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Date : 20221011


Dossier : IMM‑6494‑20

Référence : 2022 CF 1393

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 octobre 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

FATUMA MOHAMMED MAHAMUD

ANISA MOHAMMED MAHAMUD

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demanderesses sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 27 novembre 2020 [la décision contestée] par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] à savoir qu’elles n’avaient pas qualité de réfugiées au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Pour les motifs énoncés ci‑dessous, la décision contestée sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour nouvelle décision.

II. Le contexte

[3] Les demanderesses sont des sœurs qui ont présenté des demandes d’asile le 13 mars 2018 après être arrivées au Canada en provenance des États‑Unis. Elles sont entrées aux États‑Unis munies de passeports zambiens, qu’elles ont ensuite détruits.

[4] Après leur arrivée au Canada, les demanderesses ont admis avoir fourni de faux certificats de naissance de la Somalie afin d’étayer leurs demandes d’asile. Leurs documents d’identité et de voyage de la Zambie étaient authentiques; toutefois, elles ont admis qu’ils avaient été obtenus frauduleusement.

[5] La preuve présentée par les demanderesses devant la SAR et la SPR consistait en ce qui suit :

  1. Des documents du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) relativement aux parents des demanderesses indiquant la Somalie comme lieu de naissance des deux parents.

  2. Pour la demanderesse Fatuma; des documents relatifs à l’état civil de la Zambie, soit des cartes d’identité étudiante, un permis de conduire, une carte d’identité nationale et une carte d’électeur.

  3. Pour la demanderesse Anisa; une carte d’électeur et une carte d’identité nationale.

  4. Deux déclarations sous serment de la mère des demanderesses, Zahra Farah Hassan, datées du 18 avril 2018, dans lesquelles elle affirme être la mère biologique des deux demanderesses.

  5. Deux déclarations sous serment supplémentaires de la mère des demanderesses, datées du 6 septembre 2019; dans sa première déclaration, elle affirmait que la demanderesse Anisa est née en Somalie en 1991 alors que la mère s’y trouvait après avoir fui le Kenya pour rendre visite à sa famille, et qu’après qu’un membre de sa parenté eut tué un ressortissant zambien, la famille a obtenu illégalement des documents de voyage pour les demanderesses afin d’assurer leur sécurité. Elle y a conclu qu’il n’était pas sécuritaire pour elles de regagner leur pays, parce que les parents du défunt cherchaient à obtenir une indemnisation financière.

  6. Dans son autre déclaration sous serment, elle a affirmé que la demanderesse Fatuma est née au Kenya, mais qu’elle n’avait pas obtenu la citoyenneté kenyane parce que ses parents étaient réfugiés au Kenya; en outre, il est mentionné de nouveau que les demanderesses ne pourraient pas retourner en toute sécurité en Zambie.

  7. Deux déclarations sous serment du frère des demanderesses, Faisal Muhammed, datées du 18 avril 2018, dans lesquelles il confirmait être le frère biologique des deux demanderesses.

  8. Une lettre d’appui du centre communautaire somalien (Somali Community Outreach Centre) de Winnipeg. D’après l’expérience des aînés chargés de confirmer l’identité, ce que ces derniers ont fait en interrogeant la demanderesse Fatuma et d’autres personnes qui vivaient dans le camp de réfugiés où elle est née, il y est confirmé que Fatuma est une Tuni qui a grandi en Zambie.

[6] Les demanderesses affirment être des citoyennes de la Somalie. Elles ont présenté des demandes d’asile à l’égard de la Somalie, de la Zambie et du Kenya. Elles ont admis avoir obtenu frauduleusement la citoyenneté zambienne, ce qui leur a permis d’obtenir des cartes d’identité zambiennes, notamment des cartes d’identité étudiante, un permis de conduire, des cartes d’électeur et des cartes d’identité nationale.

[7] Le ministre est intervenu devant la SPR en déposant 87 pages de documents à l’appui de la position selon laquelle les demanderesses étaient des citoyennes de la Zambie.

[8] La SPR a conclu que la preuve documentaire était insuffisante pour prouver que les demanderesses étaient des ressortissantes de la Somalie ou de la Zambie. Elle a conclu que les explications des demanderesses concernant leurs fausses déclarations n’étaient pas crédibles.

[9] La SPR a rejeté les demandes d’asile des demanderesses au motif qu’elles n’avaient pas établi leur identité aux termes de l’article 106 de la LIPR.

[10] La SAR a confirmé ces conclusions en appel.

