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Date : 20220727


Dossier : IMM‑6457‑21

Référence : 2022 CF 1121

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 juillet 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

IDDI YUNUS FADHILI

NAJAT OMAR SORAN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, monsieur Iddi Yunus Fadhili et madame Najat Omar Soran, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, en date du 5 août 2021, d’annuler leur statut de réfugié aux termes de l’article 109 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Ils prétendent que la SPR a commis une erreur dans son appréciation de leur présentation erronée et qu’il y avait une crainte raisonnable de partialité.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SPR est raisonnable et qu’il n’y avait aucune crainte raisonnable de partialité. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Faits

A. Les demandeurs

[4] Les demandeurs sont des citoyens de la Somalie. Le demandeur principal, Iddi Yunnus Fadhili, est âgé de 41 ans, et la demanderesse associée, Najat Omar Soran, est âgée de 40 ans. Ils prétendent avoir fui la Somalie séparément avec leurs familles en 1991.

[5] Les demandeurs ont demandé l’asile à partir du Canada en novembre 2015. La SPR a entendu leur demande d’asile en 2017. Devant le premier tribunal de la SPR qui a instruit l’affaire, les demandeurs ont prétendu qu’ils s’étaient rencontrés et mariés au Kenya, où ils seraient demeurés sans statut ni pièces d’identité jusqu’à ce qu’ils entrent au Canada avec l’aide d’un passeur en septembre 2015. Les demandeurs ont inscrit dans l’exposé circonstancié de leur formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA) qu’ils ont rencontré le passeur en juillet 2015. Le dossier indique toutefois que les demandeurs sont arrivés à l’aéroport Pearson de Toronto le 22 mai 2015.

[6] Dans une décision en date du 9 août 2017, la SPR a conclu que les demandeurs étaient crédibles en ce qui concerne ce qu’ils avaient vécu en Somalie et au Kenya, et leur identité en tant que membres somaliens du clan Bajuni, une minorité vulnérable. La SPR a conclu que les demandeurs avaient une crainte fondée de persécution en Somalie.

[7] Le défendeur affirme que, après que les demandeurs ont obtenu le statut de réfugié, l'Agence des services frontaliers du Canada a appris qu’ils avaient obtenu l’asile en ayant recours à de fausses identités. En septembre 2020, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) a présenté une demande d’annulation du statut de réfugié des demandeurs en raison d’une présentation erronée de faits et d’une réticence sur des faits à l’audience tenue par le premier tribunal de la SPR qui a instruit l’affaire.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[8] Dans une décision en date du 5 août 2021, la SPR a accueilli la demande d’annulation du statut de réfugié des demandeurs présentée par le ministre au titre de l’article 109 de la LIPR.

[9] Le ministre a exposé dans ses observations la façon dont les demandeurs avaient fait une présentation erronée sur des faits importants quant à un objet pertinent aux termes de l’article 109 de la LIPR. Il a soutenu que les demandeurs avaient fait une présentation erronée quant aux identités utilisées pour se rendre au Canada, quant à la date de leur arrivée au Canada, quant à la date de leur départ du Kenya, quant à leur recours à un passeur pour entrer au Canada, dont le fait que celui‑ci les aurait accompagnés au Canada, et quant aux dates de leurs prétendues interactions avec ledit passeur. Il est plus probable que le contraire que les demandeurs soient en fait Iddi Yunus et Najaa Omar Said, ressortissants du Kenya et non pas citoyens de la Somalie, ainsi qu’ils le prétendent. Le ministre a soutenu que les demandeurs ont aussi fait une présentation erronée ou une réticence quant à leurs antécédents de résidence, quant aux noms et aux lieux de résidence de membres de leur famille, et quant à leur statut aux ÉUA. Leur demande d’asile originale était une histoire inventée, ce qui inclut leur identité et leurs affirmations de persécution. Pour qu’une demande d’asile soit accueillie, un risque doit être établi dans tous les pays de nationalité. Étant donné que les demandeurs n’ont pas demandé l’asile à l’égard du Kenya, leur pays de nationalité, le ministre a affirmé que leur demande d’asile devait être rejetée.

