisément s’il fallait interpréter le témoignage de M. Baloch en urdu pour Mme Bano. Les demandeurs et leur conseil étaient non seulement au courant des questions générales et précises pendant l’audience, mais ils ont expressément accepté d’emblée la proposition de la commissaire de la SPR concernant les parties de l’audience qui devaient être traduites pour Mme Bano et n’ont soulevé ensuite aucune objection ou préoccupation lorsqu’ils ont eu d’autres occasions de le faire. Dans le contexte de cette audience administrative, les demandeurs ont convenu de suivre l’approche proposée pour la traduction et ont renoncé, de par leurs paroles et leur conduite, à leur droit de contester : Mohammadian, aux para 18-19.

[40] Dans leurs observations, les demandeurs ont insisté sur le fait que la SPR devait assurer l’équité procédurale et que Mme Bano n’avait pas été interrogée directement sur l’interprétation du témoignage de M. Baloch. Il est vrai que Mme Bano n’a pas été interrogée personnellement au sujet de la traduction, mais elle semblait avoir bel et bien accepté de quitter la vidéoconférence pour nourrir le bébé ou pour s’occuper des enfants. Toutefois, le conseil était présent pour intervenir au nom des demandeurs tout au long de l’audience, et rien n’indiquait qu’il ne représentait pas Mme Bano. De même, il ressort clairement de la transcription que M. Baloch s’exprimait pour tous les demandeurs à l’audience de la SPR. En outre, le fondement de la demande d’asile des demandeurs a été expliqué dans l’exposé circonstancié déposé avec le formulaire Fondement de la demande d’asile de M. Baloch. Mme Bano n’a pas déposé d’exposé circonstancié distinct et s’est fondée sur celui de son époux. Son témoignage portait sur les menaces proférées par son ex-fiancé et les menaces dirigées contre les musulmans chiites en général au Pakistan. Elle n’a pas été témoin des appels de menaces à M. Baloch et n’a pas témoigné à leur sujet (elle a déclaré qu’il recevait des menaces, sans donner d’explication). Ainsi, même si le défaut d’avoir interrogé directement Mme Bano au sujet de la traduction pourrait être un point essentiel dans une autre affaire, en l’espèce, la présence d’un conseil pouvant signaler les problèmes au besoin, le rôle que M. Baloch a joué pour faire valoir leurs demandes au titre de la LIPR, le contenu du témoignage de Mme Bano et l’absence de questions relatives à la Charte mentionnées dans la présente demande constituent ensemble une réponse complète à l’observation des demandeurs.

[41] Si les demandeurs avaient fait part de leurs préoccupations à l’audience, il aurait évidemment été simple d’atténuer le risque d’un préjudice possible – l’interprète était présent et aurait pu simplement continuer à interpréter pour Mme Bano, à la suite des observations préliminaires de la commissaire de la SPR, pendant que M. Baloch témoignait. Les demandeurs ne se sont pas opposés pendant l’audience et n’ont pas soulevé non plus de préoccupations par la suite, au cours des cinq semaines qui se sont écoulées entre l’audience du 11 janvier 2021 et la décision de la SPR du 22 février 2021. Ils ont mentionné l’équité procédurale pour la première fois lorsqu’ils ont déposé leurs documents auprès de notre Cour. Compte tenu de leurs connaissances et de leur conduite à l’audience, j’estime qu’ils n’ont pas fait preuve de diligence raisonnable pour soulever ces questions en temps opportun. Outre l’arrêt Mohammadian et les affaires portant sur l’équité procédurale en général mentionnées précédemment, voir Benitez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 461, [2007] 1 RCF 107 au para 220 (conf par 2007 CAF 199, [2008] 1 RCF 155) et Maritime Broadcasting System Limited c La Guilde canadienne des médias, 2014 CAF 59 au para 67.

[42] Pour ces motifs, je conclus que les demandeurs n’ont pas démontré que la SPR a manqué à son obligation d’équité procédurale comme ils l’ont prétendu.

