Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20221031


Dossier : IMM-1638-21

Référence : 2022 CF 1489

Ottawa (Ontario), le 31 octobre 2022

En présence de l'honorable juge Roy

ENTRE :

VALÉRIE BÉKÉ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] En raison d’une interdiction de territoire prononcée en vertu des alinéas 34(1)f) et 34(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi ou LIPR], une demande de résidence permanente a été refusée à la Demanderesse. Elle sollicite le contrôle judiciaire de cette décision après autorisation accordée selon l’article 72 de la Loi.

[2] La demande de contrôle judiciaire doit être accordée. Voici pourquoi.

I. Les faits

[3] La Demanderesse est citoyenne de la Côte d’Ivoire. Entre 1995 et 2002, elle est membre de la Fédération estudiantine et scolaire de la Côte d’Ivoire (FESCI), soit de l’âge de 12 à 19 ans.

[4] En mai 2012, la Demanderesse quitte son pays pour le Canada, munie d’un visa de séjour temporaire. En juillet 2016, elle dépose une demande d’asile, craignant d’être persécutée en raison de son militantisme politique pro-Gbagbo. On comprendra qu’il s’agit de Laurent Gbagbo. Mais la décision sous étude ne traite pas de ce qui aurait été une période agitée en Côte d’Ivoire impliquant entre autres M. Gbagbo. La Section de la protection des réfugiés (SPR) accueille sa demande dans une décision datée du 31 mai 2018.

[5] Le 20 juillet 2018, la Demanderesse dépose une demande de résidence permanente en tant que personne protégée. Sa demande est approuvée à l’étape de la recevabilité le 13 janvier 2020.

[6] Le 17 août 2020, une demande d’information est envoyée à la Demanderesse afin d’obtenir davantage d’information sur ses activités et son rôle au sein de la FESCI. La Demanderesse y répond le 23 août 2020. À titre de membre de cette organisation, la Demanderesse indique notamment qu’elle a participé aux réunions et a soutenu les activités de l’organisation. À titre de secrétaire des finances de la FESCI, au cours des deux dernières années en qualité de membre, elle explique avoir fait des suivis pour les dépenses et revenus du bureau, en plus de s’occuper de l’administration générale.

[7] Le 18 septembre 2020, une lettre dite d’équité procédurale est transmise à la Demanderesse, l’avisant d’une possible interdiction de territoire, en vertu des alinéas 34(1)f) et 34(1)c) de la LIPR, en raison de son appartenance à la FESCI. Cela lui permet de tenter de répondre aux préoccupations du décideur administratif. La Demanderesse répond à la lettre d’équité procédurale, fournissant notamment une déclaration assermentée d’elle et de son conjoint, en plus de divers documents pour soutenir sa position.

II. La décision contestée

[8] Le 27 octobre 2020, l’agent principal d’immigration, qui est le décideur administratif, rejette la demande de résidence permanente de la Demanderesse, jugeant que celle-ci est interdite de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR pour avoir été membre de la FESCI, une organisation pour laquelle il existe des motifs raisonnables de croire s’est livrée au terrorisme, selon l’alinéa 34(1)c) de la LIPR.

[9] Il semble bien que la préoccupation première de l’agent principal d’immigration soit que la FESCI, une organisation qui soutenait le « gouvernement Gbagbo » en Côte d’Ivoire, « s’est livrée à des actes empreints de grandes violences (sic) et d’intimidation envers la population et les membres des partis de l’opposition » (Décision, p 2/8).

[10] L’agent explique d’abord que la norme de preuve applicable à l’article 34 de la LIPR est celle de l’existence de « motifs raisonnables de croire », et qu’il n’est pas nécessaire de se pencher sur la question de la complicité. On comprendra que d’être membre d’une organisation se livrant au terrorisme suffit, sans avoir à participer au terrorisme directement ou en étant complice. De plus, la notion de motifs raisonnables de croire se situe, dit l’agent, entre le simple soupçon et la prépondérance des probabilités qui trouve application en matière civile. L’agent définit ensuite les termes importants en l’espèce et se base sur l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté de l'Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3 [Suresh] pour définir en quoi consiste le terrorisme.

[11] De fait, le décideur administratif utilise la définition de « terrorisme » tirée de l’arrêt Suresh à deux reprises dans la courte décision sous étude. La Cour suprême avait déclaré dans Suresh ne pas chercher à définir le terme de façon exhaustive, « une tâche notoirement difficile » (Suresh, au para 93). La Cour a plutôt choisi de considérer que le terme « terrorisme » dans la Loi inclut :

... tout « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ».

(Suresh, au para 98.)

Le décideur utilise donc ce qu’il qualifie de « définition » pour mesurer si les activités de la Demanderesse satisfont aux alinéas 34(1)f) et 34(1)c) de la Loi.

[12] L’agent se réfère à la preuve documentaire tirée de sources objectives jugées fiables pour conclure que la FESCI a commis pendant plusieurs années des gestes d’intimidation et de violence à l’endroit de la population civile et a tenté de contraindre le gouvernement ivoirien et les Nations Unies à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir des actes. L’agent cite le rapport de 2006 du Human Rights Watch, le rapport d’avril 2000 du UK Home Office et le rapport de 2004 sur la Côte d’Ivoire du US Department of State (Country Reports on Human Rights Practices) pour conclure avoir des motifs raisonnables de croire que la FESCI est une organisation s’étant livrée à des actes de terrorisme au sens de l’arrêt Suresh.

[13] L’agent se penche ensuite sur le statut de membre de la Demanderesse. Est expliqué que les cours ont interprété le terme de façon libérale. On utilise des critères comme la durée de l’affiliation, la nature des activités et leur durée, et le degré d’engagement de la personne.

