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Date : 20221020


Dossier : IMM-5027-21

Référence : 2022 CF 1433

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 octobre 2022

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

FERIT AGBAL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’instance

[1] Ferit Agbal [le demandeur] sollicite le contrôle judiciaire de la décision, datée du 30 juin 2021, par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a souscrit à la conclusion de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] portant que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger [la décision]. Aux yeux de la SAR, la question déterminante était celle de la crédibilité.

[2] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen de la Turquie âgé de 51 ans. Il affirme avoir été persécuté par les autorités turques et par des hommes de main en raison de son identité alévie, de ses opinions politiques gauchistes et de son appartenance au parti populaire républicain [PPR] ainsi que de l’appartenance qu’on lui impute au mouvement Gülen. Le demandeur allègue qu’en 2013, 2016, 2017 et 2018, il a été détenu par la police turque à cause de ses opinions et de ses activités politiques.

[4] En mars 2018, le demandeur aurait contracté un prêt de 100 000 $ US auprès d’un usurier afin d’acheter une grue et de créer une entreprise. À l’automne 2018, le demandeur a omis de faire un paiement. La société qui lui avait vendu la grue a envoyé trois hommes, qui se sont présentés comme étant des membres de la « mafia idéaliste », pour le battre et récupérer les documents établissant qu’il était propriétaire de la grue. Les hommes sont retournés le voir en janvier 2019 et lui ont confisqué la grue. Le demandeur a signalé le vol à la police, mais la société qui lui avait vendu la grue a informé les policiers qu’il était un partisan du mouvement Gülen. Le demandeur a été gardé en détention et torturé, avant d’être libéré à la condition de se présenter à la police en attente d’une enquête.

[5] Le demandeur a obtenu un visa des États‑Unis en février 2019. Le 31 mars 2019, il s’est enfui de la Turquie, laissant derrière lui son épouse et ses enfants. Le 2 avril 2019, il a traversé la frontière pour se rendre au Canada, où il a présenté une demande d’asile.

[6] En mai 2019, la police turque a fait une descente chez le demandeur. Elle a battu son épouse et a menacé de l’arrêter. À la suite de cette agression, l’épouse et les enfants du couple se sont réfugiés chez le frère du demandeur. En octobre 2019, des agents de police se sont rendus chez le frère du demandeur et ont proféré des menaces à l’endroit du demandeur.

III. Décision

[7] La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’était pas crédible en ce qui a trait à l’incident relatif à la grue et à l’accusation consécutive concernant son appartenance au mouvement Gülen, qui était au cœur de sa demande d’asile. Une lettre d’appui provenant de l’épouse de l’appelant, décrivant une descente de la police au cours de laquelle elle avait été menacée, et finalement arrêtée, ainsi que les arrestations antérieures du demandeur et ses problèmes avec la « mafia idéaliste », n’a pas suffi pour dissiper les inquiétudes de la SAR au sujet de la crédibilité.

[8] La SAR était d’accord avec la SPR pour dire que le témoignage du demandeur était incohérent et non crédible quant au moment et à la manière dont il avait obtenu son passeport et quant au moment où il avait été accusé d’appartenir au mouvement Gülen.

[9] Après avoir conclu que le demandeur n’était pas crédible relativement aux allégations principales, la SAR a conclu que les affirmations du demandeur selon lesquelles il était gauchiste et membre du PPR n’étaient pas non plus crédibles. Plus précisément, elle n’a pas cru qu’il avait été détenu en 2013, 2016, 2017 et 2018. La SAR a par ailleurs admis que le demandeur était un alévi, mais elle n’a pas cru qu’il avait subi de mauvais traitements ou de la discrimination à cause de son appartenance à cette minorité religieuse. La SAR a également admis qu’il n’existait aucun fondement justifiant la présentation d’une demande d’asile distincte au titre du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

IV. Question en litige et norme de contrôle applicable

[10] La seule question dont la Cour est saisie est de savoir si la SAR a apprécié de façon raisonnable la crainte de persécution alléguée par le demandeur en tant que militant du PPR et alévi gauchiste.

[11] Les parties reconnaissent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Aucune des exceptions énoncées dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] ne s’applique en l’espèce (aux para 16‑17). Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable exige que la Cour se demande si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité. Lorsqu’elles effectuent un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, les cours de révision doivent tenir compte à la fois du résultat de la décision et du raisonnement à l’origine de ce résultat (Vavilov, au para 87). Une décision raisonnable doit être « justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99). La Cour doit s’abstenir d’« apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » (Vavilov, au para 125, citant Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55). Si les motifs du décideur permettent à la cour de révision de comprendre pourquoi la décision a été rendue et de déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, la décision sera jugée raisonnable (Vavilov, aux para 85‑86).

V. Analyse

[12] À mon avis, la SAR a mal interprété la demande d’asile du demandeur lorsqu’elle a considéré que sa crainte de persécution reposait essentiellement sur le fait qu’on le percevait comme étant un membre du Gülen, et que sa crainte de persécution découlant de ses opinions et activités politiques proprement dites était accessoire (Vilmond c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 926 aux para 17‑20 [Vilmond]). Bien que ce soient les incidents liés à la grue qui l’ont finalement poussé à quitter la Turquie, le demandeur a soutenu dans sa demande d’asile qu’il craignait aussi d’être persécuté en raison de ses activités gauchistes en tant que partisan du PPR. C’est ce qui ressort du premier paragraphe de l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA] du demandeur.

