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Date : 20221019


Dossier : IMM-1804-20

Référence : 2022 CF 1429

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 octobre 2022

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

ILIA ALBERTO LEMUS OLIVA

FATIMA PAMELA LEMUS RODRIGUEZ

KATHERINE STEPHANIE LEMUS RODRIGUEZ

ALBERTO ALEXANDER LEMUS RODRIGUEZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] Ilia Alberto Lemus Oliva [le demandeur principal] sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 6 février 2020 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a convenu avec la Section de la protection des réfugiés [la SPR] que les demandeurs n’avaient ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger [la décision contestée]. La question déterminante pour la SAR était la crédibilité.

[2] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Contexte

[3] Le demandeur principal et ses trois enfants majeurs [collectivement, les demandeurs] sont des citoyens du Salvador. Ils ont reçu des visas de visiteur canadiens en mars 2016. Le 23 avril 2016, ils sont arrivés au Canada et ont demandé l’asile. Ils disent craindre divers gangs présents au Salvador, dont Apopas Locos Salvatruchos et Mara Salvatrucha.

[4] Le demandeur principal et son aînée étaient propriétaires d’un salon mortuaire dans une ville en périphérie de San Salvador. Tous les demandeurs participaient à l’exploitation de cette entreprise. En novembre 2015, le demandeur principal s’est rendu à San Salvador pour y recevoir le paiement d’une cliente, Mme Diaz. Quelques membres de gang l’ont abordé et lui ont demandé pourquoi il était là. Ils lui ont pris ses factures et les 35 $ remis par Mme Diaz. Ils ont également examiné ses pièces d’identité.

[5] Environ un mois après cette première interaction avec le gang, le demandeur principal a reçu un appel de quelqu’un qui s’est présenté comme un porte-parole de l’un des gangs. Plus tard dans la journée, quatre membres de gang se sont présentés sur les lieux de l’entreprise du demandeur principal et ont exigé des paiements mensuels de 500 $. Le demandeur principal a expliqué qu’il n’avait pas les moyens de faire ces paiements. Les membres du gang ont alors menacé de s’en prendre à lui et à sa famille. Le demandeur principal n’a jamais payé la somme qu’ils voulaient lui extorquer. Lui-même, sa famille et ses employés ont reçu des appels téléphoniques de personnes qui demandaient à parler au demandeur principal et aux membres de sa famille.

[6] Le 9 janvier 2016, le demandeur principal s’est rendu au poste de police. Il affirme que la police a refusé de l’aider et qu’elle lui a conseillé de ne pas déposer de plainte. Le défendeur souligne que, selon le rapport de police, la police a offert de protéger le demandeur principal, mais que celui-ci a refusé l’offre. À ce moment, le demandeur principal a commencé à enregistrer les appels que lui-même, sa famille et ses employés recevaient.

[7] Le 21 janvier 2016, le demandeur principal a enregistré une conversation téléphonique avec la sœur de Mme Diaz, qui l’a alors informé que Mme Diaz avait disparu. La sœur de Mme Diaz a expliqué que le neveu de Mme Diaz était impliqué dans les activités de l’un des gangs et qu’il [traduction] « la lui avait livrée ».

[8] Les demandeurs ont demandé et reçu des visas canadiens le 14 mars 2016, puis ils ont acheté des billets pour un vol prévu le 23 avril 2016.

[9] Le 16 avril 2016, deux membres de gang ont enlevé la fille du demandeur principal, Fatima, alors qu’elle montait dans sa voiture. Ils l’ont forcée, sous la menace d’une arme à feu, à prendre la route avec eux à bord du véhicule et ont exigé que le demandeur principal leur verse 2 000 $. Ils sont ensuite partis sans donner d’autres instructions, et la somme ne leur a jamais été versée.

[10] Le 17 avril 2016, quelqu’un a laissé sur les lieux de l’entreprise du demandeur principal une note manuscrite signée « MS » exigeant le paiement d’une somme de 1 000 $. Le demandeur principal n’a pas versé les 1 000 $.