[14] En réponse à la lettre d’équité procédurale, la Demanderesse explique que l’adhésion à la FESCI était le lot de tous les étudiants et qu’elle a été membre par défaut, soulignant son très jeune âge.

[15] L’agent constate plutôt que la FESCI était clandestine en 1995, ayant été bannie par le gouvernement entre 1990 et 1997. La Demanderesse n’apporte pas de clarification sur ce point. L’agent s’appuie également sur la preuve objective pour rappeler que d’autres associations étudiantes existaient à l’époque, la FESCI ayant intimidé des étudiants dans leur choix d’association étudiante. L’agent reconnaît néanmoins que la Demanderesse était jeune au moment de son adhésion à la FESCI, mais souligne qu’elle a été secrétaire des finances de 2000 à 2002, soit de l’âge de 17 à 19 ans, et qu’elle n’avait jamais mentionné avoir été contrainte d’occuper ce poste.

[16] La Demanderesse soutient également, dans sa réponse à la lettre d’équité procédurale, qu’elle souhaitait contribuer à l’amélioration des conditions de vie scolaire en aidant au plan de l’administration. Elle précise n’avoir assisté qu’à très peu de réunions et n’a jamais participé aux violences imputées à la FESCI. La Demanderesse ajoute ne jamais avoir eu à porter la tenue vestimentaire autre que l’uniforme scolaire requis.

[17] L’agent constate que la lettre de la Demanderesse répondant à la demande d’information de IRCC et celle répondant à la lettre d’équité procédurale diffèrent sur certains points, notamment quant à la description de son rôle. Par exemple, la Demanderesse affirme dans la première avoir porté des vêtements de l’organisation et avoir invité d’autres à s’y joindre, ce qui est contradictoire avec ce qu’elle dit dans sa réponse à la lettre d’équité procédurale. Le port de vêtements et autres articles publicitaires démontre un engagement public et un soutien à titre de membre pour appuyer les activités de la FESCI. L’argument de la Demanderesse selon lequel elle était une victime de la FESCI et a été membre sans son consentement n’est pas appuyé par ses gestes, et la Demanderesse ne fournit aucune explication en ce sens. L’agent estime plutôt que la Demanderesse se « rétracte [dans ses déclarations] et tente de diminuer son rôle au sein de la FESCI » (Décision de l’agent, p 7/8).

[18] L’agent remarque ensuite que la FESCI avait une influence partout au pays et forçait les marchands aux abords des écoles à payer des « impôts ». Le secrétaire aux finances d’une section de la FESCI était responsable de faire une liste des marchands sur leur territoire et de noter les « impôts » qui étaient dus. Il devait ensuite récupérer les sommes chaque mois ou chaque semaine.

[19] Enfin, la Demanderesse affirme ne jamais avoir participé à des actes de violence, et qu’elle n’endosse pas la violence promue par la FESCI. Cependant, l’agent rappelle que l’article 34 de la LIPR ne prévoit pas l’analyse de la question de la complicité dans les cas d’interdiction de territoire.

[20] L’agent conclut que, en tenant compte des diverses déclarations de la Demanderesse et des motifs de la SPR, la Demanderesse est plutôt une militante sérieusement impliquée en raison de ses rôles cumulatifs soutenant les mouvements pro-Gbagbo, incluant la FESCI. Son implication, son rôle et ses activités, en plus de son engagement à titre de simple membre et à titre de secrétaire des finances, permettent de conclure que la Demanderesse était un membre, telle que la notion est définie dans l’arrêt Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 RCF 487 [Poshteh].

[21] Quant au terrorisme allégué, je note dès maintenant que la preuve documentaire sur laquelle le décideur semble s’être appuyé est postérieure à l’appartenance de la Demanderesse à l’organisation étudiante. De plus, pour plusieurs des rapports cités spécifiquement par l’agent principal d’immigration, on cherche en quoi les actes posés pourraient satisfaire à la définition de terrorisme que l’agent avait choisi d’utiliser. Ainsi, le rapport de Human Rights Watch de 2006, cité par l’agent, parle d’actes d’intimidation, allant jusqu’à la torture et au viol, mais en 2005. Au Country Reports on Human Rights de 2004 du US Department of State sur la Côte d’Ivoire, on y relate des incidents en cours d’année où des voies de fait sur deux magistrats ont eu lieu pour empêcher la tenue d’une cérémonie. De même, alors que des demandes étaient faites pour le paiement de certaines sommes à même les bourses remises aux étudiants, le refus de payer a entraîné des attaques contre des leaders de syndicats étudiants. Mais on n’en connait pas la teneur. Du vandalisme s’en est suivi. Mais le tout n’aura eu lieu qu’en 2004, après que la Demanderesse eut quitté la FESCI.

[22] D’autre part, durant la période où la Demanderesse était membre de la FESCI, la preuve retenue par l’agent principal d’immigration parle exclusivement de vandalisme, des manifestations et des grèves estudiantines. Si on peut parler de violence, elle ne ressemble pas à ce qui est défini dans Suresh, à savoir « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil ».

[23] C’est sur la base de cette preuve que le décideur en arrive à la conclusion que la FESCI « s’est livrée à des actes empreints de graves violences (sic) et d’intimidation envers la population et les membres des partis d’opposition ». Cela apparaît suffisant au décideur pour conclure que la FESCI est une « organisation qui s’est livrée à des actes de terrorisme tels que définit (sic) par Suresh » (Décision, p 5/8). Aucune explication n’est donnée pour établir une corrélation entre la définition, rapportée à cette courte décision, et les actions reprochées à la FESCI.

