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Date : 20221104


Dossier : T‐1645‐21

Référence : 2022 CF 1504

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 4 novembre 2022

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

CHELSEY WOOD

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Chelsey Wood, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 22 septembre 2021 [la décision], par laquelle le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) [le TACRA] a rejeté sa demande d’un deuxième réexamen du refus d’accorder les prestations de retraite demandées au titre des alinéas 21(2)a) et 21(3)f) de la Loi sur les pensions, LRC 1985, c P‐6.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande sera accordée, car je suis d’avis que la décision n’est pas transparente ou suffisamment justifiée étant donné que le deuxième comité de réexamen du TACRA [le deuxième comité de réexamen] ne s’est pas clairement prononcé dans son analyse sur l’argument central soulevé par le demandeur, à savoir l’applicabilité de l’alinéa 21(3)f) de la Loi sur les pensions.

  1. Le contexte

[3] Le demandeur est un ancien combattant de 71 ans qui a servi dans la Force régulière des Forces armées canadiennes [les FAC] pendant près de six ans.

[4] Le 31 octobre 1971, le demandeur a assisté à une fête d’Halloween au mess des caporaux et des soldats sur une base des Forces canadiennes (le casernement Wolseley) à London, en Ontario [la fête]. Vers minuit, une personne dont on ignore l’identité a lancé un verre en direction du demandeur pour une raison inconnue [l’incident]. Le demandeur a été transporté à l’hôpital et a subi une intervention chirurgicale d’urgence. Il a reçu un diagnostic d’hyphéma traumatique et de formation de cataracte, et est considéré comme aveugle de son œil gauche [l’état de santé]. En 1972, le Conseil médical de révision des carrières a recommandé que le demandeur soit libéré des FAC en raison de son état de santé, ce qui a ensuite été fait.

[5] Le demandeur a présenté une première demande de prestations de retraite en 1977. En juillet 1979, la Commission canadienne des pensions a rejeté sa demande. Elle a conclu que l’état de santé n’était pas consécutif ou rattaché directement au service du demandeur en temps de paix au sein des FAC et, par conséquent, ne satisfaisait pas aux conditions de ce qui était alors le paragraphe 12(2) de la Loi sur les pensions [maintenant le paragraphe 21(2) de la Loi sur les pensions].

[6] Le demandeur a présenté une demande de droit à pension en novembre 1979. En janvier 1981, le Comité d’examen de la Commission canadienne des pensions [le Comité d’examen] a rejeté sa demande [la décision concernant le droit à pension] au motif que, contrairement au paragraphe 12(2) de la Loi sur les pensions, le demandeur n’était pas en service au moment de la blessure et que l’état de santé, ou son aggravation, n’était pas consécutif ou rattaché directement au service en temps de paix au sein des FAC. Le Comité d’examen a également noté que l’alinéa 12(3)f) de la Loi sur les pensions (maintenant l’alinéa 21(3)f) de la Loi sur les pensions) ne s’appliquait pas.

[7] En novembre 2003, le Comité d’appel du TACRA [le Comité d’appel] a confirmé la décision concernant le droit à pension [la décision relative à l’appel]. Le Comité d’appel a conclu que, bien que la blessure ait eu lieu pendant le service du demandeur au sein des FAC, l’incident n’était pas attribuable au service. Il a conclu qu’il n’y avait aucune preuve que le demandeur était dans l’exercice de ses fonctions militaires ou qu’il participait à une forme d’activité physique organisée sous des ordres de service. Le Comité d’appel a conclu que l’état de santé n’était pas consécutif ou rattaché directement au service du demandeur au sein des FAC.

[8] Le demandeur a sollicité un réexamen de la décision relative à l’appel en 2013. Il a fait valoir qu’il y avait une erreur de droit et que l’alinéa 21(3)f) de la Loi sur les pensions s’appliquait. Cependant, le premier comité de réexamen du TACRA [le premier comité de réexamen] a conclu qu’il n’y avait pas lieu de rouvrir le dossier, car la preuve objective était insuffisante pour établir que le demandeur avait assisté à la fête par suite d’usage militaire ou qu’il était dans l’exercice de ses fonctions au moment de sa blessure. Le premier comité de réexamen a conclu que la preuve n’avait pas établi le lien entre le service et l’état de santé ni le fait que les fonctions militaires avaient aggravé celui‐ci.