[10] Les demandeurs ont soutenu devant la SPR que, en tant que Somaliens sans papiers, ils avaient obtenu de faux passeports kényans vers la fin des années 1990, passeports qu’ils ont utilisés et renouvelés au fil des années avant d’entrer au Canada. Ils ont affirmé qu’ils avaient continué à utiliser ces documents parce qu’ils n’avaient rien d’autre pour faire état de leur identité et qu’ils craignaient d’être renvoyés du Kenya en Somalie. Ils prétendent qu’ils ont recruté un passeur pour qu’il falsifie l’information figurant sur leurs demandes de visa de résident temporaire (VRT), par nécessité, afin de dissimuler le fait qu’ils avaient utilisé de faux passeports kényans pour maintenir leurs identités au Kenya.

[11] Dans son examen de la demande d’annulation du statut de réfugié des demandeurs présentée par le ministre, la SPR a d’abord pris en compte les trois éléments prévus au paragraphe 109(1) de la LIPR, tels qu’ils sont énoncés dans la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Gunasingam, 2008 CF 181 au paragraphe 7 :

a) il doit y avoir eu des présentations erronées sur un fait important ou une réticence sur ce fait;

b) ce fait doit se rapporter à un objet pertinent; et

c) il doit exister un lien de causalité entre, d’une part, les présentations erronées ou la réticence, et, d’autre part, le résultat favorable obtenu.

[12] La SPR a examiné le témoignage et les observations des demandeurs et a établi que les trois éléments du critère énoncé au paragraphe 109(1) étaient remplis. Elle a tiré les conclusions qui suivent :

[TRADUCTION]

  • Les demandeurs ont fait de fausses déclarations et une réticence sur des faits concernant leurs identités kényanes et leurs antécédents en matière de résidence. Ils n’ont pas divulgué le fait qu’ils utilisaient des noms d’emprunt et qu’ils avaient résidé à Dubaï, aux ÉAU, de 2006 à 2015. Ils ont fait de fausses déclarations relativement aux circonstances qui les ont amenés au Canada, aux noms sous lesquels ils sont entrés au Canada et à la date de leur arrivée : ils sont entrés munis d’un VRT en mai 2015 et non pas avec l’aide d’un passeur en septembre 2015.

  • Les faits trompeurs et dissimulés sont directement liés aux identités des demandeurs et au fondement de leur demande d’asile. En dissimulant ces faits, les demandeurs ont empêché le premier tribunal qui a instruit l’affaire de se pencher sur leurs identités et sur le fond de leur demande d’asile. Lorsque l’identité et, par conséquent, la nationalité ne peuvent pas être établies, il est alors impossible de trancher la demande d’asile quant au fond.

  • Il y avait un lien de causalité entre la présentation erronée et la non‑divulgation d’informations, et le résultat favorable. Le premier tribunal qui a instruit l’affaire a accepté sans réserve la demande d’asile et l’exposé circonstancié des demandeurs et a tranché l’affaire en fonction de leurs témoignages sous serment selon lesquels ils étaient des ressortissants de la Somalie et leur récit de persécution était crédible. Si l’information figurant dans le VRT des demandeurs avait été connue du premier tribunal qui a instruit l’affaire, elle aurait engendré des doutes importants quant à l’identité des demandeurs et quant à la crédibilité de leur demande d’asile, et elle n’aurait peut‑être pas conduit au résultat favorable de leur demande.

[13] Suivant le paragraphe 109(2) de la LIPR, la SPR a examiné la question de savoir s’il y avait suffisamment d’éléments de preuve, parmi ceux pris en compte lors de la décision initiale, pour justifier l’asile. Le premier tribunal qui a instruit l’affaire a estimé que les demandeurs étaient crédibles. Cependant, la SPR a conclu que les nouveaux éléments de preuve, jumelés aux aveux de présentation erronée faits par les demandeurs, mettaient à mal leur crédibilité et que la présomption de véracité de leur témoignage sous serment avait été réfutée. Les demandeurs ont eu la possibilité de corriger le dossier, mais ils s’en sont abstenus. La SPR a fait remarquer que le paragraphe 109(1) ne justifie pas que soient pris en compte les motifs, l’intention, la négligence ou la mens rea des demandeurs ou la question de savoir si ceux‑ci avaient la capacité intellectuelle voulue pour comprendre la situation ou s’ils avaient l’intention de présenter erronément les faits ou de dissimuler des faits importants (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Pearce, 2006 CF 492 au para 36). Par conséquent, la SPR n’a pas examiné plus en détail l’explication donnée pour justifier les gestes posés ou leur tentative de [traduction] « rejeter sur le passeur la responsabilité de leur duperie ».