[11] Le 18 avril 2016, le demandeur principal s’est rendu au poste de police et a fait une [traduction] « dénonciation ». La police n’en a pas remis de copie au demandeur principal. Elle a conseillé aux demandeurs de continuer de travailler au salon mortuaire afin de l’aider dans son enquête.

[12] Le 23 avril 2016, les demandeurs sont partis à destination du Canada, puis ils ont demandé l’asile.

[13] La SPR a rejeté leur demande d’asile après avoir conclu que le risque auquel les demandeurs étaient exposés était général. Elle ne les a pas crus parce qu’ils [traduction] « n’avaient pas présenté d’éléments de preuve documentaire liés à [Mme Diaz] ». En outre, elle a conclu que leurs enregistrements des appels téléphoniques menaçants étaient frauduleux.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[14] La SAR a refusé d’admettre en preuve les pièces commerciales qui établissaient l’existence d’une relation d’affaires avec Mme Diaz au motif qu’elles ne répondaient pas aux exigences prévues au paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Elle a conclu que ces pièces commerciales existaient avant que la SPR rende sa décision, qu’elles étaient alors normalement accessibles et qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que les demandeurs présentent ces nouveaux éléments de preuve à la SPR, car leur relation d’affaires avec Mme Diaz était au cœur de leur demande d’asile. Elle a également refusé d’admettre en preuve un affidavit souscrit par l’employé des demandeurs.

[15] Ensuite, la SAR a examiné les conclusions de la SPR en matière de crédibilité. Elle a convenu que l’interaction initiale avec le gang était invraisemblable, car les demandeurs n’avaient pas présenté de pièces commerciales établissant l’existence d’une relation d’affaires avec Mme Diaz. Elle a conclu que le rapport de police et la transcription de la conversation entre le demandeur principal et la sœur de Mme Diaz « ne suffis[aient] pas à remédier à l’explication inadéquate visant à justifier l’absence d’un élément de preuve fondamental relié à la demande d’asile ».

[16] La SAR a également convenu avec la SPR que ce qu’avait rapporté le demandeur principal concernant les appels téléphoniques menaçants minait la crédibilité des demandeurs. Elle a pris acte du fait que, selon la preuve du demandeur principal, les gangs avaient appelé ce dernier, sa fille ou un employé deux fois par semaine et que le demandeur principal avait enregistré les appels au moyen d’une application installée sur son téléphone. Elle a également souligné que le demandeur principal disposait de seulement deux enregistrements d’appels.

[17] La SAR a également convenu avec la SPR que la version des faits des demandeurs selon laquelle des membres de gang avaient harcelé leurs employés n’était pas crédible, car les demandeurs n’avaient pas fourni de preuve par affidavit provenant de leurs employés à l’appui des allégations d’enlèvements, d’extorsion et de harcèlement. Elle a jugé que les actes dont des employés auraient été victimes étaient d’importants éléments des allégations des demandeurs.

[18] Enfin, la SAR n’a pas souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle, comme les demandeurs n’avaient pas pris de précaution, l’enlèvement de Fatima était invraisemblable. Toutefois, elle a n’a pas cru que des membres de gang avaient enlevé Fatima. Elle a conclu que, comme leurs demandes étaient restées sans réponse pendant des mois, il n’était « pas crédible » que des membres de gang aient enlevé Fatima sans lui faire de mal ni lui dire quand et comment verser les 2 000 $. Elle a jugé que « le fait qu’il n’y a[vait] pas eu chaque fois de répercussions pour avoir omis de se plier aux exigences » minait la crédibilité des demandeurs.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle

[19] En l’espèce, la seule question en litige est celle de savoir si la décision contestée est raisonnable. Les sous-questions pertinentes sont les suivantes :

  1. La SAR a-t-elle négligé de tenir compte de certains arguments clés et éléments de preuve pertinents, et ce, sans explication?