[9] Le 19 janvier 2021, le demandeur a sollicité un deuxième réexamen de la décision relative à l’appel et a présenté de nouveaux éléments de preuve au deuxième comité de réexamen démontrant qu’il était tenu d’assister à la fête par suite d’usage militaire. Toutefois, le deuxième comité de réexamen a conclu qu’aucune preuve ne démontrait que le demandeur était tenu de boire de l’alcool ou de rester à la fête jusqu’aux premières heures du matin quand l’incident s’est produit. Selon le deuxième comité de réexamen, l’état de santé n’était pas consécutif ou rattaché directement au service militaire.

  1. Le cadre législatif

[10] La décision est régie par la Loi sur les pensions et l’article 18 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, c 18 [la Loi sur le TACRA].

[11] L’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions, qui établit les conditions justifiant d’accorder une pension d’invalidité pour le service militaire en temps de paix, est ainsi libellé :

a) des pensions sont, sur demande, accordées aux membres des forces ou à leur égard, conformément aux taux prévus à l’annexe I pour les pensions de base ou supplémentaires, en cas d’invalidité causée par une blessure ou maladie — ou son aggravation — consécutive ou rattachée directement au service militaire;

(a) where a member of the forces suffers disability resulting from an injury or disease or an aggravation thereof that arose out of or was directly connected with such military service, a pension shall, on application, be awarded to or in respect of the member in accordance with the rates for basic and additional pension set out in Schedule I;

[12] L’alinéa 21(3)f) de la Loi sur les pensions, qui établit une présomption en faveur du demandeur pour l’application du paragraphe 21(2), est ainsi libellé :

Présomption

Presumption

(3) Pour l’application du paragraphe (2), une blessure ou maladie — ou son aggravation — est réputée, sauf preuve contraire, être consécutive ou rattachée directement au service militaire visé par ce paragraphe si elle est survenue au cours :

(3) For the purposes of subsection (2), an injury or disease, or the aggravation of an injury or disease, shall be presumed, in the absence of evidence to the contrary, to have arisen out of or to have been directly connected with military service of the kind described in that subsection if the injury or disease or the aggravation thereof was incurred in the course of

[...]

[...]

f) d’une opération, d’un entraînement ou d’une activité administrative militaires, soit par suite d’un ordre précis, soit par suite d’usages ou pratiques militaires établis, que l’omission d’accomplir l’acte qui a entraîné la maladie ou la blessure ou son aggravation eût entraîné ou non des mesures disciplinaires contre le membre des forces;

(f) any military operation, training or administration, either as a result of a specific order or established military custom or practice, whether or not failure to perform the act that resulted in the disease or injury or aggravation thereof would have resulted in disciplinary action against the member;

[13] Les articles 3 et 39 de la Loi sur le TACRA « établissent l’intention globale du législateur de reconnaître que ceux qui servent le pays au sein des forces canadiennes méritent qu’on leur accorde une attention et des soins particuliers lorsqu’ils sont blessés ou tués » : Bradley c Canada (Procureur général), 2011 CF 309 au para 20.

[14] L’article 3 « donne ainsi le ton de la Loi » :

Principe général

Construction

3 Les dispositions de la présente loi et de toute autre loi fédérale, ainsi que de leurs règlements, qui établissent la compétence du Tribunal ou lui confèrent des pouvoirs et fonctions doivent s’interpréter de façon large, compte tenu des obligations que le peuple et le gouvernement du Canada reconnaissent avoir à l’égard de ceux qui ont si bien servi leur pays et des personnes à leur charge.

3 The provisions of this Act and of any other Act of Parliament or of any regulations made under this or any other Act of Parliament conferring or imposing jurisdiction, powers, duties or functions on the Board shall be liberally construed and interpreted to the end that the recognized obligation of the people and Government of Canada to those who have served their country so well and to their dependants may be fulfilled.

[15] L’article 39 établit les règles sur la façon dont le TACRA doit examiner et soupeser la preuve pour en arriver à ses décisions :

Règles régissant la preuve

Rules of evidence

39 Le Tribunal applique, à l’égard du demandeur ou de l’appelant, les règles suivantes en matière de preuve :

39 In all proceedings under this Act, the Board shall

a) il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui‐ci;

(a) draw from all the circumstances of the case and all the evidence presented to it every reasonable inference in favour of the applicant or appellant;

b) il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui‐ci et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence;

(b) accept any uncontradicted evidence presented to it by the applicant or appellant that it considers to be credible in the circumstances; and

c) il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien‐fondé de la demande.