[14] La SPR a conclu que les nouveaux éléments de preuve étayaient une conclusion selon laquelle les demandeurs sont des citoyens du Kenya. Les demandeurs ont chacun un passeport kényan, qu’ils détiennent depuis trente ans, ils l’ont renouvelé plusieurs fois et ils l’ont utilisé pour se rendre dans d’autres pays, notamment les ÉUA. Il n’y a pas de preuve étayant leur affirmation selon laquelle ces passeports ont été obtenus de façon frauduleuse. Le fait de posséder un passeport national représente une preuve de citoyenneté par inférence, et les demandeurs n’ont pas présenté d’éléments de preuve convaincants pour réfuter la présomption selon laquelle ils sont des ressortissants du Kenya.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[15] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions qui suivent :

  1. La décision portant annulation du statut de réfugié des demandeurs est‑elle raisonnable?

  2. Y a‑t‑il une crainte raisonnable de partialité?

[16] Les demandeurs n’ont présenté aucune observation au sujet de la norme de contrôle. Le défendeur soutient que la norme de la décision raisonnable s’applique à la première question. Je conviens que la norme de contrôle applicable à la décision de la SPR est celle de la décision raisonnable (Ede c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 804 au para 7; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), aux para 10, 16‑17). La crainte raisonnable de partialité relève de l’équité procédurale et est traditionnellement examinée en regard de la norme de la décision correcte (Malit c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 16 au para 11).

[17] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12‑13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).

[18] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit établir qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision, ou les préoccupations qu’elle soulève, ne justifient pas toutes une intervention. Les cours de révision doivent s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doivent pas modifier les conclusions de fait tirées par celui‑ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ni constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

[19] En revanche, le contrôle selon la norme de la décision correcte ne commande aucune déférence. Pour les affaires d’équité procédurale, la question centrale est celle de savoir si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris les facteurs énumérés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 21‑28 (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

IV. Analyse

[20] L’article 109 de la LIPR énonce le cadre dans lequel la SPR peut, sur demande du ministre, annuler la décision ayant accueilli une demande d’asile :

Annulation par la Section de la protection des réfugiés

Demande d’annulation

109 (1) La Section de la protection des réfugiés peut, sur demande du ministre, annuler la décision ayant accueilli la demande d’asile résultant, directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait.

Rejet de la demande

(2) Elle peut rejeter la demande si elle estime qu’il reste suffisamment d’éléments de preuve, parmi ceux pris en compte lors de la décision initiale, pour justifier l’asile.

Effet de la décision

(3) La décision portant annulation est assimilée au rejet de la demande d’asile, la décision initiale étant dès lors nulle.

Applications to Vacate

Vacation of refugee protection

109 (1) The Refugee Protection Division may, on application by the Minister, vacate a decision to allow a claim for refugee protection, if it finds that the decision was obtained as a result of directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter.

Rejection of application

(2) The Refugee Protection Division may reject the application if it is satisfied that other sufficient evidence was considered at the time of the first determination to justify refugee protection.

Allowance of application

(3) If the application is allowed, the claim of the person is deemed to be rejected and the decision that led to the conferral of refugee protection is nullified.

[21] Selon l’article 109 de la LIPR, la SPR peut annuler la décision ayant accueilli une demande d’asile si elle conclut que 1) la décision résultait, directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait, et 2) abstraction faite des présentations erronées, les autres éléments de preuve, parmi ceux dont disposait le tribunal ayant tranché la demande d’asile, étaient insuffisants pour justifier l’asile (Canada (Public Safety and Emergency Preparedness) c Bafakih, 2022 CAF 18).