  2. La SAR a-t-elle déraisonnablement refusé d’admettre les nouveaux éléments de preuve?

[20] Je conviens avec les parties que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Aucune des exceptions indiquées aux paragraphes 16 et 17 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], ne s’applique en l’espèce. Le contrôle d’une décision selon la norme du caractère raisonnable exige que la Cour examine l’intelligibilité, la transparence et la justification de la décision. Lorsqu’elle effectue un tel contrôle, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision et du raisonnement à l’origine de ce résultat (Vavilov, au para 87). Une décision raisonnable doit être « justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‐ci » (Vavilov, au para 99). Cependant, la cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov, au para 125, citant Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55). Si les motifs du décideur permettent à la cour de révision de comprendre pourquoi la décision a été rendue et de déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, la décision sera jugée raisonnable (Vavilov, aux para 85-86).

V. L’analyse

A. La SAR a-t-elle négligé de tenir compte de certains arguments clés et éléments de preuve pertinents, et ce, sans explication?

(1) La position des demandeurs

[21] Premièrement, la SAR a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel la SPR n’avait pas tenu compte des éléments de preuve corroborant la première interaction du demandeur principal avec le gang. Devant la SAR, les demandeurs ont fait valoir que la SPR n’avait pas mentionné le rapport de police et qu’elle avait assimilé l’appel téléphonique avec la sœur de Mme Diaz à d’autres appels dont les enregistrements avaient été jugés frauduleux par la SPR. La SAR a rejeté cet argument sans fournir d’explication valable.

[22] Deuxièmement, la SAR a fait abstraction des arguments des demandeurs selon lesquels l’appel entre le demandeur principal et la sœur de Mme Diaz confirmait l’origine de leurs problèmes. Elle n’a pas mentionné ces arguments.

[23] Troisièmement, la SAR a fait abstraction d’éléments de preuve qui auraient pu la mener à une conclusion différente concernant la nature frauduleuse des autres enregistrements téléphoniques. Pour conclure que ces enregistrements étaient frauduleux, la SPR s’était fondée sur le formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA] du demandeur principal et son témoignage devant elle. En appel, le demandeur principal a présenté un affidavit qui éclaircissait son explication technique. Les demandeurs ont expressément mentionné cette explication dans leur mémoire d’appel et ont présenté d’autres motifs pour lesquels la SAR devait annuler la conclusion de la SPR concernant ces enregistrements. La SAR n’a pas tenu compte de l’affidavit du demandeur principal et des arguments des demandeurs.

[24] Quatrièmement, les demandeurs ont soutenu que la SPR n’aurait pas dû mettre en doute leur crédibilité au motif que leurs allégations n’étaient pas corroborées (Dayebga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 842 aux para 27-28 [Dayebga]; Ndjavera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 452 au para 6). L’absence de corroboration ne suffit pas à réfuter la présomption de véracité (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 à la p 305, [1979] FCJ no 248 (CA) [Maldonado]). En l’espèce, Fatima et le demandeur principal ont tous deux témoigné devant la SPR. La SPR ne s’est pas fondée sur leur conduite ou sur des contradictions ou des incohérences pour conclure que les demandeurs manquaient de crédibilité. De même, ni la SPR ni la SAR n’ont mis en doute le contenu du formulaire FDA des demandeurs. Le seul motif pour lequel l’allégation des demandeurs sur l’origine de leurs problèmes a été rejetée est que les demandeurs n’avaient pas présenté certains éléments de preuve corroborants en particulier (les pièces commerciales).

[25] Enfin, la SAR a déraisonnablement conclu que l’enlèvement de Fatima n’était pas vraisemblable parce qu’il « n’y a[vait] pas eu chaque fois de répercussions [sur les demandeurs] pour avoir omis de se plier aux exigences ». Elle a fait abstraction de la preuve sur la situation dans le pays qui établit que les réactions des gangs envers les victimes qui refusent de coopérer sont imprévisibles.

(2) La position du défendeur

[26] La SAR n’a pas fait abstraction du rapport de police et a raisonnablement conclu qu’il était insuffisant pour établir l’origine des problèmes allégués par les demandeurs. Le rapport de police ne corrobore pas de façon indépendante les allégations des demandeurs. Il ne s’agit que d’une transcription des allégations du demandeur principal, qui n’ont pas été vérifiées, examinées ou démontrées. Il ne prouve qu’une chose, soit que le demandeur principal s’est adressé à la police.

