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Date : 20221108


Dossier : IMM-7796-21

Référence : 2022 CF 1519

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 novembre 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

JUDE OMORUYI UKPONAHIUSI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur est un citoyen du Nigéria qui est pasteur missionnaire. Il sollicite le contrôle judiciaire d’une décision datée du 4 octobre 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a refusé de faire droit à son appel de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de rejeter sa demande d’asile.

[2] Pour les motifs qui suivent, la présente demande sera rejetée.

II. Le contexte

[3] Le demandeur a allégué être exposé à une menace à sa vie de la part de diverses sectes nigérianes qui cherchent à exercer des représailles contre lui parce qu’il a organisé des réunions publiques pour convertir des membres des sectes au christianisme.

[4] Le demandeur a affirmé qu’il avait commencé à recevoir des menaces après avoir décidé d’entreprendre des efforts de sensibilisation religieuse en 2014. Il a mené ses activités pendant un an et demi et a notamment tenu trois réunions publiques.

[5] Après avoir reçu de nombreuses menaces, le demandeur s’est rendu aux États-Unis le 6 juillet 2016 pour assister à une conférence. Il y est resté pendant environ trois ans, puis s’est rendu au Canada où il a demandé l’asile.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[6] La question déterminante que devaient trancher la SPR et la SAR était celle de savoir s’il existait une possibilité de refuge intérieur (PRI) à Port Harcourt, au Nigéria. La SAR a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution et qu’il ne serait pas objectivement déraisonnable pour lui de s’installer là‑bas.

[7] La SAR a également conclu que le demandeur n’avait pas établi que son droit de pratiquer sa religion, ou de rendre témoignage, était violé uniquement parce qu’il ne pouvait pas tenir de réunions publiques dans le but de convertir des membres de sectes.

IV. La question en litige

[8] Le demandeur soutient que l’analyse de la PRI était déraisonnable.

[9] Plus précisément, le demandeur fait valoir que la SAR a commis une erreur en l’obligeant à interrompre ses activités de sensibilisation dans la ville proposée comme PRI et que cette obligation constituait une restriction de son droit à la liberté de religion.

V. La norme de contrôle applicable

[10] La Cour suprême du Canada a établi que, lors du contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond (le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 23 [Vavilov]. Bien que cette présomption soit réfutable, aucune des exceptions n’est applicable en l’espèce.

[11] Une cour qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif. Elle ne tente pas de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution « correcte » au problème : Vavilov, au para 83.

[12] Le décideur peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise. À moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas les conclusions de fait du décideur. Elles doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : Vavilov, au para 125.

[13] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige de la cour de révision qu’elle fasse preuve de retenue envers une telle décision : Vavilov, au para 85.

VI. Analyse

A. Les principes relatifs à la PRI

[14] Lorsqu’elle évalue la viabilité d’une PRI, la SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile ne sera pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution dans le lieu proposé comme PRI.

[15] Dans l’arrêt Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CAF) [Thirunavukkarasu], la Cour d’appel fédérale a établi un critère à deux volets permettant de déterminer s’il existe une PRI. Ce critère tient compte des principes précédemment établis dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF).

[16] Premièrement, le décideur doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans l’endroit proposé comme PRI ou qu’il ne sera pas personnellement exposé à une menace à sa vie ou au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, de traitements ou peines cruels et inusités dans le lieu désigné comme PRI.

[17] Deuxièmement, les conditions qui existent dans l’endroit proposé comme PRI doivent être telles qu’il ne serait pas déraisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances, y compris celles propres à la demande d’asile, que le demandeur y cherche refuge.

[18] Les deux volets du critère doivent être remplis pour qu’une PRI soit jugée viable. C’est au demandeur qu’il incombe de démontrer qu’au moins un des deux volets n’a pas été rempli : Thirunavukkarasu, au para 13. S’il ne peut s’acquitter de ce fardeau, la conclusion relative à la PRI est déterminante quant à la demande d’asile.

[19] La question de savoir si une ville proposée comme PRI est raisonnable ou non est tranchée de manière objective. Le seuil à satisfaire pour en démontrer le caractère objectivement déraisonnable est très élevé. Il aurait fallu que le demandeur présente une preuve réelle et concrète de l’existence de conditions qui mettraient en péril sa vie et sa sécurité s’il se rendait à Port Harcourt ou tentait de s’y relocaliser temporairement : Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 [CAF] aux para 13-15.