[13] Le demandeur soutient que sa demande d’asile était fondée sur une crainte de persécution découlant de deux sources : 1) la police et les autorités turques, en raison de ses opinions politiques en tant que partisan du PPR et gauchiste alévi politiquement actif, et 2) la police, une entreprise, et ses « hommes de main », qui affirment considérer le demandeur comme un partisan du mouvement Gülen.

[14] L’exposé circonstancié du formulaire FDA du demandeur donnait des précisions sur les arrestations et les détentions, à quatre reprises, de ce dernier en lien avec ses activités politiques.

[15] La SAR a renvoyé à l’arrêt Sheikh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 238 au para 8, [1990] ACF no 604 (CA) [Sheikh], où la Cour d’appel a fait observer que « la conclusion générale du manque de crédibilité du demandeur de statut peut fort bien s’étendre à tous les éléments de preuve pertinents de son témoignage ». À mon avis, les faits de l’affaire Sheikh ne sont pas comparables à ceux de la présente affaire et l’arrêt Sheikh n’est pas applicable en l’espèce. Un fondement de la demande d’asile entièrement différent, qui n’a rien à voir avec le mouvement Gülen, est en cause dans l’affaire qui nous occupe. Ce fondement ne pouvait pas être rejeté simplement parce qu’un volet de l’allégation mettant en cause des agents de persécution très différents n’a pas a été jugé crédible.

[16] Bien que la SAR ait précisé qu’elle avait tenu compte de la lettre d’appui du PPR confirmant la participation du demandeur, elle a simplement mentionné que la lettre comportait deux phrases. La SAR n’a pas examiné le contenu de la lettre ni n’a considéré la lettre pour ce qu’elle disait (Mahmud c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 729 au para 11, 167 FTR 309).

[17] Le défendeur a raison de dire que la conclusion générale de la SAR relativement au manque de crédibilité de la part du demandeur « peut fort bien s’étendre à tous les éléments de preuve pertinents de son témoignage » (Sheikh, au para 8). C’est également avec raison que le défendeur affirme que la lettre d’appui du PPR présentée par le demandeur, que la SAR a reconnu être authentique, n’a pas permis d’établir les allégations de détention. Néanmoins, la SAR a expressément reconnu que la lettre indique que le demandeur est un « sympathisant » du PPR qui avait [traduction] « participé activement aux activités [de son] parti ». Ce témoignage contredit directement la conclusion de la SAR portant que « l’appelant n’est pas un partisan du mouvement Gülen ni un gauchiste, qu’il n’est pas présumé l’être [...] ». Dans ses motifs, la SAR ne donne aucune indication quant à la question de savoir si et comment un poids a été accordé à cette lettre, qui était au cœur de l’allégation du demandeur selon laquelle il craignait d’être persécuté en tant que partisan du PPR.

[18] Même s’il était loisible à la SAR de conclure que « la volonté [du demandeur] d’inventer une allégation mensongère selon laquelle il est présumé être un partisan du mouvement Gülen mine sa crédibilité globale », elle n’avait pas le droit d’écarter des éléments de preuve qui contredisaient directement ses conclusions de fait sur un élément qui est au cœur de la demande d’asile du demandeur, sans donner d’explication (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF 53 au para 17, [1998] ACF n1425).

[19] En résumé, la SAR semble conclure qu’une unique détention découlant des liens perçus du demandeur avec le mouvement Gülen était plus essentielle à la demande d’asile que les quatre autres arrestations et détentions, qui ont eu lieu entre 2013 et 2018, liées aux opinions et activités politiques de ce demandeur. La SAR a conclu que ce dernier n’était pas un partisan du PPR malgré les éléments de preuve documentaires indiquant explicitement qu’il l’était. La SAR n’a pas expliqué pourquoi les éléments de preuve documentaires n’étaient pas crédibles ou suffisants pour établir que le demandeur avait été à tout le moins sympathisant du PPR et qu’il avait participé à ses activités. Par conséquent, la décision de la SAR n’est pas, à mon avis, fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et n’est pas justifiée au regard des faits et du droit (Vavilov, au para 85).

VI. Conclusion

[20] La décision est déraisonnable, et la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La SAR a mal interprété les motifs à l’appui de la demande d’asile du demandeur et a rejeté les éléments de preuve qui contredisaient directement ses conclusions factuelles concernant un élément essentiel de la demande d’asile du demandeur, sans donner d’explication.

[21] Les parties n’ont pas proposé de question aux fins de certification et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5027-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

  3. Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Espérance Mabushi, M.A. Trad. Jur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5027-21

INTITULÉ :

FERIT AGBAL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 mai 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge FAVEL

DATE DES MOTIFS :

Le 20 octobre 2022

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

POUR LE DEMANDEUR

 

Margherita Braccio

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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