V. La décision de la SPR était-elle raisonnable?

A. La norme de contrôle

[43] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est décrite dans l’arrêt Vavilov. Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable est un examen empreint de déférence et rigoureux visant à déterminer si la décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 12-13 et 15.

[44] Lorsque la Cour effectue un contrôle judiciaire, elle doit interpréter les motifs de façon globale et contextuelle, et en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur : Vavilov, aux para 91-96, 97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 28-33. La Cour s’intéresse au raisonnement suivi et au résultat : Vavilov, aux para 83 et 86. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, en particulier aux para 85, 99, 101, 105-106 et 194.

[45] La Cour suprême a recensé deux catégories de lacunes fondamentales qui peuvent se retrouver dans une décision administrative : le manque de logique interne du raisonnement et le fait qu’une décision soit indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision : Vavilov, au para 101; Société canadienne des postes, aux para 32, 35 et 39. Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit relever dans la décision une erreur qui est suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36; Alexion Pharmaceuticals Inc. c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 au para 13.

[46] Le rôle de notre Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire n’est pas d’approuver ou de rejeter la décision faisant l’objet du contrôle. Son rôle est de déterminer si le décideur a commis une ou plusieurs des erreurs décrites ci-dessous et, dans l’affirmative, de décider si la décision doit être annulée au motif qu’elle est déraisonnable.

B. Le caractère raisonnable de l’analyse de la crédibilité faite par la SPR

[47] Bien que les demandeurs aient exprimé la crainte de retourner au Pakistan en tant que musulmans chiites, M. Baloch n’a pas identifié les membres du SSP comme agents de persécution ni décrit la teneur des appels de menaces qu’il a reçus au Pakistan jusqu’à son témoignage à l’audience de la SPR. La SPR a conclu que ces omissions étaient importantes pour son évaluation de la crédibilité de M. Baloch.

[48] Dans la présente demande, les arguments des demandeurs reposaient essentiellement sur le fait que la SPR n’avait pas effectué une analyse adéquate du témoignage de M. Baloch relativement aux omissions dans son exposé circonstancié et dans les notes prises par l’agent de l’ASFC lors de l’entrevue réalisée au point d’entrée.

[49] Les demandeurs ont d’abord fait valoir que la SPR a commis une erreur en tirant une inférence défavorable de l’absence de faits dans l’exposé circonstancié de M. Baloch. Les omissions concernaient l’identité des agents de persécution en tant que membres du SSP et le fait que ces agents l’avaient traité de kafir (infidèle) pendant l’appel. Les demandeurs ont soutenu que la SPR a commis aussi une erreur en tirant une conclusion défavorable à leur encontre sur la base de détails explicatifs qui n’étaient pas des éléments essentiels de l’allégation de crainte fondée de persécution. Ils ont invoqué les décisions Akhigbe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 249 et Mukamusoni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 196. Ils ont également affirmé que le contexte culturel de leurs demandes d’asile doit être pris en compte.

[50] En ce qui concerne les notes prises au point d’entrée, les demandeurs étaient d’avis que la SPR a commis une erreur s’appuyant trop sur les notes (citant la décision Wu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1102). Selon eux, la Cour a mis en garde contre le fait de trop s’appuyer sur des omissions dans les déclarations faites par les demandeurs d’asile dès leur arrivée au Canada. La SPR n’aurait pas tenu compte de l’explication de M. Baloch selon laquelle il avait simplement répondu aux questions de l’agent de l’ASFC et que celui-ci ne lui avait pas demandé l’identité des agents de persécution. Il s’est donc concentré sur le fondement important de la demande d’asile des membres de sa famille, à savoir le risque de persécution en raison de leur religion en tant que musulmans chiites compte tenu de la situation au Pakistan. Les demandeurs ont soutenu que, vu la persécution religieuse qui s’exerce partout au Pakistan, s’ils identifiaient précisément le groupe militant, ils établiraient l’existence d’un risque personnalisé, alors que le risque objectif global fondé sur la religion était l’élément principal du risque lié à un motif prévu à la Convention auquel la famille disait être exposée. Par conséquent, l’omission de M. Baloch pendant l’entrevue au point d’entrée ne concernait pas un détail clé, mais plutôt un détail secondaire.