B. Les conclusions de la SAR concernant le premier volet

[20] Lorsqu’elle a évalué le premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a conclu que le demandeur pourrait poursuivre sa vocation religieuse, y compris en faisant de la sensibilisation auprès des membres de sectes, comme il l’a fait pendant plus d’une décennie.

[21] Le demandeur soutient que la conclusion tirée par la SAR à l’égard du premier volet du critère relatif à la PRI repose sur le fait que sa liberté de religion n’englobe pas la tenue de réunions publiques de sensibilisation.

[22] Je ne suis pas de cet avis.

[23] Le demandeur réduit l’analyse que la SAR a effectuée dans le cadre du premier volet au simple fait qu’elle « repose sur le fait que sa liberté de religion n’englobe pas la tenue de réunions publiques de sensibilisation ».

[24] L’analyse de la SAR est plus nuancée que ce que le demandeur prétend.

[25] Sous la rubrique « Conclusions concernant le premier volet », la SAR explique d’abord en quoi la preuve ne permet pas d’établir que les agents de persécution ont la motivation ou l’intérêt de retrouver le demandeur dans le lieu proposé comme PRI. La SAR a également tenu compte du fait que le demandeur a pu mener ses activités de sensibilisation visant à convertir des membres de sectes pendant plus d’une décennie sans problème, même lorsqu’il voyageait d’une ville à l’autre et demeurait dans d’autres villes.

[26] La SAR a mentionné qu’aucun élément de preuve ne démontrait que les agents de persécution avaient manifesté un quelconque intérêt envers le demandeur au cours des cinq années suivant les menaces. De plus, rien ne montrait que l’épouse, qui est restée au Nigéria, avait été contactée ou menacée par quiconque depuis 2016.

[27] La SAR a examiné la transcription du témoignage que le demandeur a fait devant la SPR. Elle a conclu que le demandeur « ne mentionne nulle part qu’il prévoit de continuer de tenir des réunions publiques comme celles qui lui ont valu des menaces de la part des membres de sectes. Il s’est plutôt concentré dans son témoignage sur le fait que le réseau des sectes serait à sa recherche en raison de ses précédentes activités. »

[28] La SAR a examiné les éléments de preuve objectifs qui, selon elle, ne démontraient pas que les sectes prendraient pour cible des gens qui n’en font pas partie parce qu’ils ont un certain lien historique avec ceux qui s’opposent à elles. Elle a conclu que ces éléments de preuve montraient que la majorité des actes violents survenaient entre les personnes qui participent aux activités des sectes.

[29] De façon générale, il semble que la SAR ait surtout été convaincue par l’absence d’intérêt que les auteurs des menaces ont démontré envers le demandeur, en particulier vu le temps qui s’était écoulé. Rien dans les observations que le demandeur a présentées à la SAR ne donnait à penser autrement.

[30] Enfin, le demandeur invoque les décisions Fosu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 1813 [Fosu], et Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1198 [Zhang], pour faire valoir que la Cour a interprété la liberté de religion de manière libérale et que la persécution fondée sur la religion peut prendre plusieurs formes.

[31] Bien que cet argument soit correct, comme la juge Angela Furlanetto l’a mentionné au paragraphe 20 de la décision Antony c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 991, si l’on examine les décisions Zhang et Fosu dans leur contexte, « [d]ans les deux affaires, la persécution était sanctionnée par l’État ». En l’espèce, rien ne prouve que les sectes ont commis des actes de persécution sanctionnés par l’État. Le demandeur n’a pas non plus été confronté à la perspective de devoir se cacher ou mener ses activités sans que les autorités s’en rendent compte.

[32] Les conclusions tirées par la SAR dans le cadre du premier volet tenaient compte des observations du demandeur. Les motifs fournis reposent sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle. Ils sont justifiés au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles la SAR était assujettie.

[33] Par conséquent, je conclus que l’analyse effectuée par la SAR dans le cadre du premier volet est raisonnable.

C. Les conclusions de la SAR concernant le deuxième volet

[34] La SAR a reconnu que le droit de pratiquer sa religion est un droit fondamental, et cette question n’était pas contestée en appel.