III. La décision contestée

[11] Les demanderesses n’ont pas présenté de nouveaux éléments de preuve en appel.

[12] Devant la SAR, les demanderesses ont affirmé être des citoyennes de la Somalie et être entrées aux États‑Unis munies de faux passeports zambiens.

[13] Selon la compréhension de la SAR, les demanderesses prétendaient être des citoyennes de la Somalie qui résidaient en Zambie et elles affirmaient être exposées à un risque de persécution en Somalie et en Zambie.

[14] La SAR a indiqué que la seule question à trancher en appel était celle de savoir si les demanderesses avaient établi leur identité.

[15] La SAR a relevé que les passeports sont des pièces d’identité principales dans la mesure où la possession d’un passeport national mène à une présomption de nationalité. La SAR a conclu que les demanderesses n’avaient pas présenté de passeports à titre de preuve, parce qu’elles avaient détruit les passeports zambiens légitimes qui avaient été obtenus frauduleusement.

[16] La SAR a relevé que les demanderesses ont déclaré être des citoyennes de la Somalie conformément au droit applicable dans ce pays, leur père étant né en Somalie.

[17] Les demanderesses prétendent avoir obtenu leur citoyenneté somalienne par effet des alinéas 2a) et b) de la « Somali Law No. 28 of 22 December 1962, Somali Citizenship » [loi somalienne no 28 du 22 décembre 1962, citoyenneté somalienne], qui prévoit ce qui suit :

[traduction]
Article 2 – Quiconque :

a) est né d’un père qui est citoyen de la Somalie,

b) est un Somalien résidant sur le territoire de la République de Somalie ou à l’étranger et se déclare disposé à renoncer à tout statut de citoyen ou de ressortissant d’un pays étranger

est un citoyen de la Somalie par application de la loi.

[18] Après avoir pris connaissance de la loi, la SAR a conclu qu’il n’y avait aucune preuve que les demanderesses avaient cherché à renoncer à leur « statut de citoyen[ne] ou de ressortissant[e] d’un pays étranger » afin de revendiquer leur citoyenneté somalienne par effet de la loi. La SAR a relevé que les demanderesses n’ont fait aucune observation concernant la loi en question, si ce n’est qu’elles en ont cité une partie et n’ont fait aucun commentaire quant à la question de savoir si elles ont le « statut de citoyen[ne] ou de ressortissant[e] d’un pays étranger ».

[19] La SAR a ensuite conclu que les demanderesses n’avaient pas établi que cette loi leur conférait nécessairement la citoyenneté somalienne.

IV. La question en litige

[20] Bien que les demanderesses aient soulevé plusieurs questions à examiner, la question déterminante en l’espèce est celle de savoir si la SAR a commis une erreur en concluant que les demanderesses n’avaient pas réussi à établir leur identité en tant que citoyennes de la Somalie.

[21] Cette question est étroitement liée à celle de savoir si la SAR a commis une erreur en concluant qu’il incombait aux demanderesses de prouver qu’elles n’étaient pas des citoyennes de la Zambie.

V. La norme de contrôle

[22] Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, la Cour d’appel fédérale a exposé en détail la nature du rôle de la SAR lorsqu’elle examine une décision de la SPR. Elle a établi que la SAR examine la décision de la SPR selon la norme de la décision correcte.

[23] La Cour suprême du Canada a conclu que, lors du contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond (le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne porte pas sur un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23. Bien que cette présomption soit réfutable, aucune des exceptions à cette présomption n’est présente en l’espèce.

[24] Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision. Le rôle des cours de justice consiste, en pareil cas, à réviser la décision et, en général à tout le moins, à s’abstenir de trancher elles‐mêmes la question en litige : Vavilov, au para 83.

[25] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige de la cour de révision qu’elle fasse preuve de déférence envers une telle décision : Vavilov, au para 85.

VI. Analyse

[26] La SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les demanderesses manquaient de crédibilité en ce qui concerne leur identité.

[27] La SAR a conclu que les demanderesses ne s’étaient pas acquittées du fardeau qui leur incombait de produire des documents acceptables pour établir leur identité de ressortissantes de la Somalie, conformément à l’article 106 de la LIPR.

[28] Comme je l’ai exposé dans la section précédente, les demanderesses ont soutenu être somaliennes de plein droit.