[24] Se disant satisfait que la Demanderesse a été membre de la FESCI et que l’organisation a commis des actes de terrorisme au sens de Suresh, le décideur s’attaque alors à la question de savoir si la Demanderesse était « membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c) » (Décision, p 5/8).

[25] Mais l’agent se consacre alors à une analyse dont le propos n’est pas clair. On note que la Demanderesse était selon ses propres dires d’une famille politisée : elle était militante, mais elle a joint la FESCI à l’âge de 12 ans. L’agent principal d’immigration soutient qu’elle est restée au sein de l’organisation et a pris du grade alors qu’elle avait entre 17 et 19 ans. Cela fait conclure au décideur :

Ainsi l’allégation que madame soit victime de la FESCI et d’être membre sans son consentement n’est pas appuyée par les gestes et actes militants de la demandeure. Madame n’apporte pas d’explication à propos de ces contradictions ni n’explique pourquoi elle présente des affirmations divergentes sur de mêmes éléments. J’en tire une inférence négative.

(Décision, p 7/8.)

J’avoue ne pas savoir très bien à quel effet une inférence négative était tirée alors que les « contradictions » n’étaient que des tentatives de minimiser le rôle au sein de l’organisation après qu’une « lettre d’équité procédurale », selon la formule consacrée, l’avait prévenue de préoccupations au sujet d’une possible interdiction de territoire. Rappelons que la Demanderesse avait reçu le statut de réfugié au Canada à cause de son militantisme politique : elle avait alors mis en exergue certaines facettes, ces mêmes facettes étant amenuisées lorsque confrontées à une interdiction de territoire. Les affirmations dites divergentes sont à mon avis bien marginales en fonction de la question à laquelle le décideur cherchait à répondre. Quoi qu’il en soit, la Demanderesse ne conteste pas avoir été membre de la FESCI entre 1995 et juin 2002. Le litige se situe ailleurs.

[26] Aucune tentative n’est faite pour déterminer la question des motifs raisonnables de croire que l’organisation est, a été ou sera l’auteur d’actes de terrorisme par rapport à une personne qui aurait quitté l’organisation en 2002. Il faut conclure que le décideur s’est contenté qu’il y avait adhésion à l’organisation et que des actes posés par l’organisation relèvent de la définition du terrorisme. On ne retrouve nulle part de différence entre des motifs de croire que l’organisation se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme.

III. Arguments et analyse

[27] La décision de déclarer la Demanderesse comme étant interdite de territoire est contestée. Les dispositions pertinentes de la LIPR sont les suivantes :

Sécurité

Security

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[...]

...

c) se livrer au terrorisme;

(c) engaging in terrorism;

[...]

...

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

[EN BLANC]

[BLANK]

Interprétation

Rules of interpretation

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

On reproche à la Demanderesse d’avoir été membre de la Fédération estudiantine et scolaire de la Côte d’Ivoire, entre 1995 et 2002. On dit que c’est une organisation qui s’est livrée à des actes empreints de grande violence et d’intimidation à l’égard de la population et des membres des partis d’opposition. Cela suffirait aux termes des alinéas 34(1)c) et f) de la LIPR.

[28] La présente affaire n’en est pas une où est contestée l’appartenance de la Demanderesse à la FESCI entre 1995 et 2002. Si cela a pu être le cas avant, à l’audience devant cette Cour la Demanderesse a d’emblée concédé son appartenance à la FESCI. De plus, elle ne conteste pas davantage que la complicité dans des actes conformes à la définition de « terrorisme » doive être démontrée en vertu de l’article 34 : être membre d’une organisation se livrant au terrorisme suffit. Son argument est ailleurs. Il est établi que la Demanderesse a quitté l’organisation en juin 2002. La Demanderesse situe sa contestation sur la définition de « terrorisme » et de ce qu’elle a désigné comme une « analyse temporelle particularisée » qui n’aurait pas été faite par le décideur administratif pour déterminer l’existence de motifs raisonnables de croire que l’organisation se livrera au terrorisme après le départ de la Demanderesse de la FESCI.

[29] La définition de « terrorisme » à laquelle l’agent réfère est celle donnée dans l’arrêt Suresh. Je reproduis en son entier le paragraphe 98 de l’arrêt :

[98] À notre avis, on peut conclure sans risque d’erreur, suivant la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, que le terme « terrorisme » employé à l’art. 19 de la Loi inclut tout « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ». Cette définition traduit bien ce que l’on entend essentiellement par « terrorisme » à l’échelle internationale. Des situations particulières, à la limite de l’activité terroriste, susciteront inévitablement des désaccords. Le législateur peut toujours adopter une définition différente ou plus détaillée du terrorisme. La question à trancher en l’espèce consiste à déterminer si le terme utilisé dans la Loi sur l’immigration a un sens suffisamment certain pour être pratique, raisonnable et constitutionnel. Nous estimons que c’est le cas.

[J’ai souligné.]

Comme on peut le voir, c’est l’intention spécifique de tuer ou de blesser grièvement qui peut rendre un acte de nature terroriste, dans la mesure où l’acte vise à intimider une population, ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à faire ou ne pas faire quelque chose. Mais avant d’en arriver au but de l’action qui est l’intimidation ou la contrainte, encore faut-il que l’acte reproché soit destiné (en anglais « intended ») à tuer ou blesser grièvement. Or, à répétition, l’agent principal parle en termes de « gestes d’intimidation et de violences (sic) à l’endroit de la population civile ou a tenté de contraindre le gouvernement ivoirien ainsi que les Nations-Unies (ONU) à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir des actes » (Décision, p 3/8). Tout acte de violence n’est pas un acte de terrorisme, pas plus d’ailleurs que tout acte destiné à tuer ou causer des blessures graves ne le sera sans que le but visé soit l’intimidation ou la contrainte. Il faut les deux : un acte destiné à tuer ou blesser grièvement et que cet acte vise un but d’intimidation de la population et de contrainte à l’égard d’un gouvernement ou une organisation internationale.