A. Caractère raisonnable de la décision de la SPR

[22] En premier lieu, les demandeurs soutiennent que la SPR a commis une erreur en concluant que le paragraphe 109(1) [traduction] « ne justifie pas que soient pris en compte les motifs, l’intention, la négligence ou la mens rea des demandeurs ». Ils affirment que la jurisprudence de la Cour qui confirme cette conclusion contredit la jurisprudence au sujet de l’effet des consignes que donnent les passeurs sur les demandeurs d’asile qui entrent au Canada. Devant la SPR, les demandeurs n’ont pas contesté qu’ils avaient dissimulé des faits pertinents et importants, mais ils ont expliqué qu’ils suivaient alors les consignes strictes données par leur passeur. Ils prétendent que les éléments de preuve objectifs montrent clairement que leur profil de risque est réel, étant donné que les Somaliens sans papiers au Kenya vivent dans la crainte d’être harcelés et d’être déportés, sans avoir droit aux services de base. Il y a aussi des preuves que bien des gens dans leur situation font appel à des passeurs pour obtenir des documents kényans de façon frauduleuse afin de pouvoir vivre en paix au Kenya et de pouvoir quitter ce pays en toute sécurité.

[23] Les demandeurs soutiennent que la Cour d’appel fédérale a conclu que les titres de voyage frauduleux d’un demandeur d’asile n’ont aucune incidence sur les questions essentielles relatives à la demande et présentent une valeur limitée quand il s’agit d’établir la crédibilité générale (Attakora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 444 (CAF)). Ils font remarquer que la Cour a fréquemment appliqué cette logique, particulièrement lorsqu’un demandeur d’asile n’a plus en sa possession les faux documents de voyage parce qu’il a respecté les consignes données par son passeur : Ameirc Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 876 au para 16; Zhao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 471 aux para 6, 12‑13). Comme l’a statué la Cour dans la décision Rasheed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 587 au paragraphe 18 :

Il a déjà été décidé que le fait qu’un demandeur d’asile soit muni de faux documents de voyage, qu’il détruise des documents de voyage ou qu’il mente à leur sujet à son arrivée pour se conformer aux directives de son mandataire a une importance secondaire et une valeur très limitée sur le plan de la détermination de la crédibilité générale. D'abord, il n'est pas rare que les personnes qui fuient leur pays pour éviter d'être persécutées n'aient pas de documents de voyage réguliers en main et que, en raison de leur vulnérabilité et des craintes qu'elles ressentent, agissent simplement conformément aux directives du mandataire qui a organisé leur fuite. En second lieu, le fait qu’une personne ait menti ou non au sujet de ses documents de voyage a peu de liens directs avec la question de savoir si elle est effectivement un réfugié. [Renvois omis.]

[24] Les demandeurs soutiennent qu’il est déraisonnable, d’une part, d’accepter que la SPR fasse montre de retenue à l’égard des conclusions quant à la crédibilité et, d’autre part, d’empêcher les demandeurs d’asile d’expliquer leur comportement et les raisons sous‑tendant celui‑ci. Ils affirment qu’ils n’ont pas conservé les faux documents de voyage parce que leur passeur les a confisqués une fois qu’ils ont passé les contrôles à l’aéroport après leur arrivée au Canada. Ils n’ont fait que suivre les consignes de leur passeur. Il est aussi déraisonnable de s’attendre à ce que les demandeurs présentent des éléments de preuve pour corroborer leurs identités somaliennes ou pour établir que leurs passeports kényans avaient été obtenus de façon frauduleuse puisqu’il est très difficile d’en faire la preuve. Ils affirment qu’il est erroné de fonder une conclusion quant à la crédibilité sur la seule absence d’éléments de preuve corroborants, et bien des choses dépendent du type de preuves requises (Ndjavera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 452 aux para 6‑7).