[51] Compte tenu du rôle essentiel de la SPR en tant que juge des faits, une cour de révision hésitera à intervenir dans son évaluation de la crédibilité d’un demandeur d’asile : Karicka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1005 au para 42; Un Nisa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1033 au para 29; Tsigehana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 426 au para 34; Pepaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 938 au para 13; Siad c Canada (Secrétaire d’État) (1996), [1997] 1 CF 608 (CA) au para 24. Toutefois, cela ne signifie pas que les conclusions relatives à la crédibilité échappent à l’examen de la Cour; celle-ci doit tout de même s’assurer que les conclusions étaient raisonnables : Guven c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 38 au para 35.

[52] Les conclusions défavorables quant à la crédibilité peuvent être fondées sur des omissions et des contradictions dans le contenu des déclarations au point d’entrée, dans les formulaires Fondement de la demande d’asile et dans le témoignage du demandeur d’asile : Shatirishvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 407 au para 29.

[53] En ce qui a trait à l’utilisation des déclarations faites au point d’entrée, la juge Walker a expliqué ce qui suit dans la décision Gaprindashvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 583 :

[24] La jurisprudence de la Cour établit que la SPR peut prendre en considération les déclarations d’un demandeur aux autorités de l’immigration au point d’entrée (Navaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 856, au paragraphe 15). Une ou plusieurs omissions et incohérences importantes dans les notes au point d’entrée concernant un demandeur, dans l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire Fondement de la demande d’asile et dans le témoignage oral du demandeur à une audience de la SPR peuvent constituer le fondement d’une conclusion défavorable quant à la crédibilité lorsque ces omissions ou incohérences sont au cœur de la demande d’asile (Eze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 601, au paragraphe 20). La SPR doit évaluer la nature de l’omission ou de l’incohérence et son incidence sur la demande d’asile du demandeur (Shatirishvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 407, aux paragraphes 29 et 30) [...]

[54] Toutefois, la Cour a également toujours souligné que la SPR devait prendre soin de ne pas trop s’appuyer sur les déclarations faites par les demandeurs d’asile à un point d’entrée pour tirer des conclusions défavorables sur la crédibilité. « Les circonstances dans lesquelles ces déclarations sont recueillies sont loin d’être idéales, et leur fiabilité soulève souvent des doutes » : Wu, au para 16. Voir également : Gong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 24; Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1177 aux para 12, 26; Mahadjir Djibrine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1036 au para 36; Yasun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 342 au para 20; Guven, au para 42.

[55] Par conséquent, comme la juge Kane l’a déclaré dans la décision Guven, « [e]n ce qui concerne les conclusions relatives à la crédibilité fondées sur les formulaires et les notes au PDE, la jurisprudence met en garde contre les contradictions dans le témoignage entre les notes au PDE et les témoignages et documents ultérieurs, à moins que ces contradictions concernent les ‘éléments centraux’ de la demande d’un demandeur »: Guven, au para 39; Cetinkaya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 8 au para 51. Dans les deux décisions, Guven et Cetinkaya, la Cour a fait une mise en garde contre le fait de s’appuyer sur les notes prises au point d’entrée comme seul fondement pour mettre en doute la crédibilité : Guven, au para 42; Cetinkaya, au para 51.

[56] L’omission d’un fait important dans le formulaire Fondement de la demande d’asile d’un demandeur peut justifier une conclusion défavorable quant à la crédibilité. Cette conclusion ne peut être tirée au motif que le demandeur d’asile n’a pas mentionné de « détails mineurs ou donné toutes les précisions » : Akhigbe, aux para 12 et 16. Dans la décision Naqui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 282, la juge Mactavish a déclaré :

Un fait qui n’apparaît pas dans le FRP [formulaire de renseignements personnels] d’un demandeur ne permettra cependant pas systématiquement de dire que le demandeur n’est pas crédible : Akhigbe [...] Pour juger de l’importance de l’omission, il faut examiner sa nature, ainsi que le contexte dans lequel est présenté le nouveau renseignement.