[30] Je note au passage que la définition « d’activité terroriste » à l’article 83.01 du Code criminel, LRC (1985), ch C-46, ne s’éloigne pas de ces éléments fondamentaux.

[31] L’agent principal cite la preuve documentaire suivante :

  • a) Human Rights Watch, dans un rapport de 2006, parle d’actions de la FESCI commises en 2005 qui auraient impliqué la torture et le viol. Il n’est pas douteux que de telles actions infligent des blessures graves. Mais les actions sont bien postérieures à 2002.

  • b) De nombreux paragraphes d’un rapport du UK Home Office d’avril 2000 sont rapportés. Les paragraphes cités par l’agent principal ne comportent aucune mention d’actes destinés à tuer ou à blesser grièvement. Il s’agit plutôt de vandalisme, de grèves estudiantines, de méfaits, de pillage. À n’en pas douter l’année académique aura été perturbée alors qu’on a tenté d’empêcher la tenue des examens et que des résidences pour étudiants ont été fermées, comme d’ailleurs certaines écoles primaires et secondaires. Les passages cités du rapport du UK Home Office indiquent que les étudiants recherchaient des changements au système d’éducation, l’amélioration des résidences et des conditions pour favoriser l’instruction, dont des subventions.

  • c) L’agent a aussi référé à un rapport de 2004 du US Department of State. Je reproduis les deux paragraphes cités :

« Youth groups who supported President Gbagbo conducted several attacks during the year. (...) FESCI students assaulted magistrates on the premises of the Palais de Justice in Abidjan to disrupt the presentation ceremony of the new president of the Appellate Court nominated by the Ministry of Justice, who was a member of RDR. Two magistrates were severely beaten (...) »

On June 7, during the payment of students’ scholarships on the University of Cocody campus, members of FESCI demanded that members of National Trade Union of Health Science Students (SYNESS) pay $28-47 (15,000-25,000 CFA francs) from their scholarships to FESCI. When they refused, the members of FESCI responsible for collecting dues violently attacked the leaders of SYNESS. FESCI members then ransacked the rooms of the health science students, blocked their access to the schools and hospitals for training, and threatened to kill SYNESS leaders if they protested. On June 14, the Secretary General of SYNESS wrote a letter to the Government and to various foreign Embassies, requesting protection during the payment of scholarships and compensation for the physical and material damages; however, no further action was taken by year’s end.

Non seulement ces actions ont eu lieu après 2002, mais le rapport ne décrit en aucune manière les agressions qui y sont rapportées et les blessures, s’il en est.

[32] Outre les passages cités de trois rapports, l’agent a noté que les gestes d’intimidation et de violence attribués à la FESCI ont été commis durant plusieurs années. Pour justifier son assertion, l’agent parle des « actes de violences (sic) graves à l’endroit :

· des étudiants dans leur choix d’association;

· de la population civile afin de les contraindre à épouser la cause de la FESCI;

· des politiciens, des juges afin de les contraindre aux demandes de la FESCI;

· les médias qui critiquaient les agissements de la FESCI;

· le personnel et les installations de l’ONU. »

(p 3/8.)

En fait, sans le dire, l’agent tire cette nomenclature, d’une décision de la Section de l’immigration dans un dossier d’un certain Yao Serge Theodore Koffi. Il s’agissait du paragraphe 16 de la décision de la Section de l’immigration. Ce paragraphe est reproduit au paragraphe 8 de la décision de notre Cour sur contrôle judiciaire (Koffi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 970 [Koffi]). Je reproduis ce paragraphe 16 comme il apparaît à la décision de notre Cour :

[16] Suite à l’analyse de la preuve documentaire au dossier, le tableau qu’on peut dresser des agissements imputés à la FESCI est très clair. La FESCI a commis pendant des années, afin d’avancer sa cause politique et sociale, des gestes d’intimidation de la population civile et a tenté de contraindre le gouvernement ivoirien et l’Organisation des Nations Unies (ONU) à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir des actes quelconques. On parle ici entre autre [sic] de violences visant :

- des étudiants, pour les restreindre dans leur droit d’association;

- la population civile, pour la contraindre à épouser sa cause;

- des politiciens, pour les contraindre à acquiescer aux demandes de la FESCI;

- des médias qui se montraient trop critique [sic] des positions et agissements de la FESCI;

- des magistrats qui tentaient de tenir des procès où des membres de la FESCI étaient aux bancs des accusés;

- le personnel et les installations de l’ONU;

On parle d’assassinats, de passages à tabac, de lynchages, de viols, de menaces, etc. Par exemple, agression physique d’étudiants d’une association étudiante différente, tentative de lynchage d’un ministre, enlèvement d’un étudiant d’une association étudiante différente, menace et bastonnade de représentants des médias, viol d’une étudiante d’une association étudiante différente, passage à tabac de magistrats, assaut d’un poste de police. Les statuts mêmes de l’organisation prévoient le recours « à toute forme d’action qui lui paraîtra opportune, nécessaire et efficace pour la satisfaction de ses revendications ». De plus, lors de son témoignage, durant l’audience du 5 juin 2018, le co-fondateur et premier Secrétaire Général de la FESCI, M. Ahipeaud, appelé comme témoin par M. Koffi, a admis, du bout des lèvres, qu’il y a eu des « ...évènements compliqués... » et des « ...situations extrêmement difficiles... », de « ...peur généralisée... » face à des milices privées. Il admet finalement quelques violences de la part de certains éléments de la FESCI, mais pas de ses dirigeants.