[25] En second lieu, les demandeurs soutiennent que, conformément au paragraphe 109(2) de la LIPR, il y a suffisamment d’autres éléments de preuve pour justifier l’asile dans leur cas. Ils invoquent la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Davidthamby Chery, 2008 CF 1001 (Davidthamby Chery), dans laquelle la Cour a confirmé la décision de la SPR de rejeter une demande d’annulation parce que de nombreux aspects du récit du demandeur d’asile n’avaient pas été démentis. Malgré les présentations erronées du demandeur d’asile dans la décision Davidthamby Chery, les éléments de preuve n’en établissaient pas moins qu’il était un Tamoul du nord du Sri Lanka qui avait été maintes fois pris pour cible. En ce qui les concerne, les demandeurs soulignent que la SPR n’a pas contesté qu’ils étaient des Bajunis de la Somalie, mais seulement que leur appartenance ethnique bajunie ne prouvait pas qu’ils n’avaient pas obtenu la citoyenneté kényane après avoir déménagé au Kenya. De nombreux Somaliens sont demeurés au Kenya sans papiers ou utilisent de faux documents pour se protéger. Les demandeurs invoquent également la décision Mansoor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 420 (Mansoor) pour soutenir qu’il y avait des éléments de preuve importants dans leur demande d’asile pouvant étayer la conclusion du premier tribunal qui a instruit l’affaire (au para 29), dont le témoignage d’un témoin et des lettres d'appui attestant leur appartenance ethnique et leur nationalité somaliennes.

[26] Le défendeur soutient que la SPR a appliqué l’article 109 de la LIPR de façon raisonnable. En ce qui concerne l’analyse effectuée au titre du paragraphe 109(1), le défendeur prétend que la SPR a expressément admis l’affirmation des demandeurs selon laquelle ils avaient obtenu de faux passeports kényans à la fin des années 1990 et qu’ils les avaient utilisés [traduction] « par nécessité » afin de dissimuler leur identité somalienne. De plus, la SPR a examiné l’affirmation des demandeurs selon laquelle ils s’étaient fiés aux consignes données par leur passeur, qui leur avait conseillé d’inventer des informations dans leurs formulaires de demande. La SPR a souligné que l’article 133 de la LIPR protège les demandeurs d’asile qui ont utilisé des documents de voyage obtenus de façon frauduleuse s’ils sont considérés comme de véritables réfugiés. Cependant, en l’espèce, les demandeurs n’ont pas saisi la possibilité qui leur était offerte de corriger le dossier et ont continué d’affirmer que l’information contenue dans leurs formulaires de demande était véridique, complète et exacte. La SPR a eu raison de conclure qu’une décision relative à une demande d’annulation ne suppose pas la prise en compte des motifs, de l’intention, de la négligence ou de la mens rea.

[27] De plus, le défendeur affirme que le récit des demandeurs n’est pas corroboré par les faits figurant dans le dossier. Par exemple, les demandeurs affirment qu’ils ont eu recours à un passeur pour quitter le Kenya. Dans son affidavit, le demandeur principal affirme qu’ils ont sollicité l’aide du passeur [traduction] « à la fin de 2014 ». Toutefois, le dossier indique que les demandeurs résidaient aux Émirats arabes unis (ÉUA) à ce moment. De plus, les demandeurs n’ont pas obtenu leurs passeports avec l’aide du passeur en septembre 2015, comme ils l’ont allégué devant le premier tribunal de la SPR qui a instruit l’affaire, car ils ont renouvelé ces documents eux‑mêmes en novembre 2010 (pour le demandeur principal) et en février 2011 (pour la demanderesse associée).

[28] De plus, le défendeur fait valoir que l’affirmation des demandeurs selon laquelle il y a suffisamment d’éléments de preuve pour justifier qu’ils bénéficient de l’asile constitue une interprétation erronée des conclusions tirées par la SPR. La SPR n’a pas admis que les demandeurs étaient des Bajunis de la Somalie. En fait, elle a conclu que les éléments de preuve étayaient la conclusion selon laquelle ils sont des citoyens du Kenya. Les éléments de preuve comportaient les passeports kényans des demandeurs, que ceux‑ci détenaient depuis trente ans, ainsi que leur certificat de mariage et le certificat de naissance de la demanderesse associée, documents qui dénotent tous les deux leur citoyenneté kényane. Les demandeurs n’ont pas présenté d’éléments de preuve convaincants à l’audience sur l’annulation de leur statut pour établir leur identité en tant que Somaliens et pour réfuter la présomption selon laquelle ils sont des ressortissants du Kenya. La SPR a donc eu raison de conclure qu’il n’y avait aucun motif pour accorder l’asile aux demandeurs, particulièrement étant donné que le premier tribunal qui a instruit l’affaire ne disposait pas des éléments de preuve les identifiant en tant que citoyens du Kenya et minant leur crédibilité.

