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Date : 20221017


Dossier : IMM-2734-21

Référence : 2022 CF 1413

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 octobre 2022

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

CAROL ELAINE MILLER (ALIAS CAROL ELAINE LEWIN)

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Carol Elaine Miller (Mme Lewin) demande à la Cour d’annuler la décision par laquelle un agent d’immigration (l’agent) a rejeté sa demande de résidence permanente présentée au Canada. L’agent n’était pas convaincu que les considérations d’ordre humanitaire justifiaient une dispense de l’exigence énoncée au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] selon laquelle les demandes de résidence permanente doivent être présentées de l’extérieur du Canada.

[2] Mme Lewin est âgée de 58 ans. Elle est venue au Canada en 2010 pour être auprès de sa mère, qui était malade, a prolongé son statut à deux reprises et demeure sans statut au Canada depuis avril 2013. Après le décès de sa mère en 2014, Mme Lewin a eu de la difficulté à subvenir à ses besoins. Elle a travaillé de façon intermittente et vit actuellement dans un refuge. De plus, l’état de santé de Mme Lewin s’est détérioré au cours des dernières années. Entre autres problèmes de santé, elle souffre de problèmes de santé mentale et de diabète de type 2 mal contrôlé, qui a des répercussions sur sa vision et qui exige que des injections intra-oculaires soient pratiquées régulièrement afin de prévenir la cécité.

[3] Mme Lewin a demandé de demeurer au Canada pour des considérations d’ordre humanitaire. Elle craint de ne pas avoir accès aux médicaments dont elle a besoin si elle retourne en Jamaïque. Elle craint aussi de ne pas être en mesure de subvenir à ses besoins et de courir le risque de devenir sans-abri et démunie comme elle n’a personne vers qui se tourner pour obtenir de l’aide. Bien qu’ils vivent en Jamaïque, sa fratrie et son fils éprouvent des difficultés financières.

[4] L’agent a noté les raisons pour lesquelles Mme Lewin ne veut pas retourner en Jamaïque ainsi que les difficultés alléguées auxquelles elle s’exposerait, mais il a décidé qu’elle n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer l’existence de difficultés qui justifieraient une dispense.

[5] Les parties sont d’accord pour dire que la décision de l’agent de ne pas accorder une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 16, 17 [Vavilov]; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 10, 44 [Kanthasamy]. La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse : Vavilov, aux para 12-13, 75, 85. La cour de révision doit centrer son attention sur la décision effectivement rendue, notamment sur le raisonnement suivi et le résultat obtenu, afin de déterminer si la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci : Vavilov, aux para 15, 83, 99. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’établir que les déficiences sont suffisamment capitales ou importantes pour rendre cette dernière déraisonnable : Vavilov, au para 100.

[6] Mme Lewin soutient que la décision de l’agent ne résiste pas au contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Elle allègue que les motifs ne démontrent pas que l’agent a tenu compte des conséquences de la décision, ni qu’il a exercé son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur les considérations d’ordre humanitaire énoncées à l’article 25 de la LIPR : Vavilov, au para 135; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [1999] 2 RCS 817 aux para 66, 74; Kanthasamy, au para 21. Bien que les motifs soient longs, Mme Lewin soutient que la décision repose sur des conclusions déraisonnables qui ne sont pas étayées par la preuve.

[7] Les arguments de Mme Lewin sont axés sur l’évaluation des difficultés réalisée par l’agent : (i) l’incapacité d’avoir accès aux médicaments et aux soins de santé; (ii) le risque qu’elle court de devenir sans-abri et démunie. Au sujet du premier argument, Mme Lewin soutient que l’agent a écarté les éléments de preuve qui expliquent que le médicament qui lui est nécessaire n’est ni disponible ni abordable et que, sans lui, elle court le risque de devenir aveugle. Au sujet du deuxième argument, Mme Lewin conteste les conclusions selon lesquelles elle devrait être en mesure de trouver un travail afin de subvenir à ses besoins ou pourrait dépendre de sa famille ou de programmes sociaux pour l’aider.

[8] Le défendeur ne nie pas qu’il y a des facteurs dans le cas de Mme Lewin qui attirent la sympathie, mais il soutient que ce simple fait ne suffit pas pour justifier une dispense des exigences de la LIPR : Shackleford c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 1313 au para 16. Le défendeur affirme que l’agent était guidé par les bons principes et que la décision reposait sur le fardeau de la preuve. L’agent n’était pas convaincu que la preuve appuyait le plus haut degré de difficultés alléguées, et il a conclu que les difficultés que subirait vraisemblablement Mme Lewin étaient insuffisantes pour justifier une décision favorable pour des considérations d’ordre humanitaire.