(c) resolve in favour of the applicant or appellant any doubt, in the weighing of evidence, as to whether the applicant or appellant has established a case

III. Les questions en litige et la norme de contrôle

[16] La présente demande soulève les questions suivantes :

  1. Le deuxième comité de réexamen a‐t‐il négligé d’examiner et d’appliquer dûment la présomption prévue à l’alinéa 21(3)f) de la Loi sur les pensions?

  2. Le deuxième comité de réexamen a‐t‐il commis une erreur dans son traitement de la preuve?

  3. Le deuxième comité de réexamen a‐t‐il commis une erreur en ne concluant pas que l’état de santé était consécutif au service militaire et qu’il s’appliquait à celui‐ci?

[17] Les parties soutiennent, et je suis d’accord avec elles, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Cette norme s’applique lorsqu’un tribunal interprète sa loi constitutive : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], aux para 25, 115, 116). Le TACRA a compétence exclusive pour réviser toute décision rendue en vertu de la Loi sur les pensions et pour statuer sur toute question liée à la demande de révision : Loi sur le TACRA, art 18.

[18] Lorsqu’elle applique cette norme, la Cour doit déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, aux para 83, 85, 86; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Postes Canada] aux para 2, 31. Les caractéristiques d’une décision raisonnable sont la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99.

  1. Analyse

[19] Le demandeur fait valoir que l’alinéa 21(3)f) de la Loi sur les pensions aurait dû être le point de départ de l’analyse effectuée par le deuxième comité de réexamen. Il affirme que cette disposition établit une présomption selon laquelle il existe un lien de causalité entre l’état de santé et le service militaire, sauf preuve contraire, si le deuxième comité de réexamen accepte que la présence du demandeur à la fête fût requise par suite de culture, d’usages ou de pratiques militaires. Il fait valoir que la décision est dépourvue de toute analyse significative de l’alinéa 21(3)f) et de la présomption, bien que les motifs donnent à penser que le deuxième comité de réexamen a accepté que M. Wood fût tenu par la culture militaire d’assister à la fête.

[20] Le défendeur soutient que l’alinéa 21(3)f) de la Loi sur les pensions ne s’applique pas, car rien dans la preuve n’indiquait que M. Wood était tenu de rester à la fête aussi tard ou n’établissait de lien entre sa présence au moment de l’incident et son service militaire. L’alinéa 21(3)f) ne s’applique qu’après l’application de l’alinéa 21(2)a), et lorsqu’il n’existe aucune preuve le réfutant : Fournier c Canada (Procureur Général), 2005 CF 453 [Fournier] au para 34, conf par 2006 CAF 19. Le défendeur fait valoir que la preuve ne permettait pas d’établir un lien de causalité entre l’état de santé et le service militaire conformément aux facteurs énoncés dans la décision Fournier.

[21] Au paragraphe 35 de la décision Fournier, la Cour a établi quatre facteurs à prendre en considération pour déterminer si une blessure est consécutive ou rattachée directement au service militaire. Toutefois, aucun de ces facteurs n’est déterminant :

  1. le lieu de l’accident;

  2. la nature de l’activité exécutée par le demandeur à ce moment‐là;

  3. le degré de contrôle exercé par l’armée sur le demandeur lorsque l’accident est survenu;

  4. le fait qu’il soit en service à ce moment‐là.

[22] Bien que je convienne que la Loi sur le TACRA et la présomption prévue à l’alinéa 21(3)f) de la Loi sur les pensions ne déchargent pas un demandeur de l’obligation d’établir le bien‐fondé de sa demande (Fournier, au para 33; Whitty c Tribunal des anciens combattants (révision et appel), 2019 CF 1125 au para 55), à mon avis, l’alinéa 21(3)f) doit être pris en considération en même temps que le paragraphe 21(2) de la Loi sur les pensions pour que l’alinéa 21(3)f) ait un sens.

[23] En l’espèce, le demandeur a fait valoir devant le premier comité de réexamen que l’alinéa 21(3)f) s’appliquait aux faits en cause. Dans sa décision, le premier comité de réexamen a mentionné que son défi consistait à véritablement comprendre les faits de la soirée en question en l’absence de preuve corroborante. Le premier comité de réexamen a noté qu’il n’avait pas reçu de preuve objective démontrant que le demandeur était sous des ordres de l’armée le contraignant [traduction] « d’assister à la fête, sans quoi il pourrait éventuellement faire l’objet de représailles, et la preuve n’a pas permis d’établir que le [demandeur] était dans l’exercice de ses fonctions au moment de sa blessure ». Le demandeur avait fait valoir que la fête s’inscrivait dans un usage militaire établi et, par conséquent, qu’un lien avec le service avait été établi. Toutefois, le premier comité de réexamen a conclu qu’il n’était pas en mesure de raisonnablement conclure que tel était le cas en raison de l’absence de preuve objective sur laquelle se fonder.