[29] Je souscris aux observations formulées par le défendeur en ce qui concerne l’analyse effectuée au titre du paragraphe 109(1) de la LIPR. J’estime que la SPR a eu raison de conclure que les motifs derrière la présentation erronée ou la réticence quant à des faits importants n’étaient pas pertinents eu égard à la décision rendue au titre du paragraphe 109(1) de la LIPR. Cela va dans le sens de la décision rendue par mon collègue, le juge Favel, dans Abdulrahim c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 463, qui confirme que le paragraphe 109(1) de la LIPR n’exige pas la présence d’un élément de mens rea (au para 21, en citant : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Wahab, 2006 CF 1554 au para 29). De plus, comme l’a souligné la SPR, les demandeurs ont eu la possibilité de corriger le dossier et ils s’en sont abstenus.

[30] Contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, je ne crois pas que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte du rôle joué par le passeur dans les présentations erronées. Les demandeurs ont cité des décisions de la Cour dans lesquelles des demandeurs d’asile avaient eu recours à des passeurs pour obtenir de faux documents et avaient suivi les consignes de ceux‑ci de détruire les documents. En effet, des réfugiés vulnérables sont souvent dépourvus de titres de voyage et sont obligés de faire appel à des passeurs pour fuir des contextes dans lesquels leur vie est menacée. Ce n’était pas le cas des demandeurs. Selon le dossier, les demandeurs ont utilisé leurs propres passeports kényans, qu’ils détenaient depuis trente ans, pour obtenir un VRT canadien à partir des ÉAU et pour entrer au Canada à partir de Dubaï, où ils ont résidé pendant neuf ans. Ils ont aussi beaucoup voyagé munis de ces passeports, qui contiennent des timbres de visa d’Oman, du Sri Lanka, de la Thaïlande, de la Malaisie et des ÉAU. En dépit du fait que les demandeurs prétendent être entrés au Canada en septembre 2015 en compagnie du passeur, selon le dossier, ils sont arrivés à l’aéroport Pearson de Toronto le 22 mai 2015. Il semble qu’ils ne se soient pas rendus au Canada avec le passeur. En fait, d’après le dossier, ils sont entrés au Canada le 22 mai 2015 accompagnés d’une certaine Faiza Omar Said, qui est inscrite sur le VRT de la demanderesse principale comme étant sa sœur.

[31] Comme l’a fait remarquer à juste titre l’avocat du défendeur à l’audience, les observations formulées par les demandeurs sont truffées de contradictions. Par exemple, en dépit du fait que la demanderesse associée a affirmé devant le premier tribunal qui a instruit l’affaire qu’ils résidaient au Kenya depuis les années 1990, le dossier indique qu’elle a détenu un permis de résidence des ÉAU de 2013 à 2016. Le demandeur principal a aussi inscrit dans sa demande de VRT qu’il avait travaillé aux ÉAU de juin 2006 à juillet 2017. De plus, le formulaire FDA du demandeur principal indique que les parents de celui‑ci sont décédés, tandis qu’il est inscrit sur sa demande de VRT qu’ils résident et travaillent à Mombasa, au Kenya. La malhonnêteté persistante, les éléments de preuve contradictoires et les nombreuses présentations erronées des demandeurs parlent d’eux‑mêmes.