[9] Pour les motifs qui suivent, je conclus que Mme Lewin a réussi à établir que la décision de refuser la prise de mesures spéciales pour des considérations d’ordre humanitaire était déraisonnable, puisque la décision reposait sur de multiples conclusions qui n’ont pas tenu compte d’éléments de preuve importants au dossier et, donc, qu’elle n’était pas justifiée au regard des faits : Vavilov, au para 126.

[10] D’abord, en ce qui concerne la preuve médicale, Mme Lewin a présenté à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire des lettres et des dossiers médicaux que lui avaient remis ses médecins traitants au sujet de son diabète, de ses problèmes de santé mentale et d’autres problèmes de santé, ainsi qu’un avis rédigé par la Dre Tamika Haynes‑Robinson, une neuropsychologue jamaïquaine, sur la situation dans laquelle Mme Lewin se retrouverait si elle retournait en Jamaïque. Notamment, l’avis de la Dre Haynes‑Robinson est que Mme Lewin ne serait pas en mesure d’obtenir les médicaments qu’il lui faut, parce que, en Jamaïque, ils seraient soit indisponibles soit hors de prix pour cette dernière.

[11] L’agent a conclu que la preuve de Mme Lewin n’a pas établi que le traitement médical [traduction] « est indisponible ou inaccessible dans son pays d’origine dans la mesure où une dispense des exigences habituelles relatives au traitement des demandes d’immigration du Canada est justifiée ». Ce faisant, l’agent a écarté l’avis de la Dre Haynes-Robinson parce qu’il se [traduction] « limitait à l’examen de cinq (5) documents fournis par [la conseil de Mme Lewin] plutôt que d’être fondé sur la relation thérapeutique continue entre [la docteure] elle-même et la demanderesse » et parce que la Dre Haynes-Robinson [traduction] « ne rattache pas de fondement objectif à ses propos, selon lesquels la demanderesse n’aurait pas accès à ses médicaments ». L’agent a effectué une recherche sur Google avec des mots clés courants et a trouvé que, en Jamaïque, les soins et médicaments de santé mentale sont gratuits dans les hôpitaux publics et certaines cliniques, des services privés sont disponibles moyennant des frais, et les fournitures médicales et les médicaments sur ordonnance pour traiter le diabète sont subventionnés par le gouvernement. L’agent a aussi fait remarquer : (i) que Mme Lewin a reçu des soins en Jamaïque afin de stabiliser son bien-être mental après la naissance de ses enfants; (ii) qu’elle est consciente de ses propres problèmes de santé physique et mentale, ce qui devrait avoir des effets positifs sur sa capacité de défendre ses propres intérêts, et que ses dossiers médicaux canadiens devraient pouvoir l’aider à obtenir des traitements plus rapidement en Jamaïque; (iii) que la Jamaïque dispose des ressources pour l’aider à faire les démarches nécessaires pour avoir accès à l’aide sociale.

[12] À mon avis, les raisons pour lesquelles l’agent a écarté l’avis de la Dre Haynes-Robinson et a tiré une conclusion contraire ne sont pas justifiées ou intelligibles compte tenu du dossier.

[13] C’est avec ses médecins traitants au Canada que Mme Lewin entretient des relations thérapeutiques. La conseil a fourni les évaluations de ces derniers à la Dre Haynes-Robinson, qui a examiné la capacité de Mme Lewin d’avoir accès aux soins et aux médicaments précis que ses médecins traitants jugent nécessaires. Dans son rapport, la Dre Haynes-Robinson a décrit ses qualifications et son expérience en soins de santé mentale et ses études en santé mentale communautaire dans les Caraïbes, et a expliqué le fondement de son avis. Par exemple, elle a consulté la liste des médicaments disponibles tenue par le Ministry of Health [le ministère de la Santé] de la Jamaïque avant de conclure que les injections intra-oculaires et les gouttes ophtalmiques médicamentées requises pour préserver la vision existante de Mme Lewin sont indisponibles. Elle a établi les coûts mensuels approximatifs des autres médicaments de Mme Lewin et a expliqué les subventions et programmes gouvernementaux qui existent en Jamaïque ainsi que les obstacles qui pourraient nuire à leur accès. L’agent n’a pas traité de ces aspects dans ses motifs. Je note aussi que Mme Lewin a témoigné que sa sœur, qui habite en Jamaïque, est en train de devenir aveugle parce qu’elle ne peut pas obtenir les traitements requis.