[notes de bas de page omises]

[J’ai souligné.]

(Dossier certifié du tribunal aux pp 10-11 [DCT])

[33] Deux commentaires peuvent être faits. D’abord, lorsque l’agent principal d’immigration dans notre cas ajoute à la suite de sa nomenclature le paragraphe suivant, présenté entre guillemets et laissant entendre que les mots sont ceux de notre Cour, il est très incertain que ce soit le cas. Voici ledit paragraphe comme il apparaît à la décision sous étude, tout de suite après la nomenclature en cinq points reproduite au paragraphe 32 des présents motifs :

« On parle d’assassinat, de passages à tabac, de lynchage, de viols, de menaces (...) d’agression physique d’étudiants d’une association étudiante différente, menace et bastonnade de représentants des médias, viol d’une étudiante, passage à tabac d’un magistrat, assaut d’un poste de police ».

Référence : Motifs de Décision – Serge Yao KOFFI c. Canada – 2019 CF 970

Comme on le voit en comparant avec le paragraphe 16 de la Section de l’immigration dans Koffi reproduit au paragraphe 32, ce passage quelque peu tronqué semble bien venir des motifs de la Section de l’immigration. Il ne viendrait pas de notre Cour comme semblait le croire le Défendeur. Ce sont plutôt les mots de la Section de l’immigration. Plus important encore, ce passage provenant de la Section de l’immigration ne situe aucunement dans le temps quand ces actions se seraient produites et en quoi consisteraient les sources de ces assertions.

[34] Deuxièmement, la lecture de la décision de notre Cour dans Koffi révèle que ce dont il était question était l’interdiction de territoire à l’égard de M. Koffi en raison de son appartenance à la FESCI entre 1998 et 2008. M. Koffi s’était attaqué à la preuve documentaire reçue par la Section d’immigration. C’est ainsi que le juge LeBlanc, alors de notre Cour, a passé en revue la preuve documentaire. Or, celle-ci portait sur des événements tous postérieurs à 2002, généralement autour de 2005, 2006 ou 2007. Dans le contexte du cas Koffi, il y aurait donc eu concordance entre son appartenance à la FESCI et des actions commises. Cela suggère que ce à quoi l’agent principal réfère, puisqu’il réfère à la décision de la Section d’immigration dans Koffi, sont des actions attribuées à la FESCI qui ne sont pas contemporaines à l’appartenance à la Fédération du temps de Mme Béké, mais qui l’aurait été dans le cas de M. Koffi. Celle-ci dit avoir quitté la FESCI bien avant les actions de 2005, 2006 et 2007. M. Koffi était membre pendant ces années.

[35] Lorsque l’on y regarde de près, la référence à la décision Koffi par l’agent principal est non avenue si on cherche à établir des exactions de la nature d’actes de terrorisme avant 2002. Que l’on réfère aux paragraphes 8 ou 66 de Koffi, comme le Défendeur l’a fait devant cette Cour, on en reste toujours à des événements ou bien postérieurs à 2002, ou bien d’événements dont on ne connait pas la date, ou bien qui ne peuvent satisfaire le critère de l’acte destiné à tuer ou à blesser grièvement. Ceci dit avec tous les égards, on voit mal ce qui peut être tiré de ce paragraphe 66 présenté comme un « bref survol des autres rapports produits par le défendeur devant la SI » révélant des agissements imputés à la FESCI. À tout événement, l’agent principal d’immigration n’a pas référé au paragraphe 66 de Koffi et n’y a pas trouvé non plus d’inspiration.

[36] Quant aux trois sources citées dans la décision sous étude (Human Rights Watch (2006), UK Home Office (2000) et Country Conditions (2004) du US Department of State), ils ne sont pas plus d’une utilité au Défendeur. La référence au rapport de Human Rights Watch ne réfère qu’à l’année 2005. Le UK Home Office ne rapporte pas des actes destinés à tuer ou blesser grièvement dans le but d’intimider la population ou de contraindre le gouvernement à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque. Comme indiqué plus tôt, les deux composantes de la définition restent nécessaires. Le vandalisme, et même la violence, ne suffisent pas à transformer la désobéissance civile en acte de terrorisme. Pour ce qui est du US Department of State’s Country Report on Human Rights Practice (2004), le mieux qui a été trouvé est de reproduire deux paragraphes, séparés de plusieurs pages. Ils sont reproduits in extenso au paragraphe 31 des présents motifs. Non seulement ces événements sont postérieurs à 2002, mais il apparaît que les actions n’ont pas rejoint le seuil d’avoir blessé grièvement des personnes. Des voies de fait sur magistrats lors d’une cérémonie au palais de justice aux fins de la perturber restent loin de la norme. Le paragraphe note que deux magistrats « were severely beaten », sans que l’on sache si des blessures ont été causées et la gravité de celles-ci. Le second paragraphe n’est guère mieux. Il s’agit d’une tentative d’extorsion des étudiants membres de la FESCI qui auraient attaqué violemment des leaders d’une autre association. On n’en sait pas plus sur les blessures subies, s’il en est.

