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Date : 20060321

Dossier : IMM-5254-05

Référence : 2006 CF 367

Ottawa (Ontario), le 21 mars 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BEAUDRY

 

ENTRE :

CASSIA PETRO HUTCHINS

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour statue sur une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) en vue d'obtenir le contrôle judiciaire d'une décision en date du 3 août 2005 par laquelle M. Michael Crelinsten, de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a estimé que la demanderesse n'avait pas la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[2]               La demanderesse soulève les questions suivantes :

            1.         La Commission a-t-elle commis une erreur justifiant l'annulation de sa décision en concluant que la demanderesse pouvait se prévaloir de la protection de l'État?

            2.         La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en obligeant la demanderesse à démontrer la responsabilité de l'État avant de lui reconnaître la qualité de personne à protéger en vertu de l'article 97 de la LIPR alors que le libellé de cette disposition ne prévoit aucune condition de ce genre?

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, la réponse à ces deux questions est négative et la demande doit être rejetée.

 

CONTEXTE

[4]               Née le 14 octobre 1976 à Kingstown, la demanderesse, Mme Cassia Petro Hutchins, est une citoyenne de Saint-Vincent-et-les-Grenadines.

 

[5]               Le 20 juin 2000, alors qu'elle rentrait chez elle, la demanderesse a surpris son petit ami, Gregory Laborde, en train d'embrasser leur fille d'une manière sexuellement déplacée. Une vive empoignade éclata au cours de laquelle M. Laborde a poussé la demanderesse, qui s'est réfugiée chez sa mère laissant sa fille chez M. Laborde.

 

[6]               Lorsque la demanderesse est revenue récupérer sa fille et ses effets personnels au logement qu'elle partageait avec M. Laborde, ce dernier a refusé de lui rendre l'enfant.

[7]               La demanderesse a signalé l'incident aux services sociaux, qui lui ont conseillé de s'adresser au Tribunal de la famille. Elle a par la suite obtenu de l'aide de la Section des enquêtes criminelles et elle est aller habiter chez sa mère avec sa fille.

 

[8]               Le Tribunal de la famille a accordé à la demanderesse la garde exclusive de sa fille avec qui elle vivait chez sa mère, mais M. Laborde a continué à harceler verbalement la demanderesse. Elle a signalé l'incident à la police, qui n'a vraisemblablement donné aucune suite à ce signalement.

 

[9]               Le harcèlement verbal s'est poursuivi et a dégénéré en coups jusqu'à ce qu'un incident survenu le 5 novembre 2000 incite la demanderesse à appeler la police, qui ne s'est pas portée à son secours.

 

[10]           Ces actes de violence répétés ont atteint leur point culminant le 2 janvier 2001, alors que M. Laborde a agressé la demanderesse avec une machette et des ciseaux. La demanderesse a subi de graves coupures lors de cette agression.

 

[11]           Face aux menaces constantes dont elle faisait l'objet, la demanderesse a quitté Saint-Vincent le 22 septembre 2001 pour le Canada, où elle a présenté une demande d'asile le 8 février 2005. Elle a confié sa fille à sa soeur à Saint-Vincent.

 

[12]           M. Laborde a été arrêté en mars 2002 et il a été accusé d'enlèvement et de tentative de meurtre relativement à un incident qui n'est pas relié aux faits de l'espèce.

 

LA DÉCISION À L'EXAMEN

[13]           Dans ses motifs, la Commission a expliqué qu'elle arrivait à des conclusions favorables quant à la crédibilité de la demanderesse relativement à l'identité de cette dernière et aux allégations qu'elle avait formulées au sujet de la violence conjugale.

 

[14]           La Commission a signalé que la demanderesse avait attendu très longtemps avant de présenter une demande d'asile mais elle a estimé que ce facteur n'était pas déterminant et qu'il n'entraînait pas le rejet de sa demande.

 

[15]           Malgré le fait qu'elle avait jugé crédibles les allégations de la demanderesse, la Commission a rejeté sa demande au motif qu'elle pouvait se prévaloir de la protection de l'État à Saint-Vincent.

 

[16]           La Commission a cité les arrêts Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Kadenko, [1996] A.C.F. no 1376 (C.A.F.) (QL) et Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Villafranca, [1992] A.C.F. no 1189 (C.A.F.) (QL) qui, selon elle, définissent le cadre juridique devant guider son analyse.

 

[17]           La Commission s'est fondée sur la preuve documentaire pour conclure que Saint-Vincent-et-les-Grenadines était un État démocratique.