[27] La SAR a mentionné la transcription de l’appel avec la sœur de Mme Diaz et les arguments des demandeurs concernant cet appel. Rien dans la transcription ne permet de corroborer l’interaction initiale avec le gang, à laquelle la SAR n’a pas cru, ni la rencontre avec Mme Diaz le jour où le gang aurait volé le demandeur principal. De même, rien n’indique si les menaces découlent du même incident ni pourquoi, à la lumière de cet incident, elles ont continué. La SAR n’a pas souscrit à l’argument des demandeurs selon lequel la SPR aurait dû accorder plus de poids à la transcription. Cela étant, la Cour ne peut intervenir.

[28] La SAR a examiné les arguments des demandeurs selon lesquels la SPR avait mal interprété la preuve concernant les appels téléphoniques enregistrés. Dans son analyse de ces arguments, elle a souligné que les demandeurs n’avaient présenté des éléments de preuve que pour deux appels menaçants, en dépit du fait qu’ils en auraient reçu deux par semaine.

[29] Contrairement à ce que les demandeurs ont soutenu, la SAR n’a pas rejeté l’appel uniquement en raison de l’absence de preuve corroborante. Elle a plutôt souscrit aux conclusions défavorables en matière de crédibilité que la SPR avait tirées en se fondant sur diverses incohérences et omissions. Le principe dégagé dans la décision Maldonado est une présomption réfutable. Lorsqu’il a été appliqué en l’espèce, des raisons de douter de la véracité des allégations des demandeurs ont été relevées. Il était raisonnable que la SAR tire une inférence défavorable, car les demandeurs n’avaient pas présenté de preuve corroborante concernant la relation d’affaires entre Mme Diaz et le demandeur principal, le harcèlement qu’auraient subi les employés et les enregistrements d’autres appels menaçants. De plus, les éléments de preuve que les demandeurs ont présentés ne corroboraient pas véritablement leurs allégations. Il ne suffit pas de présenter une preuve à des fins de corroboration pour qu’un récit invraisemblable soit tenu pour vrai (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 au para 22, Alvarez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 703 aux para 9-11; Hou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 993 au para 32).

[30] Il était loisible à la SAR de conclure que la version des faits de Fatima n’était pas crédible compte tenu du fait que les demandeurs n’avaient pas coopéré avec les membres de gang.

[31] Enfin, les demandeurs n’ont pas contesté les conclusions défavorables de la SAR en matière de crédibilité concernant : 1) l’absence d’éléments de preuve provenant des employés des demandeurs; 2) l’invraisemblance de l’enlèvement de Fatima; 3) l’origine de l’intérêt des gangs envers le demandeur principal; et 4) le fait que les gangs n’avaient jamais pris pour cible le demandeur principal ou son entreprise auparavant. La Cour doit juger ces conclusions raisonnables. Elles justifieraient pleinement la décision contestée, et ce, même si la Cour convenait avec les demandeurs que d’autres conclusions défavorables en matière de crédibilité sont déraisonnables.

(3) Conclusion

[32] Les observations des demandeurs m’ont convaincu que la SPR n’avait pas tenu compte du rapport de police et de la transcription. Ces observations sont essentielles parce qu’elles pourraient étayer les allégations concernant l’interaction initiale avec le gang que la SAR n’a pas jugées crédibles en raison de l’absence de preuve corroborante.

[33] Dans l’analyse de la SAR, le lien entre le rapport de police, la transcription et les pièces commerciales est évident. La SAR n’a pas été convaincue par l’explication du demandeur principal selon laquelle il avait « mis la main sur tous les reçus possibles au moment de son départ » étant donné que les demandeurs avaient eu plus d’un an pour se préparer à l’audience, que les documents en question étaient accessibles et que les demandeurs avaient présenté des documents semblables pour démontrer qu’ils exploitaient leur entreprise. La SAR a ensuite affirmé ce qui suit :

[17] Les autres éléments de preuve soumis, que ce soit sous la forme du rapport de police et de la transcription d’une conversation avec la sœur de Mme Diaz, ne suffisent pas à remédier à l’explication inadéquate visant à justifier l’absence d’un élément de preuve fondamental relié à la demande d’asile [(les pièces commerciales)]. De plus, les réserves émises par la SPR au sujet des enregistrements sonores expliquent à juste titre leur faible force probante et par conséquent leur caractère insuffisant pour prouver le mode d’approche initial du gang.