[29] La SAR a formulé la question de la manière suivante :

[24] L’élément central des observations des appelantes est qu’elles résidaient en Zambie et que, comme elles le soulignent dans leur formulaire FDA, puisque leurs parents sont nés en Somalie, elles sont [traduction] « techniquement » des citoyennes de la Somalie.

[30] Indépendamment de ce que les demanderesses ont pu affirmer, le fait que leur père soit somalien n’est pas un simple détail technique, c’est un fait.

[31] Le dossier certifié du tribunal comprend les copies des deux documents du HCR attestant que la mère et le père des demanderesses sont nés en Somalie et ont le statut de réfugiés en Zambie.

[32] Le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour la SAR de conclure que les demanderesses n’avaient pas réussi à démontrer que la loi somalienne applicable leur conférerait nécessairement la citoyenneté somalienne.

[33] Je ne suis pas de cet avis.

[34] La SAR a indiqué comme source en note de bas de page le Cartable national de documentation sur la Somalie (30 octobre 2020), point 3.1, Somalie « Law No. 28 of 22 December 1962, Somali Citizenship » [loi no 28 du 22 décembre 1962, citoyenneté somalienne], 1963, article 2, qui est le document auquel les demanderesses se sont référées pour établir leur citoyenneté somalienne par effet de la loi.

[35] L’introduction du document reproduit par « refworld » à l’adresse https://www.refworld.org/docid/3ae6b50630.html (en anglais seulement), indique ce qui suit :

[traduction]
À notre connaissance, la Somalie n’a pas adopté de nouvelle loi sur la citoyenneté depuis 1991, mais toutes les dispositions de la loi de 1962 et des règlements de 1963 relatives à la perte de la citoyenneté somalienne en cas d’acquisition d’une citoyenneté étrangère ont fait l’objet d’une modification en Somalie apportée par le paragraphe 10(4) de la Charte fédérale somalienne de transition de 2004 qui stipule que « tout citoyen de la République de Somalie a le droit de conserver sa citoyenneté, nonobstant l’acquisition de la citoyenneté d’un autre pays ». Cette disposition a été reprise au paragraphe 8(3) de la Constitution provisoire de la Somalie de 2012 : « un citoyen somalien ne peut être privé de la citoyenneté somalienne, même s’il devient citoyen d’un autre pays ». Les textes de la loi de 1962 (et des règlements de 1963) doivent donc être interprétés en tenant compte de cette modification.

[En italiques et souligné dans l’original; caractères gras ajoutés.]

[36] La SAR a commis une erreur en concluant que les demanderesses n’avaient pas réussi à établir leur identité en tant que ressortissantes somaliennes. Les dispositions législatives applicables prévoient clairement que, même si les demanderesses étaient devenues citoyennes d’un autre pays, cela n’aurait eu aucun effet sur leur statut de citoyennes somaliennes du fait de la naissance de leur père en Somalie, comme l’atteste le HCR.

[37] Bien que je considère ce qui précède comme déterminant, j’aborderai également un argument avancé par le défendeur auquel les demanderesses se sont fermement opposées.

[38] Le défendeur a fait valoir que, pour obtenir la citoyenneté somalienne, les demanderesses auraient à démontrer qu’elles ont renoncé à leur citoyenneté zambienne. Les demanderesses ont répondu que la SAR n’avait pas conclu qu’elles étaient citoyennes de la Zambie ou d’un autre pays. Par conséquent, la question de la renonciation à la citoyenneté ne se pose pas.

[39] Les demanderesses ont également relevé que, malgré le fait qu’elles aient obtenu des passeports zambiens valides, ceux‑ci avaient été obtenus frauduleusement, comme l’ont conclu la SPR et la SAR. Par conséquent, compte tenu du fait que les passeports ont été obtenus frauduleusement, ces derniers ne constituent pas une preuve de citoyenneté et la question de la renonciation à la citoyenneté ne se pose pas.

VII. Conclusion

[40] Pour les motifs qui précèdent, je juge que la décision contestée est déraisonnable. La SAR n’a pas effectué une analyse rationnelle qui était justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles elle était assujettie.

[41] La présente demande sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour nouvelle décision.

[42] Les faits en l’espèce ne soulèvent aucune question grave de droit à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6494‑20

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande est accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question grave de droit à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6494‑20

 

INTITULÉ :

FATUMA MOHAMMED MAHAMUD, ANISA MOHAMMED MAHAMUD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 décembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 11 octobre 2022

 

COMPARUTIONS :

David Matas

 

POUR LES DEMANDEresses

 

Cynthia Lau

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LES DEMANDEresses

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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