Dans le même ordre d’idées, voir : Kaleja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 668 au para 18; Irivbogbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 710 au para 32; Ugbaja c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 835 au para 14.

[57] En appliquant ces principes, je conclus qu’il était loisible à la SPR de conclure comme elle l’a fait en l’espèce.

[58] Au cours de l’audience, la commissaire de la SPR a interrogé M. Baloch. Elle lui a demandé d’expliquer ce qu’il craignait au Pakistan. M. Baloch a mentionné deux appels téléphoniques qu’il a reçus au Pakistan au début de juin 2019. Les interlocuteurs auraient alors menacé de les tuer, lui et sa famille, en le qualifiant de kafir et se seraient identifiés aussi comme membres du groupe Tehrik-e-Taliban (c’est-à-dire le SSP). La commissaire de la SPR lui a demandé à plusieurs reprises pourquoi il n’était pas question de l’identité des membres du groupe SSP et du fait qu’il avait été traité de kafir dans son formulaire Fondement de la demande d’asile. La commissaire lui a lu le paragraphe portant sur les appels de menaces. M. Baloch lui a répondu qu’il avait bien mentionné les extrémistes sunnites puis a renvoyé la commissaire au [traduction] « suivant », soit les deuxième et troisième paragraphes subséquents dans l’exposé circonstancié. La commissaire ne voyait pas comment ce paragraphe établissait un lien entre les appels menaçants et les extrémistes sunnites. M. Baloch a répondu que, pour un chiite au Pakistan, il était « tout à fait compréhensible » qu’un appel menaçant de ce genre provienne d’extrémistes sunnites. Il a répété que les auteurs des appels s’étaient présentés eux-mêmes comme des extrémistes sunnites.

[59] La SPR n’a pas jugé crédibles les raisons données par M. Baloch afin d’expliquer pourquoi il avait omis ces détails dans son formulaire et a tiré une inférence défavorable de ces omissions, ce qui a également eu une incidence négative sur l’évaluation qu’elle a faite des appels de menaces et de la crédibilité générale des demandeurs.

(1) Omission dans l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile

[60] La SPR a constaté que les agents de persécution nommés dans les formulaires Fondement de la demande d’asile des demandeurs étaient le cousin et la famille de Mme Bano. Elle a reconnu qu’il y avait quelques allégations d’appels téléphoniques de menaces que M. Baloch a reçus en juin 2019, mais les auteurs de ces appels n’ont pas été identifiés.

[61] La décision de la SPR expose brièvement les questions posées à M. Baloch durant son témoignage et les réponses qu’il a données, puis fait état des informations qui doivent figurer dans le formulaire Fondement de la demande d’asile. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que les questions de la commissaire adressées à M. Baloch étaient justifiées et ont été posées de façon logique. Il s’agissait de questions ouvertes sur l’objet des craintes de M. Baloch au Pakistan et sur l’origine de ces craintes. M. Baloch lui-même a mentionné les appels de menaces et les a liés au SSP et aux extrémistes sunnites, ciblant ainsi des agents de persécution précis aux fins des demandes d’asile. L’exposé circonstancié n’établissait pas de lien entre ces agents de persécution et les appels de menaces de juin 2019.

[62] La SPR a indiqué dans sa décision que l’exposé circonstancié comportait de nombreux autres détails, de sorte qu’il était clair que le demandeur comprenait son obligation de donner des précisions. Comme les appels menaçants étaient le seul fondement de l’allégation des demandeurs selon laquelle ils craignaient d’être persécutés en raison de la conversion religieuse de M. Baloch, la SPR s’attendait à ce que les détails du lien entre sa conversion et les menaces figurent dans l’exposé circonstancié. La SPR a tiré une inférence négative de l’absence de ces détails, ce qui a eu une incidence sur la crédibilité des demandeurs quant aux appels de menace qu’aurait reçus M. Baloch du SSP en raison de sa conversion de même que sur leur crédibilité générale.