[32] Je ne suis pas non plus convaincu par l’argument des demandeurs au sujet de l’analyse effectuée par la SPR au titre du paragraphe 109(2) de la LIPR. Même si j’accepte que les demandeurs puissent très bien être des membres du clan minoritaire des Bajunis de la Somalie qui ont fui ce pays dans les années 1990, je ne crois pas que la SPR a commis une erreur en concluant que les éléments de preuve [traduction] « étayent une conclusion selon laquelle [les demandeurs] sont des citoyens du Kenya ». Comme l’a fait remarquer la SPR, [traduction] « bien des gens qui parlent une langue distincte et qui prétendent appartenir à un groupe social établi dans une région géographique donnée d’un pays peuvent déménager et devenir des ressortissants d’un autre pays ». Selon les éléments de preuve dont disposait la SPR, les demandeurs détenaient des passeports kenyans depuis trente ans, passeports qu’ils ont renouvelés maintes fois et utilisés pour beaucoup voyager. De plus, il n’y a aucune preuve que ces passeports ont été obtenus de façon frauduleuse. Le passeport est une preuve à première vue de citoyenneté, et il incombe au demandeur d’asile de réfuter cette présomption (Abrha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 226 au para 17, citant Adar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 1997 CanLII 16800 (CF)). J’estime que la SPR a eu raison de conclure que les demandeurs n’ont pas réfuté la présomption à première vue selon laquelle ils sont des citoyens du Kenya. Contrairement aux décisions Davidthamby Chery et Mansoor, dans lesquelles il y avait suffisamment d’autres éléments de preuve pour justifier l’asile, les demandeurs, en l’espèce, n’ont pas établi les aspects centraux de leur demande d’asile, soit qu’ils sont des citoyens de la Somalie, et non pas des citoyens du Kenya.

[33] Dans l’ensemble, j’estime que la SPR a suivi le processus énoncé à l’article 109 de la LIPR et qu’elle a rendu une décision qui est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qui est justifiée au regard de la preuve (Vavilov, au para 85).

B. Crainte raisonnable de partialité

[34] Les demandeurs contestent la conclusion de la SPR selon laquelle ils ont [traduction] « porté eux‑mêmes un coup fatal à leur crédibilité » et l’observation de celle‑ci formulée pendant l’audience selon laquelle ils [traduction] « semblaient faire porter tout le blâme à leur passeur ». Les demandeurs estiment que la SPR, par ces propos [traduction] « pointe sur [eux] un doigt accusateur, du haut de son perchoir d’occidentale privilégiée » et affirment que le ton et l’attitude inappropriés de la commissaire de la SPR montrent qu’il ne s’agissait pas d’une audience équitable.

[35] Le défendeur soutient que les observations formulées par la SPR ne correspondent pas au seuil élevé nécessaire pour conclure à une partialité réelle ou perçue. Si les demandeurs ont eu l’impression que le tribunal de la SPR faisait montre de partialité pendant l’audience, il leur revenait de formuler une observation à cet égard à la première occasion. Rien n’indique qu’ils ont soulevé une telle objection pendant l’audience, et l’omission à cet égard vaut renonciation (Korki c Canada, 2011 CAF 287 au para 9; Thelusma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 612 au para 31).

[36] Pour apprécier la crainte raisonnable de partialité, la Cour doit se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait‑elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? » (Kankanagme c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1451 au para 16, citant Committee for Justice and Liberty c Canada (L’Office national de l’énergie), [1978] 1 RCS 369 à la p. 394).

[37] Même si la décision de la SPR réprimande les demandeurs pour leurs présentations erronées, je n’estime pas que cela atteint le seuil nécessaire pour conclure à un manquement à l’équité ou à la partialité. La SPR a formulé ces observations en réponse au fait que les demandeurs ont maintenu un récit mensonger quant à leurs documents d’identité, quant au fait qu’ils résidaient à Dubaï, quant à leur recours à des noms d’emprunt et quant à la façon dont ils sont arrivés au Canada. Une allégation de partialité est une accusation sérieuse qui met en doute l’intégrité du décideur. Je ne suis pas convaincu que les allégations de partialité formulées par les demandeurs révèlent un comportement dérogeant à la norme (Arrachch c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 999 au para 20, citant Arthur c Canada (Procureur général), 2001 CAF 223).

V. Conclusion

[38] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de la SPR est raisonnable et qu’il n’y avait pas de crainte de partialité. Par conséquent, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune question n’a été proposée aux fins de la certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6457‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6457‑21

 

INTITULÉ :

IDDI YUNUS FADHILI ET NAJAT OMAR SORAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 MAI 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Deryck Ramcharitar

 

POUR LES DEMANDEURS

 

David Cranton

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ramcharitar Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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