[14] Le dossier comprend des pages Web imprimées que l’agent a consultées. La façon dont ces pages appuient les conclusions de l’agent selon lesquelles les médicaments sont gratuits et subventionnés n’est pas claire, et il n’est pas clair non plus pourquoi l’agent a préféré ces sources à la preuve fournie par la Dre Haynes-Robinson au sujet de l’accès aux médicaments précis requis par Mme Lewin. Dans le même ordre d’idées, je ne trouve pas d’informations dans le dossier qui appuient les conclusions de l’agent selon lesquelles Mme Lewin a reçu des soins médicaux adéquats quand elle vivait en Jamaïque, ou que le fait qu’elle soit consciente de ses problèmes de santé et qu’elle détienne des dossiers médicaux canadiens atténueraient le risque qu’elle éprouve des difficultés.

[15] En ce qui concerne l’évaluation des difficultés réalisée par l’agent au sujet du risque qu’elle court de vivre dans la pauvreté ou de devenir sans-abri, Mme Lewin soutient qu’il était déraisonnable de la part de l’agent d’écarter ses craintes qu’elle ne soit pas en mesure de subvenir à ses besoins et n’ait nulle part où habiter. Elle soutient que l’agent a supposé qu’elle serait en mesure d’obtenir un emploi après une période de réintégration, ou encore qu’elle pourrait dépendre de l’aide financière par l’entremise du Programme of Advancement Through Health and Education [le programme de développement social par la santé et l’éducation] de la Jamaïque, sans traiter de la preuve contraire. En ce qui concerne le logement, Mme Lewin soutient que l’agent s’est fondé sur la possibilité qu’elle habite avec sa sœur, ses frères ou son fils, ou encore qu’elle habite dans un logement temporaire, comme un refuge, sans avoir examiné la preuve selon laquelle elle ne peut pas compter sur l’aide de sa famille, notamment parce qu’elle a été maltraitée par sa sœur et que son fils est sans-abri. Je suis d’accord avec le fait que les conclusions tirées par l’agent sur ces questions ne tiennent pas compte d’éléments de preuve importants figurant dans le dossier.

[16] Mme Lewin affirme que l’approche entière de l’agent était incompatible avec l’objet de l’article 25, soit les considérations d’ordre humanitaire, comme l’illustrent les motifs de l’agent en lien avec les difficultés auxquelles sont confrontées les personnes ayant des handicaps en Jamaïque. L’agent a constaté que ces défis étaient [traduction]« très pertinents » compte tenu de la déficience visuelle progressive de Mme Lewin, mais a conclu que cette dernière n’avait pas produit une preuve suffisante pour démontrer qu’[traduction] « elle serait incapable d’obtenir des dispositifs d’aide à la mobilité ou l’aide d’une personne voyante pour se déplacer de façon sécuritaire d’un endroit à l’autre », une conclusion que Mme Lewin qualifie d’abusive.

[17] Le défendeur soutient que la décision de l’agent est transparente et intelligible lorsqu’elle est considérée comme un tout. L’agent a réalisé une évaluation globale de la demande de Mme Lewin et a traité de tous les éléments accompagnés de motifs détaillés. Le défendeur soutient que l’agent n’a pas émis d’hypothèse qui va au-delà de ce que permettent d’établir les éléments de preuve; par exemple, l’agent ne s’attendait pas à ce que les membres de la famille fournissent plus qu’un soutien affectif à la demanderesse.

[18] Je ne suis pas d’accord avec le fait que l’agent a réalisé une évaluation globale de la demande de Mme Lewin. Plutôt, le raisonnement reflète une démarche fragmentaire qui a écarté chaque facteur individuel et qui a omis de considérer la situation globale de Mme Lewin : Kanthasamy, au para 45. Le résultat, à mon avis, est que l’agent n’a pas correctement examiné et évalué le risque de cécité comme facteur de difficulté, en particulier dans le contexte de la situation globale de Mme Lewin.

[19] Qui plus est, l’agent a écarté chaque facteur sans traiter raisonnablement des observations présentées par Mme Lewin et a tiré de nombreuses conclusions qui n’étaient pas étayées par la preuve, comme je l’ai mentionné ci-dessus. Ces erreurs sont suffisamment capitales et importantes pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100.

[20] En conclusion, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un autre agent.

[21] Aucune partie n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification. Je conclus qu’il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2734-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2734-21

 

INTITULÉ DE CAUSE :

CAROL ELAINE MILLER (ALIAS CAROL ELAINE LEWIN) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR TÉLÉCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 OctobRe 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

lA JUGE PALLOTTA

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 OCTOBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Toni Schweitzer

 

pour la demanderesse

 

Chris Ezrin

 

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Parkdale Community Legal Services

Avocat

Toronto (Ontario)

 

pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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