[63] À mon avis, les décisions de notre Cour et les éléments de preuve en soi n’empêchaient pas la SPR de tirer une conclusion défavorable sur la crédibilité pour ce motif et ne lui imposaient aucune contrainte à cet égard : Akhigbe, aux para 15-16; Kaleja, au para 18; Ugbaja, au para 14. Le témoignage de M. Baloch à l’audience a ajouté de nouveaux renseignements aux demandes d’asile des demandeurs, à savoir que les appels de menaces de juin 2019 provenaient de membres du SSP. Selon la thèse générale qui sous-tend l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile, M. Baloch craignait les extrémistes sunnites en raison de sa foi chiite ou de sa conversion à cette foi. Dans l’exposé circonstancié, des appels téléphoniques de menaces reçus en juin 2019 sont mentionnés. Interrogé sur sa crainte à l’audience, M. Baloch a mentionné des appels de menaces et, pour la première fois, les a reliés au SSP.

[64] Étant donné les éléments figurant dans l’exposé circonstancié et dans la transcription de l’audience, le fait que des membres du SSP aient été les agents de persécution à l’origine des appels de menaces, en juin 2019, n’était pas un détail mineur ou explicatif. À l’audience, M. Baloch a fait valoir qu’il s’agissait d’un aspect important et pertinent de la demande d’asile des demandeurs. Dans son témoignage, il a changé l’identité des agents de persécution allégués, qui n’étaient pas non plus les membres de la famille de Mme Bano, lesquels figuraient au cœur de la demande d’asile (avec l’ex-fiancé), mais les membres du SSP.

[65] Par conséquent, rien dans la présente demande de contrôle judiciaire ne justifie de modifier la conclusion de la SPR sur la crédibilité découlant de l’omission dans l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile.

(2) L’emploi que fait la SPR des notes d’entrevue prises au point d’entrée

[66] Plus loin dans son raisonnement, la SPR a examiné les notes prises par l’agent de l’ASFC lors de l’entrevue avec M. Baloch. À ce moment-là de l’audience, la SPR en était arrivée à la conclusion que le témoignage du demandeur au sujet des membres du SSP était fondé sur des hypothèses et avait souligné l’absence d’éléments de preuve dans d’autres affidavits déposés à l’appui des allégations selon lesquelles les membres du SSP étaient les auteurs des appels de menaces à M. Baloch.

[67] La SPR a souligné que M. Baloch n’avait pas précisé l’identité des agents de persécution lorsqu’il a été interrogé par un agent de l’ASFC au point d’entrée. Elle a résumé les questions et les réponses importantes figurant dans les notes de l’agent. Elle a jugé déraisonnable l’explication donnée par M. Baloch quant aux raisons pour lesquelles il n’a pas précisé à l’agent de l’ASFC que les appels de menaces provenaient du SSP. La SPR a conclu que les prétendus appels du SSP en juin 2019 étaient « au cœur » de l’allégation des demandeurs selon laquelle ils ont été persécutés parce que M. Baloch s’était converti et que c’était la seule allégation qui pourrait constituer un fondement à leur crainte subjective du SSP. La SPR s’attendait, si ces appels avaient effectivement été reçus du SSP, à ce que M. Baloch mentionne à l’agent de l’ASFC que les auteurs des appels étaient des membres du SSP.

[68] De toute évidence, l’inférence défavorable de la SPR du fait de l’omission dans les notes prises au point d’entrée n’était pas le seul fondement de sa conclusion sur la crédibilité : voir Guven, aux para 42 et 43-46; Cetinkaya, au para 51. Je ne peux pas non plus conclure que la SPR s’est trop appuyée sur cette omission dans son évaluation de la crédibilité ou dans sa décision globale. M. Baloch a omis ces renseignements à différents moments – au point d’entrée et plus tard dans l’exposé circonstancié de son formulaire Fondement de la demande d’asile. Ils ne figuraient pas non plus dans d’autres affidavits déposés à l’appui de la demande d’asile. De plus, la SPR a souligné que Mme Bano n’avait pas fourni d’éléments de preuve indiquant le motif des appels de menaces du SSP.