[37] Un autre exemple de la méprise du décideur administratif qui confond l’acte qui constitue le crime (acte destiné à tuer ou à blesser grièvement) et la fin recherchée (intimider ou contraindre le gouvernement) se trouve à la toute fin de la décision :

La FESCI avait une emprise sur tout le pays. La FESCI entachait également la vie des marchands aux abords des écoles secondaires et des institutions universitaires en se livrant à du rançonnage et les terrorisant et les obligeant à payer des « impôts ». Dans le rapport de HRW.– La Meilleure École, l’on mentionne;

Des marchands exerçant leur activité sur le campus universitaire, dans les cités universitaires et même dans les écoles secondaires ou à proximité, ont confié à Human Rights Watch qu’ils étaient obligés de payer des « impôts » à la FESCI pour avoir le privilège de travailler. Ces « impôts » incluent des droits d’établissement initiaux de 15 000 à 25 000 francs (francs CFA ouest-africains, soit environ 30 à 50$US), suivis de paiements périodiques fixés en fonction de la taille de l’activité en question. (...)

Human Rights Watch a interrogé deux anciens membres de la FESCI (...) Tous deux ont décrit un système de collecte bien organisé où le « secrétaire aux finances » d’une section individuelle de la FESCI dresse une liste des marchands qui se trouvent sous le contrôle de la FESCI sur leur territoire et des « impôts » qui sont dus. Le secrétaire financier collecte alors l’argent chaque mois ou chaque semaine, mais ceci n’exclut pas la possibilité de collecter de l’argent à l’improviste en dehors des jours prévus si besoin est. (Référence : HRW.- La meilleure école.- pages 60,61)

Comme il est facile de le voir, l’extorsion aura remplacé ce qui est requis pour avoir du « terrorisme » au sens juridique du terme. Pourtant, l’extorsion n’est pas un acte destiné à tuer ou à blesser grièvement.

[38] Lorsque l’on examine la décision sous étude, on peut déceler que l’agent principal confond les deux volets de la définition de « terrorisme » trouvée dans l’arrêt Suresh. Deux fois mieux qu’une le décideur administratif déclare que « (t)elle que la preuve tirée des sources publiques et objectives le décrit, la FESCI une organisation qui soutenait le gouvernement Gbagbo, s’est livrée à des actes empreints de grandes violences et d’intimidation envers la population et les membres des partis d’opposition » (Décision, p 5/8). Cela fait immédiatement conclure au décideur administratif dans le paragraphe suivant que des motifs de croire existent que la FESCI est une organisation qui s’est livrée à des actes de terrorisme au sens de Suresh. Encore aurait-il fallu que soit établi que les actes de grande violence sont les actes destinés à tuer ou à blesser grièvement.

[39] Comme l’a soutenu la Demanderesse, cela ne peut être vrai pour la période durant laquelle elle a été membre de la FESCI. La preuve que le décideur administratif invoque ne peut soutenir cette affirmation. De plus, l’équivalence entre l’usage de la violence et l’acte destiné à tuer ou à blesser grièvement ne tient pas. Je partage l’avis de mon collègue le juge Grammond qui écrit dans Foisal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 404 [Foisal] :

[17] D’ailleurs, même si la SI avait précisé qu’elle retenait le critère de l’intention spécifique de causer la mort ou des lésions corporelles graves, cela n’aurait pas remédié aux failles de sa décision. Il ne suffit pas d’énoncer correctement le degré de faute requis si, dans les faits, elle applique un critère différent. Dans la mesure où la SI a fondé son raisonnement sur la présomption qu’il existe une équivalence entre l’usage de la violence et l’intention de causer la mort ou des lésions corporelles graves, je suis d’avis que son analyse est déraisonnable. La violence ne peut être indistinctement confondue avec le fait de causer la mort ou des blessures graves : M.N., au paragraphe 11; Islam 2019, au paragraphe 23; Islam 2021, au paragraphe 20. Ce raccourci intellectuel équivaut, dans les faits, à abaisser l’exigence de faute.

[J’ai souligné.]

C’est ce qui s’est produit en notre espèce. Cela aurait pu suffire pour décider du contrôle judiciaire. Mais il y a plus.

[40] Cela nous amène à l’argument présenté par la Demanderesse. Celle-ci ne nie pas son appartenance à la FESCI. Mais elle affirme que durant son appartenance, la FESCI n’a pas été responsable de s’être livrée au terrorisme, selon l’alinéa 34(1)c) de la Loi. La preuve sur laquelle le décideur administratif s’appuie quant aux années au cours desquelles la Demanderesse était membre de la FESCI ne permet pas de conclure au terrorisme.

[41] Or, l’alinéa 34(1)f) de la Loi, qui établit qu’être membre d’une organisation se livrant au terrorisme constitue un élément essentiel, parle de trois périodes bien distinctes où des motifs raisonnables de croire que l’organisation se serait livrée au terrorisme sont possibles : le passé, le présent et l’avenir. On peut penser que le Parlement aura voulu que qui s’associe à une organisation où il y a des motifs raisonnables de croire s’est livrée au terrorisme devrait être interdit de territoire. Le message est clair : ne joignez pas une telle organisation. Il en est de même pour le cas où existent des motifs raisonnables de croire que l’organisation se livre au terrorisme au moment de son appartenance à ladite organisation. La situation est quelque peu différente quant à l’avenir.

[42] S’il n’y a pas de preuve d’actes terroristes pour le présent et le passé, encore faudra-t-il qu’il y ait, lorsque la Demanderesse était membre de l’organisation, des motifs raisonnables de croire que l’organisation, à l’avenir, se livrera au terrorisme. Des décisions de notre Cour dans El Werfalli c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 612, [2014] 4 RCF 673 [El Werfalli]; Mahjoub (Re), 2013 CF 1092 et Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 189 [Chowdhury (2017)], reconnaissent toutes cet aspect temporel pour l’avenir. Le juge Mandamin, dans El Werfalli, exposait bien pourquoi il doit en être ainsi :

[62] L’interprétation que la Commission fait de l’alinéa 34(1)f) pose problème parce qu’elle associe rétroactivement des gens à des activités terroristes qui n’existaient pas encore au moment où ils faisaient partie de l’organisation, sans tenir compte de la légitimité et de l’honnêteté de l’appartenance à ce moment. La possibilité qu’une organisation à laquelle a appartenu un étranger ou un résident permanent se livre dans le futur à des activités terroristes constitue, à cause de cette interprétation, une épée de Damoclès le menaçant indéfiniment.