[35] La SAR a fait observer que bon nombre des arguments avancés par le demandeur dans le cadre de ce volet avaient déjà été examinés dans l’analyse du premier volet du critère relatif à la PRI.

[36] La SAR n’était pas d’accord avec le demandeur pour dire qu’il serait déraisonnable qu’il s’installe à Port Harcourt parce qu’il poursuivrait ses activités de sensibilisation religieuse et qu’il serait donc toujours exposé à un risque. Selon elle, la preuve démontrait plutôt que le demandeur est un chrétien qui souhaitait reprendre son rôle de pasteur et que cet objectif n’était pas compromis par une réinstallation dans la ville proposée comme PRI.

[37] La SAR a conclu que les éléments de preuve objectifs établissaient que le sud du Nigéria comptait une population importante de chrétiens et que près de 45 % de la population était chrétienne, de diverses confessions.

[38] Selon la SAR, la preuve objective indiquait que « la police s’efforce toujours de lutter contre la violence sectaire au Nigéria. Le CND note également que l’État de Rivers, où se trouve Port Harcourt, ainsi qu’un certain nombre d’autres États, ont adopté un projet de loi sur la lutte contre les sectes, en mars 2018, et que cette loi prévoit la peine de mort pour tout membre d’une secte qui tue pendant une activité d’une secte et l’emprisonnement à perpétuité pour tout membre d’une secte appréhendé. »

[39] Plus précisément, la SAR avait déjà conclu que le droit du demandeur de pratiquer sa religion, notamment de mener des activités de sensibilisation, ne serait pas violé. Elle a en outre mentionné qu’à part en ce qui concerne sa capacité de pratiquer sa religion, le demandeur n’avait pas fourni d’observations donnant à penser qu’il serait excessivement difficile pour lui de s’installer à Port Harcourt.

[40] En ce qui concerne la réinstallation, la SAR a mentionné que le demandeur parlait l’édo et l’anglais. Il a également fait 17 ans d’études et il est titulaire d’un diplôme universitaire. Comme son épouse et lui exploitaient une entreprise d’achat et de vente d’automobiles, la SAR a fait observer que le demandeur avait l’expérience professionnelle et la débrouillardise nécessaires pour trouver un emploi.

[41] La SAR a également examiné si des circonstances propres au demandeur rendraient le déménagement excessivement difficile. Elle a conclu qu’il n’y avait aucun problème de santé mentale ni problème médical ni aucune autre circonstance qui nuirait à la capacité du demandeur de se rendre à Port Harcourt et de s’y installer.

[42] Dans le cadre de ce volet, le demandeur a de nouveau invoqué les décisions Zhang et Fosu; cependant, les faits de ces affaires n’appuient pas sa position pour les raisons que j’ai déjà données dans mon analyse du premier volet.

[43] Le demandeur n’a pas allégué qu’il ne pouvait pas pratiquer sa religion en tant que chrétien ou en tant que pasteur ni qu’il était exposé à des risques en raison de cette pratique. Il était loisible à la SAR de ne pas être en accord avec l’allégation du demandeur selon laquelle sa conviction religieuse l’obligeait à mener des activités de sensibilisation alors que la preuve n’étayait pas cette allégation et, comme la SAR l’a mentionné, le demandeur n’a fourni aucun élément de preuve démontrant qu’il avait mené de telles activités depuis les cinq dernières années.

[44] Encore une fois, les motifs fournis par la SAR dans le cadre du deuxième volet reposent sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle. Ils sont justifiés au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles la SAR était assujettie.

[45] Par conséquent, je conclus que l’analyse effectuée par la SAR dans le cadre du deuxième volet est raisonnable.

VII. Conclusion

[46] Le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer qu’au moins un des deux volets n’a pas été établi.

[47] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la SAR n’a pas commis d’erreur en acceptant la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur disposait d’une PRI viable dans la ville de Port Harcourt.

[48] La présente demande sera rejetée.

[49] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et les faits de la présente affaire n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7796-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7796-21

 

INTITULÉ :

JUDE OMORUYI UKPONAHIUSI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATON

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 OCTOBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 NOVEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Seyfi Sun

 

Pour le demandeur

 

 

Asha Gafar

Pour le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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