[69] Dans l’ensemble, après avoir examiné les omissions dans l’exposé circonstancié, les notes prises au point d’entrée, les autres affidavits et le témoignage de Mme Bano, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments de preuve cohérents et crédibles pour démontrer qu’ils avaient reçu des menaces de préjudice de la part du SSP parce que M. Baloch s’était converti. Je ne relève aucune erreur susceptible de révision dans les conclusions de la SPR.

C. Les autres arguments des demandeurs

[70] Dans leur mémoire, les demandeurs ont soutenu que la SPR n’avait pas évalué adéquatement la preuve relative aux conditions dans le pays en ce qui a trait aux risques auxquels les musulmans chiites sont exposés au Pakistan. Les demandeurs n’ont formulé cet argument que brièvement à l’audience. Je ne relève aucune erreur susceptible de contrôle dans l’évaluation de la SPR. Les observations des demandeurs constituent une nouvelle argumentation sur le bien-fondé de leur thèse devant la SPR ou sur le poids à accorder à certains éléments de preuve. Même si la SPR avait pu tirer une autre conclusion, il n’appartient pas à notre Cour de déterminer si cette conclusion était correcte; elle doit seulement en évaluer le caractère raisonnable en appliquant les principes du contrôle judiciaire : Vavilov, aux para 125-126.

[71] Les demandeurs ont également fait valoir par écrit que la SPR a écarté les Directives du président relatives aux considérations liées au genre concernant les femmes réfugiées. Cet argument ne saurait être retenu. En résumé, la SPR a conclu que Mme Bano n’avait pas une connaissance personnelle des prétendues menaces proférées contre M. Baloch au téléphone parce qu’elle n’était pas présente. Elle a évalué le poids à accorder au témoignage de Mme Bano sur ce fondement.

VI. Conclusion

[72] Par conséquent, la demande est rejetée.

[73] Le demandeur a proposé la certification de la question suivante :

[traduction]

« La renonciation aux services d’interprétation par un demandeur d’asile à son audience devant la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada doit-elle être claire, sans équivoque et éclairée? »

[74] Pour être certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR, une question proposée doit être une « question grave » qui (i) est déterminante quant à l’issue de l’appel, (ii) transcende les intérêts des parties au litige et (iii) porte sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale : Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 RCF 229 au para 36. De plus, une question certifiée « [doit être] une question qui a été soulevée et qui a été examinée dans la décision d’instance inférieure » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Zazai, 2004 CAF 89 au para 12; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kassab, 2020 CAF 10 au para 72; Lewis, au para 46.

[75] En l’espèce, la question proposée n’est pas une question qu’il convient de certifier en vue d’un appel. Les demandeurs n’ont pas fait valoir qu’il n’est pas nécessaire qu’une renonciation aux services d’interprétation soit claire, sans équivoque et éclairée pour être valide en droit. Les présents motifs ne portaient pas sur ce point. De plus, compte tenu des règles de droit bien établies en matière d’équité procédurale, incluant l’arrêt Mohammadian de la Cour d’appel fédérale, on peut conclure que les demandeurs ont renoncé à leur droit de s’opposer par leurs mots et leur conduite à l’audience en ne soulevant pas des questions au sujet de l’interprétation en temps opportun. L’issue d’un appel reposerait uniquement sur une nouvelle analyse de ces questions à la lumière des principes établis en matière d’équité procédurale appliqués aux faits uniques de la présente affaire. Voir aussi l’arrêt Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, [2018] 3 RCF 674 au para 46.

JUGEMENT dans le dossier IMM-2343-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Lyne Paquette, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2343-21

 

INTITULÉ :

AKHTAR ABDUL MAJEED BALOCH, HAJRA BANO, AFFAN BALOCH, AFRAH AKHTAR BALOCH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 FÉVRIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 4 OCTOBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Christina M. Gural

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Aleksandra Lipska

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Christina M. Gural

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Aleksandra Lipska

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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