[24] Dans les observations présentées au deuxième comité de réexamen, le demandeur a présenté son propre affidavit ainsi que deux autres affidavits d’anciens sous‐officiers, dont l’un était également à la fête, pour appuyer son affirmation selon laquelle il était tenu d’assister à cette fête par usage militaire. Comme l’a reconnu le deuxième comité de réexamen, l’argument principal devant ce comité était que l’alinéa 21(3)f) de la Loi sur les pensions et la présomption de lien avec le service s’appliquaient. Toutefois, lorsqu’il a rejeté la demande présentée par le demandeur, le deuxième comité de réexamen n’a pas fait référence à l’alinéa 21(3)f) de la Loi sur les pensions dans son analyse et ne s’est pas prononcé sur la question de savoir si la présomption prévue à l’alinéa 21(3)f) s’appliquait. L’analyse portait plutôt sur la question de savoir si le demandeur avait établi que sa blessure était consécutive ou rattachée directement au service militaire en temps de paix en fonction de l’application des facteurs établis dans la décision Fournier.

[25] Dans sa décision, le deuxième comité de réexamen a reconnu que les nouveaux éléments de preuve du demandeur ont établi que celui‐ci était tenu d’assister à la fête par usage militaire. Toutefois, en tenant compte du troisième facteur de la décision Fournier (c.‐à‐d., le degré de contrôle exercé par l’armée sur le demandeur lorsque l’accident est survenu), le deuxième comité de réexamen a conclu ce qui suit :

[traduction]
[...] au‐delà de la présence à la fête, le comité ne voit aucun contrôle exercé sur le [demandeur]. Le comité ne dispose d’aucune preuve démontrant qu’il était tenu de boire de l’alcool. Il n’y a pas non plus de preuve devant le comité montrant qu’il aurait été tenu de rester jusqu’aux premières heures du matin.

[26] Le deuxième comité de réexamen a en outre jugé que les facteurs 2 et 4 de la décision Fournier n’étaient pas satisfaits.

[27] Le deuxième comité de réexamen a conclu ce qui suit :

[traduction]
Bien que le comité reconnaisse que l[e demandeur] s’est peut‐être senti obligé d’assister à la fête d’Halloween, il n’était pas tenu de consommer de l’alcool ni de rester jusqu’aux premières heures du matin. De plus, il n’était manifestement pas en service à ce moment‐là. Le fait d’être physiquement présent sur une base militaire ne constitue pas une preuve suffisante pour établir qu’une blessure est consécutive ou rattachée directement au service. En tenant compte de tous les facteurs mentionnés plus haut et en donnant [au demandeur] le plein bénéfice du doute, le comité conclut que le service militaire ne constitue ni la cause ni l’aggravation de l’état de santé allégué. Par conséquent, le droit à la pension en ce qui concerne le service au sein de la Force régulière est refusé.

[28] Le défendeur fait valoir qu’il ressort implicitement de la décision que l’alinéa 21(3)f) de la Loi sur les pensions a été pris en considération, mais que le deuxième comité de réexamen a jugé qu’il ne s’appliquait pas. Toutefois, je ne suis pas d’accord pour dire que l’examen par le deuxième comité de réexamen de l’alinéa 21(3)f) est transparent selon les motifs donnés ou, si celui‐ci a été pris en considération, qu’une justification suffisante a été donnée pour expliquer pourquoi la présomption ne s’appliquait pas.

[29] Comme il a été noté, le deuxième comité de réexamen n’a pas mentionné l’alinéa 21(3)f) dans son analyse ni dans sa liste des dispositions législatives applicables qu’elle a analysées pour rendre sa décision.

[30] Comme il est mentionné aux paragraphes 127 et 128 de l’arrêt Vavilov :

[127] Les principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties. Le principe suivant lequel la ou les personnes visées par une décision doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position est à la base de l’obligation d’équité procédurale et trouve son origine dans le droit d’être entendu : Baker, par. 28. La notion de « motifs adaptés aux questions et préoccupations soulevées » est inextricablement liée à ce principe étant donné que les motifs sont le principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a effectivement écouté les parties.

[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‐il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.