 

[18]           La Commission s'est ensuite penchée sur le témoignage de la demanderesse. Elle a conclu que l'État avait déployé des efforts au nom de la demanderesse pour l'aider à récupérer en toute sécurité sa fille, qui se trouvait chez M. Laborde, pour lui accorder la garde exclusive de l'enfant et pour condamner M. Laborde à verser une pension alimentaire.

 

[19]           La Commission a également expliqué que, même si l'aide que la demanderesse avait reçue de la police n'était pas parfaite, il ne s'agissait pas d'une politique de non-assistance aux femmes victimes de violence conjugale appliquée uniformément partout dans ce pays.

 

[20]           La Commission s'est fondée sur la preuve documentaire pour conclure qu'il n'y avait pas eu d'effondrement complet de l'appareil étatique à Saint-Vincent-et-les-Grenadines.

 

[21]           Sur le fondement de tous ces facteurs, la Commission a conclu que la demanderesse n'avait pas réussi à réfuter la présomption de la protection de l'État et qu'il n'existait pas vraiment de possibilité sérieuse qu'elle soit persécutée ou encore qu'elle soit exposée à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si elle devait retourner à Saint-Vincent-et-les-Grenadines.

 

ANALYSE

1.         La Commission a-t-elle commis une erreur justifiant l'annulation de sa décision en concluant que la demanderesse pouvait se prévaloir de la protection de l'État?

 

[22]           La demanderesse affirme que la Commission n'a pas tenu compte des facteurs appropriés pour déterminer si le gouvernement du pays en question ne pouvait pas ou ne voulait pas la protéger contre la violence conjugale. La demanderesse soutient que l'aide que l'État lui a accordée et qui lui a permis d'obtenir la garde exclusive de sa fille constitue une question tout à fait distincte de celle de l'incapacité de la demanderesse d'être protégée contre les violences physiques infligées par son ancien petit ami.

 

[23]           La demanderesse affirme par ailleurs qu'il ressort de la preuve documentaire qu'au moment des faits, la police a réagi très faiblement et inadéquatement aux allégations de violence conjugale. Elle en conclut que ces faits permettent de conclure à l'existence d'« incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l'État ne s'est pas concrétisée » (Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689).

 

[24]           La demanderesse soutient également que la simple possibilité de porter plainte devant le Tribunal de la famille ou la police ne lui garantissait pas qu'elle serait efficacement protégée contre les agressions de son petit ami.

 

[25]           Bien que la Commission ait effectivement signalé [TRADUCTION] « de graves problèmes en ce qui concerne l'application » de la législation de Saint-Vincent en matière de violence familiale, la demanderesse soutient que la Commission a omis d'analyser cette question clé et qu'elle ne s'est pas demandée s'il existait réellement un cadre efficace pour protéger la demanderesse.

 

[26]           La conclusion de la Commission suivant laquelle la demanderesse pouvait se prévaloir de la protection de l'État est une question mixte de droit et de fait et la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable simpliciter (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S 817). Dans le jugement Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 193, [2005] A.C.F. no 232 (C.F. 1re inst.) (QL), la juge Danièle Tremblay-Lamer écrit ce qui suit, au paragraphe 11 :

Toutefois, la nature de la question à trancher a une importance vitale en l'espèce et fait également appel à la compétence relative de l'instance décisionnelle. Décider si un demandeur a réfuté la présomption de protection de l'État suppose « l'application d'une norme juridique [... c'est-à-dire « confirmer d'une façon claire et convaincante l'incapacité de l'État d'assurer la protection » : Ward, précité, au paragraphe 50] à un ensemble de faits » , ce qui, selon la Cour suprême du Canada, constitue une question mixte de fait et de droit : Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, au paragraphe 26. La SPR possède une compétence relative au sujet des conclusions de fait et de l'évaluation de la situation dans le pays en cause. Cependant, la Cour possède une expertise relative pour décider si la norme juridique a été respectée. En conséquence, à mon avis, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable simpliciter. Cette conclusion est compatible avec les décisions dans lesquelles la question de la protection de l'État a été considérée comme une question mixte de fait et de droit [...]

 

 

[27]           Les demandeurs d'asile qui comparaissent devant la Commission sont présumés être en mesure de se prévaloir de la protection de l'État et ils ont la charge d'établir, d'une façon claire et convaincante, que l'État ne peut pas ou ne veut pas leur assurer sa protection (Ward, précité).