[43] Dans une autre décision Chowdhury, mais pour une personne différente du même nom, il a été dit que la question qui doit se poser est de déterminer si la conclusion au sujet de l’interdiction de territoire comporte une analyse de motifs raisonnables de croire au moment de l’appartenance que l’organisation se livrera au terrorisme (Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 311 [Chowdhury (2022)]). L’absence d’une telle analyse serait fatale. C’est à mon avis la lacune grave que l’on retrouve ici.

[44] En notre espèce, le décideur administratif a complètement omis de considérer l’existence de motifs, aussi tard qu’en 2002, de croire que la FESCI se livrerait au terrorisme dans l’avenir. Comme le juge McHaffie dans Chowdhury (2022), au paragraphe 29, j’en viens à la conclusion qu’en ne faisant pas la différence entre avant 2002, et après 2002, le décideur administratif n’a pas même considéré s’il y avait existence de motifs raisonnables de croire, en 2002, que l’organisation se livrerait au terrorisme.

[45] Comme indiqué plus tôt, la preuve invoquée avant 2002 ne pouvait justifier une conclusion que des actes de terrorisme avaient été commis alors que le standard requis dans Suresh veut que l’acte soit destiné à tuer ou blesser grièvement. Il était requis par l’agent principal d’expliquer en quoi existaient des motifs raisonnables de croire en des actes de terrorisme pour l’avenir, après juin 2002, qui pourraient faire en sorte que l’alinéa 34(1)f) de la Loi trouve application. Dans Chowdhury (2017), le juge Southcott disait :

[20] Pour être clair, cela ne veut pas dire qu’un membre d’une organisation ne peut pas faire l’objet d’une interdiction de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) en raison d’actes terroristes commis par une organisation après qu’il a cessé d’être membre de cette organisation. Cependant, une telle interdiction de territoire exigerait une analyse quant à savoir si, au moment de l’appartenance du membre à l’organisation, il existe des motifs raisonnables de croire que l’organisation pourrait se livrer à l’avenir à des actes terroristes.

Il s’agit à mon sens d’un exposé concis du droit applicable à notre affaire.

IV. Conclusion

[46] Tous s’entendent pour traiter cette affaire selon la norme de la décision raisonnable. La décision sous étude n’est pas raisonnable. La décision raisonnable est celle qui a les caractéristiques de justification, de transparence et d’intelligibilité, et qui se justifie face aux contraintes factuelles et juridiques (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov] au para 99). L’une des contraintes juridiques est bien sûr de respecter la définition de « terrorisme ». La majorité dans Vavilov déclarait qu’il « coule de source que le droit — tant la loi que la common law — limitera l’éventail des options qui s’offrent légalement au décideur administratif chargé de trancher un cas particulier » (au para 111). Et la Cour d’ajouter que « lorsque la loi habilitante prévoit l’application d’une norme bien connue en droit et dans la jurisprudence, une décision raisonnable sera généralement conforme à l’acception consacrée de cette norme ».

[47] On doit bien sûr « examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion » (Vavilov, au para 84). Il faut une « lacune grave » pour qu’une cour de révision intervienne (Vavilov, au para 100). Mais ce sont les motifs qui « constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions » (Vavilov, au para 81). C’est ainsi que les « motifs devraient démontrer que la décision est conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur le décideur et sur la question en litige » (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 RCS 900 [Société canadienne des postes] au para 30).

[48] La décision sous étude pèche à trois égards. Cela rend la décision de l’agent principal d’immigration déraisonnable au sens du droit administratif.

[49] D’abord, la décision ne rencontre pas la définition du concept de terrorisme en ce que la définition requiert qu’il y ait preuve d’actes destinés à tuer ou à blesser grièvement. Il s’agit là d’une contrainte juridique essentielle. Comme la Demanderesse l’a démontré, la preuve d’actes de cette nature est absente avant 2002 (UK Home Office) et est très vague après 2002 (Human Rights Watch (2006) et US Department of State (2004)). On retrouve plutôt des amalgames où le vandalisme, l’extorsion, l’intimidation et la violence de manière générale deviennent des équivalents à la nécessité d’avoir des actes destinés à tuer ou à blesser grièvement. Comme dans Foisal (au para 17), je suis d’avis que cela constitue une décision déraisonnable parce que cela change le standard requis.

[50] Comme il vient d’être dit, la preuve que la FESCI s’est livrée au terrorisme avant 2002 n’a pas été faite. Il fallait donc faire l’analyse pour déterminer qu’au moment de l’appartenance à la FESCI de Mme Béké, il existait « des motifs raisonnables de croire que l’organisation pourrait se livrer à l’avenir à des actes terroristes » (Chowdhury (2017), au para 20). Aucune telle analyse n’a été faite. Comme le disait la Cour suprême dans Société canadienne des postes, la « cour de révision peut conclure qu’une décision est déraisonnable si le décideur n’a pas tenu compte de la preuve et des arguments qui lui ont été présentés en première instance. La « preuve versée au dossier et la trame factuelle générale » constituent des contraintes à l’égard du caractère raisonnable de la décision, et il faut en tenir compte » (au para 61). Ici, la seule preuve d’actions après 2002 ne rend pas ces actions pertinentes. Encore faut-il que soit établi l’existence de motifs raisonnables au temps de l’appartenance de la Demanderesse. Cette absence d’analyse rend la décision déraisonnable (Chowdhury (2022), au para 21). Elle fait en sorte qu’elle n’est pas intelligible.