[18] La conclusion de la SPR selon laquelle l’omission de présenter des éléments de preuve documentaire liés à Mme Diaz mine la crédibilité [du demandeur principal] est correcte.

[Non souligné dans l’original.]

[34] Je conviens avec le défendeur qu’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve (Vavilov, au para 125). Toutefois, pour qu’une décision soit raisonnable, un décideur doit expliquer pourquoi il est parvenu à sa conclusion (Vavilov, au para 86). La conclusion de la SAR selon laquelle le rapport de police ne supplée pas aux pièces commerciales n’est pas justifiée. Au vu des motifs de la SAR, la Cour n’arrive pas à comprendre pourquoi le rapport de police ne corrobore pas les allégations des demandeurs.

[35] La SAR tente de justifier sa conclusion concernant la transcription de l’appel en s’appuyant sur les « réserves » de la SPR au sujet d’autres enregistrements. Je conviens avec les demandeurs que, sur ce point, l’analyse de la SAR est déraisonnable parce que la SAR n’a pas tenu compte de leur argument selon lequel une distinction peut être établie entre l’appel avec Mme Diaz et les autres appels dont la SPR a jugé les enregistrements frauduleux. La SAR ne mentionne aucunement cet argument, ce qui soulève la question de savoir si elle a même examiné les observations présentées en appel par les demandeurs (Vavilov, aux para 127-128).

[36] Le défendeur soutient que le traitement du rapport de police par la SAR est raisonnable parce que ce rapport ne démontre pas que les événements se sont réellement produits. De même, il affirme que le traitement de la transcription par la SAR est raisonnable parce que cette transcription ne corrobore pas l’interaction initiale avec le gang ni la rencontre avec Mme Diaz le jour où le gang aurait volé le demandeur principal et qu’elle n’indique pas si les menaces découlent du même incident ni pourquoi, à la lumière de cet incident, elles ont continué.

[37] À mon avis, le défendeur invite la Cour à étayer la décision de la SAR avec des motifs que la SAR n’a jamais fournis. Même si une telle décision pourrait être raisonnable dans d’autres circonstances, la Cour ne peut faire abstraction du fait que la SAR n’a pas justifié sa conclusion concernant le rapport de police et n’a pas répondu aux observations des demandeurs (Vavilov, au para 86).

[38] Ces erreurs sont suffisamment importantes pour rendre la décision déraisonnable. La SAR n’a pas commis des erreurs accessoires par rapport au fond de la décision. Elle a plutôt commis des erreurs concernant le cœur d’une question fondamentale, soit celle de l’interaction initiale entre le demandeur principal et le gang (Vavilov, au para 100).

B. La SAR a-t-elle déraisonnablement refusé d’admettre les nouveaux éléments de preuve?

(1) La position des demandeurs

[39] Dans son affidavit présenté à la SAR, le demandeur principal a expliqué qu’il ne pensait pas que les pièces commerciales étaient nécessaires puisqu’il avait présenté la transcription de la conversation téléphonique avec la sœur de Mme Diaz et le rapport de police. Il ne pouvait pas prévoir que la SPR ferait abstraction de ses meilleurs éléments de preuve liés à Mme Diaz et fixerait son attention sur les éléments de preuve qu’il n’avait pas présentés. Si la SAR avait admis en preuve les pièces commerciales, elle aurait pu convoquer l’audience demandée afin d’évaluer l’effet de la nouvelle preuve sur la crédibilité globale des demandeurs.

(2) La position du défendeur

[40] Les éléments de preuve en question sont survenus avant que la SPR rende sa décision et ils étaient alors normalement accessibles. Il était raisonnable de s’attendre à ce que les demandeurs présentent les pièces commerciales à la SPR, car ils étaient représentés par un conseil, le demandeur principal avait fourni des pièces commerciales concernant d’autres clients, les activités de l’entreprise s’étaient poursuivies après l’arrivée des demandeurs au Canada, et la relation d’affaires entre le demandeur principal et Mme Diaz était au cœur de leur demande d’asile. La SAR a pris en considération l’explication du demandeur principal, mais elle a raisonnablement conclu qu’elle n’était pas convaincante.