 

[28]           Il ressort de la preuve documentaire soumise à la Commission que, bien que la réputation de Saint-Vincent-et-les-Grenadines soit peu enviable en ce qui concerne l'application des mesures législatives destinées à protéger les femmes victimes de violence conjugale, c'est indéniablement un État démocratique qui fonctionne bien. Voici, à ce propos, ce qu'écrit le juge James K. Hugessen dans l'arrêt Villafranca, précité :

Aucun gouvernement qui professe des valeurs démocratiques ou affirme son respect des droits de la personne ne peut garantir la protection de chacun de ses citoyens en tout temps. Ainsi donc, il ne suffit pas que le demandeur démontre que son gouvernement n'a pas toujours réussi à protéger des personnes dans sa situation.

 

[29]           Dans l'affaire Kadenko, précitée, le juge Robert Décary a analysé la différence qui existe entre la structure institutionnelle de l'État et le défaut d'agir de policiers déterminés :

Lorsque l'État en cause est un état démocratique comme en l'espèce, le revendicateur doit aller plus loin que de simplement démontrer qu'il s'est adressé à certains membres du corps policier et que ses démarches ont été infructueuses. Le fardeau de preuve qui incombe au revendicateur est en quelque sorte directement proportionnel au degré de démocratie atteint chez l'État en cause: plus les institutions de l'État seront démocratiques, plus le revendicateur devra avoir cherché à épuiser les recours qui s'offrent à lui.

 

[30]           Compte tenu de ces principes et après avoir lu attentivement les motifs de la Commission, je ne crois pas que sa conclusion que la demanderesse pouvait se prévaloir de la protection de l'État est déraisonnable. Suivant la preuve documentaire, Saint-Vincent est un État démocratique qui jouit d'une excellente santé. Bien que la demanderesse ait établi de façon crédible qu'elle n'a pas obtenu de la police une protection suffisante contre M. Laborde, il n'était pas déraisonnable de la part de la Commission de conclure, vu l'ensemble de la preuve dont elle disposait, que la demanderesse ne s'était pas acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer qu'elle ne pouvait compter à l'avenir sur la protection de l'État. Il ressort de la preuve que la situation s'est grandement améliorée depuis 1999 pour les femmes violentées et que M. Laborde est présentement incarcéré et qu'il doit répondre à des accusations de tentative de meurtre, de sorte qu'il est hors d'état de nuire à la demanderesse.

 

2.         La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en obligeant la demanderesse à démontrer la responsabilité de l'État avant de lui reconnaître la qualité de personne à protéger en vertu de l'article 97 de la LIPR, alors que le libellé de cette disposition ne prévoit aucune condition de ce genre?

[31]           La demanderesse affirme que la Commission l'a obligée à démontrer que le gouvernement de Saint-Vincent était responsable des sévices qu'elle avait subis dans le passé ainsi que de ceux qu'elle craignait de subir si elle devait retourner à Saint-Vincent.

 

[32]           Cette conclusion constitue une question de droit et la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982).

 

[33]           Toutefois, après avoir pris connaissance des motifs de la Commission, je n'y décèle aucune erreur de ce genre. La Commission n'a pas en fait obligé la demanderesse à démontrer que l'État de Saint-Vincent était responsable des sévices que M. Laborde lui avait infligés. La Commission l'a obligée à établir qu'elle ne pourrait compter sur la protection de l'État, ce qui est conforme aux principes juridiques applicables en matière de protection de l'État.

 

[34]           La demanderesse propose la certification des deux questions suivantes :

1. Quel critère doit-on appliquer pour déterminer l'efficacité et/ou la suffisance de la protection de l'État lorsque le demandeur d'asile craint de subir un préjudice grave entre les mains d'une personne qui n'agit pas au nom de l'État?

 

2. L'alinéa 97(1)b) de la LIPR rend-il l'État responsable (soit en tant qu'auteur direct ou par suite de son défaut de protéger) de la menace à la vie ou du risque de traitements ou peines cruels et inusités?

 

[35]           Le défendeur s'oppose à la certification de ces questions. Je suis d'accord pour dire que la décision à l'examen porte principalement sur des faits et qu'elle comporte une analyse de la situation qui existe dans le pays d'origine. Elle ne donne pas lieu aux questions posées par la demanderesse.

                       

JUGEMENT

 

            LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question n'est certifiée.

 

« Michel Beaudry »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5254-05

 

INTITULÉ :                                       CASSIA PETRO HUTCHINS

                                                            c.

                                                            MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 16 MARS 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE BEAUDRY

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 21 MARS 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Pia Zambelli                                                                              POUR LA DEMANDERESSE

 

Lynn Lazaroff                                                                           POUR LE DÉFENDEUR

 

                                                                                               

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Joseph W. Allen                                                                       POUR LA DEMANDERESSE

Montréal (Québec)                                                                  

 

John H. Sims, c.r.                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

 

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