[51] Troisièmement, la décision sous étude ne rencontre pas non plus la nécessité d’avoir un raisonnement intrinsèquement cohérent. En mettant l’accent dans ses motifs sur le but visé d’intimider la population et de contraindre le gouvernement à accomplir ou s’abstenir d’accomplir un acte quelconque, le décideur administratif a glissé en se déclarant satisfait qu’il suffisait que l’organisation se livrait à des actes empreints de grande violence et d’intimidation. Cela aura peut-être entraîné que des actes de vandalisme ou d’extorsion ont été assimilés à des actes de terrorisme alors même qu’ils ne peuvent être des actes destinés à tuer ou à blesser grièvement. L’agent principal dit que la FESCI s’est livrée à des actes empreints de violence et d’intimidation, pour ensuite dire que « en raison de tout ce qui précède, j’ai des motifs raisonnables de croire que la FESCI est une organisation (sic) s’est livrée à des actes de terrorisme tels que définit (sic) par Suresh » (Décision, p 5/8). Ceci dit avec égards, il est impossible de suivre et de comprendre le raisonnement qui mène à des motifs raisonnables de croire. Le terrorisme implique des actes destinés à tuer ou à blesser grièvement lorsque ces actes visent à intimider la population ou contraindre un gouvernement. L’intimidation ou la contrainte ne sont pas le terrorisme et les actes empreints de violence doivent avoir des caractéristiques, une motivation, précises. Qui plus est, on ne trouve nulle part l’analyse des motifs. Comme le disaient les auteurs R.A. MacDonald et D. Lametti, tels que cités dans Vavilov au paragraphe 102, les motifs qui « ne font que reprendre le libellé de la loi, résumer les arguments avancés et formuler ensuite une conclusion péremptoire » permettent rarement à la cour de révision de comprendre le raisonnement qui justifie une décision, et « ne sauraient tenir lieu d’exposé de faits, d’analyse, d’inférences ou de jugement ». Non seulement la décision sous étude fait défaut d’analyse ou d’inférences appropriées, mais elle procède à la confusion des genres en faisant un amalgame malheureux de l’acte et du but dans lequel il doit être posé. Cela rend la décision inintelligible, non transparente et non justifiée.

[52] Avant de compléter, je propose quelques mots au sujet de l’arrêt Gebreab c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CAF 274 [Gebreab] que le Défendeur a cherché à invoquer.

[53] Dans cette affaire, notre Cour (2009 CF 1213) disposait d’une seule question : M. Gebreab était-il membre d’une organisation ou s’agissait-il plutôt de deux organisations distinctes? Notre Cour fait bien la différence entre l’appartenance à l’organisation et les motifs raisonnables de croire que l’organisation est, a été ou sera l’auteur d’un acte de terrorisme (au para 22). Notre Cour n’examinait que l’appartenance, en ce que l’on se demandait « s’il s’agissait de deux organisations distinctes qui avaient le même nom » (au para 29). Comme il est dit expressément au paragraphe 23, « la question de savoir si une organisation se livre, s’est livrée ou se livrera à des actes de terrorisme est indépendante de l’appartenance de l’intéressé ». La seule question était de savoir si M. Gebreab était membre d’une organisation; l’aspect temporel des actions vient lors de l’examen des motifs raisonnables.

[54] En l’espèce, le décideur administratif avait conclu que M. Gebreab avait adhéré à une même organisation continue. La Cour d’appel fédérale a confirmé la décision de notre Cour qui avait refusé d’intervenir dans ce qui était une décision toute factuelle de la part du décideur administratif.

[55] La dimension temporelle pour ce qui est de l’appartenance n’est pas pertinente. C’est l’objet de Gebreab et c’est ce que la Cour d’appel fédérale déclare. Sans plus. La question des motifs raisonnables de croire que l’organisation se livre, s’est livrée ou se livrera à un acte de terrorisme est toute autre. C’est à ce deuxième stade que se pose l’aspect temporel.

[56] Dans Gebreab, les actes de terrorisme avaient été dans le passé. Dans notre cas, il eut fallu que soient établis des motifs de croire à des actes de terrorisme à l’avenir, soit une proposition bien différente. Cette décision n’est d’aucune utilité au Défendeur. Comme exposé précédemment, cette démonstration n’a pas été faite en l’espèce, ce qui rend la décision de l’agent principal d’immigration déraisonnable.

V. Dispositif

[57] Il en résulte que la demande de contrôle judiciaire doit être accordée. L’affaire est donc retournée à un autre agent d’immigration pour qu’une nouvelle détermination soit faite.

[58] Les parties conviennent qu’aucune question doit être certifiée en vertu de l’article 74 de la Loi. La Cour est d’accord.

 


JUGEMENT au dossier IMM-1638-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accordée.

  2. Le dossier est retourné à un autre agent d’immigration pour considération à nouveau.

  3. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier en vertu de l’article 74 de la LIPR.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-1638-21

 

INTITULÉ :

VALÉRIE BÉKÉ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 MAI 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 31 octobre 2022

 

COMPARUTIONS :

Coline Bellefleur

Sabrina Kosseim, stagiaire

 

Pour LA DEMANDERESSE

 

Lynne Lazaroff

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Coline Bellefleur, avocate

Montréal (Québec)

 

Pour LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.