(3) Conclusion

[41] À mon avis, il était raisonnable que la SAR refuse d’admettre en preuve les pièces commerciales. Les conclusions de la SAR en matière d’admissibilité de la preuve appellent la déférence de la Cour (Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 438 au para 32 [Khan]). Le paragraphe 110(4) de la LIPR prévoit que, dans un appel devant la SAR, l’appelant « ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’[il] n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet ».

[42] La SAR doit également s’assurer que les conditions implicites d’admissibilité sont remplies, notamment la crédibilité, la pertinence, la nouveauté et le caractère substantiel (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 aux para 34-38 [Singh]; Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 au para 13 [Raza]). Elle a souligné cette exigence et a jugé que les pièces commerciales ne constituaient pas de « nouveaux » éléments de preuve. Au paragraphe 38 de l’arrêt Singh, citant le paragraphe 13 de l’arrêt Raza, la Cour d’appel fédérale a expliqué que les preuves sont « nouvelles » si elles sont aptes :

a) à prouver la situation ayant cours dans le pays de renvoi, ou un événement ou fait postérieur à l’audition de la demande d’asile;

b) à établir un fait qui n’était pas connu du demandeur d’asile au moment de l’audition de sa demande d’asile;

c) à réfuter une conclusion de fait tirée par la SPR.

[43] Il convient de souligner que les demandeurs n’ont pas présenté d’observations sur la question de savoir si la nouvelle preuve contredisait la conclusion de la SPR en matière de crédibilité en ce qui concerne la relation d’affaires des demandeurs avec Mme Diaz. Les demandeurs ont plutôt soutenu que la décision est déraisonnable du fait que la SAR n’avait pas tenu compte du témoignage du demandeur principal dans lequel ce dernier expliquait pourquoi il n’avait pas présenté les éléments de preuve à la SPR.

[44] À l’audience devant la SPR, le commissaire de la SPR a demandé au demandeur principal pourquoi il n’avait pas présenté de reçus de Mme Diaz. La réponse du demandeur principal a été la suivante : [traduction] « Parce que j’ai mis la main sur tous les reçus possibles... Au moment du départ, on est pratiquement partis en courant. » La SAR a examiné ce témoignage, puis elle a conclu que l’explication du demandeur principal était inadéquate. Elle a souligné que le demandeur principal avait eu plus d’un an pour se préparer à l’audience, que les reçus étaient accessibles, puisqu’il était en contact avec les employés de son entreprise, et qu’il avait présenté des documents semblables. Ces conclusions sont raisonnables.

[45] Je conviens que la SAR n’a pas expressément tenu compte de l’explication que le demandeur principal avait fournie dans son affidavit. Cependant, l’appel interjeté devant la SAR n’offre pas une deuxième chance de présenter des éléments de preuve pour corriger les faiblesses relevées par la SPR (Khan, au para 28; Eshetie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1036 au para 33; Abdullahi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 260 au para 15). Les demandeurs doivent présenter leurs meilleurs arguments à chaque étape du processus d’examen de leur demande d’asile (Eshetie, au para 34).

VI. Conclusion

[46] La décision contestée n’est pas justifiée et ne tient pas compte des observations des demandeurs sur des questions clés. Cependant, la SAR n’a pas commis d’erreur en refusant d’admettre les nouveaux éléments de preuve.

[47] Les parties ne proposent pas de question aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-1804-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1804-20

INTITULÉ :

ILIA ALBERTO LEMUS OLIVA, FATIMA PAMELA LEMUS RODRIGUEZ, KATHERINE STEPHANIE LEMUS RODRIGUEZ, ALBERTO ALEXANDER LEMUS RODRIGUEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 MAI 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

LE 19 OCTOBRE 2022

COMPARUTIONS :

Patricia Wells

POUR LES DEMANDEURS

 

Hillary Adams

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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