[31] La décision souligne que le deuxième comité de réexamen a accepté la preuve du demandeur montrant que la présence à la fête s’inscrivait dans un usage militaire. Toutefois, le deuxième comité de réexamen semble avoir établi une limite à un moment donné avant l’incident, où il ne considère plus que le demandeur assiste à la fête dans le cadre de son service militaire. Les motifs ne permettent pas de déterminer les raisons pour lesquelles cette limite a été établie, comment elle l’a été ou les éléments de preuve sur lesquels le deuxième comité de réexamen s’est fondé pour le faire. Les motifs ne traitent pas de cette question dans le contexte de l’alinéa 21(3)f) malgré les observations du demandeur qui invoquent cet alinéa.

[32] Dans Ewing c Canada (Tribunal des anciens combattants (Révision et appel)), [1997] ACF no 1346 [Ewing], la Cour a formulé des commentaires concernant l’obligation de tenir compte de l’alinéa 21(3)f) de la Loi sur les pensions dans le cadre de l’analyse effectuée au regard de l’alinéa 21(2)a). La Cour a énoncé ce qui suit aux paragraphes 8 et 11 de la décision Ewing :

Je conclus que le Tribunal, dans ses motifs reproduits ci‐dessus, a énoncé le critère approprié lui permettant de déterminer si le requérant avait droit à une pension en vertu de l’alinéa 21(2)a) de la Loi, mais qu’il a par la suite ignoré ce critère en arrivant à une conclusion défavorable au requérant au motif que celui‐ci n’était pas "en service" au moment de l’accident dans lequel il a subi des blessures. Qu’il ait ou non été en service n’est tout simplement pas le critère à appliquer. Le critère est de savoir si les blessures du requérant qui ont causé son invalidité "[...] [étaient] consécutives ou rattachées directement au service militaire [en temps de paix]". En outre, le Tribunal ne semble pas avoir tenu compte de l’alinéa 21(3)f) de la Loi sur les pensions, pour déterminer si les blessures ayant causé l’invalidité sont survenues au cours d’un entraînement ou d’une activité administrative militaire, soit par suite d’un ordre précis, "soit par suite d’usages ou pratiques militaires établis". Compte tenu de l’erreur commise dans l’application du critère approprié et de l’alinéa 23(1)f), le Tribunal ne s’est pas rendu au point où il lui fallait tenir compte des obligations d’interprétation qui lui sont imposées par l’article 2 de la Loi sur les pensions et les articles 3 et 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel).

[...]

Je conclus que l’erreur du Tribunal qui a adopté le mauvais critère pour déterminer le droit du requérant à une pension est une erreur de compétence. Le Tribunal a simplement refusé ou omis d’effectuer un examen de la question de savoir si l’invalidité du requérant avait été causée par des blessures rattachées directement à son service militaire en temps de paix, en tenant compte de l’alinéa 21(3)f) de la Loi sur les pensions. En refusant d’agir ainsi, il n’a pas examiné la preuve dont il était saisi et les dispositions législatives pertinentes en conformité avec les obligations d’interprétation qui lui sont imposées par l’article 2 de la Loi sur les pensions et les articles 3 et 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel).

[33] En l’espèce, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que le deuxième comité de réexamen a appliqué de façon rigide les facteurs établis dans la décision Fournier pour déterminer si les blessures de M. Wood étaient consécutives ou rattachées directement au service militaire et, ce faisant, n’a pas traité de l’applicabilité de l’alinéa 21(3)f) de la Loi sur les pensions ni de la question de savoir si la présomption s’appliquait.

[34] Par l’approche qu’il a adoptée, le deuxième comité de réexamen ne s’est pas suffisamment attaqué à l’argument central soulevé par M. Wood. Par conséquent, la décision est déraisonnable.

[35] Compte tenu de cette conclusion, je n’ai pas besoin d’examiner le reste des arguments du demandeur. La demande sera renvoyée à un comité différemment constitué du TACRA pour nouvel examen.

[36] Comme le demandeur a eu gain de cause dans la présente demande, je lui accorderai également des dépens afférents à la demande selon le tarif ordinaire, conformément au milieu de la colonne III du tarif B.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T‐1645‐21

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un comité de réexamen différemment constitué du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) pour nouvel examen, conformément à la décision de la Cour.

  2. Le demandeur a droit aux dépens taxés selon le milieu de la colonne III du tarif B.

« Angela Furlanetto »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christopher Cyr


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐1645‐21

 

INTITULÉ :

CHELSEY WOOD c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 MAI 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 NOVEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Sam Campbell

 

Pour le demandeur

 

Yamen Fadel

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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